Les aventures extraordinaires de deux canayens/02/III

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Imprimerie A.-P. Pigeon (p. 55-60).


III

GOTT MIT HUNS.


Sa Majesté Impériale et Royale Guillaume von Hohenzollern, roi de Prusse et empereur d’Allemagne, était assis devant son bureau de travail en son palais de Potsdam et lisait attentivement des documents que venait de lui présenter son nouveau chancelier Herr Doctor Otto Reindfleish de Duceldorf. Car le Kaiser depuis quelque temps changeait plus souvent de chancelier que de chemise, c’est du moins ce que prétendait son valet de chambre.

Dans la pièce où se trouvait l’autocrate, à part du chancelier qui, lui, se tenait respectueusement de l’autre côté du secrétaire en face de son maître, il y avait le Kronprinz qui confortablement assis ou plutôt couché sur une chaise longue, feuilletait un magazine de théâtres et cinémas dans lequel il admirait les portraits de jolies actrices et se plaisait à considérer leurs formes séduisantes tout en dégustant la liqueur ambrée contenue dans une coupe à vin de champagne et en lançant au plafond les spirales odorantes d’une cigarette du Levant.

Comme nous supposons que la majorité des lecteurs ne comprennent pas l’allemand, nous allons pour leur faciliter la lecture traduire leur conversation en français.

Lorsque l’Empereur eut terminé la lecture des manuscrits, le chancelier qui l’observait fit le salut militaire et lui dit :

« Comme Votre Majesté a pu s’en rendre compte par les rapports que je lui ai remis et que je viens de recevoir de l’état-major de ses armées de l’Est, les retraites stratégiques que nous avons opérées dans le Nord de la France ont été faites suivant les ordres de votre illustre maréchal Hindenburg, ceci pour amuser l’ennemi ; nous avons recommencé de nouvelles poussées dans lesquelles des milliers de vos valeureux soldats se sont sacrifiés volontairement, préférant de tomber sous les balles des mitrailleuses ennemies que d’être fusillés par les machines ou mitrailleuses que leurs officiers plaçaient derrière eux, ceci afin de leur donner du courage.

« Les braves gens ! dit Guillaume II.

« Ils ont en certaines circonstances, poursuivit Reindfleish, abandonné aux ennemis un certain nombre de fusils et canons, ceci pour ne pas avoir l’encombrement de les porter et même ils ont poussé l’héroïsme jusqu’à se laisser prendre prisonniers afin d’augmenter le nombre de bouches à nos adversaires.

« Continuez, chancelier, continuez, dit l’empereur, vos récits me comblent de gloire.

« En outre, pour sauvegarder la morale publique ils ont empêché l’ivrognerie dans la population en s’emparant des vins et alcools dont ces malheureux auraient fait un fâcheux usage. En plus, ils ont poussé la chevalerie jusqu’à prendre les femmes et jeunes filles et s’en faire les protecteurs dévoués.

« Herr Chancelier, fit Guillamme II en relevant triomphalement
Les braves gens, dit Guillamme II.
les crocs tombants de sa moustache jadis si conquérante, vous comblez mon cœur de joie et pour vous témoigner notre impériale satisfaction nous vous décernons des lettres patentes de noblesse de quinzième classe, quant aux héros de notre vaillante armée, je leur décerne une averse de croix de fer, ça coûte pas cher et ça fait toujours plaisir.

« Tiens, s’écria le Kronprinz qui jusqu’alors avait conservé le silence, c’est comme dans la chanson que disait si bien Ivette Guilbert : « Ça fait toujours plaisir ».

« J’ai entendu chanter cela à Paris quand j’y voyageais incognito.

Guillaume II haussa les épaules aux paroles de son fils, quant au chancelier, ému devant la générosité de son maître il se mit à genoux et lui baisa la main.

« Sire, dit le nouvel annobli, je ne trouve pas de mots assez éloquents pour vous exprimer toute ma reconnaissance.

Puis se relevant le chancelier poursuivit :

« Votre Majesté a-t-elle pris en considération les questions relatives à ce « Wawaron » dont la présence commence à émouvoir les esprits ? Nos parlementaires s’alarment à tort sans doute sur l’influence que pourrait prendre cet Empereur de l’Espace et de la prépondérance qu’il aurait peut-être sur la politique internationale. Voici, ajouta-t-il, en plaçant un document devant l’Empereur, un mémoire que la Commission Spéciale m’a chargé de remettre à Votre Majesté.

« Donnez, dit l’Empereur d’un ton sec.

Guillaume II prit le manuscrit, le lut attentivement, puis se levant il arpenta la pièce à plusieurs reprises une main derrière le dos, l’autre entre les boutons de son gilet, affectant ainsi une pose napoléonienne. (Ah ! ce Bonaparte qui était tout à la fois son idole et son cauchemar !) Enfin, après quelques minutes il s’arrêta devant son chancelier et lui dit :

« A-t-on quelques renseignements sur ce Baptiste et sur l’emplacement de cet Empire de l’Espace ?

« Oui, Sire, répondit le chancelier, mais sans toutefois avoir pu rien obtenir.

« Et ce Wararon, où est-il, où peut-on le trouver ? demanda Guillaume II.

« C’est plus que je puis vous dire, Sire, répondit le chancelier en baissant la tête.

« Alors ! s’écria le collaborateur au « Chiffon de Papier », en donnant sur le secrétaire un monumental coup de poing :

« On se moque de moi !

« Non, Sire, dit le chancelier en pâlissant, personne se moque de vous. Vos ordres ont été exécutés à la lettre, le service d’espionnage tout entier s’est mis à l’œuvre, s’en est occupé avec ardeur, et Votre Majesté sait fort bien que son service d’espionnage est remarquable et unique au monde.

« Ah ! pour cela, dit Guillaume II radouci et avec conviction, mes espions sont incomparables. Mais, par le diable, où donc peut-on trouver ce Wawaron ?

« Dans les airs, Sire, répondit Reindflesh.

« Alors qu’on me le cherche et qu’on lui envoie de ma part une mission diplomatique.

« Chouette ! s’écria le Kronprinz qui affectionnait tout particulièrement cette expression qu’il tenait d’une danseuse. Une excursion dans les airs, ça me va et si vous avez besoin d’un ambassadeur je suis votre homme.

« Toi, mon fils, fit Guillaume II en fronçant les sourcils, tu en as assez sur les bras avec l’affaire de Verdun.

« Verdun ! s’écria le Kronprinz en éclatant de rire, en voilà une bonne blague ! Vous vous faites encore des Illusions ! Verdun ! Vous ne voyez donc pas que depuis tantôt quatre ans notre Invincible armée tente en vain de la prendre et comme tout résultat n’a obtenu de faire de ce côté que des retraites stratégiques.

« La ténacité est une vertu, répondit sentencieusement le successeur d’Attila.

« Vous pouvez bien en parler de ténacité, si cela continue notre invincible armée, comme je viens de vous dire, reviendra parader à Berlin et ses vaillants officiers, s’il en reste, iront triomphalement parader dans l’Allée des Tilleuls.

« Si vous permettez, Sire, j’aurais un ambassadeur à suggérer à Votre Majesté, dit Reindfleish qui désirait empêcher l’orage qu’il voyait venir.

Parlez, dit l’Empereur nous vous écoutons.

« Tout en rendant hommage aux talents diplomatiques de Son Altesse Impériale le Kronprinz, je serais d’avis que sa présence serait plus utile sur un terrain moins nuageux que celui où se trouve le Wawaron, dit le chancelier en saluant l’héritier du trône. Je crois que pour traiter avec un empereur aussi puissant que doit être Baptiste 1er, il faut un diplomate d’expérience possédant un talent tout particulier, ayant de l’astuce et susceptible d’une hypocrisie à toute épreuve.

« Ah ! s’écria Guillaume II, si von Bissing était encore de ce monde.

« C’est vrai, il était très fort sur ce sujet, mais ajouta Reindflesh avec suffisance, j’ai aussi bien.

« Et qui ? demanda le Kaiser,

« Von Bernstorff, Sire, en voici un qui pour rouler son public n’a pas son pareil.

« Vous avez raison, répondit Guillaume II, allez me chercher Bernstorff, je vous attends.

Le chancelier sortit en saluant et Guillaume II après avoir réfléchi quelques secondes se tourna vers son fils et lui dit :

« Alors vous persistez à ne pas vouloir aller occuper votre poste au front à Verdun ?

« Voyons, mon père, maintenant que le chancelier n’y est plus nous pouvons causer librement, où diable avez-vous l’idée de m’envoyer faire triste figure à Verdun ? Vous voyez bien que les Français se moquent de nous et que ces cochons-là ne se laisseront jamais battre. Envoyez-moi sur le front russe, là au moins il y a moyen de moyenner.

« Décidément, Monsieur, dit le Kaiser avec un sourire de mépris, il en est de vous pour les champs de batailles comme pour les femmes, vous aimez les victoires faciles.

« Et pourquoi pas ? répondit le Kronprinz en emplissant sa coupe de champagne, si j’aime les victoires faciles, vous affectionnez les impossibilités, vous semblez l’avoir prouvé en voulant cette guerre.

« Vouloir cette guerre ! s’écria Guillaume II, n’ai-je pas dit publiquement que je ne l’avais pas désirée, et ne vous ai-je pas promis votre bâton de maréchal le jour où vous prendriez Verdun.

« Vous n’avez pas voulu cette guerre et vous avez promis, deux belles phrases que l’histoire se chargera de prouver, dit le prince. Vous avez promis à la Belgique de respecter sa neutralité, aux États-Unis de prendre en considération leurs justes réclamations. Promis, mais à quoi cela pourrait-il vous servir, on ne vous croirait pas,

« Et cependant, fit l’empereur avec rage.

« Il n’y a pas de cependant, mon père, que voulez-vous que j’aille faire dans le Nord de la France ? Nos soldats n’ont pas laissé une bouteille de vin à boire. Quant aux femmes, c’est à peine s’ils ont eu la délicatesse d’en laisser quelques-unes d’intactes pour leurs officiers.

« Alors vous prétendriez que nos soldats ne sont que des hordes de barbares, s’écria Guillaume II avec rage.

« Moi, je ne prétends rien, je constate, voilà tout, répondit le Kronprinz en allumant une cigarette.

À ce moment la porte s’entrouvrit donnant passage à Reindflesh qui précédait le Comte von Bernstorff.

« Vous savez pourquoi je vous fais venir et vous acceptez ? dit Guillaume II à l’ex-ambassadeur.

« Je suis comme toujours prêt à tout pour le service de Votre Majesté, répondit von Bernstorff en saluant jusqu’à terre.

« Alors causons et voyons à régler cette affaire du Wawaron, dit Guillaume II en leur faisant signe de s’asseoir.