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Les caprices du cœur/07

La bibliothèque libre.
Édouard Garand (p. 17-19).

VII


La session à Québec battait son plein. On était en hiver, vers la fin de janvier.

Un peu partout, l’on s’attendait à des élections imminentes.

Lambertin, le premier ministre, devait, à la présente réunion des chambres, en demander la dissolution, et, convier les électeurs aux urnes.

Des débats importants, inscrits à l’ordre du jour, promettaient quelques semaines mouvementées et sensationnelles.

La tribune des journalistes, à chaque séance, était remplie de scribes qui épiaient, chez les députés de l’un ou de l’autre parti, chacune de leurs paroles, pour les commenter favorablement ou défavorablement selon la couleur des journaux où ils étaient attachés.

Noël s’était rendu dans la Capitale pour suivre de plus près les faits et gestes des mandataires du peuple.

Il logeait au Château.

Cela lui permettait de mieux saisir certaines menées.

Son expérience de reporter lui faisait flairer l’homme aux tuyaux, et, quand il l’avait déniché, il lui faisait avouer habilement, et avec un doigté, que seuls les gens du métier, et qui ont la bosse du journalisme, possèdent, les intentions de ses meilleurs amis.

« L’Espoir » paraissait bi-hebdomadairement : le mercredi et le dimanche. Une page entière était consacrée à la politique provinciale.

Son opinion servait de critérium.

Noël, lui-même, faisait le compte-rendu des séances, compte-rendu personnel, impressionniste, et intéressant comme une page, de Daudet. Pour lui, comme pour Daudet, une idée se résumait dans un homme. C’est pour cette raison, que souventes fois, il démolissait l’homme, en le descendant du piédestal où la bêtise populaire l’avait élevé. Combien de réputations surfaites n’avait-il pas rabaissées à leur juste niveau. Il en voulait surtout aux nullités confiantes. Rien ne le choquait autant que le succès des imbéciles.

Depuis quelques jours, l’intérêt languissait, l’Opposition fatiguée par l’attaque des débuts, se reposait. Le budget, après avoir subi quelques rognures, venait enfin d’être adopté. Quelques bills privés, des questions de routine… les députés s’absentaient, les journalistes musaient. Pas tous. Un veillait. Il entassait munitions sur munitions pour le grand bombardement.

Il croyait à sa mission. Il se croyait le devoir au même titre que les députés, de veiller sur le sort de la nation. La lecture de Cicéron, l’étude de l’histoire de Rome, qui l’avaient passionné durant son temps de collège inculquèrent en son âme des sentiments avoués de civisme. Il considérait comme un crime de ne pas contribuer, quand il le pouvait, à la bonne gouverne de la Chose Publique.

Son flair l’avait mis sur la piste d’un scandale. Dernièrement, sans trop le vouloir, il avait soulevé le couvercle d’un pot de vin, dont les odeurs étaient plutôt nauséabondes. Son article sur l’« Abandon du Patrimoine aux Étrangers » ne mentionnait que la moitié des agiotages qui, dans la coulisse, se tramaient.

Il venait de mettre la main sur toute une correspondance échangée entre un ministre et le président d’une compagnie américaine concernant l’octroi d’un pouvoir d’eau. Il avait appris, peu après, qu’un autre pouvoir d’eau, vendu pour une somme ridicule à une compagnie anonyme, venait d’être revendu à un prix fabuleux. Or, cette compagnie anonyme n’était formée que des ministériels, qui, en l’occurrence, s’étaient servis de prête-noms.

On spoliait la Province ; on livrait ses richesses.

Il fit venir le chef d’Opposition à sa chambre, et lui confia ces documents.

Le lendemain même, son journal paraissait, dévoilant par leurs noms, les concessionnaires.

L’émoi fut grand dans la province, surtout dans Québec.

À la séance qui suivit la publication de ces faits, la galerie était comble de spectateurs. Tous les députés de l’opposition étaient à leurs sièges.

Leur chef, Armand Gingras, devait frapper le grand coup, celui dont dépendrait le sort de son parti.

Accoudé à la balustrade, Noël, du haut de la tribune, observait les figures des ministériels, « Leurs Figures », se disait-il à lui-même, en se remémorant le titre d’un livre de Barrès. Ses petits yeux noirs clignaient malicieusement.

Le premier ministre était nerveux. Son teint était jaune, d’un jaune près du vert, comme l’olive. Il s’entretenait fébrilement avec son principal lieutenant, l’honorable Janvier Tremblay, le ministre des Terres et Forêts.

Confusément, il sentait qu’un tournant de son histoire politique se dressait devant lui, et que, de la discussion qui déjà s’amorçait, dépendrait son sort et celui des siens.

Lorsqu’Armand Gingras se leva pour interpeller le gouvernement, le silence planait dans l’enceinte.

Il demanda au premier ministre s’il avait pris connaissance de cet article de « L’Espoir ». Et il lui brandissait la copie.

Lambertin répondit affirmativement.

Payant d’audace dans un effort violent pour sortir de l’ornière où on menaçait de l’enliser, il nia tous les allégués, d’une voix qu’il voulait affermie, mais sans y avoir réussi ; il voua aux gémonies le « journaliste assez peu scrupuleux de l’honorabilité des membres de cette chambre qui avait jeté la boue à la face de la députation, gâtant dans les provinces anglaises, le prestige canadien-français. »

En avocat habile et retors, il joua de la corde sensible, fit du pathos, et voulut déverser sur l’auteur de « ces lignes malheureuses » le mépris public qui le guettait. Son discours eut un certain effet. Dans les galeries, plusieurs lui donnaient raison.

Gingras se leva.

— Puisque l’on veut des preuves, dit-il, en voici.

De sa serviette, il sortit les documents qu’il étendit sur son pupitre. L’une après l’autre, il lut les lettres compromettantes.

Une stupeur visible avait envahi le Parlement.

Gingras parlait, impitoyablement, dénonçant les coupables, les appelant par leurs noms et les désignant du doigt à la vindicte populaire.

Le désarroi fut complet et total.

L’orateur termina en demandant un vote de non confiance.

Désemparés les partisans les plus moutons votèrent contre le gouvernement.

Les élections furent décidées pour la fin de février.

Lucien Noël devint un personnage en vedette.

La presse illustrée publia, le soir même, son portrait avec ce titre flatteur : « Le tombeur de ministère ».

Et cela l’amusa de constater, que lui, un imaginatif, un rêveur, peu façonné par l’action, et qui n’agissait que par impulsion, avait accompli ce que les politiciens les plus expérimentés et les plus puissants n’accomplissent que difficilement et rarement.

Il ne put, avant neuf heures et demie du soir, tant on l’accaparait pour le féliciter ou le maudire, regagner ses appartements. Félicitations comme menaces ne l’atteignaient plus. Son œuvre faite, il devint même la proie d’une dépression inévitable, après chaque excès d’activité, soit cérébrale, soit physique.

Comme il traversait la rotonde du château pour se rendre à sa chambre, une jeune fille se leva d’un divan, qui alla à sa rencontre.

C’était Hortense Lambert.

Coquette, elle voulait avoir un peu, sa part de ce succès, en s’affichant avec l’« homme du jour ».

— Mes félicitations, monsieur Noël.

Il leva sur elle ses petits yeux noirs, tout étonnés, salua et continua son chemin.