Les aventures de Perrine et de Charlot/29
XXVII
Attente
Comment reconnaître dans ce joli garçonnet de neuf ans, vif, gai, empressé, le Charlot d’il y a un mois ! Un peu de bonheur, des soins vigilants, ont vite transformé, en un charmant enfant français, le petit sauvage mélancolique que protégeait Iouantchou. Durant les deux premières semaines, personne, à l’auberge, n’a aperçu Charlot. La bonne hôtesse a bien annoncé à ses amis l’arrivée d’un jeune parent, venant de la Normandie, dont le père et la mère étaient morts ; « mais, a-t-elle ajouté toute triste, l’enfant me semble si affaibli, que beaucoup de repos et de la solitude lui sont nécessaires. On le verra plus tard à mes côtés. » La confiance et le respect que la brave femme inspirait, empêchèrent les curieux de pousser plus loin leurs questions. À sa prière, on attendit avec patience le moment d’être présenté au mioche normand.
Tous les matins, l’hôtesse passait plus d’une heure auprès de Charlot. Elle présidait, en bonne fée, à sa toilette. Avec joie, elle voyait peu à peu la peau du petit reprendre sa teinte naturelle ; les marbrures rouges, noires, bleues, dont son corps était sillonné, pâlir, s’effacer ; et ses cheveux, ses jolis cheveux bruns, imbibés d’huile jusqu’à la racine, redevenir soyeux et bouclés. L’on causait beaucoup, et de grands projets, qui rosaient les joues de Charlot et baignaient de lumière ses yeux câlins, s’ébauchaient, se précisaient. Mais il fallait attendre pour les réaliser que les sauvages, les anciens compagnons de Charlot, eussent donné signe de vie. Toutes les nouvelles concernant Paris et la banlieue avaient leur écho à l’auberge et l’on finirait sans doute par apprendre quelque chose. Les sauvages rechercheraient-ils encore Charlot ? Ou bien, ayant pris leur parti de sa fuite, ce qui était plus prudent, quelles explications fournissaient-ils ? La réponse à l’une ou l’autre de ces questions déciderait bien des choses. La bonne hôtesse souriait des craintes de Charlot qui redoutait bien fort que l’on ne fît souffrir Iouantchou à cause de lui. « Mais non, mais non, reprenait-elle sans se lasser, que ton bon petit cœur se rassure. Ce sauvage que tu appelles si bizarrement… comment donc ? Iouchou ? Puis-je éternuer, petit, s’interrompait-elle en riant, cela m’est plus facile que de nommer ton ami !… Vois-tu ; ce sauvage saura se défendre, et comme ses compagnons devront aussi s’en mêler, à eux tous, ils trouveront sûrement quelque gros mensonge qui aura tout l’air d’une vérité. »
Au bout de trois semaines, Charlot, complètement rétabli, habillé à la française, frais, alerte, méconnaissable pour tous ceux qui l’avaient jadis entrevu à l’auberge, est présenté aux habitués de la maison. On lui fait un enthousiaste accueil. Et bientôt, c’est à qui se ferait servir par ce gracieux enfant qui ne demande qu’à obliger. La bonne hôtesse accepte les services de Charlot. Elle
sa reconnaissance. Et puis, il fera le guet. Sans qu’il y paraisse, il prêtera l’oreille aux conversations bruyantes, quoique correctes, qui se tiennent autour de la table du fond. Les clients réguliers de l’auberge affectionnent ce coin, et, au café, les langues se délient. L’hôtesse elle-même s’approche souvent de ces bonnes gens. Souriante, elle les écoute bavarder sans malice, ni intentions perverses. « Les entendre, cela vaut une lecture de la Gazette de la cour, » affirme-t-elle.
Charlot se sent revivre dans cette atmosphère joyeuse et saine, quoique le souvenir de Perrine et du lointain Canada ne le quitte jamais, et serre parfois son cœur. Il a confiance que tout se terminera heureusement, grâce à la sage conduite de l’hôtesse et aux miracles de Madame la Vierge. Il y croit ferme aux doux miracles de la Mère de Jésus, depuis cet après-midi inoubliable où des pièces d’or sont tombées entre ses mains. Il verra, certes d’autres merveilleux événements. Cette assurance lui fait joindre les mains avec ferveur, devant la statue de la Madone. Certains jours, cependant, le temps lui dure et malgré lui, il devient pensif, ses yeux ont un regard absent, ses distractions font rire les habitués. L’un d’eux, un soir que le vin l’avait un peu grisé, se met à le considérer attentivement et s’écrie soudain à voix haute : « Hé ! petit, quand tu ne souris plus, sais-tu à qui tu ressembles ? Non ? Écoute, je le sais, moi. C’est à l’un des petits Peaux-Rouges qui ont hébergé, ici, il y a quelques mois. Tu as les yeux du petit sauvage triste, tonnerre ! tu les as ! N’est-ce pas les amis ? Regardez-le bien. »
Charlot, saisi, baisse vivement la tête. Tous les regards, à cet instant, convergent vers lui. Que va-t-on dire ? Heureusement la bonne hôtesse se rapproche de la table. Elle questionne du regard et de la voix.
Que se passe-t-il, par ici ? Pourquoi cette mine, Charlot ? Aurais-tu brisé quelque vaisselle précieuse ? Bah ! tu sais bien que tu es pardonné d’avance.
Non, cousine, ce n’est pas cela. Mais…
C’est cela, petit, va dormir. Tu aurais dû te retirer plus tôt.
Hé ! hé ! ma bonne dame, votre mioche de cousin n’aime guère la plaisanterie. Pardi ! c’est ça sa fatigue.
Quelle plaisanterie avez-vous faite, Thomas Balourd, dites ?
Une petite drôlerie, ma bonne dame, toute petite ! J’ai comparé le cousin à un jeune sauvage. Ce qu’il en est resté coi, figé ! Ah ! Ah ! Ah ! est-il fier le petit pendard, est-il fier ! Histoire de rire, pourtant, tout cela.
Charlot a raison de vous en vouloir, Thomas Balourd. Il aime sa race, il y tient tout comme vous. La plus vaillante race qui soit au monde, n’est-ce pas la nôtre la française ?
Ce n’est pas Charlot qui s’oublierait au point de ne plus lui faire honneur du tout.
Vous fâchez pas, ma bonne dame, vous fâchez pas ! Tenez, je vous délivre de ma présence. Bonsoir !
Madame, j’entends que l’on parle de sauvages. Vous plairait-il de savoir ce que sont devenus vos anciens pensionnaires ? Si je me souviens bien, vous vous intéressiez à l’un d’entre eux, à celui qui avait les yeux de votre bambin. Thomas Balourd a raison sur ce point, Madame.
Des yeux honnêtes et clairs se ressemblent toujours, où qu’ils se trouvent, à qui qu’ils appartiennent, Monsieur !
D’accord, Madame, d’accord ! Mais je puis raconter ?
Racontez. Vous êtes toujours captivant, même lorsque vous nous parlez de la pluie ou du beau temps.
Merci, hôtesse, du compliment ! Mais je ne m’offusque jamais de rien, vous le savez ! Eh bien, d’abord, sachez que le petit sauvage triste n’est plus avec ses compagnons.
Non ? Vraiment ?
Il s’est enfui, et…
Mais, qu’avez-vous, Madame ?
Rien, un vertige. Il fait très chaud dans la salle, ce soir. Je vais m’asseoir pour vous écouter plus à l’aise.
C’est vrai qu’il fait lourd, ici. Donc, le jeune Peau-Rouge a pris une nuit le chemin du roi. On ne le revit pas le lendemain, ni le surlendemain. On se mit à sa recherche. On fouilla tous les environs. En vain. Le capitaine huron, son maître, celui qui avait une figure vilaine et sournoise, — vous rappelez-vous ? — paraissait désespéré ; il gémissait, pleurait, hurlait selon les circonstances ou les témoins. Ses compagnons faisaient de même. Il n’y avait que leur chef — il avait l’air plus humain, celui-là pourtant ! — qui gardait son calme et semblait même joyeux de la perte de son compatriote. Drôle d’engeance que ces sauvages ! Des cœurs faits au rebours des nôtres !… Un jour, le capitaine huron fit une absence de quelques heures, vint tout près d’ici, paraît-il, et à son retour se mit à gambader, à chanter, à rire disant à ses camarades dans je ne sais quelle langue du diable, ces paroles que l’on m’a traduites : « Je l’ai trouvé, le petit, je l’ai trouvé ! Bravo ! Bravo ! »
Bien vrai, il avait retrouvé le petit ? Près d’ici ? Pourquoi, alors, ne l’a-t-il pas ramené avec lui ?
Je ne croyais pas vous intéresser à ce point, patronne. Vous êtes toute pâle.
Occupez-vous moins de ma personne, voulez-vous, mon ami, et plus de votre histoire. Cela vaudra mieux.
Bien, patronne, vous en avez, une façon de dire aux gens leur fait… Mais comme toujours je ne m’offusque de rien, vous le savez !… Mon histoire, patience, tire à sa fin. Le capitaine huron ne voulut rien dire d’abord. Il fallut le menacer pour obtenir de lui un aveu. Voici ce qu’il apprit enfin : Le jeune sauvage habitait une maison qui ressemblait à une église, « si grande, si belle ! » disait-il. Ses maîtres étaient riches, nobles et titrés. Il les aimait de tout son cœur. Il ne voulait pour rien au monde les quitter. On promettait d’ailleurs de l’élever et de le garder contre tout danger. Surtout on lui avait remis, à lui le capitaine, afin d’obtenir son silence, de belles pièces d’or toutes neuves. Il avait consenti à se taire et était revenu joyeux. C’est un peu vrai tout cela, Madame, car mon ami a vu les pièces d’or. Il les a vues, les a comptées. Il y en avait huit, toutes reluisantes.
Il y en avait huit, dites-vous ? Huit ? C’est bien le nombre, oui, oui.
Comment, c’est bien le nombre ? Qu’en savez-vous, patronne ?
C’est-à-dire que je… enfin que je ne sais plus ce que je dis tellement je suis heureuse de voir l’enfant entre bonnes mains. Il me plaisait tant ce petit ! Votre histoire, mon ami, savez-vous que vous devriez la raconter en commençant par la fin. C’est le moment le meilleur ! Vous m’avez fait languir.
Je ne pense pas ainsi. Ça ne me satisfait guère. Je voudrais connaître les nouveaux maîtres du petit sauvage. Je ne me fie pas du tout à ce Huron hypocrite. Du noir sur du blanc avec la crapule, c’est ma maxime, patronne.
Vous avez tort. L’enfant est heureux, vous dis-je. Je vous l’assure. J’en rendrais au besoin témoignage.
Êtes-vous drôle, patronne, êtes-vous drôle, ce soir ? Je ne vous ai jamais vue ainsi.
Bah ! je suis sans doute plus fatiguée que je ne crois. Ma vieille tête se brouille. Je me retire.
Elle s’éloigne. Le brave homme monologue en souriant : « Elle est singulière, en effet la patronne ! Eh ! je crois que le petit cousin normand y est pour quelque chose. À son âge on ne joue pas à la maman sans qu’il en coûte. On se fatigue vite et bien. »