Les bases de l’histoire d’Yamachiche/12

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C. O. Beauchemin et Fils (p. 76-101).


CHAPITRE VIII.

LES SEIGNEURS GUGY.


En continuant l’histoire de la division ouest de Grosbois, nous devons un chapitre spécial aux seigneurs Gugy ; ils y ont droit pour l’étendue des possessions seigneuriales, et la longueur du temps qu’ils ont été les principaux propriétaires de fiefs dans la paroisse d’Yamachiche. Faisons d’abord connaître ce qu’était le premier Gugy venu au Canada.

« Conrad Gugy, dit M. l’abbé Caron, dans son Histoire d’Yamachiche, était né à la Hague, d’un officier suisse au service de la Hollande. Devenu grand, il se mit au service de l’Angleterre, et obtint un grade dans un régiment qui vint prendre part à la conquête du Canada. À la fin de la guerre, il se trouva à disposer de sa commission et consentit à s’établir dans le pays aux instances des autorités d’alors. »

Barthélémy Gugy, son frère, servait en même temps, avec distinction, dans l’armée française. Décoré du titre de chevalier du mérite militaire, il était colonel du second régiment des Gardes Suisses avant la révolution. Il avait combattu pour les intérêts du royaume et de son Roi, mais ne voulut pas servir dans l’armée révolutionnaire. Il se retira en Suisse avec ses soldats, et de là s’en vint au Canada pour y résider, après la mort de son frère.

Conrad s’était acquis ici une grande réputation. On reconnaissait en lui un homme très utile, sincèrement admirateur des institutions anglaises, familier avec les principaux idiomes européens, parlant avec la même facilité les deux langues en usage dans ce pays, ce que très peu d’officiers anglais savaient faire alors. Parfaitement instruit et digne de confiance, après avoir rempli avec honneur de moindres charges, il devint membre du conseil législatif et ensuite du conseil exécutif.

En un mot, il était un favori du pouvoir régnant et sut profiter de ces avantages.

Dès l’année 1764, un an seulement après le traité de cession du Canada à l’Angleterre, il put acquérir deux seigneuries, celle de Grandpré située dans la paroisse de la Rivière-du-Loup, et en même temps, la moitié moins sept arpents du fief Grosbois, situé dans celle d’Yamachiche.

Le propriétaire de ces deux seigneuries, M. Louis Boucher de Grandpré, demeurait à la Louisiane, au service du gouvernement de la France. Il ne pouvait donc pas remplir les devoirs d’un seigneur canadien sous le régime anglais, ni même suivant les termes de la concession de ses seigneuries par le gouvernement français.

Comprenant bien sa situation, Louis Boucher, écuyer, sieur de Grandpré, chevalier de l’ordre royal militaire de Saint-Louis, capitaine de troupe à la Nouvelle-Orléans, Louisiane, nomma solennellement par-devant notaire, monsieur Joseph Godefroy de Tonnancour, demeurant aux Trois-Rivières, son procureur général et spécial.

Par cette procuration, « il lui donne pouvoir et puissance de, pour luy et en son nom, régler, régir exterminer tous ses dits biens et affaires qu’il a aux Trois-Rivières en Canada, de quelque nature qu’elles puissent être, payer et acquitter les sommes que le dit sieur constituant se trouverait légitimement devoir, en retirer quittance, se faire payer de ce qui pourrait luy être dû, soit par billets, promesses, obligations ou de quelque nature que ce soit. Des sommes qu’il recevra en donner toutes quittances et décharges bonnes et valables ; donnant aussi plein pouvoir au dit sieur procureur constitué, de vendre, engager et aliéner tous les dits biens-fonds et immeubles, et deux fiefs seigneuriaux de Hyamachiche et autres emplacements qui se trouvent dans la ville des Trois-Rivières ; généralement tous les dits biens sans en excepter aucuns, à telles personnes et à tels prix, clauses et conditions que le dit procureur constitué jugera nécessaires, etc., etc., etc. »

Cette procuration est signée des noms suivants :

Grandpré
Bary
Foucher
Broutin Nore

Au bas se trouve le certificat qui suit « Nous Denis Nicolas Foucault faisant fonction d’ordonnateur en la Province de la Louisiane, et de premier juge au conseil supérieur de la dite Province, certifions à tous ceux qu’il appartiendra que maître Broutin qui a signé et délivré la procuration ci-dessus et des autres parts est notaire Royal établi en cette ville et que foi doit être ajoutée tant en jugement que hors aux pièces qu’il signe et délivre en cette qualité ; en témoin de quoi nous avons signé les présentes, à icelles fait apposer le sceau de nos armes, et contre signer par notre secrétaire, à la Nouvelle-Orléans, le 17 avril 1763. »

« Foucault. »
par mon dit Sieur,
« Duverd. »

Muni de cette procuration générale et spéciale, M. de Tonnancour jugea bon de faire intervenir l’autorité publique à la vente des seigneuries de Grosbois-Ouest et de Grand pré, et résolut de les vendre à l’enchère, en la chambre d’audience de la milice aux Trois-Rivières. Il adressa sa supplique, à ce sujet, « À Son Excellence monsieur le gouverneur de la ville et gouvernement des Trois-Rivières, et administrant la suprême justice, demandant la permission de faire annoncer par affiches à Yamachiche, à la Rivière-du-Loup et ailleurs la date et le lieu de l’encan. Sir Fred. Haldimand, le personnage alors revêtu des fonctions ci-dessus, donna volontiers autorisation de faire afficher aux deux paroisses et en ville, de faire publier trois dimanches consécutifs, que la vente des seigneuries aurait lieu le lundi après le troisième dimanche, en la chambre d’audience de la milice, aux Trois-Rivières. »

L’enchère eut lieu le 14 mai 1764, et le contrat fut passé devant maître Pillard, notaire royal, le 15 mai, le lendemain. Après l’explication de ce qui précède, l’acte fait connaître le résultat suivant :

« Cette formalité, pour le plus grand avantage du sieur de Grandpré, et en conséquence de ce que dessus, après plusieurs enchères, adjudication a été faite à M. Métral, major de cette ville, lequel a dit et déclaré que c’était pour M. Gugy qu’il avait enchéri. »

« En vertu de tout ce que dessus le dit sieur Tonnancour au dit nom, a par ces présentes vendu, quitté, cédé, transporté et délaissé dès maintenant et à toujours, promis et promet sur tous les biens présents et à venir du dit sieur de Grandpré, garantir de tous troubles, dettes, hypothèques et tous autres empêchements généralement quelconques, sçavoir : est la dite seigneurie cy-dessus indiquée telle et ainsy que plus au long et détaillée à l’acte de foi et hommage rendu, aveu et dénombrement fourny, ainsy qu’il appert par les dits actes des dix-sept et dix-huit février, mil sept cent vingt-trois, la dite seigneurie relevante de Sa Majesté, envers icelle chargée de devoirs et de droits mentionnés es-dits actes, sans du tout en rien réserver ny retenir, » etc., etc.,… et outre « la présente, et adjudication faite, suivant la déclaration du dit sieur Métrai, à M. Conrad Gugy, député, juge, avocat pour le roy en toute l’étendue de ce gouvernement, à ce présent et acceptant, acquéreur pour luy, ses hoirs et ayant cause, dont content et satisfait pour le prix et somme de quatre mil huit cent cinquante livres, laquelle somme mon dit Sieur a payé comptant en bonne monnaie, or et argent ayant cours en cette colonie, etc., etc., etc. »

Sur une feuille détachée, entre la procuration citée plus haut, et l’acte de vente au greffe de Pillard, on lit que le prix de départ, à l’enchère, avait été 2000 lb., et que les noms des enchérisseurs étaient MM. LaFramboise et Louis Métral. On y avait noté les 24 premières enchères, la 24e étant de 2790 lb. Finalement, arrivé à 4850 lb., adjugé à M. Louis Métral, au prix du contrat ci-dessus cité, en faveur de M. Conrad Gugy.

Nous donnons ces détails parce que c’est peut-être la première seigneurie canadienne vendue sous la domination anglaise. Dans cette vente était compris Grosbois-Ouest, le bas de la petite rivière Yamachiche ou étaient les premiers établissements de notre paroisse, et où M. Gugy bâtit ensuite son manoir. Il y avait alors une résidence seigneuriale dans chacune des divisions de Grosbois ; celle des LeSieur, ou Grosbois-Est, à la grande rivière, et celle de Gugy, ou Grosbois-Ouest, à la petite rivière.

Les vieux documents nous révèlent un fait assez peu connu maintenant à Yamachiche et même tout à fait ignoré dans l’histoire seigneuriale, nous voulons dire une espèce d’interrègne, dans la succession Gugy, après la mort de M. Conrad, arrivée en janvier 1786.

Mademoiselle Elisabeth Wilkinson, en rendant foi et hommage au château St-Louis de Québec, 17 mai 1786, comme usufruitière des fiefs et seigneuries de Grandpré, de la moitié moins sept arpents du fief Grosbois, et du fief entier de Dumontier, produisit, pour établir son droit de propriété, — « un acte de donation rémunératoire entre vifs, passé devant Badeaux et Maillet, notaires aux Trois-Rivières, le 13 janvier de la présente année (1786) duement insinué le quatorze du même mois, faite par feu l’honorable Conrad Gugy, écuyer, à demoiselle Elisabeth Wilkinson, de tous les biens meubles et immeubles à lui appartenant, détaillés et spécifiés au dit acte ; cette donation faite cependant aux charges par la dite donataire de porter foi et hommage au château Saint-Louis de Québec pour les dits fiefs et seigneuries donnés, dont ils rélèvent, et de payer tous droits auxquels les dits biens peuvent être sujets ou assujetis, et en outre à la charge qu’après la mort de la dite donataire, les dits biens retourneront par réversion au Sieur Barthélémy Gugy, colonel au service de la France et chevalier du mérite militaire, frère du dit donateur, et à ses hoirs, etc., etc. »

Mlle Wilkinson demeurait à Yamachiche au manoir seigneurial de la petite rivière, et y exerçait évidemment une haute autorité, même du vivant de M. Gugy. Ce fut elle qui concéda 800 arpents de terre à M. Michel Caron, venu de Saint-Roch-des-Aulnaies, pour s’établir à Yamachiche avec ses enfants, en 1783. Le 22 mars 1784, M. Conrad Gugy lui-même, ratifiant cette concession, mit l’acquéreur en possession de ce terrain, sous paiement de lots et ventes. Nous saluons ici le pionnier du village des Caron d’Yamachiche, et l’ancêtre d’une nombreuse et bien distinguée postérité.

M. L’abbé N. Caron nous dit en ces termes comment a fini la carrière de M. Conrad Gugy à Yamachiche.

« En 1785, lorsqu’il s’agit d’établir le jury pour certaines causes purement civiles, M. Gugy franchit un espace considérable pour aller donner son vote en faveur de cette mesure. Il ne prévoyait pas alors qu’il serait victime de cette institution.

« Le gouvernement ayant besoin de bois pour la construction des casernes, le capitaine Twiss s’engagea à en descendre une grande quantité par la rivière Machiche. Mais la digue construite au moulin de la grande rivière, empêchait la descente du bois. Conrad Gugy s’étant transporté sur les lieux trouva un moyen de franchir l’obstacle et le bois se rendit à sa destination. Le capitaine Twiss, cependant, quitta le pays sans avoir payé aucun dommage. Conrad Gugy restait, il fut actionné, et l’on nomma un jury pour cette cause. Le jury trouva Conrad Gugy coupable d’avoir indiqué l’endroit où l’on pouvait passer le bois, et le chargea des frais et dommages qui s’élevaient à un montant ruineux. Quelque temps après on réforma ce jugement, mais il était trop tard. Conrad Gugy reçut cette sentence sans dire un mot de plainte, ni de réplique ; il revint à son manoir à Yamachiche, et s’enferma dans sa chambre. Le lendemain, on le trouva appuyé sur le bras de son sofa, froid comme le marbre. Orgueilleux et sensible, le verdict rendu contre lui l’avait littéralement tué.

« Conrad Gugy avait son manoir en bas de la petite rivière, à l’endroit appelé encore aujourd’hui le « Domaine, » en arrière de la maison occupée par M. Alarie. Il exerçait dans son manoir une large et cordiale hospitalité. »

Dans ses « Biographies of illustrated Canadians, » M. Henry Morgan rapporte le même fait, ajoutant que M. Gugy ne s’était pas suicidé. C’est possible, mais l’acte de donation rémunératoire entre vifs, cité plus haut, par lequel il abandonnait au commencement de janvier 1786, quelques jours seulement avant sa mort, tout ce qu’il possédait au monde, meubles et immeubles, en faveur de Mlle Wilkinson, ne faisant aucune provision ou stipulation pour le reste de ses jours, laisse bien voir que cette mort à courte échéance, n’était pas imprévue par lui-même. En tout cas, ses biens étaient sauvés de tout trouble par cette donation entre vifs.

M. Conrad Gugy était un homme habile, très soigneux et précis en affaires. En voici une preuve.

Son domaine seigneurial était à l’est de la petite rivière d’Yamachiche, et au nord se trouvait vis-à-vis son manoir, la terre des Bellemare. Sur cette dernière propriété une pointe de terre, formée par le cours de la rivière, lui plaisait. Un acte du notaire LeRoi, aux archives des Trois-Rivières, en date du 13 nov. 1772, nous dit comment il en fit l’acquisition.

Il (mon dit sieur Gugy) « dit avoir en sa possession un contrat du six mai mil sept cent six, par lequel il fut concédé à Jean-Baptiste Gelinas dit Bellemare, par dame Marie-Marguerite de Yanneville, veuve de sieur Lambert Boucher, écuyer, sieur de Grandpré, une terre sise dans le dit fief de Grosbois, de sept arpents de front sur telle profondeur mentionnée en icelui, et que par procès-verbal de maître Maurice Desdevins, arpenteur juré en cette province, daté du 30 oct. 1772, il appert qu’il se trouve sur icelle 33 pieds de front sur la dite profondeur, en plus de sept arpents, etc., etc., etc. »

Cette terre avait été habitée, défrichée et cultivée par la même famille depuis soixante-dix ans quand cette découverte fut faite, sous le régime anglais. Peu importe, M. Gugy, par amour de la précision sans doute, réclame la lisière de trente-trois pieds sur la longueur de la terre. Les héritiers Bellemare, « sages et bien avisés, dit l’acte, pour éviter tout différend et procès à l’avenir, » admettent le droit du seigneur. Alors celui-ci propose une transaction ; il concède cette lisière pour un sol de cens annuel aux héritiers Bellemare, et se fait donner, en échange, la pointe de terre sur la rivière, ainsi décrite dans l’acte :

« Un campeau de terre sis dans le fief Grosbois faisant partie de la terre des dits héritiers, consistant en ce qui se trouve depuis un noyer qui se trouve au bord de la petite rivière Yamachiche, contre une petite écore du côté du sud-ouest, à venir aboutir à une petite maison sise sur l’arpent du dit Joseph Bellemare en droite ligne, et de là à la clôture du jardin, droite à la rivière, formant une pointe bornée par le cours d’icelle, comme le dit campeau de terre se comporte de fond en comble, etc., etc. » (Textuel.)

À la fin de l’acte il est expressément convenu que le sieur Gugy aura la liberté de passer en voiture dans un chemin qui sera fourni par les dits héritiers Bellemare.

Il existait cependant, entre autres, un arrêt du conseil supérieur, en date du 15 nov. 1756, qui avait maintenu un habitant de Batiscan dans la propriété qu’il possédait de plus que son titre ne comportait, en payant seulement les cens et rentes au prorata du reste de sa concession.

M. Gugy ne devait pas ignorer cette jurisprudence, lui qui était qualifié, dès 1764, par « Frederick Haldimand, écuyer, gouverneur de la ville et gouvernement des Trois-Rivière, de député, juge, avocat pour le Roy en toute l’étendue de ce gouvernement. »

On pourrait donc penser que la pointe de terre entre le noyer et la petite maison, cédée en échange, était du superflu, ainsi que la servitude qui l’accompagnait.

Cette pointe de terre ne lui coûtait que les honoraires de l’arpenteur et du notaire. Il est évident qu’il projetait une résidence seigneuriale sur le côté nord de la petite rivière. Ce projet n’a été réalisé que par ses successeurs, si toutefois il l’a été. Nous le croyons pourtant, quoiqu’il n’en reste plus de vestiges, parce que les Bellemare contemporains du colonel B. C. A. Gugy, dernier seigneur de Grosbois-Ouest, disaient l’avoir connu, dans sa petite jeunesse, résidant dans une maison voisine de la leur.

M. Henry Morgan, qui paraît bien connaître l’histoire de la famille Gugy, et qui en parle avec estime et considération, ignorait-il l’existence et le rôle de Mlle Elisabeth Wilkinson à Yamachiche, ainsi que la donation rémunératoire entre vifs, par laquelle cette dame était devenue héritière usufruitière de tous les biens meubles et immeubles de ce seigneur ? En tout cas, il n’en dit pas un mot.

La note suivante fait croire qu’il n’en savait rien :

« Conrad Gugy avait acquis, dit-il, des propriétés en Canada dont il avait légué l’usufruit à son frère. Ce dernier après avoir abandonné le service de la France, s’embarqua à Londres pour venir dans ce pays, et mourut ici… »

On l’a vu plus haut, par le testament de M. Conrad Gugy, contenant la donation entre vifs en faveur de Mlle Wilkinson, c’était cette dernière qui avait l’usufruit des trois seigneuries déjà mentionnées et d’une quatrième nommée « fief Frédéric. » Ces biens devaient retourner par réversion, en pleine propriété, au sieur Barthelemy Gugy.

En arrivant ici, il a dû trouver Mlle Elizabeth Wilkinson en possession de toutes les propriétés de son frère Conrad, et mourir avant de pouvoir réclamer l’héritage.

Si elle fût morte avant lui, il se serait présenté une autre question que le lieutenant gouverneur Henry Hope avait fait pressentir en admettant Mlle Wilkinson à rendre foi et hommage à Sa Majesté entre ses mains. Cette admission était une reconnaissance formelle des droits de l’usufruitière sur tous les biens du défunt. Sir Henry Hope exprimait les restrictions suivantes, à l’égard des héritiers Gugy :

« Sauf les droits du Roi et de l’autrui en toutes choses, et pour plus amples explications, nous déclarons par ces présentes que la réception que nous faisons de la dite demoiselle Elizabeth Wilkinson à la foi et hommage, comme curatrice, gardienne ou usufruitière, en vertu de l’acte de donation ci-dessus mentionné, ne s’entendra point à donner, établir ou confirmer aucun titre ou droits sur les dits trois fiefs et seigneuries, en la possession des futurs donataires mentionnés dans le dit acte, ou aux héritiers du dit feu Conrad Gugy, écuyer, qui ne seront point légalement qualifiés à tous égards pour prendre possession des dits fiefs et seigneuries, en vertu du dit acte, et le dit comparant a fait et souscrit entre nos mains le serment de bien et fidèlement servir Sa Majesté et de nous avertir et nos successeurs, s’il apprend qu’il se fasse quelques choses contre son service, etc., etc., dont et du tout il nous a requis acte que nous lui avons accordé et a le dit comparant signé avec nous.

(Signé)xxxxxxxxxxxxHenry Hope.

Robert Lister, par procuration de Mlle Elizabeth Wilkinson.

J. Monk, attorney général.

Par ordre de Son Honneur le lieutenant-gouverneur,

F. J. Cugnet, G. P. T. »

Cette déclaration du lieutenant-gouverneur Hope rendant inattaquables les droits de l’usufruitière sur les trois seigneuries durant toute sa vie, laissait prévoir que Barthelemy Gugy, un étranger, encore au service de la France, ne serait pas, après la mort de Mlle Wilkinson, reçu tout de suite à la foi et hommage et mis en possession des fiefs de son frère Conrad.

M. Morgan dit simplement de lui « qu’il vint au Canada et y mourut. »

Nous pensons, comme lui, qu’il n’y a fait rien de plus, si ce n’est de laisser son fils Louis pour le remplacer.

Louis Gugy, son fils, bien que élevé à Paris, et ayant lui aussi servi dans l’armée française, en qualité de sous-officier au régiment de son père, les « Gardes Suisses, » avait eu le temps de devenir fervent sujet anglais, par naturalisation, avant que l’héritage de son oncle Conrad devînt vacant par le décès de Mlle Elizabeth Wilkinson. Il était déjà shérif des Trois-Rivières, quand cette fortune fut mise à sa disposition.

Le chevalier Barthélémy Gugy étant mort avant ce temps-là n’a pas pu être mis en possession de l’héritage qui lui était destiné et, par conséquent, la question de qualification n’a pas été soulevée. Quant à son fils Louis, ses droits d’héritier et sa qualification se trouvaient alors, au point de vue de la loi et de toute considération d’État, parfaitement établis et reconnus. Nous devons donc le considérer comme le second Gugy, seigneur en titre et propriétaire des seigneuries dont nous parlons, c’est-à-dire les fiefs de Grandpré, Grosbois-Ouest, Dumontier, et Frédéric.

Nous avons dit ailleurs que Mlle Wilkinson, pendant sa jouissance comme propriétaire-usufruitière, avait acquis de MM. Davidson et Lee, par échanges d’autres propriétés situées à la Rivière-du-Loup, et une somme en argent, la seigneurie en prolongation de l’ancien fief Gatineau, de trois quarts de lieue de front sur quatre lieues de profondeur. C’était une cinquième seigneurie qu’elle délaissait à sa mort en faveur des héritiers Gugy.

M. Louis Gugy ne voulut pas garder celle-là comme partie de son héritage. Il la vendit, 15 nov. 1810, à M. James Johnson, le dernier acquéreur de cette partie du fief Gatineau, à laquelle celui-ci donna le nom de fief Robert, dans son acte de foi et hommage, du 10 mars 1812, entre les mains de « Sir George Prévost, baronet, président de la province et administrateur du gouvernement d’icelle. »

Si Louis Gugy avait gardé cette propriété seigneuriale, il aurait été obligé de se déclarer l’héritier de Mlle Elizabeth Wilkinson, pour autant, dans un acte de foi et hommage qu’il devait porter au château Saint-Louis de Québec, à cause de ce fief. En ne gardant que les propriétés acquises et possédées par son oncle Conrad, il a pu façonner son acte de foi et hommage de manière à éviter toute allusion à la période de l’usufruit dont Mlle Wilkinson avait bénéficié.

On pourrait croire que M. Gugy avait à cœur de faire oublier le nom de cette dame, usufruitière des quatre seigneuries de son oncle pendant une période d’au moins vingt ans. Il paraît pourtant qu’elle les avait administrées sagement, avec prudence et économie, puisqu’elle avait pu en augmenter le nombre et les revenus. Cette seigneurie additionnelle, 4 lieues en continuation du fief Gatineau, vendue à M. James Johnson, lui rapporta une somme assez ronde pour mériter un témoignage de reconnaissance.

Cependant, dans l’acte de vente à M. Johnson, par M. Louis Gugy, devant N.-B. Doucet, N. P., et son confrère, aux Trois-Rivières, le 15 nov. 1810, pour établir plus clairement le titre de propriété du vendeur, le notaire avait écrit un paragraphe commençant par ces mots :

« Appartenant au dit Louis Gugy pour l’avoir eu de la succession de feue Elizabeth Wilkinson comme faisant partie des biens qu’elle a délaissés à sa mort au lieu et place d’une terre qu’elle avait échangée pour le dit fief avec messieurs Davison et Lee, » etc, expliquant ensuite les titres de propriété de ces derniers. Ce paragraphe fut biffé et remplacé par celui-ci beaucoup moins explicite

« Suivant les titres de propriété en vertu des divers actes et titres translatifs de propriété, maintenant livrés à l’acheteur en présence des dits notaires. »

On peut interpréter ce fait comme on le voudra, sans préjudice à qui que ce soit.

On pourrait cependant faire remarquer ici que, dans ses contrats d’acquisition de fiefs, l’oncle Conrad Gugy avait fait intervenir, sous une forme ou sous une autre, l’autorité publique, et que celui-là seul faisait exception.

Dans ce temps-là, M. Louis Gugy était lancé dans la vie officielle ; les fonctions honorables qu’il exerçait, absorbaient beaucoup plus son attention que l’administration de ses riches et belles propriétés foncières. Parfaitement instruit des choses du monde, il avait, comme son oncle, le don des langues et des manières engageantes. La haute société anglaise admirait son élégance distinguée, ses goûts raffinés, sa politesse exquise et les faveurs lui arrivaient sans efforts ; l’expression d’un désir suffisait. Il fut nommé shérif du district des Trois-Rivières, peu de temps après son arrivée en Canada. En 1812, il se démit de cette charge, et prit du service militaire pour défendre la colonie contre l’invasion américaine.

Ensuite, il obtint un siège dans la chambre d’assemblée ; puis un peu plus tard, il fut nommé membre du Conseil législatif. Il finit sa carrière publique comme shérif du district de Montréal.

Ces différentes fonctions ne lui laissaient, sans doute, que peu de temps à passer au milieu de ses censitaires d’Yamachiche, où il avait cependant un manoir. Ses enfants n’y ont été connus que dans leur petite jeunesse. Il était respecté, et n’a pas laissé de souvenir fâcheux à ses voisins.

Il mourut à Montréal, en juillet 1840.

De son mariage avec Juliana Connor, fille d’un médecin de ce nom, il avait eu deux fils, dont l’un, nommé Thomas, mourut jeune et brillant avocat, après avoir servi dans la guerre contre les Américains. Barthelemiew Conrad Augustus Gugy, son second fils, resta seul héritier de tous ses biens et de ses dettes. Il devint alors propriétaire de nos seigneuries de Machiche et de la Rivière-du-Loup, Grandpré, Grosbois et Dumontier. Il en était encore seigneur au temps de l’abolition du régime féodal en Canada, en 1854. Il était fidèle à collecter ses rentes, mais nous ne croyons pas qu’il ait jamais eu recours à des procédés vexatoires. Plus sage administrateur de ses affaires personnelles que l’avait été son père, il n’a pas laissé à ses héritiers de grosses dettes à payer, mais des rentes à recevoir.

Dans la vie publique, comme avocat, comme colonel de milice, comme commissaire et président de la cour des sessions de la paix, comme adjudant général et ensuite comme membre du parlement, il a toujours fait grande et belle figure. Il n’a jamais été, croyons-nous, un ennemi haineux des Canadiens-Français, mais il n’a pas été populaire parmi eux, parce qu’en politique il épousait généralement les causes et les sentiments des Anglais de son temps contre nous. Ces sentiments alors étaient beaucoup plus hostiles et injustes qu’aujourd’hui.

Quoique d’origine suisse et Canadien de naissance, il était ce qu’on appelle maintenant, Britisher to the core, « Anglais jusqu’à la moelle des os. » Il avait du sang huguenot dans les veines et cependant le fanatisme religieux n’a jamais paru au fond de son caractère. Il était plutôt indifférent en cette matière.

Il mourut le 18 juillet 1876, à sa résidence de Beauport ; et avec lui le nom de Gugy a disparu du Canada. Il n’avait plus que deux filles.