Les cachots d’Haldimand/20

La bibliothèque libre.
Éditions Édouard Garand (p. 70-72).

V

COURT ET SOMBRE DRAME EN MER


Du Calvet avait avancé son retour au Canada et s’était embarqué à la fin de juin.

Quelques jours plus tard Saint-Vallier recevait de Saint-Martin, actuellement à Londres, une lettre l’informant du départ pour le Canada de Du Calvet à bord du navire marchand « Jeffrey-Amherst ».

Douze jours s’étaient écoulés, le « Jeffrey Amherst » voguait en plein océan. Jusque-là le temps avait été beau, la mer calme. Un soir l’orage était tombé, un orage terrible, foudroyant, et durant quatre jours un vent affreux balaya l’océan et souleva des montagnes d’eau au sein desquelles le « Jeffrey Amherst » manqua de se perdre cent fois. Deux de ses mâts avaient été arrachés, ses voiles déchirées, et emportées par lambeaux dans la tempête. Le navire allait certainement devenir la proie de l’onde en fureur, si, le cinquième jour, la tempête ne s’était soudain calmée.

Sauf l’équipage, le navire transportait vingt-sept passagers, et ses cales étaient bondées de marchandises.

Du Calvet, accompagné de son fils, avait pu se procurer une cabine que quatre étrangers occupaient également. Ces étrangers étaient des Anglais qui venaient au Canada pour s’établir. Deux de ces étrangers étaient des commerçants de Londres qui y avaient vendu leurs affaires. Quant aux deux autres, Du Calvet n’avait pu savoir au juste ce qu’ils étaient. Seulement, à leur conversation, à leurs manières, aux vêtements qu’ils portaient, il devina que c’étaient des artisans quelconques, mais des artisans qui connaissaient la mer. C’étaient des hommes d’âge mur et peut-être avaient-ils voyagé !…

Tout le temps que dura la tempête Du Calvet n’avait pas quitté sa cabine. Malgré l’effroyable roulis du navire il avait réussi à continuer la rédaction de pamphlets qu’il projetait, de publier et de répandre en Canada.

Les passagers du « Jeffrey Amherst » pour tuer la monotonie se réunissaient durant le jour et une partie de la veillée en une salle commune qu’on transformait en réfectoire. On y causait de choses et d’autres.

Quand vint l’accalmie, Du Calvet pour se délasser se rendit un soir dans la salle commune. Un des passagers l’aborda, le prit à l’écart et lui dit :

— Monsieur, vous êtes français et vous vous rendez jusqu’à Québec, et je voudrais vous demander un léger service.

— Certainement, répondit Du Calvet. Mais je croyais que vous alliez également à Québec ?

— Je me rends à Halifax, monsieur, répondit l’étranger. Mais j’ai été chargé par un ami de faire parvenir au major Toller, à Québec, des documents très importants, et j’ai pensé que vous pourriez plus facilement que moi faire parvenir à leur destinataire les documents en question.

— Certainement, monsieur.

L’homme tira d’une poche de son habit un portefeuille bien ficelé qu’il tendit à Du Calvet disant :

— Les documents sont contenus dans ce portefeuille !

— C’est bien, dit Du Calvet, je vais de suite aller les mettre avec mes propres papiers dans ma cabine.

Et il quitta la salle commune !

En pénétrant dans sa cabine, Du Calvet trouva cinq personnages. Deux d’entre eux étaient ses compagnons de cabine qu’il avait pris pour des artisans ou peut-être des matelots du bord et ils étaient inconnus de Du Calvet, hormis l’un d’eux cependant dont il crut reconnaître les traits. Mais la lanterne fumeuse qui éclairait faiblement la cabine ne permettait pas de bien voir. Du Calvet s’étonna fort de trouver dans sa cabine des matelots du navire. Il demanda sur un ton sévère :

— Que faites-vous ici ?

Personne ne répondit. Mais l’un d’eux marcha rapidement à la porte, la repoussa et s’y appuya du dos.

Du Calvet n’était pas revenu de sa surprise que les quatre autres personnages se jetaient sur lui, le renversaient, le bâillonnaient et le ligotaient.

Lorsque le gentilhomme français fut réduit à l’impuissance, le personnage, qui était demeuré le dos à la porte et impassible, s’approcha, se pencha au-dessus de Du Calvet, enleva le large chapeau ciré qui couvrait sa tête et demanda sur un ton narquois :

— Me reconnaissez-vous, Pierre du Calvet ?

Le gentilhomme battit des paupières en signe d’affirmative, puis regarda fixement l’homme, sans crainte, sans épouvante, mais avec mépris.

Oui, il reconnaissait trop bien cet homme qui l’avait arrêté à Trois-Rivières cinq années auparavant, celui qui s’était pour ainsi dire constitué son gardien alors qu’il était dans les fers de la captivité, celui qui avec Haldimand lui avait fait tant de mal, celui qui avait assassiné son épouse… Foxham !

Daniel Foxham ricana sourdement, puis fit un geste à l’un des compagnons de cabine du gentilhomme.

Cet homme sortit de la cabine, gagna la salle commune, s’approcha de Louis Du Calvet et dit :

— Votre père est souffrant en sa cabine et il vous mande près de lui.

Le jeune homme, sans défiance aucune, s’empressa de suivre l’étranger.

Lorsqu’il aperçut son père renversé sur le plancher, bâillonné et ligoté, il se jeta sur Foxham qu’il venait de reconnaître subitement. On eût dit que Foxham avait prévu cet assaut : une lame de poignard apparut aussitôt dans sa main droite, et la seconde d’après Louis Du Calvet s’écrasait, sanglant, sur le corps de son père qui avait assisté impuissant à ce meurtre affreux.

Foxham, ricanant, essuya la lame de son poignard aux vêtements du jeune homme et commanda à ses complices :

— À l’œuvre !

Puis il ajouta en regardant le cadavre de Louis Du Calvet :

— Je ne voulais pas le tuer ainsi, je lui réservais la mort de son père. Enfin, nul n’est tenu à l’impossible.

Du Calvet, en sa douleur immense, pour ne pas voir le cadavre de son fils, avait fermé les yeux.

Dans un angle de la pièce et dissimulées sous une couverture de lit les deux matelots retirèrent des chaînes. Il y en avait deux et à chacune d’elles était attaché un gros boulet d’acier. Ces chaînes furent enroulées au cou et sous les épaules de Du Calvet et de son fils, de façon que le boulet se trouvât placé à la tête. Ainsi, la pesanteur du boulet devait entraîner le corps humain tête première dans la profondeur de l’océan.

Lorsque les deux corps furent ainsi enchaînés, Foxham donna un nouvel ordre.

Les quatre hommes s’emparèrent de Du Calvet, Foxham ouvrit la porte et précéda ces hommes dans un long couloir vers l’arrière du navire. Au bout de quelques minutes le funèbre cortège s’arrêta. Foxham ouvrit un panneau dans le flanc du navire. La mer encore démontée soulevait ses flots furieux. Du Calvet fut introduit dans le trou, tête première, puis poussé et lâché dans l’abîme !

Foxham referma le panneau violemment au moment où une vague géante se ruait contre le navire.

— À l’autre ! commanda-t-il d’une voix rude.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Tandis que le navire continuait sa course incertaine vers la terre canadienne, Du Calvet et son fils gisaient au fond de l’océan victimes de la vengeance anglaise !…