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Les cachots d’Haldimand/7

La bibliothèque libre.
Éditions Édouard Garand (p. 29-34).


VI

DANS LE CABANON


C’était dans un cabanon placé à peu près au centre du navire que Du Calvet avait été enfermé après son arrestation à Trois-Rivières, c’est-à-dire un cachot étroit qui ne recevait aucune clarté du jour. Ce cabanon, et il y en avait d’autres, était réservé au châtiment de la mutinerie. On jetait le matelot en pleine noirceur pour quarante-huit heures, sans boire ni manger. Il n’y avait ni lit, ni siège, ni luminaire. Si le pauvre diable devenait trop las, il s’étendait sur le parquet.

Pour Du Calvet on avait eu quelques douceurs : on lui avait donné un lit de camp, un escabeau et une petite table ainsi que l’usage d’une lanterne. Trois fois par jour le cuisinier du bord, accompagné d’un matelot, lui apportait des mets abondants et assez bien apprêtés. Du Calvet pouvait donc manger à sa faim, boire et dormir. Mais, tout comme Saint-Vallier, il avait trouvé que ces bonnes choses ne suffisaient pas à l’existence de l’homme, et naturellement, il devait souffrir.

Lorsqu’il était fatigué du lit, il marchait par l’étroit cachot, c’est-à-dire qu’il ne faisait que tourner et retourner. Mais enfin il finissait par se délasser du lit, et quand il était las de cette marche, il reprenait le lit. Les heures qu’il vécut là furent donc des heures interminables ; c’était pour lui une sorte d’éternité : il n’y avait plus ni commencement ni fin. L’inquiétude et l’anxiété ne cessaient de le mordre au cœur. Pas une seconde que sa pensée, sa pensée entière, ne demeurât accaparée par l’image des deux êtres les plus chers qu’il avait en ce monde : sa femme et son fils. Il s’inquiétait d’autant plus qu’après son arrestation, on avait enlevé de sa maison tout son argent et tous ses papiers.

De l’argent, il s’était un peu moqué, il savait que des amis se chargeraient de veiller sur sa femme et son fils. Mais ses papiers !… Là était pour lui la plus forte inquiétude. N’allait-on pas se servir de ces papiers pour se faire des armes contre lui-même et sa famille ?… Il l’avait redouté. Pourtant, ces papiers ne contenaient rien qui pût le faire passer pour un vulgaire criminel ; c’étaient des papiers d’affaires en général. Mais il s’y trouvait mêlée une énorme correspondance avec les agents de Washington et avec le général de La Fayette et le comte d’Estaing. (Cette correspondance contenait les noms d’une foule de ses amis qui pourraient être plus tard inquiétés par les autorités anglaises. Or, Du Calvet n’aurait voulu pour rien au monde compromettre qui que ce fût, même involontairement ; et voilà que par ces papiers on pourrait trouver matière à incriminer d’autres que lui-même.

À ces pensées et appréhensions Du Calvet avait senti la racine de ses cheveux s’humecter d’une sueur froide, puis son cœur s’était déchiré et son âme s’était meurtrie. Heureusement, cet affaissement de lui-même n’avait duré qu’un moment. Son indomptable énergie avait peu à peu repris le dessus, et tout en souffrant, surtout de la cruelle séparation d’avec sa famille, il essayait d’envisager son sort futur avec calme, et il avait repris la confiance qu’il avait perdue durant les premières heures de sa captivité.

Puis il s’était dit :

— On ne peut certainement pas me faire un crime d’avoir entretenu des relations d’affaires avec les Américains ! Et pourra-t-on m’en faire un pour avoir élevé la voix contre la tyrannie anglaise ? Non !… En ce cas, il faudra bien qu’un jour ou l’autre on me relâche ! Si seulement, l’on me donnait la liberté provisoire en attendant qu’on me fasse un procès !

Du Calvet avait été l’un de ceux qui avaient le plus hautement réclamé l’établissement de la loi de l’HABEAS CORPUS, et, ironie du sort, il allait être l’un de ceux qui en auraient le plus profité, et qu’il allait le plus souffrir de son absence. Car ce n’était pas tant la conviction et la condamnation qui atteignent le plus terriblement l’accusé, coupable ou innocent soit-il, c’est la prison préventive. C’est la période le prévenu vit heure par heure, minute par minute, dans l’incertitude de son sort, et cette incertitude est pire, cent fois pire, même au cœur du criminel que le remords lui-même. Et que penser de l’innocent qui souffre de l’injustice humaine ?…

Du Calvet en était donc à se demander avec une terrible angoisse, connaissant la haine d’Haldimand et, de ses sbires :

— Que me réserve-t-on ?…

Personnellement, Du Calvet n’entretenait aucune crainte ; que pouvaient lui importer les souffrances corporelles et physiques ? Si on le condamnait à dix années de réclusion, il en serait quitte pour y mourir dans l’oubli. Si c’était la mort, il n’en éprouverait du chagrin qu’à cause de son œuvre qui demeurerait inachevée. Donc, pour lui-même, il ne redoutait rien. Mais sa femme et son fils… que deviendraient-ils ? Comment allaient-ils supporter le contre-coup de sa mort ou de sa condamnation à une longue détention ?… Là seulement était toute sa souffrance, toute sa torture !

Mais quelle folle espérance ! quelle joie inattendue secoua tout son vieux et noble cœur lorsque, tout à coup, une voix amie vint lui parler au fond de son cachot, une voix qui lui dit d’espérer ! L’espérance !… ce mot magique et sublime résume toute l’existence de l’homme !

Cette voix était celle d’un brave défenseur de la race, un de ces ardents, un de ces audacieux qui soulèvent un monde !

Cette voix était celle d’un de ces hommes, plutôt rares à cette sombre époque de l’histoire canadienne, qui pour les libertés, la grandeur, l’honneur de leur pays se dévouent sans tenir compte des plus terribles sacrifices ! Ils sacrifient tout : biens terrestres, foyer, famille ! Ils préfèrent tout perdre des fruits de cette terre plutôt que de penser qu’un jour, quand la mort aura éteint leur esprit, et réduit leurs chairs en poussière, que des mortels pourront venir sur cette poussière de leur « ancien soi » jeter des crachats de mépris ! Oui, cette voix était celle de l’un de ces hommes au dévouement sublime qui, ayant embrassé dans toute son amplitude le devoir du citoyen, n’y veulent pas faillir en se laissant dominer par des sentiments d’égoïsme : ils ont acquis le sentiment de leur devoir à ce point que leur « moi » disparaît complètement, et qu’ils ne se sentent plus qu’une arme pour toujours consacrée à la sauvegarde de l’honneur de leur patrie. Que les dévoyés se moquent d’une telle conception du devoir, c’est leur affaire ; mais quand sonnera l’heure de leur agonie, viendra la vision de leur existence nulle, et ils trépasseront frappés au front par le soufflet de leur propre mépris… ce sera leur juste châtiment !

Oui, cette voix française, cette voix canadienne qui était venue souffler dans le cachot de Du Calvet ce mot presque divin « espérance », c’était celle de Saint-Vallier.

Après le départ du jeune homme, le gentilhomme français avait senti un ineffable allègement. Durant cette nuit-là et les quelques jours suivants il trouva moins lourdes les chaînes de sa captivité. Des amis veillaient !… Quelle vision soudaine de liberté ! Son sort n’était plus maintenant entre les mains de sbires, mais aussi entre les mains d’amis chers ! Et ces mains pourraient écarter les coups de l’arme fatale ! Ces mains pourraient, demain peut-être, ouvrir cette porte qui fermait son cachot comme la pierre ferme un tombeau ! Ces mains pourraient le tirer de ce trou trop plein d’une atmosphère terriblement alourdie par les gaz qui émanaient de la lanterne fumeuse, atmosphère en laquelle il se sentait étouffer peu à peu !

Trois jours s’écoulèrent. L’espoir, l’attente, l’anxiété se partagèrent l’esprit de Du Calvet durant ces trois jours.

Puis le soir du troisième jour il fut repris d’inquiétude. À nouveau l’image des siens tant aimés vint obséder son esprit. Il se promenait dans sa cage, amaigri, livide, voûté, tremblant. Du Calvet n’était plus que le spectre de lui-même.

Longtemps ce soir-là il tourna autour de son étroit cachot. Puis, enfin vaincu par la lassitude, il se laissa choir sur son lit de camp et s’endormit.

Il ne dormit pas longtemps. Il s’était éveillé soudainement et son attention avait été attirée par un bruit qui se produisait derrière sa porte. Ce bruit ressemblait à un grincement… à un crissement… Qu’était-ce ?… Il se le demanda. Il était éveillé, mais ses yeux demeuraient fermés, et il finit par croire qu’il rêvait.

Puis le bruit cessa, le glacial silence pesa sur lui comme avant.

Alors Du Calvet ouvrit les yeux, mais ses paupières trop lourdes demeurèrent collées à ses prunelles,

— Allons ! se dit-il, c’est un rêve que je fais !…

Et il se laissa aller tout à fait à ce rêve… il rêvait de liberté… il se revoyait heureux près de sa femme et de son fils !

Combien de temps dura le rêve ? Il n’aurait pu préciser. Mais tout à coup il se trouva sur son séant, écarquillant les yeux…

Un homme venait de pénétrer dans son cachot, et cet homme disait de sa belle voix française :

— Monsieur, je vous ai dit d’espérer… me voici !

Du Calvet ne put retenir ce cri de joie, lui l’homme si contenu :

— Oh ! vie chère !… oh ! liberté exquise !…

Puis se dressant debout, il saisit les mains de l’homme et prononça avec admiration et avec gratitude :

— Saint-Vallier…

— Saint-Vallier, oui, monsieur, répondit le jeune homme en souriant. Ainsi donc vous me connaissiez ?

Et le jeune homme, sans façon, enleva son manteau noir qu’il jeta négligemment sur le lit de camp et apparut vêtu de sa lévite grise.

— Je ne vous avais jamais vu, monsieur, répondit Du Calvet, je vous connaissais de nom. Mais si vous vous rappelez votre visite de l’autre soir…

— Parbleu ! si je me la rappelle…

— Ah ! pardon, mon ami… Tenez, asseyez-vous.

Du Calvet lui indiqua l’escabeau que le jeune homme accepta et lui-même s’assit sur son lit. Et il reprit :

— À propos, voulez-vous me dire le jour que nous sommes ?

— Il est environ deux heures de nuit, monsieur, c’est-à-dire mercredi, 4 octobre.

— Octobre… fit Du Calvet en réfléchissant. Puis il sourit et ajouta : — Monsieur, nous sommes en octobre, dites-vous, mais de quelle année ?

Saint-Vallier tressaillit, le malheureux qu’il voyait devant lui s’imaginait, après dix jours de cachot seulement, que des ans s’étaient écoulés ! Quoi ! cet homme avait donc déjà tant souffert ?… Au fait, pourquoi pas ? Il n’était plus jeune, il n’avait plus devant lui l’existence pleine de luttes, si l’on veut, mais aussi pleine de promesses, tandis que l’autre avec ses vingt-huit ans et toute sa vigueur avait devant lui tout l’avenir ! Oui… cet homme devait souffrir atrocement non seulement de ses propres souffrances, mais des souffrances d’êtres chers dont il était cruellement séparé ! Oui… cet homme avait un esprit et un cœur tout pleins d’images adorées qui durant de longues années avaient été la force de sa vie ; tandis que lui, ce jeune homme, ne faisait encore qu’entrer dans la vie, et il ne sentait pas encore autour de lui de ces attaches qui, lorsqu’elles se brisent, brisent souvent les cœurs les plus forts, les esprits les plus solides !

Saint-Vallier ressentit pour ce malheureux une immense sympathie.

— Monsieur, répondit-il, nous sommes encore en cette année 1780, vous êtes prisonnier depuis dix jours.

— Dix jours ! s’écria Du Calvet avec surprise. Dites donc plutôt dix ans, mon ami !

— Oh ! je vous comprends, monsieur, sourit le jeune homme. Je sais aussi combien ont dû vous paraître longs ces dix jours de réclusion. Oh ! j’en sais quelque chose, ajouta-t-il avec un léger rire ironique, bien que, à la vérité, je n’aie pas tant souffert que vous. Mais comme vous, je suis séparé du monde des vivants, je suis confiné en une sorte de donjon solitaire sous l’œil vigilant des sbires d’Haldimand.

Du Calvet sursauta.

— Mais, monsieur, s’écria-t-il avec une surprise amusée, êtes-vous un spectre, ou un sorcier ?

Saint-Vallier se mit à rire.

— Non, monsieur, je ne suis ni spectre ni sorcier. J’ai trouvé le moyen, ou plutôt un ami m’a trouvé ce moyen de sortir de ma prison la nuit et, quelquefois, le jour.

Du Calvet regardait le jeune homme avec un air de doute.

— Ne pensez pas, reprit le jeune homme, que je veuille faire du mystère…

— Mon ami, interrompit Du Calvet, vous me dites tout bonnement comme ça que vous quittez votre prison, que vous avez trouvé le moyen d’en sortir à votre gré et à l’heure qu’il vous convient. Or, je me demande ce que doit penser votre gardien lorsqu’il trouve votre cachot désert !

Saint-Vallier sourît largement et répliqua :

— Le gardien n’y voit goutte, parce que Saint-Vallier est toujours en son cachot !

— Je ne vous comprends plus, dit Du Calvet, ahuri.

— Vous allez comprendre : lorsque je quitte ma prison, il se trouve un autre prisonnier pour prendre ma place, un jeune homme comme moi, qui me ressemble quasi trait pour trait… C’est un sosie, comprenez-vous ?

— Si je comprends… sourit Du Calvet avec admiration.

Il prit les mains du jeune homme dans les siennes et les serra avec effusion.

— Ah ! s’écria-t-il en même temps, vous êtes bien celui qu’on m’a dit, jeune, ardent, plein d’audace, et j’ai déjà pour vous la plus grande amitié et la plus vive admiration. Mais expliquez-moi de suite comment vous avez pu pénétrer dans ce cachot ?

— Ce n’est pas sans un rude labeur. J’ai dû crocheter votre cadenas. L’autre soir je l’avais examiné avec l’espoir d’en trouver un semblable pour me procurer une clef. Or, monsieur Darmontel, mon père adoptif, qui est ferronnier et qui fut un temps serrurier, m’a trouvé un cadenas en tout pareil à celui de votre porte. Malheureusement la clef ne fonctionne pas dans ce cadenas. J’ai donc apporté le cadenas neuf, et M. Darmontel m’a expliqué que la clef du vieux cadenas fonctionnerait à merveille dans le neuf. Ce ne sera donc qu’une substitution dont on ne s’apercevra pas.

Et Saint-Vallier avait exhibé un cadenas tout neuf et tout semblable à l’autre.

— Mais ne craignez-vous pas qu’on s’aperçoive de quelque chose tout de même ? Remarquez que l’acier de votre cadenas est plus poli et plus brillant que celui de l’autre.

— Oh ! quant à la couleur, se mit à rire Saint-Vallier, je vous garantis qu’on n’y verra que du feu. Mon plus gros risque c’est d’aborder ce navire. Il est vrai que je profite des heures durant lesquelles les officiers et matelots vont à la ville s’égayer.

— Mais si ces officiers et matelots revenaient plus tôt que vous ne pensez et vous trouvaient ici ?

— Je crois bien alors qu’il faudrait en découdre, sourit le jeune homme. Aussi, n’ai-je pas l’intention d’abuser en quoi que ce soit, et nous allons prendre des mesures dès demain pour vous rendre à la liberté.

— Me rendre à la liberté ! fit Du Calvet avec émotion.

— Oui. Mais les moments sont trop précieux pour les longues explications, et je serai bref autant que possible. Voici : demain des personnages influents, ayant à leur tête monsieur Darmontel, iront demander au gouverneur votre liberté provisoire en attendant que votre procès ait lieu. Mais vu que la loi de l’HABEAS CORPUS n’existe pas encore en notre pays, il est bien possible que le gouverneur refuse de vous accorder cette liberté provisoire, comme il me l’a refusée à moi-même.


Par un geste foudroyant, le jeune homme lança son poing à la mâchoire de l’officier qui tomba sur la pavé comme une masse.

— Je suis certain qu’il n’accordera pas plus pour moi cette liberté, dit Du Calvet.

— En ce cas, répliqua avec énergie Saint-Vallier, je vous garantis, moi, cette liberté.

— Vous !…

— Oui. Demain, monsieur, dans la nuit, vous serez en liberté. Naturellement, il sera dangereux pour vous de demeurer dans le pays ; alors je tiendrai à votre disposition un petit navire avec un équipage canadien qui m’est tout à fait dévoué, et ce navire vous transportera en Nouvelle-Angleterre où vous demeurerez, en attendant que vous puissiez revenir dans votre pays adoptif sans danger ni pour vous-même ni pour votre famille.

— Ma femme et mon fils m’accompagneront donc sur ce navire ? demanda Du Calvet avec émotion.

— Pas précisément. Mais soyez tranquille, Mme Du Calvet et votre fils iront vous rejoindre.

Du Calvet ne pouvant contenir davantage les sentiments de joie inouïe qui emplissaient son esprit et son cœur, prit le jeune homme dans ses bras et le serra longuement.

— Mon ami ! mon ami !… murmura-t-il.

Il se mit à pleurer doucement.

À l’instant même, dans la nuit silencieuse, un chant joyeux retentit… un chant qui paraissait se rapprocher peu à peu du navire.

— Oh ! s’écria Saint-Vallier en se levant avec précipitation, je parie que ce sont les marins de ce navire qui reviennent ! Je vous laisse, monsieur… mais je reviendrai demain !

Il sortit vivement, referma la porte et posa le cadenas qu’il avait apporté avec lui.

La minute d’après, il s’élançait vers le pont supérieur…

Demeuré seul, Du Calvet, tout heureux de cette vision de liberté qu’on venait de lui montrer, murmura :

— Ô Saint-Vallier ! de ce jour Du Calvet te voue sa gratitude entière, celle de sa femme et celle de son fils ! Ô Canadien ! ô héros !… tu es bien le digne fils de la race !…