Aller au contenu

Les caprices du cœur/04

La bibliothèque libre.
Édouard Garand (p. 13-16).

IV


— À partir d’aujourd’hui, vous ferez la Cour de Police, dit Roland à Noël, un matin. Langevin est malade assez gravement et jusqu’à son rétablissement, je vous confie son service. Vous savez que c’est le plus important de notre reportage. La façon dont vous vous êtes acquitté de l’Enquête sur l’Incendie du Métropolitain me permet de croire que vous ne vous ferez pas « scooper » souvent.

— Vous êtes satisfait de mon travail ?

— Très satisfait.

— Je suis au « Soir » depuis un mois. Le salaire qu’on me paye est ridicule. Quand j’ai fait mes arrangements avec le directeur, il était entendu que ce n’était que temporaire.

— Je lui en parlerai, reprit Roland. Vous n’aurez qu’à le voir ce soir et tout s’arrangera. Comptez sur moi.

— Je vous remercie d’avance.

Mais il arriva que les dires de Roland furent démentis par Jean-Louis Leduc. Celui-ci avait flairé dans le nouveau venu, un journaliste né dont la carrière pourrait peut-être nuire à la sienne.

Il représenta au directeur, qui ne demandait pas mieux que de le croire, qu’augmenter son salaire après un seul mois de service, constituait un mauvais précédent, que cela se saurait et donnerait lieu à des demandes similaires, toujours ennuyeuses à entendre, pour un patron.

Lucien apprit cette conversation, le soir même.

Il en éprouva du dégoût pour sa profession, qu’une jalousie irraisonnée entre confrères, gâtait à ce point. Il ne s’étonna plus de voir qu’au pays, les gens du métier n’étaient pas mieux traités. Il avait la clef de l’énigme.

Dès lors il accomplit sa besogne machinalement, se réservant de compter son fait à Leduc, dès que l’occasion s’en présenterait.

Entre temps, il s’aboucha avec les propriétaires des autres journaux.

Trois mois durant, chaque matin, il fit consciencieusement sa tournée au Palais de Justice, à la cour du Recorder, aux bureaux de la Sûreté et de la Police.

Sa copie était soignée. Il voulait son travail parfait pour qu’on ne l’accusât pas, au temps venu, d’avoir négligé ses fonctions.

Un jour, son confrère du « Temps » le prit à l’écart, en sortant de la Cour d’assise.

— Notre rédacteur politique vient d’être nommé traducteur à Ottawa. Le patron veut te voir cet après-midi. Tu pourrais facilement t’arranger avec lui.

— À quelles conditions ?

— L’on te donnera probablement 35,00 $ pour commencer.

Noël expédia sa besogne plus tôt que d’habitude, passa au « Temps », vit le propriétaire, conclut des arrangements, et, allègre, regagna son journal.

Il était un peu en retard.

Une grosse affaire ce jour-là avait captivé les journalistes : un meurtre effroyable accompli dans des circonstances tragiques. Le meurtrier devait être arrêté d’une minute à l’autre.

Le city editor était sur les dents. Il avait envoyé un de ses hommes accompagné du photographe faire une enquête sur les lieux du crime avec mission de revenir munis d’autant de renseignements et de photographies qu’il serait possible d’en prendre.

Il attendait maintenant l’arrivée de Noël pour avoir la version des autorités policières et des détails sur l’arrestation du bandit qu’on pressentait devoir se produire avant que le journal aille sous presse.

— Vous ne pouviez pas arriver plus tôt, fit Leduc, d’un ton rogue aussitôt que le reporter de la police eut franchi le seuil de la rédaction.

Roland qui connaissait son homme pour l’avoir étudié et qui avait cru remarquer, chez lui, une certaine animosité envers le gérant, fit un geste qui signifiait beaucoup de choses. Il pressentait ce qui allait advenir.

Connaissant le caractère de Noël il comprit vite que celui-ci ne laisserait pas passer l’occasion sans en profiter.

Noël, en effet, détestait avec autant de passion qu’il aimait. De plus, il était de ces gens qui pardonnent tout, sauf une blessure d’amour propre. Conscient de sa supériorité sur Leduc, supériorité que celui-ci dans son for intérieur admettait et qui était cause de la jalousie qu’il lui avait voué, il n’avait pu encore digérer l’affront subi les premiers jours de son arrivée au « Soir ».

— J’arriverai à l’heure qu’il me semblera propice.

Le teint bilieux du gérant de la rédaction devint un peu plus jaune.

— Faites votre copie. Nous réglerons cette affaire après.

— Je ferai ma copie si je le veux.

Roland essaya de s’interposer.

Amusés, les reporters suivaient la scène. Ils étaient au courant de ce petit duel, et presque tous détestaient Leduc dont la nullité suffisante prenait parfois des airs d’arrogance blessante.

— Si vous n’êtes pas content de mon travail, autant le dire tout de suite. Roland vous vous arrangerez comme vous pourrez pour le meurtre de ce matin. Je ne suis ni d’âge, ni de condition, ni d’humeur à me faire morigéner par un morveux comme Leduc.

Comme ce dernier répondait d’une façon plutôt impolie, le bruit d’un soufflet à la face, retentit dans la salle.

Lucien prit son chapeau, salua ses camarades et serra la main du city editor.

— Si le patron vous fait des reproches, répondez que c’est la faute de son homme de confiance.

Énervé il gagna son logis à pied.

Chemin faisant, il rencontra Jules Faubert, le courtier en bois.

— Bonjour, Lucien ! Tu n’as pas l’air dans ton assiette aujourd’hui.

— Non ! mon cher Faubert. Tu es bien heureux, toi, d’être ton propre maître et de ne point appartenir à une profession de jaloux.

— C’est que tu sais mal voir. Les jaloux, ce sont les inférieurs, les pauvres d’esprit que fatiguent les supériorités et les compétences.

— Peut-être. En tous les cas, je suis heureux d’en avoir mis un à sa place. Tu sais que je quitte « Le Soir ».

— Tu me l’apprends, et pour où aller ?

— Au « Temps » où l’on me conduit au reportage politique.

— Ça t’intéresse la politique ?

— Beaucoup. Et toi ?

— Pas du tout. Du moins pour le présent. Il n’y a qu’une chose qui m’intéresse. Faire de l’argent. L’argent mène la politique. Tu t’en rendras compte par toi-même. Quand entres-tu au « Temps » ?

— Lundi prochain.

— Je te souhaite plus de succès qu’au « Soir ».

— D’ailleurs, je n’y pourrirai pas. J’ai une idée derrière la tête, que avant longtemps je veux mettre à exécution.

— Et cette idée ?

— Je ne la dis pas encore.

— Si tu veux la réaliser, il n’y a qu’à y penser toujours et à le vouloir fortement. Il n’y a rien comme la volonté. Moi aussi j’ai une idée là — il se toucha le front — et avant cinq ans tu verras ce qu’on peut faire avec une idée… On ne te voit pas souvent. Viens veiller quelque soir avec moi. Je ne sors jamais.

— En effet, l’on m’a parlé que tu vivais en reclus. Peut-on en savoir la cause ?

— Elle est insignifiante. Question de femmes.

— Toi aussi. L’on s’entendra bien. Nous sommes dans le même cas.

Le lundi suivant, dès le matin, Lucien Noël se rendit au « Temps ». C’était de nouveaux confrères que pour la plupart il connaissait déjà, une nouvelle salle de rédaction, un nouveau patron, un nouveau service. Il entra là et se trouva de suite familiarisé avec les êtres et les objets.

Depuis les quelques mois qu’il faisait du journalisme actif, sa timidité était complètement disparue. L’habitude d’aborder les gens en face, de sentir qu’on avait besoin de lui, lui avait donné ce dont il lui manquait le plus au monde : la confiance en soi. C’était là la clef du succès, la condition sine qua non sans laquelle un homme ne peut réussir dans la vie ni même aspirer à une somme si minime soit-elle, de bonheur.

Il se plut de suite à son nouveau service. Il lui laissait une latitude plus grande. Il était en quelque sorte son propre maître.

Il côtoya de plus près les politiciens. De les observer lui fit prendre en dégoût, momentanément, cette engeance.

Bientôt il en connut mieux quelques-uns et crut s’apercevoir que, sous des dehors d’arrivisme, plusieurs cachaient un sens profond de patriotisme et qu’ils n’aspiraient qu’après le jour où un homme se lèverait, un chef, qui incarnerait en lui, les aspirations de sa race.

La politique idiote des partis telle qu’on l’entend au pays, tend à l’abaissement des personnalités, au nivellement des talents. Les bonzes qui en sont à la tête ne permettent pas qu’un homme jeune, « un homme nouveau » comme disaient les romains sortent des rangs, surtout s’il possède des idées personnelles et un fonds d’indépendance. L’une des causes de cet asservissement réside dans l’absence de journaux libres et sérieux où les actes publics seraient passés sans merci au crible de l’opinion publique.

À force d’y être mêlé, il se passionna pour les idées politiques et vécut dans l’espérance d’être un jour en possession d’un journal à lui, bien à lui, où il lui serait loisible de critiquer ouvertement, ce qui, dans son opinion, serait contraire aux intérêts primordiaux de la nation.

Il restreignit ses dépenses au strict nécessaire, économisant chaque semaine, jusqu’au jour où il put enfin s’affranchir des tutelles et vivre par lui-même. Il annonça à Mainville que dorénavant, dans deux semaines, paraîtrait un nouveau périodique : « L’Espoir ». Il vécut dès lors fiévreusement, dormant mal et dans l’attente du moment où enfin, le premier numéro paraîtrait. Ce journal il l’aimait d’avance comme une mère aime l’enfant qu’elle porte dans son sein. Il en rêvait. Il s’imaginait que sa parution suffirait à révolutionner le pays. Quand il passait sur la rue il s’imaginait que tous les gens le regardaient et dans leurs yeux, il lisait cette interrogation muette : « Quand paraîtra-t-il ? » Son capital n’était pas élevé. À peine se chiffrait-il à un millier de dollars amassé de peine et de misère. Il lui parut dès l’abord colossal et suffisant à lancer une affaire qui, dès le début, serait un succès, un succès formidable.

Il avait lu la vie de Northcliffe, de Hearst, et des autres magnats de la presse. Son imagination aidant, il n’était pas éloigné de se croire leur émule.

Combien de fois, dans sa chambre, toutes lumières éteintes, n’était-il pas resté à rêver de son avenir. Cet avenir, il le voulait efficace par les moyens d’actions dont il disposera. Les devanciers, ses modèles, fondateurs d’œuvres solides, et qui ont réussi à orienter vers le but qu’ils voulaient les destinées de leur pays, avaient pour la plupart commencé comme lui, au bas de l’échelle. Degré par degré, ils s’étaient élevés jusqu’au sommet, où, de là, ils dirigeaient leurs contemporains.

Lucien Noël s’étant rendu compte qu’une partie de la presse quotidienne à cause de l’importance trop grande accordée aux faits divers, n’avait vis-à-vis du peuple aucune influence, avait résolu, aussitôt que « l’Espoir » serait établi sur des bases solides, de fonder divers autres périodiques, unis entre eux par une idée maîtresse qu’ils feraient rayonner chacun dans leur sphère d’action.

Prendre une résolution et la tenir sont deux choses différentes et qui ne s’accordent pas toujours.

Il s’en aperçut vite.

Quand « L’Espoir » vit enfin le jour, il s’ensuivit dans la bourse du journaliste une baisse sensible. La réalité déjouait ses calculs. Une infinité de dépenses avec lesquelles il n’avait pas compté, se dressaient devant lui, impérieuses, qui lui firent vivre des journées que la dépression disputait à l’enthousiasme.

Le coup initial de la publication dépassait ce qu’il avait prévu.

Le numéro s’était bien vendu pourtant, mais les annonceurs étaient rares. Il eut peur que s’écroule l’œuvre tant rêvée et si choyée.

C’est alors qu’il téléphona à son ami Faubert.

Jules Faubert était l’un des canadiens-français les plus riches de l’époque. Bien que jeune encore il était à la tête d’une entreprise gigantesque.

Dans les milieux financiers on le considérait comme un espèce de surhomme dont les destinées devaient étonner ses concitoyens. Instruit et cultivé, il ne dédaignait pas les choses de l’esprit. C’est cette raison qui amena le journaliste à lui confier la menace qui pesait sur ses projets.

Ils se rencontrèrent à diner à l’hôtel Viger.

Noël, timidement lui glissa un mot de sa situation précaire. Le financier promit son aide et donna rendez-vous dans quelques jours. Faubert devint commanditaire de l’œuvre en s’engageant à fournir les fonds nécessaires. Il établit l’entreprise sur une base d’affaires. Noël en assuma la direction. Il conserva pleine et entière liberté dans ses opinions politiques, sociales et religieuses.

Quelques mois après cette entrevue, « L’Espoir » occupait un local vaste et superbement aménagé, rue St-Denis, et Noël avait à sa disposition un personnel relativement nombreux. Ses agents inondaient la province recueillant çà et là, des abonnements. Les annonceurs devant l’influence de jour en jour prépondérante de cet organe envahirent ses colonnes.

Lucien Noël était heureux. Chaque semaine des milliers de cerveaux pensaient par le sien et cela lui était une grande volupté.