Les aventures de Perrine et de Charlot/19

La bibliothèque libre.
Bibliothèque de l’Action française (p. 149-160).



XVII

La course du 18 août 1636



Charlot s’éveille de bonne heure le matin du 18 août. Un gai rayon de soleil traverse la pièce de Jean Nicolet. « Quel bonheur, pense Charlot en se frottant les yeux, il fait beau et c’est jour de fête ! » L’enfant appelle Julien, s’habille, fait sa prière, et demande qu’on le conduise auprès de Perrine.

julien

Mange, petit, mange avant, nous irons ensuite.

Tout en déjeunant Charlot s’informe.

charlot

Julien, où donc est M.  Olivier et M.  Nicolet ?

julien

Partis au petit jour. Un Huron est venu, hier soir. Tu dormais. Il a appris que le grand gouverneur, celui de Québec, « Aransio, » à ce qu’il baragouinait, doit venir pour la course. Alors, M.  Olivier, M.  Nicolet, et M.  le gouverneur d’ici, sont allés au-devant de lui.

charlot, battant des mains.

Comme ce sera beau la fête, que j’ai hâte !

Un coup de canon retentit. L’enfant bondit. Puis il se met à rire et se penche à la fenêtre.

charlot

Julien, vois M.  de Montmagny. Il arrive. Plusieurs soldats aussi… Et regarde donc de ce côté ! Oh ! que de sauvages débarquent !

julien, renfrogné.

Oui. Ils seront près de mille tantôt. Et ces canailles sont bien sûrs que le Huron qui court avec M. de Normanville arrivera le premier.

charlot, inquiet.

Et toi, Julien, le crois-tu ?

julien

Si ces huileux n’inventent pas quelque mauvais tour, non, mon petit. Ils ont beau nous traiter de tortues, nous valons mieux qu’eux avec leurs vieilles peaux de Satan.

charlot, riant.

Oh ! Julien, comme tu parles ! Perrine assure qu’il y a de bons sauvages.

julien

Mademoiselle Perrine n’a pas vécu avec ces crasseux.

charlot

Mais, ni toi non plus, Julien.

Le matelot demeure interdit. C’est vrai cela. Et s’il hait tant les sauvages, c’est surtout parce qu’ils peuvent faire beaucoup de mal à ceux qu’il aime, à Charlot, à Perrine, à Mme  Le Gardeur, sa bienfaitrice… L’idiot passe sa main sur son front. « C’est fatigant de raisonner comme cela, pense-t-il. C’est bon pour des curés qui prêchent. Et ils ont leurs raisons prêtes, encore. »



charlot, mettant son chapeau.

Partons, Julien.

Un conciliabule doit se tenir entre les six enfants après le déjeuner. Ils apparaissent tous dans le jardin de M.  du Hérisson. Leurs mines joyeuses, un peu affairées, mystérieuses, amusent.

jean-baptiste de repentigny

Tu vois, Charlot, il fait beau. Tu avais peur que non, hier.

charlot

C’est qu’il a plu tous les jours depuis que nous sommes ici.

anne du hérisson

J’ai rêvé, cette nuit, moi, que M.  de Normanville se faisait enlever bien haut dans les airs par un gros oiseau. Et pendant ce temps le Huron courait vite au but. Nous pleurions tous.

charlot, indigné.

Je ne pleurerais pas, moi. Je tirerais sur le gros oiseau avec mon pistolet de bois. Il tomberait en bouillie, l’oiseau.

marie de la poterie

Je n’ai pas rêvé, moi.

perrine

Ni moi. C’est bien mieux.

catherine de repentingy

Mes amis, qu’allons-nous inventer pour fêter M.  de Normanville ? Dis, toi, Marie, puisque tu en as eu l’idée.

marie de la poterie

Attends, je vais réfléchir.

anne du herisson, timide.

C’est certain, alors, M.  de Normanville arrivera le premier ?

jean-baptiste de repentigny

Le père Le Jeune l’a dit l’autre jour, tu le sais bien.

charlot

Et M.  Olivier, hier, et Julien, ce matin. Ça fait beaucoup de monde, cela.

catherine de repentigny

Père le croit aussi. Il a dit à maman devant moi :

(Elle enfle sa voix.)

« Quel beau gentilhomme que ce Normanville ! Et c’est aussi modeste que brave, ma chère amie. »

anne du hérisson

Il parle bien ton papa quoiqu’il ait l’air un peu sévère.

catherine de repentigny

Tu es si poltronne, ma petite Anne. Père n’a pas l’air sévère du tout.

perrine

Marie, vous ne trouvez rien ?

marie de la poterie, secouant la tête.

C’est difficile. Il n’aimerait pas, vous pensez, des poupées, un ménage… ?

charlot, consterné.

Mais ça n’est pas une fille, M.  de Normanville.

marie de la poterie, vexée.

Ça n’est pas un petit garçon, non plus. Alors pas de tambour, pas de rênes, pas de fouet non plus !

anne du hérisson

Que lui donner, alors ?

catherine de repentigny

Si nous courrions toutes l’embrasser ?

marie de la poterie

Peut-être qu’il n’aimerait pas cela. Ce n’est pas un papa, M.  de Normanville.

anne du hérisson

Et puis, on embrasse en faisant un cadeau. C’est par-dessus le marché, la caresse. Père dit toujours cela.

catherine de repentigny, découragée.

Alors, je ne sais plus, moi.

tous les enfants

Nous ne savons plus.

perrine

Je vais demander conseil à ma grande amie, Marie Le Neuf.

anne du hérisson

À tante Marie ? C’est cela, c’est cela. La voici justement.

Marie Le Neuf s’approche en souriant des enfants. Ils font quelques pas au-devant d’elle.

marie le neuf

Qu’est-ce que vous voulez, mes chéris ? Vous avez l’air inquiets.

anne du hérisson

Tante, nous voulons offrir un cadeau à M.  de Normanville, cet après-midi, au retour de la course. Et nous ne trouvons rien, rien.

tous les enfants

C’est vrai cela, aidez-nous !

marie le neuf

Je vais vous proposer quelque chose. Allons cueillir quelques joncs souples tout près d’ici. Puis suivez-moi à ma chambre. Dans un coffre, je viens d’apercevoir un grand nombre de feuilles artificielles de laurier, probablement destinées à une parure d’autel. Vous en tresserez des couronnes. Car c’est ce que vous avez de mieux à faire, petits : couronner le vainqueur.

marie de la poterie, embrassant Marie Le Neuf.

Que je suis contente !

(Avec un soupir.)

Je n’aurais jamais trouvé cela, moi.

tous les enfants

Ni nous.

(Tous embrassent la jeune fille.)
marie le neuf

Vite à l’œuvre. Et pas un mot, puisque c’est une surprise.

La course est annoncée à grand son de trompe. Elle aura lieu à deux heures de relevée. On hâte le repas du midi afin que chacun puisse procéder à sa toilette. Les jeunes filles se vêtent de blanc, les petites filles de bleu et de rose, les petits garçons de velours bleu marine avec de riches fraises de dentelle.

À une heure et demie le rassemblement se produit. Un dais rouge semé de lis d’or de France est élevé au-dessus des sièges des gouverneurs : MM.  de Montmagny et de Châteaufort. Les voici, précédés de soldats jouant du clairon, accompagnés de quelques gentilshommes de leurs maisons. Les jésuites, les pères Le Jeune, Buteux et du Marché suivent, et près d’eux se tient l’abbé de Saint-Sauveur. Puis voici Jacques Hertel, en pourpoint cramoisi, et des gants à frange d’or ; Jean Godefroy, en bleu-de-roi orné de passementeries d’argent. Le jeune homme se glisse habilement près de Marie Le Neuf, qui rougit. Voici MM. de Repentigny, du Hérisson, de la Poterie, Poutrel du Colombier, Guillaume Couillard. Que de velours, de soies aux chatoyantes couleurs, de chapeaux à plume ! Les dames en robes de brocart gris-argent ou vert, leurs cheveux bouclés, portés bas sur le front à la manière de la reine Anne d’Autriche, défilent avec eux. Enfin les colons des Trois-Rivières, leurs femmes et leurs enfants viennent aussi se grouper non loin de la tente des gouverneurs. Les six enfants font leur apparition. Tous battent des mains à leur vue. Ils sont ravissants habillés de couleurs tendres, tenant chacun à la main une couronne de laurier. Ils prennent place près d’une table, où brille sur un tapis écarlate une épée à la garde ciselée. Le gouverneur l’offrira au vainqueur.

Olivier Le Tardif et Jean Nicolet ne se voient nulle part. Questionné, Jean Godefroy raconte que ses deux amis craignant quelque perfidie des sauvages n’ont pas voulu quitter son frère, Normanville. Julien les a suivis.

« Chacun sait, remarque Jean Godefroy, en riant, ce que le brave matelot pense, et tout haut des Peaux-Rouges. Tous les trois se tiennent, en attendant le signal du départ, à une lieue et demie d’ici, au fond des bois. »

Les sauvages se sont groupés en arrière, par nation. Trois cents Montagnais sont à gauche ; deux cents Hurons, à droite ; au centre, cent Algonquins de l’Île voisinent avec quatre cents Nipissiriniens.

Deux heures ! Le canon tonne. Une décharge de mousqueterie éclate. D’autres décharges répondent au loin. Le bruit va s’affaiblissant. Plus rien. C’est le signal. La course commence. Deux soldats et deux Hurons, postés de distance en distance dans les bois, indiquent aux coureurs la route à suivre.

Quel silence se fait au milieu de l’assemblée ! Silence qui devient de minute en minute plus impressionnant. « Que se passe-t-il ? » se demandent anxieusement les spectateurs. On fouille les bois du regard. Au bout d’une heure on est haletant. Plus que quelques secondes et le vainqueur débouchera du rond-point d’épinette, en face.

Soudain, les sauvages s’agitent et commencent à chuchoter. Leurs oreilles, très fines, perçoivent les pas des coureurs.

Enfin ! Un cri est jeté : « les voilà ! » Des bravos, des sifflements, des trépignements couvrent aussitôt cette voix. Tous sont debout. Ah !… Thomas Godefroy de Normanville apparaît à la sortie du bois.

Normanville est le vainqueur ! Ô joie ! ô triomphe, pour les Français !… Voilà qu’à la bravoure incontestée qu’ils possèdent, que leurs ennemis louent, ils joignent désormais l’agilité et la rapidité à la course, qualités dont le monopole appartenait jusqu’ici aux sauvages.

« Honneur, honneur à Godefroy de Normanville, » s’exclame-t-on de toutes parts ! Les sauvages hurlent, se lamentent, exprimant de cette façon leur désappointement.

À pas plus mesurés, Normanville s’avance vers la tente des gouverneurs. Jacques Hertel se précipite et jette sur les épaules du coureur un manteau fastueux. Il est en fine serge de laine blanche de Fécamp, bordé d’un galon de soie pourpre. Il s’ajuste, se colle au corps souple du jeune homme. Son éclat dramatise les filets de sang qui rayent son front et ses joues. Les broussailles de la forêt n’ont pas épargné le vainqueur. Le six enfants ont suivi Jacques Hertel. Thomas Godefroy de Normanville, en souriant, soulève Charlot dans ses bras et le laisse déposer sur sa tête une couronne de laurier. Chacun des enfants offre une autre couronne qu’il enroule à son bras. En remerciement, Normanville donne l’accolade au plus petit d’entre eux, au mignon Jean-Baptiste de Repentigny.

Des applaudissements, des acclamations, des cris s’élèvent : le gouverneur s’est levé, a saisi l’épée et fait quelques pas dans la direction de l’athlète. M. de Montmagny ne peut se défendre de beaucoup d’émotion. N’a t-il pas devant lui la vaillance, la souriante témérité française ? Thomas Godefroy de Normanville, qui s’incline, robuste et gracieux, est un vrai fils de France, l’un de ces beaux paladins qui, jadis, une flamme dans les yeux, s’en allaient guerroyer le Saxon ou l’Infidèle.

Le jeune homme reçoit l’épée, salue, puis vivement, tourne à droite et vient s’agenouiller auprès de Marie Le Neuf, la priant de le ceindre de cette arme. Ce geste d’autrefois inconnu des sauvages provoquent leur enthousiasme. Ils se lèvent, sautent, pivotent sur eux-mêmes, vocifèrent. C’est un délire. Leurs manifestations sont étourdissantes.

Jean Nicolet et Olivier Le Tardif apparaissent. Ils rayonnent. Julien l’idiot les suit de près. M.  de Montmagny ne peut réprimer un soupir de soulagement à la vue des interprètes. D’un signe, il appelle Jean Nicolet et Olivier Le Tardif et les charge de la harangue aux sauvages. Les chefs des diverses tribus s’avancent déjà et demandent à être entendus.

Durant près de deux heures l’on écoute tour à tour, Huron, Montagnais, Algonquin, Nipissirinien. Puis, Jean Nicolet intervient habilement. Durant une longue pause du dernier orateur, il annonce que des présents et quelques provisions attendent les sauvages au fort. Cette offre alléchante a pour effet d’interrompre tout nouveau discours, et de permettre aux Français de quitter l’assemblée. On est brisé de fatigue, et abasourdi d’entendre sans répit les voix monotones ou glapissantes des sauvages.

Au fort, la fête a un succès dont les enfants devront longtemps se souvenir. Nos six petits amis joints aux bambins et aux bambines des colons prennent part à la distribution. Avec la facilité de mémoire qui distingue leur âge, ils en arrivent bientôt à prononcer quelques phrases en langue algonquine ou huronne. Joie des sauvages !… L’attitude de ces derniers démontre une admiration croissante pour les Français. « Ils ne souriront plus avec dédain à l’avenir, avouent-ils, lorsque les enfants du grand peuple de France entreront en lice avec les enfants des bois. » On se sépare aux premières étoiles.