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Les bases psychologiques de la religion

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LES BASES PSYCHOLOGIQUES DE LA RELIGION


S’il est une notion dont tous les penseurs sincères et les travailleurs réfléchis reconnaissent aujourd’hui la justesse et l’importance, c’est à coup sûr celle de l’étroite parenté qui unit les unes aux autres les diverses branches du savoir humain : l’unité de la science est devenue un véritable axiome. Mais, parmi les différents groupes de nos connaissances, il n’en est aucun dont les éléments soient plus intimement reliés entre eux, et qui constitue plus complètement ce qu’on peut appeler une famille scientifique, que celui qui prend pour objet les manifestations de tout ordre des êtres organisés, depuis les phénomènes les plus élémentaires de la vie jusqu’aux produits les plus complexes de la pensée. Les trois genres de cette famille, la physiologie, la psychologie et la sociologie, ont en commun les problèmes à poser et les méthodes à suivre, et les deux derniers sont condamnés à la stérilité, s’ils veulent se donner, vis-à-vis du premier, une indépendance illégitime. C’est ce qu’on a compris depuis assez longtemps pour la psychologie ; on s’en rend plus difficilement compte pour la sociologie. La complexité des données sur lesquelles cette science s’appuie, le caractère dérivé des phénomènes dont elle s’occupe, et qui sont en quelque sorte des effets d’effets, ont voilé ses affinités naturelles, et l’ont momentanément isolée du groupe de la biologie. Mais cet isolement, qui était contraire à toutes les analogies, devait bientôt cesser. On comprend clairement à présent que tous les faits sociaux sont, en définitive, des manifestations de la vie, et que, la vie obéissant toujours aux mêmes lois, qu’elle soit collective ou individuelle, c’est du point de vue de la biologie que les faits doivent être étudiés, expliqués, appréciés. Aucun chapitre des sciences sociales ne peut échapper à cette condition : que les faits soient d’ordre philologique, technologique, esthétique, moral ou religieux, les mêmes nécessités s’imposent au chercheur. C’est ce que nous voudrions montrer, ou du moins rappeler, pour ce qui concerne les manifestations religieuses. La science des retirions, qui forme une des parties les plus importantes de la science de la culture — c’est-à-dire de l’étude des produits divers se rattachant au développement de la civilisation — est de date assez récente. On s’était sans doute depuis longtemps occupé des religions et de leur histoire ; mais on n’avait pas encore songé à faire de ces études un corps de doctrine ; on n’avait pas essayé de fixer des principes précis capables de diriger les recherches, ni de formuler des lois reliant les résultats obtenus à l’ensemble de la science du monde. Récemment, on l’a tenté de plusieurs côtés, et en se plaçant à des points de vue divers. A-t-on réussi dans ces entreprises ? L’unité systématique de cette branche du savoir est-elle constituée ? Existe-t-il vraiment aujourd’hui une science des religions ? Il est permis d’élever quelques doutes à cet égard, et de juger les synthèses proposées jusqu’ici quelque peu artificielles et superficielles. Pourquoi les résultats obtenus sont-ils contestables, et comment pourraient-ils le devenir moins c’est ce que nous voudrions chercher dans les pages suivantes.

I

L’objet de la science religieuse, si un tel titre n’est pas illusoire, doit être d’expliquer les religions, ou d’en rendre compte conformément aux conditions de toute analyse scientifique. Elle doit pour cela : 1o déterminer, au sein des manifestations religieuses, un certain nombre de règles les dominant toutes ; 2o ramener ces règles à des lois d’ordre plus général et plus simple. C’est en effet le double devoir de toute science, d’une-part, d’unifier autant que possible les faits qu’elle se donne pour objet ; d’autre part, de rapporter ces faits ainsi unifiés à leur cause immédiate. Mais dans quel domaine faut-il aller chercher les lois élémentaires dont les règles du développement religieux soient des applications ? Ce ne peut être évidemment que dans le sujet même qui sert de théâtre à ce développement, c’est-à-dire dans l’homme pensant et agissant. C’est donc la connaissance des phénomènes généraux de l’intelligence, ou, mieux, de l’activité humaine, qui seule peut nous livrer le secret des religions. L’étude des causes dans l’individu précède nécessairement l’étude des effets dans l’espèce. Comme la psychologie se réfère naturellement à des formules physiologiques, et la physiologie à des formules physico-chimiques, tout chapitre de la sociologie est, en quelque sorte, le commentaire d’un énoncé psychologique. Et cette condition du savoir a son fondement dans la nature des choses : si le supérieur doit se ramener à l’inférieur, c’est que chaque classe de phénomènes prend naissance dans la classe qui la précède immédiatement dans l’ordre de la complexité croissante, c’est qu’une manifestation donnée est toujours l’épanouissement d’une manifestation moins élevée.

Ainsi, chercher un fait général qui exprime l’essence de tous les faits religieux, et dont ceux-ci puissent être considérés comme des modifications évolutives, puis rattacher ce fait général à la constitution même de l’esprit en déterminant les relations qu’il soutient avec elle : voilà le but théorique de la science des religions. Le seul procédé qui lui convienne, peut-on dire encore, consiste à pousser l’analyse des éléments religieux jusqu’à des données psychologiques, ou, ce qui revient au même et peut servir de preuve à l’opération précédente, à faire la synthèse des éléments religieux en partant de données psychologiques. Toute autre méthode est extra-scientifique, et ne peut conduire qu’à des résultats descriptifs, sans jamais fournir d’explication proprement dite.

Ceci admis, l’objet de notre travail est de déterminer, en nous plaçant à un point de vue purement général et théorique, quelles sont les lois mentales qui dominent le développement religieux, quelles sont les formules, à la fois psychologiques et sociologiques, qui, en énonçant des faits simples de l’esprit, expriment en même temps les éléments ultimes de toute religion. Trouver exactement ces formules, ce serait donner à notre science les principes directeurs que nous réclamions tout à l’heure pour elle et sans lesquels elle manque forcément de sûreté dans ses démarches et d’unité dans ses inductions. Nous ne nous flattons certes point d’avoir pleinement touché le but ; tout ce qu’il nous est permis d’espérer, c’est que les réflexions suivantes jetteront peut-être quelque lumière sur cet obscur problème, et en prépareront la solution future. Mais, avant d’exposer notre propre hypothèse, il faut dire quelques mots des théories précédemment émises, théories qui sont toutes, à nos yeux, insuffisantes et factices.

On peut ramener à deux classes principales les hypothèses présentées jusqu’ici pour rendre compte de l’origine des religions : d’une part, les hypothèses cosmologiques et philologiques, d’autre part, les hypothèses métaphysiques ou rationalistes. — D’après les premières, la religion consiste essentiellement dans une personnification des forces de la nature, personnification qui a eu pour instrument le langage, et pour résultat le culte. L’homme, en relation quotidienne avec les phénomènes naturels et les existences qui en sont le support, aurait commencé par isoler de ces existences certaines qualités qui le frappaient particulièrement, et qui étaient désignées dans la langue par un adjectif ; substantivant ensuite ces adjectifs, il aurait transformé les qualités en entités, et fait subir aux objets de son intelligence une évolution semblable à celle qu’avaient opérée leurs signes ; enfin, en vertu de la tendance qui le porte à traiter les choses comme des personnes, ou, si l’on veut, par un raisonnement d’analogie qui l’a conduit à voir des forces libres là où il n’y avait que des effets nécessaires, il s’est agenouillé devant ces forces hypothétiques et a adoré ses propres créations.

Qu’il y ait une part de vérité dans ces théories, c’est ce que nous ne contestons nullement. Il est fort vraisemblable, en effet, que l’observation des phénomènes extérieurs ait joué un rôle important dans la formation des mythes, et que le culte ait eu partiellement pour origine des jugements erronés d’analogie. Mais cela suffit-il pour expliquer la religion, pour en découvrir le fond intime et la raison dernière ? Cette genèse empirique n’a-t-elle pas besoin d’être complétée par autre chose ? Les partisans de l’hypothèse rationaliste l’ont cru, et nous le croyons avec eux ; seulement, nous ne pouvons les suivre dans la voie métaphysique qu’ils ont prise.

Ces théoriciens placent, à la base de toute religion, l’idée de Dieu ou d’absolu. Pour eux l’homme est un être essentiellement doué de raison, et dont le développement mental a son point de départ nécessaire dans des conceptions rationnelles. Ce n’est qu’à propos des phénomènes particuliers, disent-ils, que l’esprit humain pense au général ; mais le général préexiste en lui. L’observation des faits de la nature n’a donc pu être que la condition de la création des dieux ; au vrai, l’homme les portait virtuellement en lui-même. Ce qu’il a adoré, ce n’est pas le feu concret du ciel ou de la terre, c’est le feu idéal qui se manifeste par le premier ; ce qu’il a invoqué, ce n’est pas l’être fictif qui réside dans l’objet, c’est le noumène qui est la condition transcendante de cet objet. Ainsi, une notion rationnelle dont l’expérience a fourni la matière, mais qui doit sa forme à une faculté plus haute, puis une figure idéale dans laquelle la notion s’est incarnée pour l’imagination, enfin un culte rendu en apparence à cette figure symbolique, mais qui s’adresse au fond à l’idée dont elle est le vêtement telle est la véritable embryologie des religions.

D’après le court exposé qui précède, on voit qu’on peut distinguer, dans chacune de ces théories, trois divisions ou trois cadres qui sont censés correspondre à trois phases du développement religieux, et qu’elles remplissent respectivement de la manière suivante :

I. Théorie cosmo-philologique : 1o le point de départ est une épithète attribuée à un objet naturel et désignant une de ses énergies ; 2o cette épithète est substantialisée, c’est-à-dire que l’énergie connotée par elle est distinguée de son sujet d’inhérence, puis le substantif ainsi formé devient nom propre, c’est-à-dire que la force abstraite devient dieu ; 3o ce dieu est imaginé comme semblable en nature aux personnes humaines et devient l’objet d’un culte.

II. Théorie métaphysique : 1o le point de départ est la notion d’une réalité transcendante, ayant son origine immédiate dans la raison comme faculté distincte ; 2o cette notion prend un caractère concret aux yeux du sujet, composé d’imagination en même temps que de raison, et elle se transforme ainsi en symbole ; 3o ce symbole engendre naturellement un rite en conformité avec sa propre nature, et s’adressant aux éléments contenus dans l’idée primitive.

En un mot, expérience sensible, abstraction verbale, pratique entraînée par cette abstraction, voilà l’esquisse de la genèse religieuse pour la première théorie ; opération rationnelle, intervention de l’imagination, acte en relation avec le produit de deux premiers facteurs, voilà cette esquisse pour la seconde. Dans les deux cas, le point de départ est tout intellectuel, l’activité du sujet n’intervient que comme corollaire et complément de représentations objectives. On suppose que l’homme commence par percevoir ou concevoir, puis imagine, et finalement agit.

Avant d’examiner si un tel schéma peut s’accorder avec les données de la psychologie générale, nous ne pouvons nous empêcher de remarquer dès l’abord le caractère éminemment artificiel des théories proposées, et d’appréhender par avance qu’une explication reposant sur de telles bases ne soit illusoire. L’hypothèse métaphysique, par exemple, fait commencer l’évolution religieuse par une idée abstraite ; elle suppose, avant toute immixtion de l’imagination et de la volonté, l’affirmation d’un être de raison, c’est-à-dire un acte essentiellement complexe et dérivé, qui implique une foule d’associations préalables. Or, tout le monde sait que le développement mental en général se fait dans le sens de l’induction, c’est-à-dire en allant de la partie au tout, du concret à l’abstrait. Est-il vraisemblable que la religion suive une marche opposée, et prenne pour point de départ ce qui est d’ordinaire le point d’arrivée ? De son côté, l’hypothèse philologique fait dériver les créations religieuses de simples métaphores, de jeux de mots, on dirait presque de quiproquos. Est-ce là une supposition naturelle et conforme au caractère de la science ? Est-il admissible que des institutions ayant joué un rôle tellement important dans l’histoire de l’humanité, aient eu pour origine de pures comparaisons, et reposent, en quelque sorte, sur un amusement du langage ? Bref, l’une des hypothèses fait de la religion un ensemble de conceptions métaphysiques, l’autre en fait un système de métaphores, aucune n’en fait ce qu’elle est réellement : une chose concrète et vivante. Elles ne peuvent donc pas ne point paraître quelque peu factices, même aux yeux d’un observateur superficiel. Mais ce n’est pas là l’objection la plus profonde que nous ayons à leur adresser. Leur défaut capital, à nos yeux, est de nature plus générale, et consiste en ce qu’elles tendent à faire de la religion un fait inexplicable au point de vue de l’histoire naturelle, une sorte de non-sens biologique. Nous allons tâcher de le faire voir.

Un des grands principes de la conception scientifique du monde organisé est celui auquel on peut donner le nom de principe d’utilité, et qui forme, pour ainsi dire, le produit de deux facteurs, l’adaptation et la sélection. Voici comment on peut le formuler. Tout organe, toute fonction, tout instinct, en un mot, toute manifestation de la vie ne peut se développer dans une race que si elle offre un avantage quelconque à ses représentants, et la puissance avec laquelle elle s’établit chez eux est exactement proportionnelle à son degré d’utilité. En d’autres termes, puisque la loi génératrice des forces physiques et psychiques est l’adaptation au milieu, puisque rien de stable ne peut se constituer dans les individus ni dans les espèces qu’à la condition de favoriser cette adaptation, tout ce qui ne concourt pas à la produire, directement ou non, est destiné à être éliminé, et devient un développement aberrant qui s’épuise rapidement lui-même. La sélection naturelle, dont l’empire universel sur les êtres vivants ne saurait être contesté, veut donc que tout, dans l’organisme, ait une signification adaptive, et serve, d’une façon ou d’une autre, à le mettre en équilibre avec le milieu.

Or, quelle sorte d’utilité peut-on accorder, à cet égard, aux dogmes et aux cultes conçus d’après les types convenus ? Quelle relation peut-il exister entre une représentation figurative des objets et des forces de la nature et l’adaptation réelle à ces objets et à ces forces ? En quoi le peuple qui conçoit l’agent lumière sous la forme d’un dieu et qui lui rend un culte s’adapte-t-il mieux à l’agent lumière que le peuple qui s’épargne ces frais d’imagination ? ou encore, en quoi la représentation d’un absolu qui n’entre jamais en communication avec nous et reste étranger à la sphère des phénomènes peut-elle faire avancer nos affaires en ce monde ? Loin d’être une condition de culture, la religion ainsi entendue devient un obstacle au progrès, un produit parasitaire, une vraie maladie de l’espèce. Dès lors elle devrait être, semble-t-il, l’apanage des races inférieures et des peuples dégradés ; elle mesurerait exactement le degré de la barbarie, et le progrès de la culture serait en raison inverse de sa propre extension. Or, l’histoire nous montre au contraire que, jusqu’à présent du moins — car la loi, comme nous le verrons, peut perdre sa valeur pour l’avenir — les peuples les plus civilisés ont été en même temps ceux chez lesquels la religion s’est le plus développée. Partout les dogmes et les cultes apparaissent comme des éléments promoteurs de l’évolution sociale. Il faut donc, si nous ne voulons pas rester en face d’un problème insoluble, que nous changions nos positions, et que nous cherchions ailleurs les éléments de la religion.

Reprenons le problème sous une autre forme (il vaut la peine d’y insister), et demandons au lecteur la permission de nous poser la question suivante : Étant donné un animal doué d’intelligence et d’activité, capable de s’adapter indéfiniment au milieu et de créer en lui des relations de plus en plus complexes, répondant aux relations extérieures, en supposant de plus que cet animal doive acquérir une religion, quelle sera nécessairement la forme générale de cette religion, quel rôle devra-t-elle jouer dans la vie de l’être, à quels éléments ultimes pourra-t-elle être réduite ? Pour répondre à une semblable question, ferons-nous la supposition suivante : l’animal, en communication constante avec les objets du milieu, doué d’ailleurs du langage, commencera par donner un nom aux qualités qui l’intéresseront spécialement, isolera ensuite ces qualités de leurs supports et les transformera en entités ; enfin, par un raisonnement d’analogie qui retentira sur sa conduite, traitera comme des personnes les produits de son imagination ? Tout naturaliste éclairé arrêterait aussitôt l’auteur d’une telle hypothèse, et lui ferait observer que ce développement mythique supposé chez l’animal, ne lui fournissant aucun moyen de mieux s’adapter aux choses ni de mieux soutenir la concurrence vitale, serait très rapidement enrayé et s’éteindrait dès les premières générations.

La même objection se présenterait tout naturellement sur ses lèvres si, au lieu de faire la supposition précédente, on essayait de construire la religion de l’animal avec des éléments rationnels et des archétypes platoniciens. Cette superfétation d’idéaux paresseux, cette adoration qui ne s’adresserait qu’à des fantômes et ne mettrait l’animal en équilibre avec aucune réalité, tout cela lui paraîtrait d’une parfaite invraisemblance. Si notre naturaliste voulait à son tour esquisser une synthèse de la religion demandée, il chercherait évidemment à lui donner un caractère tel, que son utilité dans la vie progressive de l’animal fût intelligible, et qu’on pût apercevoir en elle une nouvelle condition de l’adaptation. Comment on peut donner à une religion un pareil caractère, c’est ce qu’il n’est pas encore temps de rechercher. Tout ce que nous avons voulu montrer jusqu’à présent, c’est que les hypothèses ordinaires sur l’origine des dogmes et des cultes, qu’elles soient cosmologiques ou ontologiques, sont en désaccord manifeste avec les lois de l’histoire naturelle, et tendent à faire de la religion un fait biologiquement inexplicable, un développement hors cadre dont la présence générale et la durée deviennent incompréhensibles. Comment, encore une fois, des mythes dont la seule fonction est de donner une forme poétique aux expériences externes, ou de symboliser un objet situé en dehors du monde de l’action, comment des cultes fondés sur ces mythes peuvent-ils contribuer en quoi que ce soit à l’adaptation de l’espèce ? et s’il n’y contribuent en rien, comment peuvent-ils se fixer par l’hérédité et s’ériger en faits spécifiques ?

La religion que nous voulions donner à notre animal hypothétique ne saurait donc être aucune de celles qu’on nous a proposées. Or, la conclusion que nous venons de tirer pour un cas vaut évidemment pour tous. Il n’y a aucune raison pour isoler l’homme du reste des animaux, ni pour assigner à son progrès social des lois autres que celles de l’évolution biologique en général. La civilisation humaine, aux yeux de la science, ne peut être qu’une forme particulière de l’adaptation. Si donc l’homme est ou a été un être religieux, c’est d’une autre façon et en un autre sens que les doctrines courantes ne l’admettent.

Les remarques précédentes vont nous aider à découvrir le nœud du problème, en nous montrant le défaut fondamental des théories examinées jusqu’ici. Ce défaut consiste en ce qu’elles ne semblent pas s’apercevoir que le fait dont elles ont à déterminer l’origine est un fait qui se passe dans certains organismes, et qui doit par conséquent s’expliquer par les lois de ces organismes. Au lieu de chercher en dehors de l’homme, comme elles le font, le point d’appui de la religion, il fallait évidemment commencer par scruter le terrain même sur lequel elle a crû, en fixer la composition avant d’en étudier les produits ; il fallait, au lieu de s’adresser à la physique ou à la métaphysique, s’adresser, comme nous l’avons dit au début, à la psychologie. La religion étant un fait humain, un produit de l’homme qui pense et qui agit, c’est aux lois de la pensée et de l’action qu’on doit en demander l’explication. Quiconque aborde l’étude des religions sans notions psychologiques préalables, n’a pas à sortir du domaine des descriptions et des classifications : la question des origines lui est nécessairement fermée. Autre chose est l’exposition des phénomènes religieux, autre chose la détermination de leurs lois ; le premier problème est l’ordre historique, le second, d’ordre mental. C’est donc du point de vue de la science mentale qu’il doit être posé, avec les ressources de la science mentale qu’il doit être résolu.


II

Les inconvénients de toute méthode qui n’est pas celle-là sautent aux yeux dès le premier regard. Comme il est facile de s’en apercevoir, les éléments auxquels on a cru pouvoir ramener les religions sont exclusivement formels et représentatifs. On ne s’est même pas posé la question de savoir si les faits représentatifs peuvent acquérir par eux-mêmes un caractère de plénitude et d’indépendance, s’ils n’ont pas besoin d’être étayés et complétés par d’autres faits, si, par suite, toute explication réelle des manifestations de l’esprit ne doit pas se référer à une couche plus intime et plus profonde que la leur. La nature primitive et la valeur absolue des représentations (sans lesquelles toute genèse fondée sur elles est illusoire), a été implicitement admise, sans aucune discussion préalable, par les théoriciens de la religion. Ils ne se sont nullement demandé si le représentatif (perceptif ou rationnel) n’implique pas le pratique, si toute forme consciente n’enveloppe pas une matière inconsciente inhérente au sujet même. Par là leur œuvre était destinée à rester incomplète et artificielle ; il y a donc lieu de la refaire en s’appuyant sur les lois générales de la psychologie. Il faut, après avoir acquis une idée exacte du fonctionnement général de l’esprit et des relations réciproques entre les diverses classes de faits psychiques, tâcher de reconstruire avec de telles données le fond nécessaire de toute religion ; il faut chercher ce que la religion peut être, après s’être enquis de ce qu’est le milieu où elle vit. C’est ainsi seulement qu’on peut donner à ces études un but positif et un sens précis : nous voudriont indiquer en quelques mots comment il nous semble qu’on pourrais les diriger.

La loi générale qui domine toute la psychologie, d’après les vues actuelles, est la subordination universelle de l’activité consciente à l’activité inconsciente, loi qui est elle-même le corollaire de la suivante : L’acte réflexe est le type de l’activité psychique. En effet, les recherches biologiques des dernières années ont profondément modifié les anciennes idées sur la conscience, et le vieux problème des rapports de l’âme et du corps se présente aujourd’hui sous un aspect tout nouveau. Tandis qu’autrefois on supposait avec Descartes une substance spirituelle placée derrière les organes et se servant d’eux comme un musicien se sert de son instrument, ou tout au moins avec Spinoza une série psychique radicalement distincte de la série physiologique, quoique rigoureusement parallèle à celle-ci, maintenant on incline à penser que toutes les actions dont les organismes, animaux ou humains, sont le théâtre, peuvent s’accomplir suivant deux modes, le mode conscient et le mode inconscient, et que rien d’essentiel n’est changé en elles quand le second se substitue au premier. En d’autres termes, le système nerveux, y compris le cerveau, est un instrument à deux jeux, qui joue les mêmes airs sur l’un et sur l’autre, et qui, en échangeant l’un contre l’autre, ne modifie que le timbre de ses effets. S’il en est ainsi, il est évident que le fond des manifestations psychiques doit consister dans la partie commune au mode conscient et au mode inconscient, c’est-à-dire dans l’activité elle-même, dans la réaction de l’organisme contre le milieu, et n’est nullement borné à la partie propre au mode conscient, c’est-à-dire à la représentation de l’activité, à l’idée de la réaction. La conscience n’est, par suite, qu’un élément surajouté, un perfectionnement du phénomène : elle n’en constitue pas l’essence. L’animal, peut-on dire — et notre définition s’applique, bien entendu, à l’homme — est un être réagissant sans cesse contre les circonstances ambiantes, avec une précison plus ou moins grande suivant le degré d’évolution de son organisme, et qui se consacre à cette adaptation continue, tantôt à la façon d’un pur automate, sans en acquérir aucune notion, tantôt avec le concours d’une lumière interne et en se donnant son activité en spectacle. Bref, des actions réflexes, simples et composées, capables de rester au-dessous de l’horizon de la conscience ou de s’élever au-dessus, en conservant, dans les deux situations, la même nature intime : telle est, pour la science positive, la définition de l’activité psychique.

Mais, dira-t-on, que devient, dans une telle conception, le rôle de la conscience ? Comment en expliquer la genèse et quelle valeur lui accorder ? D’où naît et que vient faire cet élément surérogatoire, cette complication en apparence inutile ? À quel foyer s’allume cette lumière, et pourquoi vient-elle éclairer la scène ? La science n’est pas complètement hors d’état de répondre à ces graves questions, quoique ses réponses n’aient pas encore la précision qu’on est en droit d’exiger d’elles. Résumons-les en quelques traits, car elles importent fort à notre objet, et nous seront plus tard d’une grande utilité.

En ce qui concerne l’origine de la conscience, l’explication peut suivre deux voies différentes : ou bien l’on essaye de découvrir les conditions physiologiques elles-mêmes qui déterminent son apparition, l’élément biologique qui s’ajoute aux éléments préexistants lorsque l’activité du sujet devient consciente ; ou bien l’on se borne à chercher quels sont, relativement à ce sujet, les caractères de l’action qui font que son exécution est nécessairement accompagnée de conscience. Le premier mode d’explication est évidemment seul de nature à satisfaire complètement l’esprit, puisque seul il remonte aux causes mêmes ; mais les résultats des recherches scientifiques sont encore trop incertains sur ce point pour qu’il soit utile de les exposer. Contentons-nous d’exposer brièvement les données auxquelles a conduit la seconde méthode.

Pour qu’un acte puisse être affirmé comme capable de s’exécuter sans conscience chez un être, il faut que la connaissance exacte du système nerveux de cet être permette à un observateur de prévoir ce que l’acte sera nécessairement ; dans tous les cas où une telle prévision est impossible, et où l’adaptation — qu’elle soit entièrement nouvelle ou résulte d’une modification d’anciennes adaptations — ne résulte pas immédiatement de la structure générale du système nerveux, il y a tout au moins présomption que la conscience apparaîtra. On voit, à ce compte, comment un seul et même acte peut se produire avec conscience chez un être, sans conscience chez un autre, et comment le même être peut, à diverses époques de sa vie, occuper les deux situations vis-à-vis d’un acte donné. Ainsi, est inconscient tout ce qui trouve dans l’organisme un mécanisme tout préparé ; est conscient tout ce qui a besoin, pour s’exécuter, d’une combinaison nouvelle des éléments nerveux. La condition d’apparition de la conscience consiste donc, en dernière analyse, dans l’indétermination de la structure nerveuse relativement à l’acte virtuel, indétermination qui se traduit dans le moi par le choix et par l’effort.

Nous allons comprendre, à présent, quel est le rôle de la conscience dans l’activité psychique, et ce qu’elle peut y ajouter. Puisque son apparition signale l’exécution d’un acte que la constitution présente du système nerveux (nous disons la constitution, et non l’état) n’explique pas directement, et vis-à-vis duquel ce système est morphologiquement (non pas physiologiquement) indéterminé, on est en droit de dire que, toutes les fois qu’il y a conscience, il y a production d’une adaptation nouvelle, genèse entre les éléments nerveux d’une relation qui n’existait pas encore. Or, cette relation ne va pas se détruire aussitôt après sa formation : elle s’enregistrera dans l’organisme et changera l’équilibre général du système, en introduisant un nouveau facteur dans la production des actions subséquentes. Par suite, tandis que l’activité inconsciente laisse l’organisme dans l’état préalable et ne devient le point de départ d’aucun nouveau développement, l’action consciente est modificative, et sert de noyau, en quelque sorte, à une nouvelle évolution ; elle pose la première pierre d’un édifice qui s’élèvera sous sa direction, pour disparaître d’ailleurs, une fois l’édifice achevé, c’est-à-dire une fois la nouvelle adaptation constituée à l’état de mécanisme. L’automatisme pur n’est donc nullement la conséquence de la théorie scientifique de la conscience. Celle-ci, comme on l’a dit, ne se contente pas d’éclairer, elle ajoute ; elle ne signale pas seulement l’activité présente, elle est un élément d’organisation et de direction pour l’activité future. Par la conscience, l’être empiète, pour ainsi dire, sur sa propre vie ; il devient partiellement le maître de sa propre évolution ; il acquiert l’aptitude au progrès. En un mot, créer de nouvelles adaptations au moyen des adaptations préexistantes, voilà ce que fait la conscience, et cela, sans troubler en rien l’action des lois mécaniques et par la seule vertu d’une des applications de ces lois : l’enregistrement des états nerveux dans l’organisme. Retenons ces conclusions, qui, je le répète, nous serviront bientôt.

Nous venons de voir que, pour la science, l’élément essentiel de la vie physique est l’activité, ou la faculté de répondre aux excitations du milieu par des réflexes appropriés, et que la représentation de l’activité à la conscience n’est qu’un élément, utile sans doute, mais secondaire, de cette vie. L’idée, pourrait-on dire, n’est qu’une phase de l’acte la phase pendant laquelle l’acte, ne trouvant pas dans l’organisme un mécanisme approprié, oscille, avant de s’exécuter, entre plusieurs directions. L’inconscient domine donc l’idée de part et d’autre : il lui préexiste comme matière première de l’organisation commençante, il lui survit comme résultat de l’organisation achevée. L’idée est l’accompagnement d’une évolution en cours ; elle marque la naissance et les progrès d’un mécanisme qui se constitue : avant, elle n’est pas encore ; après, elle n’est plus. C’est un moment de l’histoire mentale, ce n’est pas le mental lui-même. Par suite, toute manifestation psychique d’ordre général et qu’on doit regarder comme plongeant ses racines jusqu’aux éléments ultimes de l’esprit, ne peut être expliquée d’une façon adéquate que par des données différentes des représentations conscientes. Si la conscience n’est pas le fond de notre être, ce ne peut être d’elle que proviennent les effets généraux de notre activité. En un mot, la représentation à tous ses degrés, depuis la sensation la plus obscure jusqu’à l’idée la plus abstraite, ne peut servir de base à aucune des branches fondamentales du développement humain. La partie intellectuelle de notre être, n’étant que la forme de nous-mêmes, ne peut expliquer rien d’essentiel en nous. C’est aux éléments matériels, c’est-à-dire actifs ou pratiques, de notre organisation mentale, qu’il faut demander le secret de toutes nos manifestations spécifiques, de tout ce qui constitue vraiment chez nous une habitude sociale. Or, comme la religion rentre manifestement dans cette catégorie de faits, son explication doit être cherchée là où de pareils faits ont nécessairement leur point d’appui. Si les phénomènes religieux sont réellement des phénomènes mentaux enregistrés et organisés dans l’espèce, c’est dans les régions où le mental s’enregistre et s’organise qu’on peut en découvrir l’origine ; et ces régions, encore une fois, ce ne sont pas celles de la représentation, ce sont celles de l’action.

Nous comprenons à présent comment la psychologie peut éclairer nos investigations et modifier le sens de nos recherches. Elle a montré avec évidence au lecteur, si nous avons été pour elle de fidèles interprètes, la nécessité de trouver à la religion un fondement, non objectif et représentatif, mais subjectif et pratique. Ce premier point acquis, essayons de découvrir comment on peut faire la détermination d’une telle base, et de quelle façon alors on doit présenter la formation des religions.

III

Il s’agit, comme nous l’avons dit, de trouver à la religion un fondement subjectif et pratique. Or, ce fondement, où pouvons-nous le chercher ? Sera-ce dans l’activité individuelle et dans l’adaptation personnelle de l’homme au milieu qui l’entoure ? Est-ce la correspondance des connexions de mon organisme avec les connexions externes qui pourra me fournir un élément capable de s’ériger en croyance ? Non, et voici pourquoi.

Parmi les relations que mon être soutient avec le milieu et qui déterminent à chaque instant mon équilibre organique et mental, il y en a de deux sortes : les unes qui me sont propres, c’est-à-dire qui n’ont lieu qu’entre mon individualité, placée en un point déterminé de l’espace et agissant à un moment donné du temps, et le milieu immédiat, et qui disparaîtraient ou changeraient de nature si un autre sujet se substituait à moi ; les autres qui me sont communes avec le reste des hommes, ou tout au moins avec ceux qui vivent à la même époque et habitent des régions analogues. Les premières sont les éléments de mon adaptation personnelle et n’influencent que ma vie propre ; les autres sont des éléments de l’adaptation collective et me régissent comme être social. Or, de ces deux sortes de conditions, les premières sont évidemment inaptes à fournir un fondement stable à aucune croyance. Je ne saurais, en effet, en vertu de leur nature même, me les représenter sous des traits constants, ni en faire des images qui donnent prise au souvenir. Elles sont d’essence éminemment fugitive ; elles se modifient à chaque instant ; elles échappent de toutes parts à ma conscience, qui ne peut les prévoir ni les fixer.

Les secondes, au contraire, peuvent devenir pour moi l’objet d’une image déterminée ; je puis les concevoir en faisant abstraction de ma personnalité actuelle, puisqu’elles sont, par définition, susceptibles de se manifester entre le milieu et un sujet quelconque, puisque leur existence n’est attachée à la présence d’aucune individualité. Ainsi, des deux sortes de relations qui entrent comme facteurs dans ma vie, ce sont les relations générales et spécifiques qui seules peuvent offrir une matière à ma réflexion et se transformer en croyances. Autrement dit, les conditions de l’adaptation spécifique sont les seules à pouvoir être détachées du cours des choses, fixées dans une image unique et reproduites sous des traits durables. Par suite, les éléments pratiques et subjectifs qui devront former le noyau des religions ne pourront être que des portions de la conduite collective, isolées par abstraction du reste et devenues des termes spéciaux de la pensée.

En résumé, les éléments de la conduite individuelle, répondant à des conditions toujours changeantes, se transforment continuellement eux-mêmes et se succèdent dans un perpétuel devenir ; les éléments de la conduite sociale, au contraire, offrent une stabilité relative, répondant à la stabilité des conditions de développement de l’espèce. Mais l’homme n’agissant jamais que comme personne ou comme partie de la société, ce ne peut être que soit son activité personnelle, soit son activité sociale, qui contienne le fondement pratique dont nous avons besoin. Donc, puisque la première source est écartée, il ne nous reste à puiser qu’à la seconde. Par suite, c’est les dans la conduite collective que se trouvent, en fin de compte, origines des manifestations religieuses. — Ce résultat, obtenu par des voies si simples, est pour nous de la plus haute importance, et il porte en germe toute notre genèse des religions. Nous n’aurons, en effet, pour opérer cette genèse, qu’à prendre pour point de départ les éléments de la conduite collective : nous devrons pouvoir, si nos prémisses sont exactes, en déduire aisément les parties essentielles des religions. Essayons de le faire d’abord pour la partie la plus apparente et la plus accessible, pour le mythe.

Le mythe, on le sait, est l’élément dogmatique de la religion. C’est l’affirmation d’une existence surnaturelle, la conception d’une forme divine, représentée soit absolument, soit dans une situation donnée. Eh bien ! comment, de notre point de vue, pouvons-nous comprendre la création de ces mythes, la formation dans l’esprit de ces images mentales qui constituent les divinités de tout ordre ? ou, ce qui revient au même, qu’est-ce que l’esprit se représente dans les mythes ?

À cette question, nos prémisses ne nous permettent de donner qu’une réponse : l’objet de l’image ne peut être que l’une des conditions de la conduite humaine, considérée en dehors de toute application déterminée ; le contenu de la croyance, c’est une circonstance de l’adaptation collective ; bref, ce que l’esprit se représente dans le mythe, ce sont les conditions de la civilisation, et le mythe lui-même n’est qu’une personnification de ces conditions. Par quels processus l’homme est-il arrivé à donner une forme personnelle à de tels éléments c’est une question que nous n’avons pas à aborder, parce qu’elle n’est pas spéciale à notre thèse et se pose aussi bien dans toutes les autres théories, et parce que sa solution ne dépend nullement de la façon de concevoir le contenu même de la religion : or, notre seul objet est précisément de déterminer ce contenu, de chercher quelles sont les choses qui sont personnifiées, les réalités qui sont divinisées. Ces réalités, nous le répétons, ce sont nécessairement des facteurs de la conduite collective, ou, ce qui est identique, des conditions de la culture.

Ainsi, ce que l’homme symbolise dans tout mythe, c’est une des choses qui permettent à la culture d’exister, à un progrès de se manifester, à l’état social de se développer. Par les dogmes il se donne en quelque sorte le spectacle de sa propre activité ; il se représente son action sociale ; il se pense comme être civilisé. Les dieux, peut-on dire, ne sont que les diverses faces de l’homme lui-même, en tant que membre d’un groupe à l’entretien duquel il contribue. Le système des croyances religieuses est l’image de la vie collective : il reproduit, dans ses traits généraux, ce qui perpétue et enrichit cette vie. On peut dire encore que la religion est l’intelligence sociale se représentant les conditions de développement de la volonté sociale : par elle, l’homme prend conscience de ses ressources morales, et s’affirme comme partie d’un tout destinée à promouvoir ce tout ; par elle il reconnaît que son existence a des lois et se rend ainsi capable de les accomplir ; bref, elle est l’idée de l’adaptation, le sens de la civilisation, sens dont les hallucinations sont les mythes.

Si le contenu du dogme est une loi du développement humain, on peut dire que l’objet de la croyance est ce développement même. Quand l’homme prête la réalité à l’image qui remplit sa conscience, il ne fait qu’affirmer sa propre existence comme sujet progressif ; en donnant son adhésion au mythe, il adhère à la loi de son être, et la force avec laquelle il confesse son Dieu est identique à la force avec laquelle il sent la nécessité de son développement intime. C’est donc à l’homme, en fin de compte, que la foi de l’homme s’adresse ; c’est à notre propre histoire que nous croyons, non à l’histoire de la nature Dieu, chose interne et pratique, c’est le sujet lui-même en voie d’évolution.

Le mythe naît donc de l’humanité et la reproduit dans son activité. Si maintenant nous voulons donner de sa genèse une formule précise en énonçant la loi mentale qui la régit, nous pourrons dire que cette loi consiste en ce que l’homme pense sous forme mythique ce qu’il fait comme être social. Avant la religion, l’homme agit déjà (car la civilisation est antérieure au dogme comme elle lui sera postérieure), mais sans se rendre compte de ses actes. Réfléchissant ensuite sur sa conduite, il l’aperçoit dans son caractère social ; alors, par un dédoublement spontané, il objective sa propre activité et se la représente sous la forme d’un être extérieur : de la sorte, il pense comme mythe ce qu’il accomplit comme acte, et la loi posée plus haut trouve son application. La formation du mythe tient donc, en dernière analyse, à la nécessité qui contraint l’homme, en une certaine phase de son évolution, à se représenter consciemment l’adaptation commencée dans l’inconscience. Nous n’avons point encore à déterminer l’origine et la portée d’une telle nécessité ; contentons-nous de la signaler comme étant la raison dernière du mythe et la loi la plus haute à laquelle nous puissions remonter à présent. — Occupons-nous maintenant de rechercher ce que va devenir le mythe une fois formé, et dans quelles limites il se développera.

D’après ce que nous venons de voir, un système de mythes ne pourra devenir complet que si aucune des circonstances essentielles qui concourent à la production et au maintien de l’état de culture n’y est omise, et si chacune y est représentée par un symbole approprié. Cette symbolique naturelle, composée de données qui correspondent chacune à un élément nécessaire de l’adoption, constitue précisément le fond commun des dogmes, au moins de ceux que professent les races appartenant au même mouvement historique et social. De même que, chez les espèces vivantes, la ressemblance des organes prouve l’identité des conditions d’évolution, chez les peuples, la parité des mythes prouve l’analogie des développements sociaux. La religion se trouve par là fournir un moyen fort exact d’apprécier les degrés de parenté et les relations évolutives des divers groupes de la famille humaine. Autant, par exemple, la comparaison des philosophies et, en général, des produits de l’intelligence pure est trompeuse à cet égard, autant est sûr le critère fourni par la religion. C’est que l’intelligence se constitue par une intégration soustraite à l’influence directe du milieu, et ne signale ni les changements externes ni les changements internes qui y répondent : de sorte qu’elle peut donner les mêmes produits chez des peuples à développements divergents, ou des produits différents chez des peuples à développements parallèles. Au contraire, la religion reflète les parties constitutives du milieu dans leur rapport avec le sujet, et traduit exactement l’état social ; de sorte que les mêmes mythes représentent forcément les mêmes réactions ethniques. En un mot, la religion sert d’écho à la vie concrète de l’espèce ; en elle s’enregistrent tous les mouvements par lesquels l’âme collective répond aux changements externes, si bien qu’elle devient une copie fidèle de l’évolution sociologique. Il n’est rien dans son contenu qui ne reproduise un événement, une habitude, une modification active de la race.

On voit en même temps combien doivent être complexes les images par lesquelles l’humanité religieuse symbolise sa propre histoire, et combien est grand le nombre d’éléments réels auxquels chacune d’elles peut correspondre. L’explication des mythes est, à coup sûr, infiniment moins simple que beaucoup ne le supposent, et là où on ne voit que l’énoncé d’une seule donnée, compliqué par des additions poétiques, il y a peut-être l’écho d’une infinité de choses distinctes. Pour fournir un compte rendu adéquat des dogmes, il faudrait posséder parfaitement l’histoire des générations chez lesquelles ils se sont formés ; il faudrait tenir un bilan exact de leurs progrès en tout ordre, en un mot, savoir ce qu’elles ont fait pour comprendre ce qu’elles ont cru. Peut-être l’explication détaillée d’aucun mythe n’est-elle actuellement possible. Mais si la science est obligée de reconnaître son impuissance en bien des cas, et si le détail lui échappe le plus souvent, elle peut cependant se tracer à elle-même certaines règles de méthode générale, déterminer quelques principes qui l’aident à organiser ses matériaux. Si notre hypothèse sur l’origine des mythes est vraie, on peut, en la prenant pour point de départ, imposer d’avance à ces mythes un certain nombre de classes dans lesquelles ils devront forcément rentrer, et préciser ainsi le champ des recherches. Parmi ces classes, en voici quelques-unes dont les relations logiques avec notre hypothèse s’aperçoivent de prime abord. C’est ainsi qu’il résulte de notre définition que les conceptions religieuses devront affecter autant de formes qu’il y a de groupes à distinguer dans les conditions de la civilisation ; or il est évident que ces conditions peuvent être de deux ordres : ou bien d’ordre externe et consister en une manière d’être du milieu, ou bien d’ordre interne et équivaloir à une disposition du sujet. Disons quelques mots de ces deux classes de conditions et des mythes qui s’y rattachent.

Qu’est-ce que les conditions objectives, et quel sera leur caractère commun ? Elles consisteront essentiellement en phénomènes ou en forces du milieu ambiant pouvant exercer sur la vie humaine une influence quelconque, et capables de concourir, d’une façon positive ou négative, au progrès social. De là une première catégorie de mythes, ayant pour contenu des existences cosmiques ; mais ces existences, remarquons-le bien, ne seront jamais transformées en mythes que par leurs côtés pratiques, et relativement à l’usage que l’homme peut en tirer ou au danger qu’il peut en craindre. C’est moins le milieu lui-même que la réaction contre le milieu qui est symbolisée. L’homme n’a que faire de personnifier de purs objets, et ne peut songer à diviniser la nature qu’autant qu’il voit en elle une collaboratrice ou une ennemie, c’est-à-dire une occasion d’adaptation. Ce n’est pas du soleil qu’il fait un dieu, ni même de la lumière ou de la chaleur dégagées par cet astre, c’est de la somme des avantages que peut lui procurer l’énergie solaire et de la relation qui naît ainsi entre elle et lui. L’élément aqueux ne l’intéresse que comme condition du développement des plantes et des animaux, ou encore comme moyen de transport. Il ne craindra l’atmosphère que pour les tempêtes qu’elle recèle ou les miasmes dont elle est chargée. L’orage, ce phénomène tant exploité par les mythologues, n’a de valeur pour lui que comme libérateur des eaux et antagoniste de l’ardeur céleste. Ainsi, c’est toujours le rôle joué par les éléments dans la vie humaine qui fait le contenu des mythes cosmiques, ce n’est jamais la chose elle-même ; la nature n’est divinisée que comme instrument du progrès : la religion ne connaît pas d’objet pur. En un mot, la façon dont le milieu agit sur l’homme et dont l’homme réagit contre le milieu (le premier élément étant inséparable du second) : voilà ce qu’expriment invariablement tous les mythes empruntés à cette classe.

Quant aux conditions subjectives, ce sont essentiellement des qualités morales, des dispositions du sujet qui favorisent (ou entravent) le développement social, des adjuvants (ou des obstacles) que la civilisation trouve dans l’homme même. L’empire sur les sens, par exemple, indispensable à la constitution de la famille, la sobriété qui conserve l’homme à lui-même, l’énergie morale qui le met au-dessus des obstacles extérieurs, le courage, la bienveillance, la véridicité, seront autant de circonstances intrinsèques favorables au maintien de l’harmonie et au progrès, que la conscience collective pourra prendre comme objets des mythes. Bref, toutes les tendances du sujet qui peuvent devenir des facteurs de l’adaptation et se manifester par des effets pratiques rentreront dans cette seconde catégorie de conditions, et donneront lieu à une famille spéciale de mythes.

À côté de la division fondamentale des conditions de la culture en objectives et subjectives, nous apercevons une autre division qui s’impose également d’elle-même. Ces conditions, en effet, peuvent être générales ou particulières. Voici ce que nous entendons par ces termes sont générales les conditions qui tiennent à la nature ordinaire et constante, soit du milieu, soit de l’agent ; particulières, celles qui proviennent d’une circonstance accidentelle dans le milieu ou d’une modification individuelle chez l’agent. Par exemple, dans le groupe objectif, les phénomènes de la nature qui se reproduisent à points nommés et suivent une marche régulière, ceux qui modifient l’homme ou que l’homme peut modifier d’une façon uniforme, sont des conditions générales de la civilisation ; sont de même nature, dans l’autre groupe, les qualités et les tendances de l’espèce humaine tout entière, les modalités spécifiques dont l’ensemble constitue le terrain subjectif de la culture. Au contraire nous appellerons conditions particulières : dans le premier groupe, les conditions spéciales faites à un peuple par la présence d’un voisin hostile, par une invasion ou un changement politique important, par une perturbation géologique, en un mot par un événement historique quelconque ; dans le second groupe, l’existence de tel individu mieux doué que les autres à tel égard et qui a rendu de grands services à ses contemporains, comme celle d’un inventeur, d’un législateur, de tout homme ayant déplacé le centre de l’adaptation sociale. Que beaucoup de mythes soient, en totalité ou en partie, des personnifications de conditions particulières, c’est ce qu’il est impossible de nier : ne trouve-t-on pas dans les dogmes indiens et persans bien des souvenirs de la lutte des races aryennes contre les Dravidiens ou les Touraniens ? La mythologie hébraïque n’est-elle pas souvent le reflet du sort politique des Juifs ? Bien des légendes ne perpétuent-elles pas la mémoire de personnalités illustres et bienfaisantes ? On ne saurait donc nier la légitimité de cette seconde division, qui porte à quatre le nombre des groupes généraux de mythes, à savoir : 1o mythes cosmiques (conditions objectives générales) ; 2o mythes éthiques (conditions subjectives générales) ; 3o mythes historiques (conditions objectives particulières) ; 4o mythes héroiques (conditions subjectives particulières). — Notre théorie a donc incontestablement des applications pratiques, et peut contribuer à mettre l’ordre dans l’étude des religions. Or, n’est-ce pas une excellente façon de prouver la vérité d’une hypothèse que de la faire servir à simplifier et à élucider les recherches ?

IV

Nous n’avons examiné jusqu’ici, dans notre genèse des faits religieux, qu’un seul de leurs éléments, le mythe ; nous devons étudier à présent celui qui est le complément invariable et comme la doublure du premier, à savoir le culte.

C’est ici surtout que se fait sentir l’insuffisance des théories non fondées sur la psychologie ; quoique leurs explications sur ce point contiennent certainement une part de vérité, elles restent néanmoins à la surface des choses et ne parviennent point à satisfaire l’esprit. En effet, quand on admet avec elles l’objectivité primordiale des mythes, quand on en fait les symboles de réalités (contingentes ou nécessaires) extrinsèques au sujet, on est fort embarrassé pour en extraire un culte quelconque, et pour expliquer par quelle suite de processus l’homme en est venu, de leur simple conception, à leur adresser ses hommages. Pourquoi s’agenouiller devant une représentation ? À quoi bon l’adoration d’une image ? Par quel miracle le Dieu passif de l’entendement contraint-il la volonté à plier devant lui ?

Pour lever la difficulté, on a recours le plus souvent, comme nous l’avons indiqué au commencement, à certains raisonnements d’analogie en vertu desquels l’homme conclurait à la présence, dans les objets, de forces semblables à celle qu’il croit sentir en lui-même, et serait conduit à les traiter comme des personnes, à solliciter leur bienveillance ou à s’humilier devant leur colère. Nous ne nions pas encore une fois, que cet élément n’ait exercé une grande influence sur la formation des rites ; mais qu’il suffise à rendre compte de la nature intime du culte, qu’il en démontre la nécessité théorique, c’est ce que nous nous refusons à admettre.

On pourrait encore invoquer, du point de vue des cosmologistes, la tendance de l’homme primitif à se conduire envers les objets comme envers des êtres libres avant même tout raisonnement et par une impulsion d’instinct. C’est ainsi que l’enfant, par exemple, bat le meuble qui l’a heurté ou caresse le jouet qui l’amuse, par un mouvement tout spontané et sans aucune intervention de l’intelligence. Il serait possible que des rites rudimentaires se fussent constitués chez nos ancêtres par l’intégration de semblables habitudes irréfléchies, et que les mythes aient été inventés consécutivement à ces rites, pour les légitimer aux yeux mêmes de l’agent. Puis le mythe aurait à son tour réagi sur le rite, qui aurait achevé de se constituer. Cette hypothèse, bien qu’elle n’ait été, à notre su, présentée par personne, ne serait pas sans offrir quelque vraisemblance, et aurait même un avantage notoire sur la précédente : celui de placer un fait d’activité (habitude irréfléchie) avant le fait intellectuel, et de ne pas enfreindre la loi d’analogie qui nous fait rapporter au type du réflexe la conduite humaine tout entière. Mais ce sont là, on le sent bien, des artifices plutôt que des procédés sûrs et légitimes : du moment où le contenu du mythe est placé hors de l’homme, l’origine du culte devient forcément obscure.

La signification des rites apparaît au contraire clairement à ceux qui ont adopté le point de vue opposé. En effet, étant donné le mythe tel que nous le concevons, il doit nécessairement engendrer le rite ; le premier, sans le second, demeure incomplet et ne répond plus à sa propre définition : en un mot, les deux éléments, dans notre théorie, deviennent parties intégrantes d’un tout, de la même façon qu’ils se montrent, dans l’histoire, comme des faces complémentaires d’un seul fait. Essayons de le faire comprendre.

Parmi toutes les conditions de culture au milieu desquelles il se développe, — objectives ou subjectives, générales ou particulières, — l’homme, d’après l’hypothèse, s’est attaché spécialement à quelques-unes, en a pris une conscience plus vive et leur a donné un nom propre. Il a appelé Poseidaôn, par exemple, — c’est-à-dire celui qui donne le breuvage — l’usage général des eaux potables ; Alcide — le fils de l’énergie — l’abnégation de l’homme fort qui se met au service de ses contemporains, et ainsi de suite. Est-ce tout, et va-t-il s’arrêter là dans son élaboration ? La personnification des forces, naturelles ou humaines, qui concourent à l’activité collective, ne va-t-elle pas être suivie d’une seconde phase ? En même temps qu’il imagine les conditions réalisatrices de son propre progrès, l’être social ne fera-t-il pas quelque chose de plus ? — Oui, et ce quelque chose consistera à les vouloir. Il ne peut, en effet, s’abstraire de sa propre réalité comme sujet ; il ne peut oublier, en symbolisant la civilisation, que cette civilisation est la sienne, en prenant conscience du milieu où le progrès s’exerce, que c’est de son progrès qu’il s’agit. Donc, dès l’instant où il se représente les circonstances de l’action, il s’affirme lui-même comme agissant dans ces circonstances ; il situe son propre être dans la sphère pratique qu’il aperçoit mentalement, et ne sépare pas la réalisation du bien de la vision de ses antécédents. On pourrait rappeler ici la formule idéaliste : esse est percipi. Pour une condition de l’existence sociale, être représentée, c’est tendre à être ; l’élément cultural qui sert de contenu à la conscience engage en même temps la conduite.

Ainsi, dès que l’image mythique est entrée dans le moi et s’y est dessinée en traits précis, par une diffusion inévitable et une assimilation nécessaire, elle s’insinue jusqu’au profond de l’être et s’incorpore à ses parties pratiques. De simple idée qu’elle était elle devient élément déterminant de la volonté. Dès lors ce qui est actuellement représenté se trouve virtuellement accompli ; en même temps que l’adaptation est figurée au moi, il y a comme une adaptation insensible qui commence à s’effectuer. Dans cette phase de la psychologie sociale, si difficile à définir parce qu’elle est éminemment concrète, tandis que l’imagination offre l’action au moi, le désir appelle cette action, l’émotion la fait germer, la décision l’affirme, la confiance la prédit. Ainsi l’homme anticipe sa propre activité ; il empiète sur son développement futur, et lui prête une existence idéale aussitôt même qu’il en prend conscience. Or cette exécution virtuelle, cette affirmation secrète que la chose est faite alors qu’elle n’est que pensée, cette présomption de la volonté : c’est le culte lui-même à l’état natif. Que la scène intérieure s’extériorise, qu’au lieu de se passer tout entière en tacites invocations et en anticipations invisibles, elle se traduise par des signes apparents, et qu’au lieu d’être abandonnée aux caprices de la mimique individuelle, elle adopte une expression commune : nous aurons le rite sous les yeux. Le rite est donc l’extériorisation des processus subjectifs, d’ordre émotionnel et volitionnel, qui accompagnent l’image mythique dans la conscience collective ; c’est, en quelque sorte, la décharge, opérée conformément à un mode déterminé, de la tension nerveuse et musculaire qui s’est accumulée dans le sujet social : c’est la traduction objective de l’état d’éréthisme où le met l’idée de sa propre vie.

En résumé, ce qui fait sortir le mythe du culte, c’est la nécessité par laquelle l’espèce anticipe son propre développement et statue son existence future, aussitôt qu’elle a pris de ce développement et des conditions de cette existence une idée précise et intense. La conscience individuelle ne peut penser à son bien propre sans le vouloir et sans l’effectuer par avance ; la conscience collective ne peut imaginer sa loi sans l’actualiser. Autrement dit, l’homme, comme partie d’un tout, tend forcément à réaliser les conditions d’existence de ce tout aussitôt qu’il se les représente ; la tendance à persévérer dans l’être le régit aussi bien comme cellule sociale que comme individualité distincte, et il ne peut pas plus apercevoir l’adaptation spécifique sans s’y porter, qu’il ne peut le faire par la sienne propre.

Quand cette impulsion intérieure se manifeste par des effets externes et se convertit en pratiques appropriées, le culte prend naissance. Ce n’est point ici le lieu d’examiner comment une telle conversion s’opère dans le détail, et comment, aux éléments primitifs du rite — qui sont, encore une fois, des signes par lesquels la tendance à une action déterminée se traduit objectivement — il s’en ajoute d’autres qui l’enrichissent et le poétisent. Mais nous croyons qu’il ne serait pas malaisé de vérifier notre hypothèse dans un grand nombre de cas, et de faire voir dans les rites religieux la reproduction d’un fait ou d’un usage ethnique. On a essayé dernièrement de trouver dans le mythe du feu l’origine de tous les dogmes, et de réduire au culte qui en dérive les symboles et les pratiques du christianisme lui-même. Quoi qu’il faille penser de cette tentative, un peu hardie peut-être, toujours est-il qu’on a pleinement réussi à démontrer le caractère imitatif et pratique des cérémonies religieuses et qu’on a parfaitement su les ramener à des répétitions ou à des présomptions d’actes réels. La manière dont nos ancêtres adoraient Agni n’était autre chose qu’une reproduction de ce qu’ils faisaient pour allumer le feu. Ils se donnaient à eux-mêmes le spectacle de cet acte civilisateur et se félicitaient de son invention, en répétant symboliquement ses principales scènes. C’était comme un encouragement à l’acte et une consécration qui lui était publiquement donnée. Nous trouvons donc manifestement dans le culte du feu la démonstration de ce fait, que toute pratique religieuse a originellement pour objet de conférer une sanction collective et de prêter un caractère sacré à une action utile au progrès. Est déclaré divin et adorable tout ce qui concourt à la civilisation ; est proclamée chose méritoire tout ce qui favorise la vie en commun. Bref, c’est aux conditions de son développement que l’homme rend toujours hommage ; c’est d’elles qu’il fait des objets de foi et d’adoration.

Parmi les éléments dont tout culte se compose, il en est un qui n’est peut-être point d’origine absolument primitive, mais qui joue pourtant un rôle trop important pour que nous n’en disions pas quelques mots : nous voulons parler de la prière. Quelle peut être, à notre point de vue, la signification de la prière, et à quelle phase psychologique répond-elle ? Elle marque évidemment le moment où l’homme, déjà convaincu de la nécessité de l’action et prêt à l’entre-prendre, aperçoit autour de lui des obstacles de toutes sortes. Il veut agir, et se sent entravé. Alors, par un mouvement spontané, il s’adresse à cette nature qui l’arrête et lui demande à haute voix de ne pas s’opposer à ses desseins. Il réclame sa collaboration comme une dette qu’elle a envers lui ; il lui impose comme fin son propre développement. Il n’y a dans la prière ni vaine superstition ni humiliation inspirée par la peur : il n’y a que l’expression d’un vœu et l’énoncé d’un droit. L’homme se sent le maître de sa propre destinée et il répugne à penser qu’il puisse y avoir autour de lui une puissance hostile et définitivement prohibitrice : voilà pourquoi il fait part de ses souhaits au monde, et lui demande de cesser ses résistances partielles et temporaires. Rien de plus superficiel et de plus mesquin que le fameux adage Primus in orbe deos fecit timor. Ce n’est nullement parce qu’il tremble devant les choses que l’homme les invoque, c’est parce qu’il désire leur concours et les souhaite amies de lui-même. C’est le besoin de sentir autour de lui une collaboration active et bienveillante, le besoin de croire à la possibilité de son progrès et à l’harmonie de l’univers avec lui-même, qui pousse l’homme à prier, c’est-à-dire à désirer et à vouloir tout haut. Donc, même dans ce qu’il y a de plus objectif et de plus représentatif dans le culte, nous retrouvons l’élément subjectif et pratique commun à toutes les parties de la religion ; partout c’est le sujet qui est le point de départ et le but de toutes les démarches.

Ainsi, imiter son action civilisatrice, se donner le spectacle de ses conditions d’existence et s’inciter à les réaliser, appeler en même temps le concours de la nature et solliciter sa bienveillance : voilà quel est essentiellement le but du culte. Ce n’est point une prosternation devant une idole, un hommage passif rendu à un objet, c’est l’attitude d’un être actif et progressif qui s’encourage lui-même à l’action, et demande aux choses de ne pas le troubler dans l’accomplissement de sa tâche. Le rite, peut-on dire, est l’homme social provoquant et esquissant l’action qu’il se représente comme bonne, donnant en droit la réalité à ce dont il conçoit la nécessité. C’est lui-même qu’il invoque, c’est son progrès qu’il adore, c’est-à-dire qu’il proclame comme saint et qu’il présume comme actuel. Au vrai, rien de transcendant dans le culte : tout y est immanent, puisque tout vient de l’homme et se rapporte à l’homme. La prière elle-même, nous venons de le dire, a l’homme pour terme ultime, et la nature n’y est invoquée que comme instrument des fins humaines. Bref, le culte est la culture elle-même, sanctifiée et invoquée.

V

Nous pouvons à présent nous faire une idée suffisamment claire et complète de la genèse des religions, et substituer aux schémas des autres systèmes un schéma moins artificiel et moins incohérent. Nous distinguerons, avec les théories précédentes, trois phases dans l’évolution religieuse, mais en leur prêtant un autre sens. — Il y a d’abord une première phase dans laquelle l’homme agit purement et simplement comme être social. La civilisation, comme fait biologique, est nécessairement, dans notre conception, antérieure à la religion, comme toute chose est antérieure à son idée. Dans cette période préreligieuse, l’adaptation est inconsciente et instinctive ; l’homme ignore sa propre activité et les lois de son exercice. Étant admis qu’un premier équilibre social s’est produit dans ces circonstances, l’homme, par réflexion sur cet équilibre, arrive à y distinguer certains éléments particulièrement importants, et à les reconnaître comme conditions nécessaires de sa vie. Ces conditions, il les extériorise, puis il en fait des personnalités idéales capables d’être pensées à part et figurées sous des traits arrêtés, en un mot, il les objective et les symbolise. Telle est l’œuvre de la seconde phase, qui n’est possible que par la première, et qui repose nécessairement sur des données pratiques et inconscientes, antérieures à toute représentation intellectuelle. En d’autres termes, à la base de tout mythe il y a nécessairement un acte humain, — acte qui peut être général ou particulier, qui est ordinairement général — ; l’homme ne peut croire avant d’avoir agi, et ce à quoi il croit, c’est sa propre activité. Arrive enfin la troisième phase ; l’élément pratique, objectivé et symbolisé par le mythe, devient l’objet d’un culte, dans lequel il est imité, anticipé, invoqué.

Ainsi, 1o un acte social, de nature quelconque ; 2o un symbole qui le transforme en mythe ; 3o un culte qui s’adresse directement au symbole, indirectement à l’acte, dont il exprime et sanctifie la nature : tels sont les divers processus de l’évolution religieuse dans la théorie proposée. Cette théorie, on le voit, confine la religion dans le sujet et la préserve de toute transcendance, tandis que les deux autres la font sortir de la sphère des phénomènes, et la font consister dans l’affirmation, non d’un fait mental, mais d’une réalité extrinsèque à l’homme : les conditions de l’immanence et du phénoménisme ne sont donc satisfaites que dans la première. De plus, notre hypothèse seule rattache le développement religieux à l’évolution en général et lui donne un sens biologique. Avant de démontrer ce second point, qui exige quelques développements, nous résumerons nos analyses précédentes par cette définition : la religion est l’adaptation sociale prenant conscience d’elle-même dans des symboles mythiques, s’imitant et s’invoquant dans ces symboles, et de cette façon s’éclairant et se fortifiant.

Il s’agit à présent, nous venons de le dire, de rechercher si cette définition répond aux conditions que nous avons assignées, au début, à toute formule adéquate de la religion, et si elle peut échapper aux objections qui s’élèvent contre les autres. On se le rappelle en effet, nous avons été amené à chercher les bases d’une nouvelle théorie par la nécessité de ne pas isoler l’évolution religieuse du développement spécifique et de ne pas la soustraire aux lois qui régissent l’histoire organique en général, — nécessité dont ni la théorie philologique ni la théorie métaphysique ne nous avaient paru tenir un compte suffisant. En quittant le domaine de l’objet et de l’intelligence pour nous placer sur le terrain du sujet et de l’activité, avons-nous pris réellement une position plus favorable ? Nous sommes-nous mis en état de reconnaître dans la religion un cas particulier de l’adaptation ?

Nous avons défini la religion comme étant un ensemble de symboles qui personnifient les conditions de la culture, et qui s’accompagnent de pratiques où ces conditions s’affirment et se provoquent ; nous en avons fait, autrement dit, un procédé par lequel l’homme se sollicite à l’action civilisatrice en prenant une conscience vive de ce qui la constitue. Eh bien ! cet énoncé ne suffit-il pas à lui seul pour donner d’emblée à la religion le rôle qu’on ne peut lui refuser, pour en faire une phase nécessaire du développement biologique ? Puisqu’elle est la conscience du progrès social, n’est-il pas clair qu’elle doit posséder tous les attributs de la conscience en général, et remplacer, dans la vie de l’espèce, la présence de celle-ci dans la vie de l’individu ? Autrement dit, la religion se trouvant assimilée à une forme des manifestations psychiques qui se retrouve sur toute l’échelle et qui remplit partout une certaine fonction, il est évident que son usage se trouve déterminé par cette fonction même. Or, en posant les principes psychologiques qui devaient nous guider, nous avons attribué comme rôle spécial à la conscience d’éclairer et de diriger l’activité. Nous avons vu que, si les processus inconscients ne modifient rien au statu quo et laissent l’organisme au même point, les processus conscients peuvent devenir le germe d’une nouvelle évolution, constituer le premier événement d’une nouvelle histoire. La conscience nous a donc paru être la condition même du progrès. Mais ce qui est vrai pour les organismes individuels ne peut pas ne pas l’être pour les collections d’organismes, et l’on ne peut supposer que la conscience obéisse tantôt à certaines lois, tantôt à d’autres. Par suite, dans la vie de la race comme dans celle de l’individu, la conscience doit être un élément directeur, un adjuvant de l’adaptation progressive.

À ce compte, la religion correspondrait, dans l’histoire de l’humanité, à ce qui constitue chez les personnes l’autonomie du progrès, la promotion de l’être par lui-même. De même que nous devenons partiellement maîtres de notre destinée morale par la notion même que nous acquérons de ses facteurs, et que notre organisation mentale est soumise à notre direction par cela seul qu’elle se reflète en nous, l’humanité pourrait, par la religion, entrer en possession de ses propres ressources, assurer à ses démarches un sens précis et une allure soutenue. Privé de la conscience religieuse, l’homme primitif n’eût été qu’un automate social. Or si l’automatisme est l’état le plus parfait à la fin de l’évolution, et si ses effets l’emportent alors de beaucoup sur ceux de l’activité consciente, il n’en est nullement de même au début, et l’absence de toute lumière interne ne produit dans ce cas que des tâtonnements multipliés et une perte considérable de force. L’adaptation, qui commence et qui finit dans l’obscurité de l’inconscient, a besoin, dans ses processus intermédiaires, d’être éclairée par quelque foyer.

On peut donc légitimement douter que la civilisation eût jamais pu atteindre le degré de développement où elle est arrivée aujourd’hui chez quelques peuples, si l’état présent n’avait pas été préparé par l’existence antérieure d’un foyer religieux. Quoiqu’il soit souvent difficile d’apercevoir un lien direct entre les croyances du passé et les manifestations du présent, il est permis néanmoins de croire que les premières ont conditionné les secondes, en favorisant l’établissement de tel équilibre de tendances, de telle harmonie des activités, sans lesquels les effets subséquents n’auraient pu se produire. Qu’on songe à l’incroyable complexité d’associations de toutes sortes, au nombre illimité d’adaptations partielles, qui se trouvent impliquées dans l’organisation sociale de l’homme moderne : est-il vraisemblable qu’une pareille organisation se soit formée sans l’intervention d’une conscience pratique directement appliquée à l’activité, sans l’existence d’un centre coordonnateur où les processus encore incohérents pussent entrer en communication et se mettre dans les relations voulues ? Or ce centre coordonnateur n’a pu être autre que la religion elle-même telle que nous l’avons définie. L’intelligence pure ne saurait fournir aux actions un foyer où elles se reflètent et se concentrent ; elle unifie les images, qui sont les conditions des actes, mais ne recueille pas les actes eux-mêmes. Il faut, pour que l’idée devienne fait, qu’elle soit fécondée par un germe d’ordre émotif ou volitionnel, et par suite le fait se réfléchit autre part qu’au lieu des idées. Si donc les régions intellectuelles de l’esprit n’ont pu fournir à l’évolution pratique ce principe éclairant et dirigeant sans lequel elle ne se fut pas produite, il reste qu’à la conscience proprement connaissante s’ajoute, dans notre constitution mentale, une autre conscience en relation immédiate avec l’activité, qu’au sens commun des représentations se joigne un sens commun de l’adaptation, une cénesthésie de la conduite. En un mot, l’homme social est un organisme pratique en voie de progrès : puisqu’à tout progrès il faut une sorte de moi, il est nécessaire qu’il y ait dans l’homme un moi pratique ; ce moi pratique, c’est la religion elle-même.

Ainsi, substituer à l’automatisme présocial une conscience d’un genre particulier, qui ouvrît une nouvelle phase évolutive et dirigeât l’adaptation collective ; telle a été l’œuvre de la religion. Elle a pris l’homme au moment où la formation récente des groupes sociaux le plaçait dans des conditions imprévues et lui imposait des obligations sans précédent. Pour répondre à ce nouveau milieu, il fallait de nouveaux organes ; le centre de l’adaptation étant déplacé — d’individuelle elle était devenue collective —, l’organisation du sujet devait se modifier. Si à ce moment aucun développement approprié n’était devenu possible, il est vraisemblable que l’état social eût promptement disparu et que l’homme fût retourné aux conditions dans lesquelles les mécanismes primitivement acquis par lui lui permettaient exclusivement de vivre. Mais un tel développement n’était possible qu’à la condition d’être éclairé par une conscience : il fallait donc, ou qu’une conscience de l’adaptation en commun prît naissance, ou que l’évolution commencée fût enrayée. C’est à ce besoin qu’a répondu la religion. Le sens de la culture, en se constituant au moment voulu, a permis à la culture elle-même de ne pas être un produit mort-né. En se représentant les conditions de la vie sociale, et en se donnant ces conditions, conçues sous forme idéale, comme objets d’adoration, l’homme s’est rendu la vie sociale possible. Par le mythe il s’est permis à lui-même de comprendre ce qu’il y avait de bon et d’utile en lui et hors de lui, ce qu’il fallait combattre, ce qu’il fallait favoriser, comment on pouvait harmoniser la pratique. Par le culte il s’est encouragé à l’action bonne, il en a fait un absolu, il a conçu le bien comme sa loi. Comprendre le bien et le vouloir, figurer la lutte sacrée de la culture et l’imiter respectueusement, voilà le sens des deux parties essentielles de la religion, qui devient ainsi une sorte de drame auguste dans lequel l’homme, à la fois spectateur et acteur, contemple et reproduit sa propre vie, et par là s’apprend à vivre. D’un seul mot, grâce à la religion, l’homme a cru à ce qu’il devait être, et par cette croyance est devenu tel.

La valeur concrète de la religion et sa place dans l’histoire de l’humanité peuvent donc être tirées immédiatement des données mêmes de notre hypothèse. Conscience du progrès social, elle illumine et régit ce progrès, remplissant ainsi dans l’espèce le rôle général de la conscience dans la vie des organismes. Elle devient par suite, quand on l’entend de la sorte, un élément nécessaire de l’adaptation, un fait biologiquement intelligible. À la place des métaphores et des entités qu’on nous proposait tout à l’heure, et qui, ne mettant à aucun titre l’être en rapport avec le milieu, restaient en dehors de toute réalité, nous avons maintenant un ensemble de croyances actives sans lesquelles la civilisation est inconcevable. Entre deux hypothèses, dont l’une introduit dans l’organisme social un système artificiel de relations sans équivalents dans le milieu, et dont l’autre légitime toutes les fonctions de cet organisme et confère à sa vie l’unité, qui pourrait donner la préférence à la première ?

VI

De tous les systèmes de mythes que l’étude nous ait révélés jusqu’ici, il n’en est aucun qui résume plus complètement les caractères de la religion typique, et qui laisse apparaître avec plus de clarté l’objet ultime des croyances religieuses, que le système dont les livres sacrés attribués à Zoroastre nous ont transmis la connaissance : à tel point qu’une monographie de l’Avesta serait peut-être le meilleur exposé des conditions théoriques de la religion. Sans vouloir entreprendre rien de semblable, nous demandons la permission de signaler en passant quelques traits du mazdéisme, qui semblent faits tout exprès pour venir à l’appui de notre thèse.

L’Avesta pose de prime abord, et comme antinomie constitutive de l’existence même, l’opposition du bon et du mauvais esprit (Cpento-Mainyus et Anro-Mainyus), ou, pour donner au symbole sa valeur intrinsèque, de ce qui fait le bien et de ce qui fait le mal. Or cette opposition est d’ordre essentiellement pratique, et ne doit manifestement son origine ni à des vues spéculatives ni à l’observation des phénomènes de la nature.

La spéculation, d’abord, ne saurait à aucun titre conduire à une telle distinction. Son objet est l’être, c’est-à-dire la condition inconditionnée de tout ce qui existe, l’unité suprême dans laquelle toutes les contradictions viennent se résoudre. Sa méthode consiste dans l’élimination des différences, dans la substitution d’une idée conciliatrice à des réalités opposables. Elle est donc essentiellement moniste et ne peut viser qu’un but la suppression de toute distinction dans un objet unique, conçu en dehors de toute relation avec le sujet individuel. Par conséquent, placer à l’origine des choses un dualisme nécessaire, assigner au monde une condition d’existence, et une condition qui consiste dans une opposition, c’est concevoir ce monde, non sur le type de la raison spéculative et comme un idéal intelligible, mais d’après les relations qu’il peut soutenir avec notre propre nature et sous la forme d’un milieu d’action. Il n’y a dualité que pour l’être actif, qui sent son développement, tantôt emporté par un heureux courant, tantôt menacé d’un brusque arrêt : l’être qui contemple ne voit que l’unité de sa propre intuition.

D’autre part, il est visible que l’observation de la nature ne nous apprend rien sur le caractère bon ou mauvais des choses : elle nous les donne simplement telles qu’elles sont, et l’idée d’introduire en elles un pareil élément de différenciation ne peut être empruntée qu’à une sphère toute subjective. Ranger les existences extérieures dans la double catégorie du bien et du mal, c’est voir en elles des éléments, positifs et négatifs, du développement humain ; c’est les considérer, en quelque sorte, comme des termes assimilables au sujet, et pouvant devenir, soit comme adjuvants, soit comme obstacles, des conditions de l’activité. Ce n’est donc pas plus dans l’essence objective des réalités extrinsèques, que dans la nature intellectuelle d’un être de raison, qu’on peut trouver le fondement d’une distinction semblable à celle dont part l’Aventa. La sphère de la volonté et des choses humaines est seule à pouvoir la contenir ; c’est au cours de l’action et dans les situations qu’il prend en agissant, que l’homme se heurte au mal ou rencontre le bien.

Ainsi l’antinomie fondamentale sur laquelle repose le mazdéisme, n’étant empruntée ni aux objets ni à l’intelligence spéculative, répond exactement aux conditions que nous avons cru devoir assigner à la formation des éléments religieux. Cette antinomie, d’ailleurs, se répercute sur tout le système, dont chaque partie essentielle devient une forme de l’antithèse fondamentale. C’est ainsi que la nature animale se trouve tout entière partagée en deux classes : les animaux purs, créés et protégés par Cpento-Mainyus ; les impurs, œuvres d’Anro-Mainyus. Or quels sont les animaux purs ? Ceux qui, comme le chien, le taureau, etc., deviennent les compagnons et les collaborateurs de l’homme, ceux qui concourent à la grande tâche de la civilisation et sont des agents du progrès. Sont impurs tous ceux qui font obstacle à l’extension de l’homme, comme les serpents, les insectes venimeux, etc., tous ceux qui s’allient aux résistances de la nature brute pour enrayer le triomphe du bien. Plus généralement encore, sont impures et créatures du Mal toutes les essences appelées Daèvas, qui représentent avant tout dans l’Avésta les défauts moraux et les imperfections de la nature physique, mais qui avaient peut-être à l’origine, comme leur nom semble l’indiquer, une fonction plus générale : celle de conférer aux choses un caractère réel et objectif, sans leur donner un caractère de bonté. Et c’est ici qu’apparaît dans tout son éclat le caractère moral et extra-intellectuel du mazdéisme, si notre interprétation est exacte. L’esprit de la chose, considérée en dehors de son utilité et comme déterminant simplement son existence, est par lui-même mauvais ; les dieux dé la lumière, fils de la raison poétique, deviennent, au regard de la volonté morale, des instruments de mensonge et de désordre. La notion inielligible des choses, jointe à son enveloppe esthétique, était pour les anciens Perses apparence sans réalité, chose indifférente et passive, par conséquent ahrimanique. Tout ce qui relève du domaine purement intellectuel est, en quelque sorte, non avenu dans leur religion ; l’existence n’y prend de valeur que si elle se classe comme terme pratique, que si elle devient, à un titre quelconque, agent ou instrument d’action. Le pur esse, identique au videri, est aux yeux du mazdéen chose trompeuse et pour ainsi dire haïssable ; il n’a droit au respect des hommes que si, à sa réalité toute nue, s’ajoute une signification morale. En un mot, rien n’’existant ici-bas que pour le bien, ce qui ne fait qu’exister n’existe pas légitimement, et l’homme n’ayant à considérer les choses qu’au point de vue de la pratique du bien, tout ce qui ne concourt pas à cette pratique est condamné, réservé à son mépris et à sa haine.

Nous savons que le mazdéisme ne s’est pas toujours présenté dans l’histoire avec cette pureté de doctrines, et qu’il a essayé à diverses reprises de transformer son dualisme en monisme. Mais, outre que ces tentatives sont peut-être des imitations du mouvement religieux de l’Inde ou de ia Judée et n’appartiennent pas en propre à la Perse, il est certain qu’elles sont très postérieures à la constitution du système primitif et sont l’œuvre de l’exégèse philosophique. La transformation de Cpenta-Mainyus en Ahura-Mazda, ce dieu suprême qui l’emporte décidément sur son rival et détruit l’égalité de la lutte en faisant pencher la balance du côté du bien, n’est certainement pas primitive ; le vieux mazdéisme semble n’avoir connu que les deux ennemis incréés, les deux éternels jumeaux. D’ailleurs, on pourrait voir dans Ahura-Mazda la personnification du progrès lui-même et de la prépondérance nécessaire de la civilisation sur la barbarie : de sorte que ce mythe, lui aussi, s’accorderait parfaitement avec nos principes. Quant au Zervan-Akerene (le temps indivisible), dont on a voulu faire le père commun des deux esprits primordiaux, c’est certainement une notion récente et d’origine métaphysique. Enfin rien dans l’Avesta ne nous renseigne positivement sur la fin du monde, et ce qu’on appelle de ce nom dans les exposés courants du système ne correspond probablement qu’à la fin d’un des actes du drame incessamment renouvelé de l’univers ; l’éternité de la lutte avec une décroissance indéfinie du mal — ce qui est la condition du développement progressif — peut donc être considérée comme ayant fait partie du dogme. Bref, il semble que le système originel reproduisait presque parfaitement les traits que nous lui avons théoriquement assignés comme à un symbole de la culture, et que nous soyons autorisé à voir en lui un exemple concret de notre religion-type. Ce n’est donc pas une abstraction que nous avons imaginée, c’est une réalité que nous avons décrite. Notre hypothèse devient un fait : en traçant les conditions théoriques de la religion, nous nous trouvons avoir exposé dans ses principes une religion réelle.

Le mazdéisme, par conséquent, nous montre clairement le caractère primitivement pratique et subjectif de la religion : il nous fait voir à l’œuvre les fonctions religieuses de l’esprit, nous en livre les produits à l’état natif, et laisse constamment apercevoir, sous l’évolution que ces produits subissent, le germe dont ils sont issus. Il serait intéressant d’établir à cet égard un parallèle entre le développement religieux chez les Perses et le même développement chez les Hindous. On apercevrait facilement que, si les premiers ont conservé, dans presque toute leur pureté, les traits de la religion primitive, les seconds les ont, au contraire, de bonne heure altérés, et ont toujours eu tendance à transformer leur religion en philosophie. Peuple éminemment spéculatif, chez lequel les facultés théorétiques l’emportaient de beaucoup sur les facultés actives, les Hindous étaient en quelque sorte prédestinés à perdre vite le sens véritable de la religion, et à la confondre avec autre chose. Comparez, par exemple, les dogmes religieux de la Baghavad-Gitâ avec ceux de l’Avesta : il vous semblera entrer dans une école après avoir quitté un temple. Le dualisme originel a complètement disparu pour faire place à un monisme idéaliste ; la lutte du bien contre le mal a été remplacée par la recherche d’une perfection toute théorique, étrangère à l’action et sans contact avec les choses, qui ne s’établit pas par le vouloir et ne s’attaque à aucun terne de résistance, Le culte n’est plus l’invocation de l’homme fort qui s’adresse à sa propre activité et devance l’action par le désir ; c’est l’union passive d’un esprit avec un objet dans lequel il s’absorbe : il n’est plus affirmation, il est contemplation.

Même sans descendre si bas et pour s’en tenir aux lois de Manou, il est manifeste que ce code a singulièrement exagéré le côté représentatif de la religion, et amoindri le côté pratique. Les prescriptions qu’il contient s’adressent au moins autant aux facultés intellectuelles qu’au sens de la civilisation ; il ne se contente pas de symboliser la culture, il cherche à développer l’entendement. Voyez aussi comme à la simplicité et à la sécheresse de formes de l’Avesta, il s’est substitué une ampleur, une richesse d’images tout orientales, La poésie, presque absente du premier code, se donne libre carrière dans le second. Le premier est le Livre d’hommes qui veulent, le second, celui d’hommes qui imaginent. L’élément religieux, quoique vivant encore et constituant le fonds même de la doctrine, a été enseveli sous un monceau de produits qui relèvent de l’intelligence pure, et sous lesquels il faut aller le chercher ; il n’apparaît plus à fleur de peau comme chez les Perses. Bref, les éléments représentatifs ont pris le pas sur les éléments actifs ; la conscience de la culture déborde la culture elle-même ; la religion tend à se fondre dans la poésie et dans la philosophe.

C’est seulement dans la littérature védique qu’on peut retrouver une image exacte des traits primitifs, et que la religion reprend sa figure caractéristique. Là, en effet, malgré le luxe de la forme et la magnificence de l’enveloppe, le vieux fond pratique conserve presque toute sa valeur. Les conditions de la culture se montrent nettement comme contenu positif de la religion, et l’on sent très bien que ce dont il s’agit au fond, c’est de la lutte de l’homme pour son bien. La nature y est presque toujours présentée comme collaboratrice ; elle n’est adorée qu’autant que l’activité de l’homme est secondée et fortifiée par elle. En elle l’homme se retrouve encore : elle est élément de l’humanité. Agni, comme nous l’avons déjà indiqué, est manifestement le feu qui éclaire et qui échauffe, qui permet à l’état de culture de remplacer l’état de barbarie ; il n’est dieu que comme entrant en relation avec l’activité humaine, et les cérémonies dont il est l’objet reproduisent la façon dont l’homme se le procure : il est l’usage du feu et non le feu objectif, réel ou idéal.

Rien d’ailleurs ne montre mieux le caractère primitivement pratique du védisme que le nom même sous lequel il désigne son Dieu suprême : Brahmâ (brahman). Brahmâ, c’est la prière, ou l’activité de l’homme qui prend conscience d’elle-même et s’anticipe par une affirmation émue ; c’est le sujet se représentant son développement social et l’appelant en même temps de ses vœux ; c’est l’homme devenu dieu par le vouloir du progrès. Il ne faut pas confondre Brahmâ avec Brahman (brahma), être neutre, passif, sans vie ui bonté, qui n’est qu’une conception de prêtres philosophes, et n’a rien de vraiment religieux. Brahma n’est que le support objectif de ce qui est ; Brahmâ est l’agent capable de faire ce qui est bien. L’un est le produit de l’intelligence théorique, l’autre, le symbole de la bonne volonté. Nous retrouvons donc incontestablement dans le védisme les traits essentiels de la religion idéale. Par suite, le mazdéisme n’est pas un fait exceptionnel et isolé dans l’histoire des religions : c’est seulement l’expression plus vive et plus nette d’un fait général qui se retrouve partout. Pour les Aryas de l’Inde comme pour ceux de la Perse, le vrai Dieu, c’est la culture consciente.

L’antagonisme que nous avons signalé entre le brâhmanisme et le mazdéisme n’est, d’ailleurs, que le reflet d’un antagonisme à portée bien plus générale : celui de la philosophie même (en y comprenant la science) et de la religion, l’un et l’autre procèdent des mêmes causes et expriment le même fait psychologique. En effet, les manifestations religieuses et les manifestations philosophiques de l’esprit humain constituent, par leur nature même, deux développements nettement distincts et comme deux courants à lits séparés, quoiqu’elles puissent partiellement se confondre et contribuer aux mêmes œuvres. Si nous voulions les caractériser respectivement et définir leurs fonctions propres, nous pourrions dire assez exactement que le rôle de la religion, dans la conscience collective, est d’intégrer les actions, et celui de la philosophie, d’intégrer les représentations. Ramener les sensations à l’unité par l’intermédiaire d’idées de plus en plus abstraites, construire une série méthodique d’images qui s’emboîtent précisément les unes dans les autres, et qui, par une réduction progressive de leur nombre, finissent par tenir toutes dans une seule : tel est l’office de la philosophie. Réciproquement, la religion prend pour tâche de faire converger les actions de l’homme vers un seul but dans lequel tous les autres s’absorbent, de proposer à son émotivité un seul objet dans lequel tous les désirs s’unissent, bref, de réaliser l’harmonie dans les volontés et dans les cœurs. Ainsi, tandis qué l’unification des processus intellectuels incombe à la philosophie, l’œuvre propre de la religion est l’unification des tendances et de leurs produits. L’humanité n’a pas toujours nettement compris cette duplicité de tâche, et a souvent poursuivi les deux buts par les mêmes méthodes, ce qui, invariablement, ne l’a conduite à aucun ; mais théoriquement et en toute précision, il est incontestable que le progrès philosophique se propose essentiellement de mettre l’intelligence d’accord avec elle-même en rapprochant les sensations (ou les phénomènes) par leurs côtés communs, et la religion d’unifier les volontés en déterminant un centre unique des mobiles. Évolution des représentations par la philosophie, évolution des tendances par la religion, recherche de l’unité du savoir par la première, de l’unité du vouloir par la seconde : tel est, en deux mots, le schéma du développement mental.

On le voit, la philosophie et la religion reproduisent, dans l’esprit collectif, la dualité de l’esprit individuel. La première n’est autre chose que l’intelligence de l’espèce considérée dans son développement historique, la seconde est la volonté de l’espèce au même point de vue. L’une vit de formes et adresse l’homme à l’objet ; l’autre est inséparable de son contenu et réfère l’homme à lui-même. La philosophie, objective et contemplatrice, ne pourra donc jamais s’identifier à la religion, de nature subjective et pratique. Une métaphysique n’est pas plus une religion qu’une perception n’est une émotion, ou qu’une idée n’est une action.

On aperçoit maintenant avec une entière évidence, nous l’espérons, le caractère factice des théories qui, confondant les deux ordres de faits, vont chercher à la même source, en dehors de l’homme et dans une intuition passive, l’origine commune de produits si distincts. Méconnaissant l’analogie profonde qui existe entre la constitution psychique de l’individu et celle de l’espèce, les partisans de ces théories aboutissent à un idéalisme religieux sans portée, et transforment les religions en systèmes d’ontologie, qui ne différent des systèmes ordinaires que par un peu plus d’incohérence. Il faut en dire autant, d’ailleurs, de ceux qui à la métaphysique substituent la physique, et qui émettent à la base de l’évolution religieuse, non des idées, mais des sensations. Eux aussi ont oublié la distinction fondamentale des deux classes de faits dans l’esprit, et ont cherché dans une classe ce qui ne pouvait se trouver que dans l’autre. Encore une fois, dans la religion tout appartient à l’homme : il fournit le moule et le contenu du mythe, il adresse le culte et le reçoit. Tandis que dans tous les produits de ses fonctions représentatives il entre forcément en rapport avec un objet étranger (réel ou idéal), dans les mythes et les cultes il n’est en relation qu’avec lui-même, et aucun élément extrinsèque ne peut s’introduire comme facteur, s’il ne l’a fait sien par l’usage. Donc, ni cosmologie ni ontologie pour expliquer origine des relations : la science de l’homme est la seule à pouvoir s’en charger.

VII

Les considérations précédentes vont nous permettre, avant de terminer, d’indiquer la possibilité d’une nouvelle solution pour un problème souvent agité par les penseurs contemporains, et qui se pose toujours à nouveau parce qu’aucune des réponses émises n’est satisfaisante : nous voulons parler du problème de la réconciliation de la science avec la religion,

On éprouve un grand embarras à admettre que ces deux importants facteurs de l’évolution sociale soient vraiment les termes d’une antithèse irréductible, et doivent, par leur nature même, entrer perpétuellement en conflit. On voudrait découvrir un terrain sur lequel science et religion pussent se rencontrer, une sphère supérieure dans laquelle elles parvinssent à confondre leurs développements respectifs et à concourir synergiquement aux mêmes œuvres. D’autre part, on sent qu’il y a une irrémédiable opposition entre la conception religieuse et la conception scientifique de l’univers, que la direction et la mesure dans lesquelles elles évoluent sont toujours inverses, et que l’intelligence est dans une complète impossibilité de demander son orient à la fois à l’une et à l’autre. Aussi toutes les tentatives de synthèse échouent-elles successivement. La plus célèbre et la plus autorisée, celle de H. Spencer, ne peut échapper elle-même, à ce qu’il nous semble, au sort que toutes ont subi : elle aussi ne repose que sur un artifice et ne donne qu’un semblant de Solution. Justifions brièvement cette dernière assertion, qui paraît peut-être téméraire à quelques-uns, avant d’exposer nos propres vues.

Le procédé du grand philosophe consiste, comme on le sait, à chercher dans l’esprit une notion ultime à laquelle, d’une part, toutes les conceptions religieuses soient réductibles, d’autre part, toutes les démarches scientifiques viennent aboutir. Cette notion ultime, c’est pour lui la notion d’absolu, terme dernier de la science et objet suprême de la religion. Or, il n’est pas difficile de faire voir : 1o que l’absolu n’est nullement le terme dernier de la science, qui a au contraire tout intérêt à se passer de lui ; 2o que l’absolu n’est pas le fond même de la religion, mais seulement sa forme, forme qui reste vide tant qu’autre chose ne vient pas la remplir. Si donc l’idée d’absolu n’appartient en propre ni à la religion ni à la science, il est évident que ce n’est pas elle qui opérera leur réconciliation.

Nous disons, d’un côté, que la science n’aboutit pas à l’absolu de son propre mouvement, et que les raisonnements tendant à le lui imposer comme terme ultime ne peuvent qu’être reniés par elle. La science, en effet, on l’a répété bien des fois, n’a d’autre but que de découvrir des relations constantes entre les phénomènes, et d’unifier ainsi l’expérience. Lorsque ce travail est fait, sa tâche est achevée : le monde des apparences reliées par des rapports invariables lui suffit entièrement. On peut, il est vrai, lui démontrer par voie dialectique que les données dont elle part impliquent des éléments qu’elle n’atteint pas avec ses procédés, que tout phénomène se rapporte à un noumène, toute apparence à une réalité. Mais elle n’est nullement forcée, par ses conditions intrinsèques, de tenir compte de cette argumentation, ni d’acquiescer bénévolement aux lois que la philosophie lui impose. Elle a même tout intérêt à les repousser ; car cet absolu qu’on lui fait entrevoir au fond du sanctuaire est pour elle une véritable épée de Damoclès ; cet intrus qui menace sans cesse, quoi qu’on en dise, de s’ingérer dans le monde des faits, est de nature à inquiéter sérieusement les chercheurs. Aussi remercient-ils d’ordinaire les philosophes de leurs éclaircissements, et retournent-ils à leurs laboratoires. Si c’est par l’absolu qu’on veut réconcilier les sœurs ennemies, le débat a chance de se prolonger longtemps encore.

La religion, de son côté, ne tient pas tant à l’absolu qu’on nous le dit. Comme cela résulte de nos analyses précédentes, ce qu’il y a d’absolu dans les conceptions religieuses, ce n’est pas leur matière même, c’est-à-dire la condition de culture qu’elles symbolisent, c’est l’aspect que prend cette condition quand elle se transforme en mythe. La religion, pourrait-on dire, consiste à donner une valeur absolue à des choses relatives. Elle isole du développement social certains facteurs, les transforme en termes indépendants de contemplation et d’adoration, et de choses qui existent en relations déterminées avec d’autres, elle fait des choses qui apparaissent comme n’étant en relation avec rien ; mais ce procédé d’idéalisation ne fait que donner une enveloppe aux éléments du mythe et du culte, il ne change pas leur nature. Autrement dit, c’est la forme personnelle dans laquelle la religion fait entrer ses objets qui leur donne un caractère absolu, et qui les érige en entités pouvant être pensées en dehors de tout rapport particulier : ôtez cette forme, vous retrouvez le contenu avec son caractère relatif.

Ainsi, l’absolu n’entre dans la religion qu’à titre d’élément formel. Ce n’est nullement un objet, c’est une façon d’apercevoir certains objets. Il est impossible de faire de l’absolu un terme de connaissance sans violer toutes les lois de la représentation consciente, il ne peut jamais être qu’un mode suivant lequel les choses sont connues. Ne disons pas que le mythe est un Dieu (forme absolue) symbolisé dans une matière relative ; disons que c’est un acte (matière relative) introduit dans une forme absolue. Il s’ensuit qu’en ôtant à la religion l’absolu, on ne lui ôte pas son fond même, comme cela arriverait si elle avait l’absolu pour objet primitif. On ne la prive que de ses conditions représentatives : il reste encore, après cette suppression, ce qui la constitue subjectivement, reliquat indéfectible qui est constitué, comme on le sait, par les éléments sociaux qu’elle a pour fonction de rendre conscients. De même que, dans l’activité psychique individuelle, derrière la conscience il y a le réflexe, de même dans la religion (forme de l’activité psychique collective), derrière l’absolu il y a l’action.

Le lecteur aperçoit sans doute à présent comment nous comprenons la réconciliation de la science et de la religion, et quelle synthèse nous croyons qu’on pourrait substituer aux synthèses intellectualistes proposées jusqu’ici. Si l’union ne peut se faire sur le terrain de l’intelligence, c’est sur celui de la pratique qu’il faut la tenter. Là elle est possible, et même, peut-on ajouter, elle se fait nécessairement. Puisqu’en effet le contenu fondamental de la religion consiste en facteurs sociaux, il est évident que ce n’est jamais ce contenu qui peut la mettre en rivalité avec la science, composée de facteurs de même nature. Au-dessus de toute condition intuitive et sur le domaine des réalités, l’opposition cesse tout naturellement, ou plutôt elle ne peut se manifester. Il n’y a pas plus d’antinomie profonde entre la religion et la science, qu’il ne peut y en avoir entre la représentation symbolique de relations internes et la perception positive des relations externes qui y correspondent. La religion et la science ont des lois de connaissance différentes, mais les objets auxquels elles imposent chacune leurs lois sont parallèles. C’est une question de forme, peut-on dire sans jeu de mois, qui les sépare l’une de l’autre : faites abstraction de la forme, l’opposition tombera nécessairement.

Ainsi, c’est l’activité en face du milieu, l’évolution de la culture qui est le terrain commun et par suite le lieu de réconciliation de ces deux classes de manifestations sociales ; c’est là qu’elles peuvent unir leurs démarches et s’attacher chacune à leur tâche spéciale sans se heurter ni se combattre. Les buts, nous l’avons dit, ne seront jamais identiques, mais les efforts peuvent être synergiques. En un mot, la religion est l’action sociale pensée sous des formes vives et sensibles par lesquelles l’action elle-même s’’alimente. On peut concevoir que cette représentation, dans certains cas, se développe d’une façon monstrueuse et atrophie la chose représentée ; c’est alors que naissent légitimement les conflits de la science et de la religion. Mais tant que l’expression mythique n’excède pas ses limites normales et n’absorbe pas en elle-même ce qu’elle exprime, la science n’a aucun lieu de l’attaquer.

De plus — et ceci va nous amener à dire quelques mots sur l’importante question de l’avenir des religions — la façon dont l’activité sociale prend conscience d’elle-même dans les dogmes et dans les cultes est-elle impérissable ? N’arrivera-t-il pas un moment où, la forme religieuse ayant complètement disparu pour laisser le fond à nu, la possibilité même de la lutte intestine cessera d’exister ? N’y a-t-il pas lieu de croire qu’à une certaine phase du développement social, la religion étant devenue inutile par suite de l’intégration complète de l’instinct de la civilisation, elle s’éliminera d’elle-même, comme le fait la conscience quand les actes qu’elle éclairait et dirigeait se sont constitués en automatisme ? L’homme, en un mot, ne retournera-t-il pas à l’état pré religieux, mais avec la culture en plus ?

À cette question, la théorie semble indiquer qu’il faille donner une réponse affirmative. En effet, ce qui se passe dans les cas particuliers doit provenir d’une loi générale, et nous n’avons aucune raison pour ne pas étendre à la sociologie ce qui est vrai en psychologie. Or, nous l’avons vu, c’est un fait que la conscience disparaît, quand l’adaptation nouvelle qui a pris naissance et qui s’est développée sous son impulsion est définitivement acquise. Si donc la lumière qui éclaire l’activité individuelle s’éteint lorsqu’elle est devenue superflue, celle qui éclaire l’activité collective doit faire de même. Le mécanisme une fois créé dans l’être organisé, celui-ci perd toute notion de ses effets : le mécanisme une fois créé dans l’espèce, l’espèce n’en reflétera plus le jeu. À la religion aura succédé l’automatisme social ; les instincts auront pris la place des dieux. Ainsi le principe de la sélection, qui nous a conduit à donner un sens et un rôle à la religion, nous force en même temps à lui conférer un caractère temporaire. Nécessaire tant qu’elle a rendu des services, elle deviendra impossible dès qu’elle cessera d’en rendre. Quand et où un pareil évanouissement se produira-t-il ? c’est ce que personne ne saurait déterminer. Ce qu’on peut simplement affirmer, c’est, d’une part, qu’il ne se fera pas partout au même moment, tous les peuples ne suivant pas une marche parallèle dans leur développement — il en est peut-être chez lesquels il ne s’effectuera jamais et qui resteront toujours à l’âge de la culture consciente, — d’autre part, qu’elle ne s’opérera que là où il sera devenu avantageux. Comme l’intérêt de la race a provoqué l’apparition de la religion, c’est lui aussi qui en déterminera l’extinction ; et comme la faculté de créer des dogmes et d’instituer des cultes a mesuré, dans le passé, la finesse culturale des peuples, l’impossibilité de les éliminer marquera dans l’avenir la grossièreté de leur organisation et leur inaptitude au progrès. Donc, quand la religion se dissoudra chez un peuple, c’est qu’il y aura chez lui, pour la remplacer, quelque chose qui vaudra mieux qu’elle : c’est là une vérité scientifique, non moins qu’un espoir consolant.

La disparition, d’ailleurs, ne se fera que progressivement, à travers bien des étapes et par bien des intermédiaires ; il est fort probable que ce qu’on appelle le sens moral est un de ces moyens termes qui séparent l’état religieux de l’état social automatique. Dans ce phénomène complexe, en effet, nous trouvons ce que nous pourrions appeler une dissolution du conscient au profit de l’inconscient. La partie consciente ne s’est pas encore entièrement effacée, mais elle est devenue vague et indécise ; elle a perdu tout contour précis ; elle s’est transformée en un sentiment, c’est-à-dire en un composé obscur et diffus de notions primitivement claires et distinctes. Mais, en même temps qu’il y a eu régression du côté représentatif du phénomène, il y a eu progression du côté pratique. Si la conscience morale est plus vague et plus flottante que la conscience religieuse comme fait intellectuel, combien elle est plus rigoureuse et plus sûre comme force promotrice de l’action ! comme les conditions de l’adaptation y sont mieux observées ! comme il y a moins de superfétations, d’efforts perdus et de démarches contradictoires ! Certes, autant un Européen civilisé est inférieur à un Arya des premiers âges pour la vivacité et l’éclat des conceptions religieuses, autant il l’emporte sur lui pour l’étendue et la précision de l’activité sociale. La conscience morale éclaire moins, mais dirige mieux que la conscience religieuse ; il y a eu perte et décadence pour la personnalité intellectuelle, gain et progrès pour l’adaptation héréditaire. Nous voyons donc incontestablement marcher de pair, dans le passage de l’état religieux à l’état moral, cette dissolution des éléments formels et cette intégration des éléments matériels qui s’accompagnent perpétuellement dans l’esprit, et dont le balancement est la loi régulatrice de l’évolution mentale. Poussez, par la pensée, le travail un peu plus avant : à la place de la conscience morale vous n’aurez plus que l’adaptation inconsciente. Les actes sociaux, trouvant dans les organismes des mécanismes appropriés, ne réclameront plus pour s’exécuter l’intervention de la conscience ; la civilisation étant devenue fait nécessaire, le sens qui projetait sur elle sa lumière s’éteindra pour ne plus se rallumer ; la pratique du bien, qui demandait au moi tant d’efforts, ne sera plus qu’un réflexe extraordinairement compliqué.

Telles sont les conclusions auxquelles nous conduisent déductivement les lois de la psychologie, lois dont nous devons accepter toutes les conséquences, sous peine de faillir à notre méthode et d’infirmer tous nos résultats précédents. Nous le répétons d’ailleurs, nul ne peut dire ni où ni quand une pareille évolution pourra s’achever. On peut même supposer, à la rigueur, que l’humanité tout entière s’éteigne avant que l’instinct social ait atteint nulle part l’état automatique, et conférer par là à la conscience morale, ou même à la religion, une sorte d’immortalité relative. Ces questions de temps et de lieu n’intéressent point nos recherches toutes théoriques, et il n’y aurait pour nous aucun profit à les aborder. Ne nous appuyant que sur des lois générales, ce sont des conclusions générales que nous prétendons seulement en tirer. Il est temps de clore notre travail. Nous aurions amplement réalisé nos vœux si nous avions réussi à appeler l’attention sur les points suivants :

1o Que c’est dans les données de la psychologie qu’il faut chercher l’origine des religions, et non dans les données de la philologie cosmologique, ni encore moins dans celles de la métaphysique ;

2o Que les lois de l’évolution mentale peuvent seules nous éclairer sur la nature, sur la valeur et sur le rôle des religions considérées comme des facteurs de l’évolution sociale ;

3o Que le fondement des manifestations religieuses n’est pas objectif ni représentatif, mais qu’il est subjectif et pratique, conformément à la grande loi psychologique d’après laquelle tout fait intellectuel est subordonné aux faits d’activité ;

4o Que les mythes sont des personnifications de conditions, extrinsèques ou intrinsèques, de l’adaptation collective ; les cultes, des sanctifications et des anticipations de ces conditions ;

5o Que la religion est une chose utile, au même titre que la conscience en général, et qu’elle remplit une fonction déterminée dans la vie de l’humanité, sans être soustraite aux lois communes de l’organisation mentale, sans pouvoir prétendre à une durée illimitée.

En un mot, la science des religions, si elle ne se contente point de décrire et de classer, si elle veut de plus expliquer et juger, doit devenir, de fait et non pas seulement de nom, un chapitre de la science des organismes, doit se poser les mêmes problèmes qu’elle et les résoudre par les mêmes méthodes : on l’avait un peu oublié dans tous les camps.