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Les caprices du cœur/Texte entier

La bibliothèque libre.
Édouard Garand (p. 3-46).



I


Lucien Noël alluma une cigarette, s’assit à sa table de travail, et, les yeux mi-clos, il évoqua la silhouette fine de Marcelle. Il essaya de ressusciter en son imagination le visage aimé.

Il ne put réussir. La vision tant désirée fuyait loin de lui.

Il se leva, sortit un album qu’il feuilleta et s’arrêta bientôt devant une photographie qu’il contempla longuement. Il s’absorba dans cette contemplation. Il crut voir la jeune fille lui sourire… et ce sourire était la promesse d’un bonheur si grand qu’il en éprouva une espèce de vertige.

Il se souvint que chaque fois qu’il avait essayé de lire dans les yeux de Marcelle, il avait toujours éprouvé cette sensation physique du vertige.

Un sentiment vague de tristesse l’envahit, qui fit place bientôt à une douleur aiguë à l’endroit du cœur.

Cette jeune fille, il ne devait pas l’aimer. Il n’était pas digne d’elle.

Un vers de Victor Hugo lui revint à la mémoire qu’il se surprit à déclamer tout haut :

 « Je suis le ver de terre amoureux d’une étoile. »

Puis il se mit à songer à tout ce qui le séparait de Marcelle Beaudoin. Lui, il était l’étudiant en droit, dont la carrière s’annonçait plutôt problématique. Elle, c’était la jeune fille moderne, fille d’un père très riche, et dont tous les caprices, au moindre désir, étaient satisfaits. Aurait-elle l’énergie, le courage d’attendre, deux ans, trois ans, peut-être plus, jusqu’au jour où il pourrait lui dire : « Voici ce que j’ai fait. Voici ce que je puis faire. »

Maintenant pour tout avoir il n’avait que les possibilités futures.

— Lucien, lui dit sa sœur Germaine, en entrebâillant la porte de la chambre, Jacques Mainville est arrivé.

— Fais le monter.

Peut-être, précisément était-ce à cause de leurs divergences de tempérament que Jacques Mainville et Lucien Noël formaient la meilleure paire d’amis que l’Université Laval, à Montréal, comptait parmi ses étudiants. L’un était tendre, rêveur, sentimental, l’autre était pratique, terre à terre, matérialiste.

Unis depuis les temps lointains du collège ils avaient continué à l’Université, à former le couple le plus solidaire, le plus uni. Attaquer l’un c’était attaquer l’autre.

— Bonjour Jacques, lui dit Lucien, comme il entrait.

— Bonjour répondit celui-ci, sèchement. Mais… diable ! Tu as bien l’air rêveur, cet après-midi. À quoi pensais-tu donc avant que j’arrive.

— Je pensais à…

— À Marcelle ?… Encore. Sais-tu que tu deviens abrutissant avec tes amours. Fais moi donc le plaisir de ne plus t’occuper de ta flamme et de songer plutôt à tes examens… D’abord elle ne t’aime pas…

— C’est plus que tu ne peux savoir…

— Je t’ai dit qu’elle ne t’aime pas. Depuis une semaine, elle ne veut plus te voir.

— C’est pour ne pas me distraire dans mes études.

— Raisonnement d’amoureux éconduit. Moi ! je vois ma « blonde » tous les jours. En voilà une qui m’aime !

— L’aimes-tu ?

— Franchement ? Non ! Sais-tu pourquoi ?

— Non ?

— Parce qu’elle m’aime…

Il regarda la pendule sur la muraille.

— Trois heures et demie. Laissons nos amours de côté et reprenons nos études.

— Je n’ai pas le goût d’étudier cet après-midi.

— Pourquoi ?

— Je ne sais pas. Peut-être parce que le souvenir de Marcelle m’obsède.

— Encore ! Imbécile ! Fou ! Tu vas « bloquer » tes examens ; c’est tout ce qui va t’arriver. Penses-tu que ça va lui faire plaisir que tu « bloques ».

— Tu as raison. Étudions.

— Nous étions au titre : Des Tutelles.

— Quelle matière abrutissante.

— Je ne trouve pas. Je trouve, au contraire qu’il n’y a rien d’intéressant comme le Droit. C’est devenu une passion pour moi.

— Pas pour moi.

— Pourquoi, alors, choisir cette carrière ?

— Parce que c’était la profession pour laquelle j’éprouvais le moins de répugnance.

— Tu n’étais pas obligé d’étudier une profession.

— C’est là où tu te trompes. Quand on a fait un cours classique il faut être notaire, médecin, ou avocat… à moins d’être prêtre.

— Autrefois pas aujourd’hui. Faubert s’est bien lancé dans les affaires, lui. Je te gage qu’il va aller plus loin que nous.

— Faubert est un homme d’affaires naturellement. En plus il n’a pas de famille à plaire.

— Qu’est-ce que la famille vient faire dans ceci.

— Tu n’as jamais compris que je veux être avocat seulement pour faire plaisir à mon père.

— Tu es un idiot si tu as fait cela. Abandonne alors.

— Il est trop tard. Je n’ai plus que trois mois à patienter. Et puis… si c’était à recommencer… Mais à quoi bon. Nous touchons presque au terme de nos études… Sais-tu qu’aujourd’hui, il y en a beaucoup, d’entre nos confrères au collège, qui ont tourné leurs activités vers le commerce…

— Pourquoi n’as-tu pas fait comme eux. Il n’en tenait qu’à toi. Tu aurais pu suivre les Cours des Hautes Études, t’initier aux secrets de la comptabilité, apprendre les langues, étudier les grandes lois qui régissent le monde économique et… devenir Carnegie ou un Henry Ford.

— Le commerce ne me sourit pas.

— Qu’est-ce que tu veux alors ?

— Je ne sais pas… Bon… assez discuté… Pose moi des questions sur les premières pages du code que nous avons étudiées hier.

Pendant une heure les termes les plus arides du code civil et de la procédure passaient sur leurs lèvres. C’était comme partie de balle intellectuelle si l’on peut employer ce terme. Les questions partaient suivies bientôt des réponses. Elles auguraient bien des examens prochains.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Lucien Noël avait vingt-deux ans. Il était petit et nerveux. Ses yeux très noirs luisaient comme deux charbons dans sa figure pâle. Ils étaient remplis d’une vie secrète un peu mystique.

Quand il racontait à son ami que la carrière du droit ne lui souriait guère, pas plus que le commerce d’ailleurs, il ne mentait pas. Noël ne possédait pas le sens des réalités.

C’était un enthousiaste, un impulsif, et qui, comme tel, traversait, après les périodes d’emballement, des dépressions qui l’accablaient.

Il tenait de sa mère, créature éminemment sensitive qui avait aimé son Lucien et l’avait choyé avec une tendresse trop féminine. Le moindre choc le faisait souffrir. Le moindre heurt lui était une souffrance morale. Il ne faisait rien à moitié. Quand il aimait c’était tout son être qu’il abandonnait à ce sentiment.

L’an dernier, il avait rencontré, dans le Nord du Lac Quenouille près de Saint-Faustin où il était allé passé une semaine de vacances une jeune fille qui séjournait au même hôtel que lui, avec son père et sa mère. La jeune fille avait vingt ans, une jolie taille, de beaux yeux bruns, et une carnation rose.

C’était l’été avec sa féerie de jours somptueux que la lumière inonde. Le paysage était grandiose avec ses horizons tourmentés, ses montagnes bleues et son lac calme.

Lucien Noël n’avait d’autre chose à faire qu’à flâner et se reposer. Il connut la jeune fille le deuxième jour de son arrivée à l’hôtel, elle lui plut, il lui plut. Tout le temps qu’il passa en villégiature ce fut en la compagnie de Marcelle que les heures s’envolèrent, douces infiniment. Une idylle s’ébaucha entre eux qui laissa des traces profondes dans le cœur du jeune homme.

Quand il partit, ses courtes vacances terminées, pour regagner la cité fiévreuse, il évoqua tout le temps que dura le trajet, dans le train qui le ramenait vers Montréal chacune des minutes d’enchantement qui avaient composé cette semaine.

Jamais il n’avait été heureux à ce point ! Aussi pleinement heureux. Par la portière ouverte, l’air de la nuit venait se jouer dans ses cheveux et lui caresser les joues. Une langueur mélancolique s’emparait de son âme à la pensée que peut-être il ne la verrait plus. Elle l’oublierait, peut-être.

Pour conserver, vivace en elle, le culte de son souvenir il lui avait écrit une lettre courte, timide. Durant des jours il attendit la réponse… Il espérait et se désespérait à la fois.

Au bout d’une semaine, il reçut la lettre attendue. Il tremblait en décachetant l’enveloppe mauve. Il baisa pieusement le papier qui avait servi de véhicule à sa pensée. Il lut, relut, apprit par cœur les quelques lignes qu’elle lui avait envoyées et où elle lui disait avoir gardé un bon souvenir de lui. Il lui écrivit à nouveau, plus confiant cette fois. Entre eux s’établit une longue chaîne de correspondance, que seul, brisa, l’automne venu, le retour de la jeune fille à Montréal. Sa répugnance pour les études légales, disparut. Il étudia.

Avec ferveur, dévoré d’une ambition, être le premier aux examens. Chaque semaine, il allait lui rendre visite. Parfois aussi ils accomplissaient de longues promenades dans les sentiers de la montagne où les bouleaux aux troncs blancs, étendaient un dôme dentelée sur leurs têtes. Par terre les feuilles roussies que le vent avaient fait choir amortissaient le bruit de leurs pas.

Puis il crut remarquer que son attitude devenait plus distraite. Il pouvait la voir moins souvent. Quand il lui téléphonait sollicitant le bonheur d’une visite elle lui répondait qu’elle était engagée. Son amour devint plus violent en raison du danger qu’il courait. Il pressentait qu’un jour tout cet échafaudage de rêve devrait s’écrouler. C’était trop beau ce bonheur ! Alors l’ennui morne le tenaillait ; des mouvements de désespoir germaient dans son cœur ; il accusait la vie.

Il la revoyait et de nouveau l’Espoir surgissait, de nouveau il bâtissait des châteaux dans une Espagne imaginaire où il vivrait une vie magnifique en la présence continuelle de Marcelle.

Dernièrement, il lui demanda pourquoi elle refusa de le voir plus souvent. S’enhardissant, il lui conta alors tout l’amour immense qu’il avait pour elle ; il lui conta que, disparue de sa vie, il ne donnera pas un fétu de paille de l’existence. Et sa voix était pressante, chaleureuse, et ses petits yeux noirs brillaient d’une flamme brûlante ; et il frémissait de toute son âme.

Elle le regarda et peut-être qu’en cet instant elle fut sincère vis à vis d’elle-même et s’avoua qu’en effet, elle aussi l’aimait. Mais qui pourra jamais analyser ce qui se passe dans le cœur et le cerveau d’une femme ? C’est peut-être là dans cette incertitude lourde de conséquence, souvent, que réside ce charme mystérieux qui nous attire vers elle.

Comme il la pressait de question, elle lui répondit saisissant au bond le premier prétexte qu’elle put trouver :

— C’est pour ne pas vous distraire dans vos études. Vous savez que le jour des examens approche. Alors faites ce sacrifice pour moi, si vous m’aimez. Quelques mois sont si vite passés. Nous nous reverrons que très peu d’ici là… Plus tard je vous conterai pourquoi.

— Mais Marcelle vous ne savez pas ce que c’est qu’une semaine sans vous voir. Vous ne savez pas ce que c’est qu’une semaine sans voir vos yeux, sans entendre le son de votre voix…

— Vous m’aimez donc beaucoup ?

— Mais je vous aime plus que ma vie. Et cela je voudrais vous l’écrire avec mon sang.

— Comme vous êtes romanesque…

— Non Marcelle, je suis sincère. Vous, m’aimez-vous un peu ?

— Je ne sais pas. Si vous m’aimez comme vous le dites, vous allez m’obéir.

— Ce sera dur mais puisque vous l’exigez je vous obéirai.

— Merci ! Travaillez à réussir et ensuite…

— Ensuite…

Souriante et énigmatique elle répondit…

— C’est le secret de l’avenir.

Sur cette parole ils se laissèrent. Lui continua à se préparer avec ardeur aux examens prochains.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Deux fois par année les membres du Barreau de la province de Québec tiennent de grandes assises où là ils décident, quels sont ceux jugés dignes d’être admis soit à l’étude ou soit à la pratique du Droit.

Ces assises ont lieu à Montréal au mois de janvier et à Québec au mois de juillet. Ce sont deux dates fatidiques pour les étudiants, qui manifestent à cette époque des signes évidents de nervosité.

Là comme ailleurs il y a beaucoup d’appelés, mais peu d’élus. Une indisposition, le matin même de l’examen, un manque subit de mémoire, tout cela joint à la sévérité des correcteurs et à l’incohérence de certaines questions font toujours du résultat final quelque chose d’aléatoire.

En compagnie de Jacques Mainville, Lucien Noël, un soir de juillet prit donc le train à destination de Québec. L’examen avait lieu le lendemain matin vers 9 heures. Le train rentrait en gare à six heures ce qui leur donnait amplement le temps de se trouver une pension et de se délasser un peu avant que de s’enfermer dans une salle d’université où durant trois heures, ils devront parler des « agnats », des « cognats », des « tutelles », des « curatelles » et de toutes autres chinoiseries du code.

Noël, comme Mainville, dormaient aussi bien en chemin de fer que dans une chambre d’hôtel. Ils y dormaient même mieux. Le cahotement des wagons et le bruit monotone des roues sur les rails les incitaient au sommeil. C’est cette raison qui les fit décider de ne prendre le train qu’à la dernière minute.

Depuis trois jours ils avaient cessé complètement leurs études. Les Codes reposaient dans les rayons de la bibliothèque. C’était la meilleure tactique à prendre pour avoir le cerveau clair, net et lucide.

Dès le matin une foule assez considérable d’étudiants se pressaient aux abords de l’Université. Ils discutaient par petits groupes et supputaient à l’avance les questions qu’on poserait.

Puis vers neuf heures moins quelques minutes, ils s’engouffrèrent dans une salle et s’installèrent chacun à leur pupitre. Durant des heures et des heures on n’entendit que le bruit agaçant des plumes sur le papier. Ils avaient tous l’esprit tendu, comprenant qu’il y avait là une question importante pour eux et que leur avenir était en jeu. Le midi, quelques-uns sortirent découragés, déjà sûrs de l’insuccès. D’autres paraissaient contents.

L’après-midi la même séance continua. Puis ce furent les heures d’anxiété. Le résultat devait être affiché le lendemain avant l’examen oral.

Les heures lentes passèrent alors, chacun cherchant à tromper l’attente sans y réussir. Enfin vers quatre heures de l’après-midi, le secrétaire de la faculté vint épingler au mur, une affiche contenant le nom des heureux candidats. Cris de joie, soupirs, imprécations ! Les premières minutes furent remplies d’un tumulte ahurissant. Les nerfs se détendaient brusquement. Le doute avec tout ce qu’il y a d’atroce cessait enfin.

Pour plusieurs les portes de l’Avenir s’ouvraient toutes grandes. Depuis si longtemps qu’ils attendaient cette minute-là. Ils étaient avocats. Enfin.

Lucien Noël arrivait bon premier sur la liste. Mainville aussi était au nombre des nouveaux disciples de Thémis.

Les deux amis tombèrent dans les bras l’un de l’autre et Mainville pourtant peu communicatif envoya son chapeau en l’air.

— Lucien, cria-t-il, ça y est. Nous sommes avocats de ce soir. Réalises-tu tout ce que cela signifie… Tu n’as pas l’air bien enthousiasmé d’être arrivé le premier.

— Oui… seulement…

— Seulement quoi ?

— Je m’ennuie d’elle ! J’aurais voulu qu’elle soit là pour applaudir à mon triomphe.

— Encore ! Tu seras donc toujours un amoureux incorrigible.

— Toi ! ça ne te fait rien que ta « blonde » comme tu l’appelles, ne soit pas là.

— Je n’ai plus de blonde. J’ai rompu il y a deux semaines.

— Elle ou toi.

— C’est moi qui ai rompu. Je ne l’aimais pas.

— Ce que c’est que la vie. Elle t’aime, tu ne l’aimais pas. Moi j’aime Marcelle. Je crois qu’elle ne m’aime pas.

— Si elle ne t’aime pas, aimes-en une autre, le monde est grand… Allons sur la Terrasse. Ensuite nous irons à ma chambre mouiller nos succès… J’ai une bonne bouteille de cognac. Je l’ai achetée pour fêter notre succès ou noyer notre insuccès. Ça, c’est de la prévoyance.

Au bureau de télégraphe, ils envoyèrent la bonne nouvelle à leurs familles et continuèrent sur la Terrasse grossir le nombre des promeneurs.

Québec, c’est la Terrasse Dufferin ou plutôt la Terrasse Dufferin, c’est Québec.

Les soirs d’été toute la population s’y donne rendez-vous.

Illuminée à profusion, elle offre le coup d’œil le plus varié comme le plus charmeur. C’est l’endroit par excellence où les jeunes filles vont faire l’étalage de leurs toilettes. Et comme les jeunes filles de Québec sont réputées pour être jolies et élégantes… le spectacle ne manque pas d’y gagner en beauté. Un corps de musique militaire y joue chaque soir des sélections d’opéras ou bien quelques marches ou quelques valses langoureuses.

Les deux amis y circulèrent quelques instants puis allèrent à la chambre de Mainville passer ensemble leur dernière soirée d’étudiant. Demain c’est l’examen oral et ensuite… ensuite la vie active commence pour eux. Finis les beaux temps d’insouciance ! Finies les journées heureuses de l’Université. Demain c’est la réalité qui va les étreindre entre ses griffes. Demain c’est la lutte ardue pour l’existence. Avant de se rendre à sa chambre, rue Ste-Anne, Mainville arrêta au magasin de journaux s’acheter le « Soir » pour y lire les dernières nouvelles de Montréal.

Installés bien à leur aise, en manches de chemises, ils discutèrent autour d’une bouteille de cognac dont la liqueur luisait sous la lumière électrique comme de l’or liquide.

Une quiétude douce était en eux ; ils respiraient la gaieté d’être enfin délivrés de ce cauchemar de l’incertitude.

Pendant que son compagnon lui faisait part de ses projets d’avenir, qu’il lui disait comme quoi, dès la semaine prochaine, il aurait son bureau à lui, rue St-Jacques, Lucien Noël feuilletait distraitement les pages du journal.

Soudain, il tressaillit et une impression de souffrance se dessina sur ses traits.

— Qu’est-ce que tu as. Mauvaises nouvelles ?

Pour toute réponse il lui tendit le journal en lui indiquant un entre-filet dans la colonne des Mondanités. Et deux grosses larmes qu’il ne put retenir coula le long de ses joues. Un écroulement fatal, la perte de toutes ses illusions, une catastrophe sentimentale venait de s’opérer. Il se sentait bouleversé et tout son système nerveux épuisé par la tension des derniers jours, l’abandonna complètement.

Jacques put lire ces deux lignes fatidiques qui signifiaient pour son ami tant de douleur et de douleur si vraie, une douleur qu’il ne pouvait comprendre pour ne l’avoir jamais ressentie, mais dont il devinait tout de même la profondeur pour en apercevoir les ravages chez Lucien.

« On annonce les fiançailles de Mlle Marcelle Beaudoin avec M. Charles Pépin. »

— Mon pauvre Lucien, lui dit-il simplement.

Les yeux fixés, Lucien regardait le verre à moitié vide, sur la table devant lui ; il le remplit jusqu’au bord et le but d’un trait.

— Tu ne sais pas, Jacques tout ce qu’elle était pour moi. Elle était mon courage, mon énergie, mon ambition. Elle incarnait tous mes rêves d’idéal, et de félicité.

Jacques se taisait ne sachant quels mots de consolation il pourrait lui dire. Il avait peur par une phrase maladroite, de plonger plus avant le fer dans la plaie.

Et toute sa joie de l’examen se trouva gâtée de ce chagrin. Il aimait son ami d’autant plus qu’il avait une espèce d’admiration pour sa supériorité intellectuelle. Rien de ce qui lui arrivait ne pouvait lui être indifférent. Il en voulut à Marcelle Beaudoin qu’il détesta sur le champ.

— Et elle m’avait laissé entendre qu’elle m’aimait. Quelle platitude que la vie.

Et il étouffait, et il s’exaltait, fébrilement.

— Non ce n’est pas possible ! Il doit y avoir erreur. Non ce ne se peut pas ! Si tu savais comme je l’aimais ! Comme je l’aime encore. Il me semble que je vais devenir fou. Pourtant… oui pourtant… elle m’avait demandé de travailler pour elle… d’essayer de devenir quelqu’un. Fou que j’ai été de me laisser prendre à son jeu.

Il éclata de rire, d’un rire saccadé qui lui secouait les épaules.

— Verse-moi un autre verre !

— Oublie donc cet incident ! Il y en a beaucoup d’autres à Montréal qui la valent et qui sont plus dignes de toi. Tu avais peur de n’être pas digne d’elle. C’est elle qui ne l’est pas de toi. Elle t’a trompé, indignement trompé. Venge-toi par l’indifférence et par un mépris hautain.

— Je ne peux pas la mépriser. Je ne le pourrais jamais. Imbécile que j’étais ! J’aurais dû me douter de tout ce que signifiait cette abstention à me voir… un autre avait son cœur… un autre… il va la posséder toute… son corps, son âme… son esprit, son cœur. Et cet autre rira de moi ! Ensemble ils reliront mes lettres dans l’intimité tranquille de leur demeure. Et il me plaindra le malheureux.

Eh ! bien oui ! Je croyais qu’elle m’aimait et pour elle je travaillais d’arrache-pied ; je piochais mon code. Je travaillais dix heures par jour.

Il se leva tout d’une pièce comme un automate. Une lueur terrible brillait dans son regard. Ses joues étaient exsangues et ses lèvres blêmes.

— M’entends-tu ? Jacques. Si je la tenais là, devant moi, je la tuerais.

Il retomba sur sa chaise et se mit à sangloter.

— Non ! je l’aime trop pour cela. Je me jetterais à ses genoux. Je mendierais un peu de pitié.

— Écoute-moi mon pauvre Lucien ! Es-tu un homme ou une guenille ?

— Je ne suis plus rien, rien qu’une loque humaine. Je n’ai plus de goût à rien. Si je m’écoutais ce soir, je me logerais du plomb quelque part.

— Ces propos ne sont pas d’un homme. Tu as été trompé, soit. Remercie la Providence plutôt. Les femmes ! Il ne faut pas s’y attacher ! Aucune ne mérite l’attention qu’on leur porte. Elles ne peuvent pas aimer. Elles ne peuvent pas souffrir. Ce sont des êtres qui n’ont que de la volonté et pas de cœur. Tu lui donnais le meilleur de toi-même. En pure perte. Laisse donc de côté toutes les questions du sentiment. Et vis par le cerveau. D’ailleurs demain tu n’y penseras plus.

— As-tu déjà aimé toi ?

— Oui ! mais j’ai chassé l’amour comme une faiblesse. Je suis au-dessus de cela à présent.

— J’envie ton sort.

— Il ne tient qu’à toi d’être comme je suis. L’homme est fait pour oublier. J’admets que sous le coup de la surprise ton émotion soit plutôt forte. Laisse passer la nuit. Quand le soleil reparaîtra tu ne penseras plus à Marcelle. C’est l’effet de la fatigue des derniers temps qui t’oppresse.

— Je n’ai plus de goût à rien. Rien ne peut plus m’intéresser au monde. Ah ! si je pouvais me coucher pour ne pas me réveiller.

— Pour l’amour du Ciel, ne parles pas comme cela. Je te dis que tu vas en guérir.

Viens faire une promenade avec moi. Cela va te faire du bien. Cela va te changer les idées.

Lucien Noël se versa une autre rasade de cognac et partit avec Mainville déambuler par les rues endormies de Québec.

Longtemps, ils errèrent à l’aventure. Sur la Terrasse il n’y avait plus personne. Les promeneurs étaient rentrés.

Peu à peu, grâce à la diversion apportée par la bonne fatigue physique qui commençait à le gagner, Noël retrouva un peu de calme et de sérénité.

Il put, à sang froid, regarder son aventure. Il en éprouva un dégoût vaste de l’humanité.

Il avait épanché le trop plein d’émotion qui l’oppressait.

La force lui revint de refouler en dedans de lui-même les pensées tristes dont il était la proie. L’excès même de sa souffrance l’avait atténuée. Quand il rentra à sa chambre vers les deux heures du matin, il n’éprouvait plus qu’une sorte d’irritation sourde.

Il comprit cependant qu’à l’endroit du cœur il avait reçu une blessure grave qui ne se cicatriserait peut-être jamais.

Il voulut arracher son cœur de sa poitrine, le piétiner, le briser en morceaux et des débris s’en construire un autre qui ne pourra plus jamais vibrer.


II


En face de la situation qui se dressait devant lui, Lucien Noël se demanda quel parti il allait en tirer. Ses ressources personnelles étant nulles, il ne pouvait songer à s’installer dans un bureau à lui, bien à lui, et là, y attendre la clientèle. Il s’ouvrit à son père, un soir, de la perplexité où il était concernant son avenir et lui demanda s’il ne pourrait lui fournir les moyens nécessaires pour s’établir.

Henri Noël n’était pas riche, bien qu’autrefois, il ait joui d’une aisance plutôt considérable.

Une transaction malheureuse à la Bourse, où il avait joué sur marge, anéantit sa fortune et l’avait forcé à se chercher une position de fonctionnaire. Aidé par des amis politiques influents, il obtint un poste important au Palais de Justice. Son salaire suffisamment élevé lui permettait de vivre et de bien vivre, mais pas plus.

C’est ce qu’il expliqua à son fils.

Il n’avait aucun capital disponible.

Lucien commença donc à faire du droit dans un bureau étranger. Il entra chez Lesage, Pilon et Godin où on le tint longtemps à la besogne la plus ingrate de la procédure. Son travail était méthodique. Il ne lui laissait aucune initiative, aucune chance de se créer un nom, par conséquent, une clientèle.

Vite dégoûté, il abandonna au bout d’une semaine la pratique du droit, et cela, définitivement. Il chercha une autre occupation plus en rapport avec ses aspirations et ses goûts. L’esprit procédurier avec ses détails ennuyeux et fastidieux, lui déplut souverainement. Il faut avouer que peu de choses l’intéressait. Depuis la catastrophe survenue le soir même de son examen, il ne vivait plus. Il végétait selon son expression. Il était devenu une sorte d’automate perfectionné.

Le désespoir qui l’avait assailli à la nouvelle du mariage de Marcelle était d’une intensité telle qu’il ne pouvait subsister en cet état.

Les émotions s’emparant de son être à l’état de paroxysme épuisaient par leur intensité toute la capacité de souffrance qui était en lui. Le ressort trop tendu s’était brisé.

Bientôt, il ne souffrit plus. Il ferma son cœur aux sentiments humains, et se fit une philosophie fataliste.

Il ne détestait pas les femmes parce que les détester — suivant en cela les conseils de Mainville — c’était leur accorder une importance qu’elles ne méritaient point. Il les ignorait et les méprisait profondément.

Sauf sa mère et sa sœur, qui, seules, avaient survécu dans le naufrage de ses illusions, il les considéra comme des êtres sans aucune sensibilité morale, et dangereuses à cause du formidable attirail de charmes qu’elles traînent après elles, et dont elles savent se servir avec une habilité diabolique.

Les sursauts d’enthousiasme qui le secouaient encore, il les reportait dans le domaine cérébral. Quand, parfois, les soirs de grande fatigue, il éprouvait un besoin impérieux de tendresse, de sympathie, il l’apaisait dans la lecture de quelques livres. Ces lectures faisaient dévier le cours de ses pensées, et, instinctivement, il recouvrait l’état d’âme désiré.

L’ambition d’arriver, de faire sa vie, de monter à l’assaut de la Renommée, il ne la comprenait pas.

Pourquoi, se demandait-il, tant de pensées et tant de luttes ?

Posséder l’argent, la gloire ! Être une personnalité.

Pourquoi tout cela ?

Pour la satisfaction égoïste de l’orgueil.

Elle n’est pas suffisante à justifier les efforts que demande un tel objectif.

Jules Faubert[1] commençait alors à brûler les étapes. Il le rencontrait sur la rue quelquefois et le jeune courtier lui contait sa marche rapide vers le succès. Noël l’écoutait tout surpris de voir que cela pouvait constituer un but.

Pour lui, l’argent et la gloire n’étaient qu’un moyen. Le But, alors, quel était-il ? Il n’osa se l’avouer. Il crut saisir que le But ultime de l’existence résidait dans l’amour. Mais, de l’amour, il n’en voulait plus. L’expérience passée lui avait suffi et il n’était pas disposé à tenter une nouvelle aventure.

Puisqu’il lui fallait de l’amour pour donner un sens à ses actions, il lui vint, et cela peut paraître contradictoire, un grand amour de l’humanité. Les petits, les malheureux devinrent l’objet de sa sollicitude.

Puisque, pour goûter mieux le charme des jours, il faut, pour leur en enlever l’âcreté, une passion dominante, il décida à son tour de lutter et de faire de l’apostolat.

Le journalisme, profession dont il avait fait l’essai, durant quelques mois, en rédigeant le « Quartier Latin » exerça alors une grande fascination sur lui.

Il fit part de son projet à Mainville un midi qu’ils se promenaient ensemble, rue Sainte-Catherine, après dîner.

— J’abandonne le Droit, définitivement.

— Pour quelle autre profession ?

— Le journalisme.

— Il n’y a pas d’avenir au pays dans le journalisme.

— Peut-être. Mais j’ai mon idée derrière la tête. Et elle réussira. Avant quelques années j’aurai mon journal à moi où, je pourrai dire ma façon de penser. Ça, c’est une satisfaction. Tu écris un article et quelque temps après, des milliers de cerveaux pensent par ton cerveau.

— C’est de l’orgueil. Le journalisme n’est pas une carrière. C’est un stage, une transition. Tu connais l’axiome : « Le journalisme mène à tout pourvu qu’on en sorte. »

— Un chroniqueur a écrit d’une façon plus juste : « Le journalisme mène à tout pourvu qu’on y entre. » La grande question pour le moment n’est pas de songer à en sortir mais bien à y entrer.

— As-tu une place en perspective ?

— Oui, au « Soir ». L’on m’a dit qu’ils augmentaient le personnel…

— Je te souhaite de réussir… Et Marcelle… L’as-tu revue ?

— Marcelle n’a jamais existé.

— À la bonne heure ! voilà qui est parler d’une façon intelligente.

— Toi, les affaires, comment vont-elles ?

— Pas mal, j’ai une cause importante la semaine prochaine : une affaire de vol. De ce temps-ci, j’opère à la Cour de Police. Le Droit criminel est ce qui paye le plus rapidement. Comme je n’aime pas beaucoup attendre, et que la patience n’est pas ma principale vertu, j’ai porté mes activités dans cette sphère.

Ils étaient arrivés devant l’Édifice du « Soir », le quotidien Montréalais, le grand journal à sensation, où chaque jour à la joie des commères, s’étalaient les récits les plus fantaisistes d’assassinats, de viols, de vols, de tout, agrémentés à profusion des photographies les plus diverses.

Les deux amis se quittèrent.

Noël s’engagea dans la bâtisse, prit l’ascenseur, et se fit conduire au bureau du directeur.

Celui-ci, un petit homme corpulent, dont la tête semblait rivée dans les épaules, dépouillait son courrier, assis devant une immense table d’acajou.

En voyant entrer le visiteur, il ne se dérangea même pas et lui dit d’un ton rogne :

— Qu’est-ce qu’il y a pour vous ?

— J’ai entendu dire que vous aviez besoin de quelqu’un à la rédaction.

— Avez-vous de l’expérience ?

— Un peu.

— Qu’est-ce que vous faites ?

— Je suis avocat.

— Vous êtes avocat ? Connaissez-vous l’anglais ?

— Je connais surtout le français. Je crois que pour travailler dans un journal français, c’est ce qu’il y a de plus nécessaire.

— C’est ce qui vous trompe, mon ami. Toutes nos dépêches arrivent en anglais.

— Je connais suffisamment cette langue pour traduire vos dépêches en bon français.

— Quel salaire exigez-vous ?

— Une quarantaine de piastres par semaine.

Le directeur pour toute réponse, eut un rire discret, et haussa les épaules.

— Tout ce que je puis vous offrir, c’est vingt dollars pour commencer.

Noël se mordit la lèvre inférieure.

— Vingt dollars ! C’est à peine ce que gagne un journalier.

— Je n’ai pas à discuter avec vous. C’est tout ce que je puis payer. C’est à prendre ou à laisser. Si vous acceptez, vous irez voir Roland, le city editor, demain matin à sept heures et demie, et vous commencerez à travailler immédiatement.

Noël hésita quelques secondes. Enfin, n’ayant pas le choix des moyens :

— J’accepte à ces conditions, mais pour un temps seulement.

— Vous vous rendrez demain matin à la salle de rédaction et, si vous nous donnez satisfaction, j’augmenterai votre salaire plus tard.


III


Le lendemain matin, Lucien Noël se leva très à bonne heure, une heure trop tôt. Il avait mal dormi. L’inconnu de sa nouvelle profession l’avait hanté. Il fit sa toilette, prépara son déjeuner d’une tasse de café et de quelques rôties, et pour tromper l’attente où il était de commencer sa besogne, erra par les rues. À cette heure matinale, elles étaient presque désertes. Les ouvriers étaient déjà au travail et les employés de bureaux comme les commis de magasins avaient encore une heure devant eux avant de se rendre à l’ouvrage. On rencontrait de ci, de là, quelques noceurs attardés ; joueurs de cartes, voyageurs de Cythère, qui, le visage fripé, regagnaient leurs pénates.

Devant les cafétérias de la rue Sainte-Catherine, des voitures à pain séjournaient pendant que les livreurs absorbaient leur déjeuner.

Lucien entra à l’église Notre-Dame de Lourdes faire une courte prière. Il y entre un peu par dévotion, un peu pour tuer le temps. Cela lui rappela son séjour à l’Université, et il le regretta comme du temps perdu.

Quand il sortit l’horloge dans la vitrine d’un bijoutier, marquait sept heures et dix. Il en conclut qu’il était l’heure de s’acheminer vers le journal.

Dans le couloir du « Soir », le préposé à l’ascenseur, toujours calme, et que rien n’impressionnait, par l’habitude qu’il avait de voir tant d’activité surfaite, attendait, en grillant une cigarette, que le personnel de l’établissement envahisse son véhicule.

Lucien pénétra dans l’ascenseur.

Le préposé le regarda :

— Quel étage ?

— Je ne sais pas. À la rédaction.

Les lourdes portes dépliantes se refermèrent et l’ascension commença.

Une — deux — trois — quatre étages.

— C’est ici. Première porte devant vous.

Le nouveau venu jeta un coup d’œil dans l’atelier de la composition où quelques typographes distribuaient dans les cases, le caractère encore debout des formes de la veille, et d’un geste sec, ouvrit la porte crasseuse où une note épinglée portait ce mot, en caractère gras :

RÉDACTION

La salle était vide.

Les pupitres alignés avec les pots à colles, les clavigraphes et les découpures des journaux du matin attendaient leurs occupants.

Arrivé avant les autres, le city editor, un petit homme trapu, à la figure chafouine, armé d’une longue paire de ciseaux parcourait le « Jour » et le « Chronicle » les deux quotidiens du matin.

— Vous êtes le chef des nouvelles ?

— Oui.

— Le directeur m’a dit de m’adresser à vous.

— C’est vous le nouveau reporter. Quel service avez-vous déjà fait ?

— Je n’ai jamais fait de journalisme actif.

Le city editor, Henri Roland, lui désigna un pupitre. Il alla quérir sur diverses tables, quelques découpures, là où elles étaient les plus abondantes.

— Résumez-moi ces nouvelles en quelques lignes, une dizaine tout au plus. En attendant que je vous trouve un service définitif, vous ferez les spéciaux.

Il alla à son bureau, prit un gros cahier, une sorte d’agenda, et écrivit :

— Votre nom ?

— Lucien Noël.

— Votre adresse ?

— Rue St-Hubert, No

— Avez-vous le téléphone ?

— Oui. Est…

— C’est bien. Faites ce que je vous ai demandé. Vous irez probablement faire le tour des modistes et des chapeliers ce matin.

Chacun leur tour, les reporters commencèrent d’arriver. La salle de rédaction changea d’aspect. Elle devint une fourmilière bruyante d’activité où le bruit des machines à écrire, se mêlait, énervant, au bruit du télégraphe, et que dominait, de temps à autre cet appel strident : « Garçon ». Dans l’atelier de la composition, les linotypes faisaient comme un grondement sourd. Vers neuf heures, un jeune homme sec, au crâne clairsemé de cheveux, à la moustache fine et peu fournie, à la bouche qu’un râtelier empêchait d’être édentée, fit son apparition dans la salle.

Il jeta un coup d’œil sur les pupitres, pénétra dans le compartiment du « city editor » et se retira peu après dans un bureau à part qu’on lui avait installé à l’extrémité de la salle et d’où, par les vitres des divisions, il pouvait surveiller le personnel.

Lucien Noël, en l’examinant, en reçut une impression plutôt défavorable. Dans ces yeux de poisson mort, il crut voir beaucoup d’astuce. La démarche même n’était pas assurée : elle ondoyait. Cet individu devait être dangereux, non pas à cause de sa valeur personnelle qu’il devina nulle, mais à cause d’un talent d’intrigue que toute la personne trahissait.

— Qui est-ce ? demanda-t-il à son voisin de travail.

— C’est Jean-Louis Leduc, le gérant de la rédaction.

— A-t-il de la valeur ?

— Aucunement. Il sait flatter le patron. C’est comme cela qu’il est arrivé.

— Êtes-vous en vacances, Guérin ? fit la voix de fausset de Leduc. Vous dérangez tout le monde.

L’interpellé pencha le nez sur sa copie et s’y absorba sans mot dire.

Le gérant fit signe à Noël de passer à son bureau.

— Avez-vous l’intention de demeurer longtemps avec nous ? lui dit-il.

Lucien Noël grommela quelque chose entre ses dents. Dès ce moment il jura une haine à Leduc, pour avoir profité d’une circonstance aussi banalement insignifiante dans le but unique d’humilier un confrère.

— J’aime mieux vous avertir dès les débuts qu’ici, l’on ne flâne pas, l’on travaille.

Vers dix heures moins le quart, les reporters quittèrent le journal pour la chasse aux nouvelles.

Ils allèrent chacun de leur côté, qui aux bureaux de la police et dans les cours de magistrats, qui à l’Hôtel de Ville, qui au Palais de Justice.

— Noël, appela Roland… Vous irez, rue Ste-Catherine, interviewer les tailleurs et les chapeliers sur la mode de cet été, ses tendances, et ses lignes caractéristiques. Soyez de retour pour midi au plus tard.

Noël prit son chapeau et sortit.

Il flâna quelque peu avant de s’orienter. Puis il fit une visite aux grands magasins Dupuis, de là aux autres marchands des alentours, piqua une pointe dans l’Ouest, et, muni de renseignements suffisants retourna au journal.

L’un après l’autre, les reporters entraient.

— J’ai une grosse affaire, cria Langevin. Un meurtre rue Cadieux. Une femme a été trouvée la gorge coupée.

— Trois colonnes ! répondit Roland.

— Noël, continua-t-il, faites-moi un « deux colonnes » avec ce que vous avez. Le titre en 48 points.

Les machines à écrire se mirent en mouvement, activées par des doigts nerveux. Les garçons couraient de l’atelier à la composition, portant, feuilles par feuilles, la précieuse copie.

Dans le soubassement, les presses bourdonnèrent, ébranlant l’édifice.


IV


— À partir d’aujourd’hui, vous ferez la Cour de Police, dit Roland à Noël, un matin. Langevin est malade assez gravement et jusqu’à son rétablissement, je vous confie son service. Vous savez que c’est le plus important de notre reportage. La façon dont vous vous êtes acquitté de l’Enquête sur l’Incendie du Métropolitain me permet de croire que vous ne vous ferez pas « scooper » souvent.

— Vous êtes satisfait de mon travail ?

— Très satisfait.

— Je suis au « Soir » depuis un mois. Le salaire qu’on me paye est ridicule. Quand j’ai fait mes arrangements avec le directeur, il était entendu que ce n’était que temporaire.

— Je lui en parlerai, reprit Roland. Vous n’aurez qu’à le voir ce soir et tout s’arrangera. Comptez sur moi.

— Je vous remercie d’avance.

Mais il arriva que les dires de Roland furent démentis par Jean-Louis Leduc. Celui-ci avait flairé dans le nouveau venu, un journaliste né dont la carrière pourrait peut-être nuire à la sienne.

Il représenta au directeur, qui ne demandait pas mieux que de le croire, qu’augmenter son salaire après un seul mois de service, constituait un mauvais précédent, que cela se saurait et donnerait lieu à des demandes similaires, toujours ennuyeuses à entendre, pour un patron.

Lucien apprit cette conversation, le soir même.

Il en éprouva du dégoût pour sa profession, qu’une jalousie irraisonnée entre confrères, gâtait à ce point. Il ne s’étonna plus de voir qu’au pays, les gens du métier n’étaient pas mieux traités. Il avait la clef de l’énigme.

Dès lors il accomplit sa besogne machinalement, se réservant de compter son fait à Leduc, dès que l’occasion s’en présenterait.

Entre temps, il s’aboucha avec les propriétaires des autres journaux.

Trois mois durant, chaque matin, il fit consciencieusement sa tournée au Palais de Justice, à la cour du Recorder, aux bureaux de la Sûreté et de la Police.

Sa copie était soignée. Il voulait son travail parfait pour qu’on ne l’accusât pas, au temps venu, d’avoir négligé ses fonctions.

Un jour, son confrère du « Temps » le prit à l’écart, en sortant de la Cour d’assise.

— Notre rédacteur politique vient d’être nommé traducteur à Ottawa. Le patron veut te voir cet après-midi. Tu pourrais facilement t’arranger avec lui.

— À quelles conditions ?

— L’on te donnera probablement 35,00 $ pour commencer.

Noël expédia sa besogne plus tôt que d’habitude, passa au « Temps », vit le propriétaire, conclut des arrangements, et, allègre, regagna son journal.

Il était un peu en retard.

Une grosse affaire ce jour-là avait captivé les journalistes : un meurtre effroyable accompli dans des circonstances tragiques. Le meurtrier devait être arrêté d’une minute à l’autre.

Le city editor était sur les dents. Il avait envoyé un de ses hommes accompagné du photographe faire une enquête sur les lieux du crime avec mission de revenir munis d’autant de renseignements et de photographies qu’il serait possible d’en prendre.

Il attendait maintenant l’arrivée de Noël pour avoir la version des autorités policières et des détails sur l’arrestation du bandit qu’on pressentait devoir se produire avant que le journal aille sous presse.

— Vous ne pouviez pas arriver plus tôt, fit Leduc, d’un ton rogue aussitôt que le reporter de la police eut franchi le seuil de la rédaction.

Roland qui connaissait son homme pour l’avoir étudié et qui avait cru remarquer, chez lui, une certaine animosité envers le gérant, fit un geste qui signifiait beaucoup de choses. Il pressentait ce qui allait advenir.

Connaissant le caractère de Noël il comprit vite que celui-ci ne laisserait pas passer l’occasion sans en profiter.

Noël, en effet, détestait avec autant de passion qu’il aimait. De plus, il était de ces gens qui pardonnent tout, sauf une blessure d’amour propre. Conscient de sa supériorité sur Leduc, supériorité que celui-ci dans son for intérieur admettait et qui était cause de la jalousie qu’il lui avait voué, il n’avait pu encore digérer l’affront subi les premiers jours de son arrivée au « Soir ».

— J’arriverai à l’heure qu’il me semblera propice.

Le teint bilieux du gérant de la rédaction devint un peu plus jaune.

— Faites votre copie. Nous réglerons cette affaire après.

— Je ferai ma copie si je le veux.

Roland essaya de s’interposer.

Amusés, les reporters suivaient la scène. Ils étaient au courant de ce petit duel, et presque tous détestaient Leduc dont la nullité suffisante prenait parfois des airs d’arrogance blessante.

— Si vous n’êtes pas content de mon travail, autant le dire tout de suite. Roland vous vous arrangerez comme vous pourrez pour le meurtre de ce matin. Je ne suis ni d’âge, ni de condition, ni d’humeur à me faire morigéner par un morveux comme Leduc.

Comme ce dernier répondait d’une façon plutôt impolie, le bruit d’un soufflet à la face, retentit dans la salle.

Lucien prit son chapeau, salua ses camarades et serra la main du city editor.

— Si le patron vous fait des reproches, répondez que c’est la faute de son homme de confiance.

Énervé il gagna son logis à pied.

Chemin faisant, il rencontra Jules Faubert, le courtier en bois.

— Bonjour, Lucien ! Tu n’as pas l’air dans ton assiette aujourd’hui.

— Non ! mon cher Faubert. Tu es bien heureux, toi, d’être ton propre maître et de ne point appartenir à une profession de jaloux.

— C’est que tu sais mal voir. Les jaloux, ce sont les inférieurs, les pauvres d’esprit que fatiguent les supériorités et les compétences.

— Peut-être. En tous les cas, je suis heureux d’en avoir mis un à sa place. Tu sais que je quitte « Le Soir ».

— Tu me l’apprends, et pour où aller ?

— Au « Temps » où l’on me conduit au reportage politique.

— Ça t’intéresse la politique ?

— Beaucoup. Et toi ?

— Pas du tout. Du moins pour le présent. Il n’y a qu’une chose qui m’intéresse. Faire de l’argent. L’argent mène la politique. Tu t’en rendras compte par toi-même. Quand entres-tu au « Temps » ?

— Lundi prochain.

— Je te souhaite plus de succès qu’au « Soir ».

— D’ailleurs, je n’y pourrirai pas. J’ai une idée derrière la tête, que avant longtemps je veux mettre à exécution.

— Et cette idée ?

— Je ne la dis pas encore.

— Si tu veux la réaliser, il n’y a qu’à y penser toujours et à le vouloir fortement. Il n’y a rien comme la volonté. Moi aussi j’ai une idée là — il se toucha le front — et avant cinq ans tu verras ce qu’on peut faire avec une idée… On ne te voit pas souvent. Viens veiller quelque soir avec moi. Je ne sors jamais.

— En effet, l’on m’a parlé que tu vivais en reclus. Peut-on en savoir la cause ?

— Elle est insignifiante. Question de femmes.

— Toi aussi. L’on s’entendra bien. Nous sommes dans le même cas.

Le lundi suivant, dès le matin, Lucien Noël se rendit au « Temps ». C’était de nouveaux confrères que pour la plupart il connaissait déjà, une nouvelle salle de rédaction, un nouveau patron, un nouveau service. Il entra là et se trouva de suite familiarisé avec les êtres et les objets.

Depuis les quelques mois qu’il faisait du journalisme actif, sa timidité était complètement disparue. L’habitude d’aborder les gens en face, de sentir qu’on avait besoin de lui, lui avait donné ce dont il lui manquait le plus au monde : la confiance en soi. C’était là la clef du succès, la condition sine qua non sans laquelle un homme ne peut réussir dans la vie ni même aspirer à une somme si minime soit-elle, de bonheur.

Il se plut de suite à son nouveau service. Il lui laissait une latitude plus grande. Il était en quelque sorte son propre maître.

Il côtoya de plus près les politiciens. De les observer lui fit prendre en dégoût, momentanément, cette engeance.

Bientôt il en connut mieux quelques-uns et crut s’apercevoir que, sous des dehors d’arrivisme, plusieurs cachaient un sens profond de patriotisme et qu’ils n’aspiraient qu’après le jour où un homme se lèverait, un chef, qui incarnerait en lui, les aspirations de sa race.

La politique idiote des partis telle qu’on l’entend au pays, tend à l’abaissement des personnalités, au nivellement des talents. Les bonzes qui en sont à la tête ne permettent pas qu’un homme jeune, « un homme nouveau » comme disaient les romains sortent des rangs, surtout s’il possède des idées personnelles et un fonds d’indépendance. L’une des causes de cet asservissement réside dans l’absence de journaux libres et sérieux où les actes publics seraient passés sans merci au crible de l’opinion publique.

À force d’y être mêlé, il se passionna pour les idées politiques et vécut dans l’espérance d’être un jour en possession d’un journal à lui, bien à lui, où il lui serait loisible de critiquer ouvertement, ce qui, dans son opinion, serait contraire aux intérêts primordiaux de la nation.

Il restreignit ses dépenses au strict nécessaire, économisant chaque semaine, jusqu’au jour où il put enfin s’affranchir des tutelles et vivre par lui-même. Il annonça à Mainville que dorénavant, dans deux semaines, paraîtrait un nouveau périodique : « L’Espoir ». Il vécut dès lors fiévreusement, dormant mal et dans l’attente du moment où enfin, le premier numéro paraîtrait. Ce journal il l’aimait d’avance comme une mère aime l’enfant qu’elle porte dans son sein. Il en rêvait. Il s’imaginait que sa parution suffirait à révolutionner le pays. Quand il passait sur la rue il s’imaginait que tous les gens le regardaient et dans leurs yeux, il lisait cette interrogation muette : « Quand paraîtra-t-il ? » Son capital n’était pas élevé. À peine se chiffrait-il à un millier de dollars amassé de peine et de misère. Il lui parut dès l’abord colossal et suffisant à lancer une affaire qui, dès le début, serait un succès, un succès formidable.

Il avait lu la vie de Northcliffe, de Hearst, et des autres magnats de la presse. Son imagination aidant, il n’était pas éloigné de se croire leur émule.

Combien de fois, dans sa chambre, toutes lumières éteintes, n’était-il pas resté à rêver de son avenir. Cet avenir, il le voulait efficace par les moyens d’actions dont il disposera. Les devanciers, ses modèles, fondateurs d’œuvres solides, et qui ont réussi à orienter vers le but qu’ils voulaient les destinées de leur pays, avaient pour la plupart commencé comme lui, au bas de l’échelle. Degré par degré, ils s’étaient élevés jusqu’au sommet, où, de là, ils dirigeaient leurs contemporains.

Lucien Noël s’étant rendu compte qu’une partie de la presse quotidienne à cause de l’importance trop grande accordée aux faits divers, n’avait vis-à-vis du peuple aucune influence, avait résolu, aussitôt que « l’Espoir » serait établi sur des bases solides, de fonder divers autres périodiques, unis entre eux par une idée maîtresse qu’ils feraient rayonner chacun dans leur sphère d’action.

Prendre une résolution et la tenir sont deux choses différentes et qui ne s’accordent pas toujours.

Il s’en aperçut vite.

Quand « L’Espoir » vit enfin le jour, il s’ensuivit dans la bourse du journaliste une baisse sensible. La réalité déjouait ses calculs. Une infinité de dépenses avec lesquelles il n’avait pas compté, se dressaient devant lui, impérieuses, qui lui firent vivre des journées que la dépression disputait à l’enthousiasme.

Le coup initial de la publication dépassait ce qu’il avait prévu.

Le numéro s’était bien vendu pourtant, mais les annonceurs étaient rares. Il eut peur que s’écroule l’œuvre tant rêvée et si choyée.

C’est alors qu’il téléphona à son ami Faubert.

Jules Faubert était l’un des canadiens-français les plus riches de l’époque. Bien que jeune encore il était à la tête d’une entreprise gigantesque.

Dans les milieux financiers on le considérait comme un espèce de surhomme dont les destinées devaient étonner ses concitoyens. Instruit et cultivé, il ne dédaignait pas les choses de l’esprit. C’est cette raison qui amena le journaliste à lui confier la menace qui pesait sur ses projets.

Ils se rencontrèrent à diner à l’hôtel Viger.

Noël, timidement lui glissa un mot de sa situation précaire. Le financier promit son aide et donna rendez-vous dans quelques jours. Faubert devint commanditaire de l’œuvre en s’engageant à fournir les fonds nécessaires. Il établit l’entreprise sur une base d’affaires. Noël en assuma la direction. Il conserva pleine et entière liberté dans ses opinions politiques, sociales et religieuses.

Quelques mois après cette entrevue, « L’Espoir » occupait un local vaste et superbement aménagé, rue St-Denis, et Noël avait à sa disposition un personnel relativement nombreux. Ses agents inondaient la province recueillant çà et là, des abonnements. Les annonceurs devant l’influence de jour en jour prépondérante de cet organe envahirent ses colonnes.

Lucien Noël était heureux. Chaque semaine des milliers de cerveaux pensaient par le sien et cela lui était une grande volupté.


V


Débarrassé des soucis matériels, il travailla plus activement à son œuvre. Il était maintenant une puissance. Son bureau ne se vidait jamais. Toujours il y avait des quémandeurs autour de lui, qui essayaient de se le ménager. Tiré à des milliers et des milliers d’exemplaires, « L’Espoir » pouvait devenir un adversaire terrible pour quiconque s’occupait de vie publique. Il commandait à l’opinion.

L’amitié que le directeur avait pour Faubert se changea en reconnaissance et en admiration. Ils étaient faits pour s’entendre. Tous deux, bien qu’évoluant dans des sphères différentes avaient les mêmes idéals, les mêmes ambitions. Tandis que l’un travaillait avec l’opiniâtreté d’un tempérament pétri de force et d’orgueil, à sortir son peuple de la sujétion financière en devenant lui-même l’un des magnats de cette finance, l’autre voulait l’émancipation intellectuelle en diffusant dans les foyers la littérature canadienne et en semant ça et là, des germes d’indépendance. Il en voulait surtout aux avachis, à ceux qui sacrifiaient leur fierté de race sur l’autel des compromis.

Moins maître de lui que Faubert, moins énergique, moins ambitieux, à froid, Noël était plutôt un enthousiaste qui s’échauffe pour une idée et savait communiquer au dehors la fièvre qui le rongeait.

Il souffrit de voir les siens si peu maîtres de leurs destinées intellectuelles. Chaque fois que l’un de ses écrits était cité ailleurs et commenté, il en éprouvait une satisfaction grande qui le récompensait de son labeur. Sa vie, depuis quelque temps, prenait une orientation nouvelle. La fortune lui souriait. Il venait d’être intéressé dans la compagnie de pâte à papier que Faubert lançait et qui promettait déjà beaucoup.

Jacques Mainville n’en revenait pas du changement opéré. Noël était gai. Il vivait avec plaisir. De son aventure sentimentale rien ne subsistait plus.

Il discutait des femmes sans aucune animosité.

Il prenait son rôle au sérieux. À ceux de ses intimes qui le lui reprochaient en riant, il répondait : « Je n’écris pas pour vous, mais pour la foule. Pour que le public me prenne au sérieux, il faut d’abord que je me prenne au sérieux moi-même. »

Faubert voulant obtenir des concessions importantes du gouvernement, avait eu recours au journaliste. Celui-ci écœuré du manque de sens patriotique de certains ministres et de certains députés provinciaux y était allé d’un premier-Montréal retentissant, où il laissait entrevoir que des personnalités politiques en vue avaient vendu leurs votes et accepté des pots de vins.

L’affaire comme on s’en souvient fit grand bruit, et, c’est à la suite de cette campagne que la Compagnie Canadienne de Pâte à papier obtint les privilèges qui lui permirent de coloniser et de développer le Nord de l’Abitibi tout en faisant un succès financier de l’entreprise du lac Chabogowa[2].

Lucien Noël reçut à cette occasion la visite du conseiller législatif, Léon Pelissier, qui essaya mais en vain de lui faire abandonner la politique qu’il suivait alors. Les journaux avaient diversement commenté cet incident, les uns prenant la part de Noël, les autres celle du gouvernement.


VI


Germaine Noël, sœur unique de Lucien, invita chez elle pour quelques semaines, l’une de ses amies les plus intimes : Hortense Lambert.

Hortense Lambert était une québecquoise très jolie, qui possédait de superbes yeux bruns, chauds comme des caresses. Elle était élancée, souple de taille. Sa démarche faisait détourner les hommes sur la rue tant elle avait de gracilité.

Chaque année, Germaine faisait un séjour dans la vieille capitale chez son amie. L’autre lui rendait ses visites et cet échange d’hospitalité était devenu une tradition.

Hortense Lambert appartenait au type de femmes communément appelées « allumeuses ». C’était une amoureuse de tête, très coquette, et qui goûtait, comme d’autres, le parfum de l’encens, les hommages masculins rendus à son charme et à sa beauté.

Moins belle que Pauline Dubois, l’ancienne fiancée de Jules Faubert, elle n’en était pas moins adulée à cause d’un je ne sais quoi de mystérieux et de troublant qui se dégageait de toute sa personne. C’était, dans Québec, l’une des jeunes filles les plus en vue et dont les succès étaient les plus marqués.

Se sentit-elle attirée vers Lucien Noël ? Crut-elle remarquer sous le masque pâle que les petits yeux noirs animaient toute la vie intérieure qui soutenait le jeune homme ?

Voulut-elle essayer le pouvoir féminin qu’elle possédait pour le plaisir grisant de voir augmenter le nombre de ses amoureux ? C’est là une énigme aussi indéchiffrable que le sexe auquel elle se glorifiait d’appartenir.

Elle manifesta beaucoup d’attention au journaliste, insinuant même qu’elle serait heureuse de sortir avec lui, d’aller au cinéma, au concert, ou à diner.

Il déclina toutes ses avances. Il était en garde contre le charme étrange qui émanait d’elle. Il ne voulait, à aucun prix, qu’elle eût la moindre emprise sur lui.

Aux repas, il lui répondait poliment, mais sans plus de déférence que s’il se fut agi d’une étrangère dont il n’attendait la moindre faveur.

Cette politique agaça la jeune fille qui se piqua au jeu et voulut entreprendre sérieusement la conquête du jeune homme. Elle s’y prit mal, laissa voir son jeu, démasqua ses batteries.

Averti, il se tint sur la défensive.

Parfois, en lui-même, il riait de cette aventure. Son cœur était mort, bien mort. Il n’éprouvait pas même de penchant charnel pour la jolie québecquoise.

Durant les deux semaines qu’elle vécut sous le toit paternel, elle ne le vit que quelques soirs. Il veillait soit chez Faubert, soit chez Mainville qui commençait à se créer une réputation sérieuse de criminaliste parmi les membres du Barreau Montréalais.

Hortense repartit pour Québec. De son séjour à Montréal rien ne subsista, pas même un souvenir dans le cœur de sa victime désignée.

Germaine ne parlait jamais à son frère des questions sentimentales. C’était une personne froide, pratique, destinée à devenir l’une de ces vieilles filles qui passent dans la vie en semant le dévouement, et, qui, en retour, n’exigent rien. C’était le clair bon sens personnifié. Chez elle on l’appelait Mademoiselle Prose en opposition avec son frère qu’on appelait Monsieur Poésie.

Or, Mademoiselle s’étant enhardi à poser à Hortense certaines questions, s’attira cette réponse péremptoire :

— Qui sait si je ne l’aime pas.

À cela, elle haussa les épaules, sachant bien que les femmes n’étaient pas le faible de Lucien, qu’il les avait mises au ban, et qu’il ne reviendrait pas sur une décision, fruit de souffrances et de larmes.


VII


La session à Québec battait son plein. On était en hiver, vers la fin de janvier.

Un peu partout, l’on s’attendait à des élections imminentes.

Lambertin, le premier ministre, devait, à la présente réunion des chambres, en demander la dissolution, et, convier les électeurs aux urnes.

Des débats importants, inscrits à l’ordre du jour, promettaient quelques semaines mouvementées et sensationnelles.

La tribune des journalistes, à chaque séance, était remplie de scribes qui épiaient, chez les députés de l’un ou de l’autre parti, chacune de leurs paroles, pour les commenter favorablement ou défavorablement selon la couleur des journaux où ils étaient attachés.

Noël s’était rendu dans la Capitale pour suivre de plus près les faits et gestes des mandataires du peuple.

Il logeait au Château.

Cela lui permettait de mieux saisir certaines menées.

Son expérience de reporter lui faisait flairer l’homme aux tuyaux, et, quand il l’avait déniché, il lui faisait avouer habilement, et avec un doigté, que seuls les gens du métier, et qui ont la bosse du journalisme, possèdent, les intentions de ses meilleurs amis.

« L’Espoir » paraissait bi-hebdomadairement : le mercredi et le dimanche. Une page entière était consacrée à la politique provinciale.

Son opinion servait de critérium.

Noël, lui-même, faisait le compte-rendu des séances, compte-rendu personnel, impressionniste, et intéressant comme une page, de Daudet. Pour lui, comme pour Daudet, une idée se résumait dans un homme. C’est pour cette raison, que souventes fois, il démolissait l’homme, en le descendant du piédestal où la bêtise populaire l’avait élevé. Combien de réputations surfaites n’avait-il pas rabaissées à leur juste niveau. Il en voulait surtout aux nullités confiantes. Rien ne le choquait autant que le succès des imbéciles.

Depuis quelques jours, l’intérêt languissait, l’Opposition fatiguée par l’attaque des débuts, se reposait. Le budget, après avoir subi quelques rognures, venait enfin d’être adopté. Quelques bills privés, des questions de routine… les députés s’absentaient, les journalistes musaient. Pas tous. Un veillait. Il entassait munitions sur munitions pour le grand bombardement.

Il croyait à sa mission. Il se croyait le devoir au même titre que les députés, de veiller sur le sort de la nation. La lecture de Cicéron, l’étude de l’histoire de Rome, qui l’avaient passionné durant son temps de collège inculquèrent en son âme des sentiments avoués de civisme. Il considérait comme un crime de ne pas contribuer, quand il le pouvait, à la bonne gouverne de la Chose Publique.

Son flair l’avait mis sur la piste d’un scandale. Dernièrement, sans trop le vouloir, il avait soulevé le couvercle d’un pot de vin, dont les odeurs étaient plutôt nauséabondes. Son article sur l’« Abandon du Patrimoine aux Étrangers » ne mentionnait que la moitié des agiotages qui, dans la coulisse, se tramaient.

Il venait de mettre la main sur toute une correspondance échangée entre un ministre et le président d’une compagnie américaine concernant l’octroi d’un pouvoir d’eau. Il avait appris, peu après, qu’un autre pouvoir d’eau, vendu pour une somme ridicule à une compagnie anonyme, venait d’être revendu à un prix fabuleux. Or, cette compagnie anonyme n’était formée que des ministériels, qui, en l’occurrence, s’étaient servis de prête-noms.

On spoliait la Province ; on livrait ses richesses.

Il fit venir le chef d’Opposition à sa chambre, et lui confia ces documents.

Le lendemain même, son journal paraissait, dévoilant par leurs noms, les concessionnaires.

L’émoi fut grand dans la province, surtout dans Québec.

À la séance qui suivit la publication de ces faits, la galerie était comble de spectateurs. Tous les députés de l’opposition étaient à leurs sièges.

Leur chef, Armand Gingras, devait frapper le grand coup, celui dont dépendrait le sort de son parti.

Accoudé à la balustrade, Noël, du haut de la tribune, observait les figures des ministériels, « Leurs Figures », se disait-il à lui-même, en se remémorant le titre d’un livre de Barrès. Ses petits yeux noirs clignaient malicieusement.

Le premier ministre était nerveux. Son teint était jaune, d’un jaune près du vert, comme l’olive. Il s’entretenait fébrilement avec son principal lieutenant, l’honorable Janvier Tremblay, le ministre des Terres et Forêts.

Confusément, il sentait qu’un tournant de son histoire politique se dressait devant lui, et que, de la discussion qui déjà s’amorçait, dépendrait son sort et celui des siens.

Lorsqu’Armand Gingras se leva pour interpeller le gouvernement, le silence planait dans l’enceinte.

Il demanda au premier ministre s’il avait pris connaissance de cet article de « L’Espoir ». Et il lui brandissait la copie.

Lambertin répondit affirmativement.

Payant d’audace dans un effort violent pour sortir de l’ornière où on menaçait de l’enliser, il nia tous les allégués, d’une voix qu’il voulait affermie, mais sans y avoir réussi ; il voua aux gémonies le « journaliste assez peu scrupuleux de l’honorabilité des membres de cette chambre qui avait jeté la boue à la face de la députation, gâtant dans les provinces anglaises, le prestige canadien-français. »

En avocat habile et retors, il joua de la corde sensible, fit du pathos, et voulut déverser sur l’auteur de « ces lignes malheureuses » le mépris public qui le guettait. Son discours eut un certain effet. Dans les galeries, plusieurs lui donnaient raison.

Gingras se leva.

— Puisque l’on veut des preuves, dit-il, en voici.

De sa serviette, il sortit les documents qu’il étendit sur son pupitre. L’une après l’autre, il lut les lettres compromettantes.

Une stupeur visible avait envahi le Parlement.

Gingras parlait, impitoyablement, dénonçant les coupables, les appelant par leurs noms et les désignant du doigt à la vindicte populaire.

Le désarroi fut complet et total.

L’orateur termina en demandant un vote de non confiance.

Désemparés les partisans les plus moutons votèrent contre le gouvernement.

Les élections furent décidées pour la fin de février.

Lucien Noël devint un personnage en vedette.

La presse illustrée publia, le soir même, son portrait avec ce titre flatteur : « Le tombeur de ministère ».

Et cela l’amusa de constater, que lui, un imaginatif, un rêveur, peu façonné par l’action, et qui n’agissait que par impulsion, avait accompli ce que les politiciens les plus expérimentés et les plus puissants n’accomplissent que difficilement et rarement.

Il ne put, avant neuf heures et demie du soir, tant on l’accaparait pour le féliciter ou le maudire, regagner ses appartements. Félicitations comme menaces ne l’atteignaient plus. Son œuvre faite, il devint même la proie d’une dépression inévitable, après chaque excès d’activité, soit cérébrale, soit physique.

Comme il traversait la rotonde du château pour se rendre à sa chambre, une jeune fille se leva d’un divan, qui alla à sa rencontre.

C’était Hortense Lambert.

Coquette, elle voulait avoir un peu, sa part de ce succès, en s’affichant avec l’« homme du jour ».

— Mes félicitations, monsieur Noël.

Il leva sur elle ses petits yeux noirs, tout étonnés, salua et continua son chemin.


VIII


Hortense Lambert était une coquette. La vanité primait chez elle. Peut-être son cœur recélait-il des trésors d’amour pour celui qui, un jour, paraîtra à ses yeux, nimbé de la splendeur du prince charmant. Mais cet heureux ou malheureux mortel n’avait pas encore paru. Dans les quelques flirts engagés au hasard d’une vie mondaine bien remplie, elle n’avait fait que s’aimer dans ceux à qui elle accordait ses préférences. Cela, elle l’admettait elle-même.

Pourtant, un jour, après avoir entendu raconter, par sa sœur, la banale et lamentable histoire sentimentale de Lucien Noël, elle avait éprouvé pour le jeune homme, un sentiment mal défini, un penchant plutôt cérébral que charnel.

Cette figure sévère, chez un jeune homme au tempérament si violent, et si primesautier, n’était pas normale. Elle était le fruit d’une souffrance concrétisée qui avait patiné les traits en leur donnant un je ne sais quoi de douloureux, même lorsque l’hilarité ou la joie les modifiait.

Elle en voulut à cette autre personne, qu’elle ne connaissait pas et ne connaîtrait probablement jamais, d’avoir eu dans la vie d’un homme une influence plus grande qu’elle n’eut jamais chez aucun de ses admirateurs, même de ses adorateurs.

Lors de son séjour à Montréal, elle avait essayé d’esquisser l’ébauche d’une aventure avec le journaliste. L’échec l’avait stimulée tout en la surprenant. Elle en ressentait, comme une humiliation, une négation de ses qualités fascinatrices qu’elle plaçait au plus haut rang.

La joie de voir un homme à ses pieds, joie bien innocente pour elle, et dont elle ne connaissait pas les conséquences tragiques parfois, était pour elle la plus grande volupté qui existait sur terre.

Elle en éprouvait un frisson de vanité qui frisait l’orgueil et faisait battre son cœur dans son corsage.

Que Lucien Noël n’eut pas succombé, et n’ait pas consacré par sa chute, la toute puissance de ses charmes féminins, lui causait comme une brûlure.

À force de penser à lui, elle se convainquit qu’elle l’aimait, et cela activa son désir d’être aimé de lui.

Quel moyen prendrait-elle pour capter son cœur ? Elle résolut de ne rien brusquer, de se fier au hasard, hasard qu’elle provoquerait elle-même. Savante dans l’art de l’intrigue et de capter l’attention, elle possédait au plus haut degré le don de l’intuition. Il y a telle de ses conquêtes qui décelait une tactique extraordinairement psychologique, mais qu’elle avait adoptée à son insu, inconsciemment. Un air de tête, une phrase bien tournée, un mot aguichant, souvent, avait suffi, pour se faire, dans un bal, du mâle en vedette, son chevalier servant.

Le soir du renversement du ministère, lorsqu’elle rentra chez elle, après avoir passé la soirée au Château en compagnie d’une amie, elle décida donc de faire le siège en règle de Lucien Noël, d’autant plus que celui-ci, par son dernier exploit, se parait à ses yeux, d’un prestige nouveau.

Avant de s’endormir, elle étudia les moyens à prendre pour mieux enlacer le jeune homme. Tous lui paraissaient bons, d’autant plus qu’elle était certaine de l’aimer, et qu’elle avait la croyance en une Destinée Supérieure, qui avait permis qu’elle fut, dès le Couvent, l’amie de Germaine, dans ce seul but.

Ayant quelques intérêts dans Québec, et voulant y promouvoir davantage la vente de son journal, Lucien décida donc de demeurer dans cette ville une semaine de plus. Les Montréalais disent de Québec que c’est un grand village. Ils n’ont pas tout à fait tort en ce sens qu’aucun événement, si petit soit-il, n’y passe inaperçu et que tout le monde s’y rencontre.

La Terrasse Dufferin est l’endroit par excellence où l’on peut rejoindre quelqu’un dont le téléphone nous a appris son absence de chez lui.

Le lendemain soir, peu après le souper, Lucien rencontra donc Hortense Lambert.

Pour ne pas paraître trop sauvage, et parce qu’elle était l’intime de sa sœur, il s’arrêta pour lui parler, et lui demanda si sa soirée était engagée.

Sur la réponse négative de la jeune fille, il fit quelques tours de la Terrasse et entra au Château prendre une tasse de café tout en écoutant jouer l’orchestre.

Saisissant tout de suite, que, paraître intéressée et captivée par la compagnie du jeune homme, c’était risquer de le perdre, Hortense Lambert ne causa que de choses indifférentes, fit taire sa féminité, ne songeant qu’à être un compagnon sûr et discret.

Il passa une soirée fort agréable. La conversation d’Hortense était piquante, pleine d’imprévu. Elle avait des aperçus bien à elle sur les hommes et les événements auxquels on se laissait prendre par leur nouveauté ou leur ingénuité.

— Vous êtes encore à Québec pour longtemps, lui demanda-t-elle, comme ils cheminaient ensemble sur la rue St-Louis.

— Une semaine au moins.

— À ce compte-là, j’espère vous revoir. La porte de notre maison vous est toujours ouverte.

Le journaliste promit une visite, et, ne regretta pas ce sacrifice à l’avance de quelques-unes de ces heures, à son grand ennemi, le beau sexe, qu’il appelait plutôt le méchant sexe.

Elle se félicita de cette entrevue, augure d’une lutte que la victoire couronnerait.

À son retour, Noël se dit qu’il avait tort de tant craindre les femmes, et que, parce qu’une jeune péronnelle, lui avait un jour faussé compagnie, ce n’était pas une raison pour se priver de la douceur d’une société plus délicate et plus raffinée que celle qu’il fréquentait habituellement. Il alla souvent Grande Allée, passer quelques soirées, charmantes, à écouter la musique qu’interprétait Hortense. Il s’engourdit ainsi dans les délices de Capoue, réunissant maille par maille le chainon qui le captiverait.

Bien des symptômes auraient dû pourtant lui faire crier gare. Il était trop heureux d’avoir brisé une résolution qui lui pesait, pour en faire cas.

Une fois, parce qu’un jeune homme, durant le temps qu’il était là, appela Hortense au téléphone, il ressentit quelque chose en lui, dont il n’était pas coutumier. Le malaise se dissipa dès que la jeune fille eut raccroché l’écouteur et il n’y pensait plus.

La veille de son départ de Québec, il reçut une lettre de son ami Mainville, qui lui mandait sa candidature dans le comté de Marquette.

Il commençait sa campagne immédiatement et aurait besoin de son concours.

Comme c’était la dernière soirée qu’il passait à Québec, il retourna Grande Allée, faire ce qu’il appelait sa visite d’adieu.

Pourtant son cœur se serra bien un peu quand il souleva le marteau sur la porte et réalisa que d’ici longtemps il ne renouvellerait plus cette visite.

Toujours sûr de lui-même, du moins croyant l’être, il se raisonna, se dit que ces visites étaient devenues une habitude, et que, comme toutes les habitudes, il était dur de s’en défaire.

Le salon des Lambert était une immense pièce tapissée d’étoffes importées et dont les meubles un peu disparates représentaient la grâce et la délicatesse du style français, en même temps que la somptuosité et le confort du mobilier moderne anglais et américain. Chose bizarre, ce mélange de style n’offrait rien de choquant à l’œil ; tout s’harmonisait : quelques tapis d’Orient étaient jetés sans symétrie. Dans un angle un piano à queue, et à côté, un divan large et moelleux.

Hortense était revêtue d’une robe d’organdi mauve. Une échancrure sur le devant laissait voir le cou aux lignes parfaites et la naissance de la poitrine. La robe serrait la taille et s’élargissait aux hanches.

Elle seyait à ravir à la jeune fille s’adaptant parfaitement tant par la coupe que par la nuance, à son genre de beauté.

Lucien remarqua combien Hortense était belle dans cet accoutrement et crut voir que ses yeux étaient plus brillants que de coutume.

Ils s’installèrent tous deux sur le divan, chacun à une extrémité

— C’est la première fois que vous portez cette toilette ?

— Oui, vous ne l’aimez pas ?

— Au contraire, je l’adore.

— Monsieur Noël, est-ce vrai que vous avez déjà eu une peine d’amour ?

Il éclata de rire, d’un rire franc, sans aucune gêne, et qui indiquait bien qu’il était guéri, à jamais guéri, de sa passion première.

— Moi ? Qui a pu vous conter cela.

— Votre sœur Germaine.

— Elle est discrète à ce que je vois.

— Ne la blâmez pas. Je lui ai posé tant de questions sur vous.

— Vraiment ? Vous vous intéressiez tant que cela à mon humble personne ?

— Pourquoi pas ? N’êtes-vous pas intéressant ?… Vous êtes bien loin… Avez-vous peur de moi ?… Approchez-vous un peu.

Sans flairer le danger, il se rapprocha d’elle. Sa main effleura la sienne.

— Lucien, dit-elle, la voix soudain grave.

Il se retourna surpris de l’intonation. Elle rit d’un rire nerveux, saccadé, et lui dit, scandant ses mots.

— J’ai… décidé… que… vous… ne… pensiez… plus… jamais à cette personne.

— C’est fait depuis longtemps.

— Je ne vous crois pas. Alors pourquoi avez-vous tant peur des femmes.

— Vous voyez que je n’ai pas peur de vous.

— Je ne suis donc pas dangereuse.

— Oh ! non ! Du tout ! D’ailleurs, je suis blindé…

À son tour, elle se rapprocha de lui, si près que ses cheveux frôlèrent sa joue.

— Lucien, lui dit-elle… puis, elle se tut.

— Parlez, je vous écoute.

— Lucien… je ne vous inspire rien… rien…

— Oui de l’amitié.

— Rien que cela ?

— N’est-ce pas suffisant ?

— Peut-être…

Ils restèrent quelques minutes sans répondre.

Elle le regarda bien droit dans les yeux.

Les petits yeux noirs ne bronchaient pas.

— Et ces yeux-là ne vous ont jamais rien dit…

Et toute la câlinerie des caresses du regard glissa sur lui comme un effluve.

À son tour, il dit :

— Peut-être.

Elle se rapprocha davantage et lui dit tout près, si près qu’il buvait son haleine chaude, parfumée, troublante…

— Et ces lèvres-là, ne vous ont jamais donné la tentation d’un baiser à voler…

Il faiblissait. Elle le sentait à une buée dans le regard.

— Et ces yeux-là, et ces lèvres-là, ne vous ont jamais donné aucun vertige…

Un étourdissement le fit chanceler. Puis tout à coup il murmura :

— Oui… oui… Hortense, elles me donnent le vertige.

Et brusquement il l’enlaça et colla ses lèvres sur les siennes.

Il avait le vertige, un véritable vertige.

Toutes ses résolutions s’écroulaient. Son masque d’indifférence venait de lui être arraché subitement.

Il ne s’en plaignit pas.

— Oui… Hortense… je l’aime votre bouche, je les aime vos yeux, j’aime votre voix, votre taille, vous, vous, je vous aime… Vous avez gagné.

Elle sourit. Son expression était étrange, énigmatique.

Elle lui serra la main.

— Merci, dit-elle.

— Et vous, m’aimez-vous ?

— Peut-être.

Il voulut en savoir plus long, la pressa de questions. Toujours elle répondait :

— Peut-être.

Il voulut de nouveau la presser dans ses bras, mais souple comme une jeune chatte, elle lui échappa, et un doigt sur la bouche.

— Ne soyez pas gourmand.

— Je pars demain, Hortense. Je serai longtemps, bien longtemps sans vous voir… M’aimez-vous ? Hortense. Dites-moi que vous m’aimez ?

— Je vous ai répondu : Qui sait ? Gagnez-moi.

Et il s’acharna à vouloir, exactement, savoir ce qu’il lui inspirait. L’obstacle le stimulait et aussi l’exacerbait.

Inflexible, elle se tenait toujours sur la défensive.

Quand il la quitta, il n’emporta d’elle que ce « peut-être » vague mais qui lui ouvrait toutes grandes les portes de l’Espérance.


IX


D’un cœur léger, mais battant d’un rythme fougueux, Lucien Noël retourna à Montréal.

Elle était venue à la gare lui dire au revoir.

Il serra longuement sa main entre les siennes, et avant de monter définitivement, en plein public, sur les marches du wagon, il l’embrassa.

— Que dois-je emporter avec moi, demanda-t-il, l’Espérance ou la Désespérance.

Elle sourit de son même sourire énigmatique, et lui jeta :

— L’Espérance.

Le train se mit en branle ; il y entra. De la fenêtre, il lui dit :

— Je vous écrirai. Vous me répondrez ?

— Oui.

Hortense retourna chez elle à pieds, et savourant son bonheur. Elle était contente ; elle était heureuse. Jamais elle n’avait pensé venir à bout si facilement d’une résistance qu’elle prévoyait plus ferme. Sa vanité en était flattée.

Elle se demanda si seulement le plaisir de la lutte l’avait amenée à jouer cette petite comédie. Elle se rappela ses paroles brûlantes, l’éclat de ses yeux pendant qu’il lui parlait, le frémissement de ses mains, et elle en reçut une communication de chaleur qui l’enveloppa tout entière de bien-être.

Une voix en elle parla qui lui dit que c’était mal ce qu’elle venait de faire : « Tu n’as pas le droit de jouer avec un cœur d’homme pour le malsain plaisir de satisfaire ta vanité. Tu ne l’aimes pas et tu le sais. Jamais tu ne l’épouseras.”

Elle ne lui avait pas répondu d’une façon catégorique. Elle lui avait simplement lancé à la figure cette phrase qui n’engage à rien : « Peut-être ». Mais la voix continua : « C’est toi qui as fait le premier pas, les premières avances. Tu l’as attiré cauteleusement dans tes filets. Tu n’avais pas le droit de faire cela. Tu n’as pas le droit de le faire souffrir. »

Mais aussitôt elle fit taire cette voix et se posa la question : « Est-ce que je l’aime ? » et s’aperçut que la réponse : « Peut-être » était juste. Ses remords en furent étouffés et elle continua sa route, revivant en imagination l’instant délicieux de la veille où il lui avait ouvert son cœur.

Dans le train, Lucien songea tout le temps à cet incident. Il ne le regretta pas. Son cœur fait pour aimer, et qu’il avait trop comprimé, venait d’éclater. Il y eut bien un sursaut de protestation, mais pour la forme. Il était fier que ce fut arrivé comme cela. Il s’ignorait lui-même quand il méprisait l’amour.

Il se rendait un mauvais service. Depuis qu’il l’avait aperçue pour la première fois, à Montréal, dans le boudoir de sa sœur, il avait éprouvé pour Hortense Lambert, un sentiment mystique qui lui parut impossible à nourrir ; cela ne se pouvait pas qu’il aime à nouveau. Il se l’était défendu. C’était une impossibilité. Il agissait en conséquence.

Maintenant, ses yeux se distillaient. Il voyait la vie en face. La vie lui parut bonne à vivre.

Pendant que le train filait, son esprit s’engourdissait. Il faisait des rêves, souriant béatement, la nuque appuyée sur le dossier de son fauteuil.

Parfois, il se disait : « Elle ne t’aime pas. Tu vois bien qu’elle ne t’invitait chez elle que parce que tu étais seul dans Québec et pour te rendre l’hospitalité qu’on lui donna chez toi. » Il éprouva avec acuité la sensation de ses lèvres sur les siennes. Elles étaient brûlantes. Elle l’aimait. « Et puis, si elle ne l’aimait pas, lui aurait-elle fait elle-même toutes ces avances. Peut-être n’éprouvait-elle pas pour lui, l’Amour unique, le grand Amour, qu’on n’éprouve qu’une fois dans sa vie, qui balaye tous les autres sentiments, remplit le cœur, et lui commande tyranniquement. « Peut-être ». Mais ce grand amour, il le ferait naître en elle. Il lui communiquerait le sien ; il travaillerait à lui inculper la même puissance d’affection.

Et, Lucien Noël continuait à vivre dans un rêve, un rêve qui se teintait des couleurs les plus claires, un rêve chatoyant, un rêve somptueux qui le berça éveillé et lui fit paraître courtes, tant il était absorbé, les heures de trajet.

À son arrivée à Montréal, il reçut un téléphone de Faubert, qui le mandait à son bureau.

Le financier était heureux. Les affaires prospéraient. Il venait, par un coup de force, de briser une émeute que ses adversaires avaient suscitée au lac Chabogawa. Avec un sourire épanoui, il tendit à son ami une main cordiale.

— Bonjour, Noël. Tu as fait de la bonne besogne à Québec.

— C’est toi qui m’avais mis sur la piste.

— Tu sais que je finance l’élection de Mainville.

— Il m’a annoncé en effet, qu’il briguait les suffrages dans Marquette. Je crois qu’il a de grosses chances d’être élu.

— J’en suis certain. Tu vas partir dans quelques jours avec lui. Tu acceptes.

— Certainement.

— Moi, je ne m’occupe pas de la lutte, du moins en apparence. Tu me comprends ?

— Oui.

— J’ai une dizaine de candidats que j’appuie et qui m’ont promis une fois élus, leur plein et entier concours. J’ai besoin d’avoir des amis à Québec pour mon projet de chemin de fer.

— Lequel ? Amos-Chabogama ?

— Non. Un autre. Je t’en reparlerai plus tard. Voici ce que je voulais te proposer. Mainville a assez à faire à s’occuper d’organiser la ville de Marquette. Je veux que tu prennes charge des alentours.

— Entendu.

— Tu passeras à la caisse tantôt pour avoir des « munitions ».

— Je te remercie. Je vais financer moi-même.

— Je ne veux pas.

— À ton gré…

— Comment va le journal ?

— Très bien. Nos agents ont recueilli mille nouveaux abonnés dans Québec.

— Publie donc une édition spécialement pour Marquette.

— C’est ce que je me proposais de faire. Je te laisse. Il faut que j’aille au bureau où je ne me suis pas montré depuis plus de trois semaines.

Lucien retourna à son bureau, dépouilla sa correspondance qui déjà était en retard, donna ses ordres, et alla retrouver sa famille qu’il n’avait pas vue depuis assez longtemps.

Après souper, il attira sa sœur à lui, et lui fit part de ses projets futurs. Elle en fut désolée comme d’une catastrophe.

— As-tu réfléchi ?

— Oui, bien réfléchi. D’ailleurs il fallait que cela soit. J’ai été aveugle longtemps et je remercie la minute où, subitement, je me suis ouvert les yeux.

— Ce n’est pas une femme pour toi, Lucien. Elle ne saura pas te comprendre.

— Je m’en moque. Je l’aime. C’est tout.

— Tu es trop impulsif. Réfléchis. Tu ne seras pas heureux avec elle. Ce n’est pas le genre d’épouse qu’il te faut.

— Je t’ai dit que je l’aimais.

— T’aime-t-elle ?

— Je le crois. En tout cas, elle m’aimera.

Le soir, il veilla avec Jacques Mainville à sa garçonnière.

Deux jours après, ayant mis ordre à leurs affaires, ils montèrent tous deux à bord du train qui les conduisit à Marquette.

À Mainville, il ne raconta pas dans ses détails, les péripéties de ce séjour à Québec, malgré l’envie qu’il en avait. Il craignait ses sarcasmes et ses reproches et aussi d’être traité d’exalté.


X


Marquette est une jolie petite ville de 10,000 âmes, sise sur le contrefort des Laurentides. Une rivière tumultueuse la traverse, qui fournit l’énergie nécessaire aux entreprises qui y font vivre la population. C’est la ville natale de Mainville. On peut lire ce nom à plusieurs endroits sur les affiches à la devanture des boutiques et des magasins. C’est là que vit son vieux père, un rentier, ancien marchand qui s’est retiré des affaires après fortune faite.

La campagne, dans les alentours, est accidentée. Presque à tous les quatre ou cinq milles des villages se dressent sur les hauteurs, dominant les pentes douces, couvertes de vergers, qui, le printemps, offrent leurs fleurs en hommage au soleil, et l’automne, leurs fruits murs dorés et rouges.

L’hiver, l’aspect n’en est pas moins imposant. Le soleil se jouant sur la neige y obtient des couleurs variées. Les massifs de pins et d’épinettes, çà et là, font des taches sombres, dans ce blanc, parfois bleues, parfois vertes, parfois violettes, parfois mauves.

Ce fut par une belle journée de soleil que l’avocat et son ami descendirent sur le quai de la gare.

Louis Mainville, père, était là avec sa carriole. Ils se retirèrent chez lui, prirent un copieux souper, l’appétit aiguisé au préalable, par un verre « d’étoffe du pays » bu à la santé du succès futur. Le soir, les notables de l’endroit, les chefs politiques, les « boss » comme on les appelait, veillèrent avec le candidat, discutant des préparatifs de la lutte et de la stratégie à adopter pour s’acheminer vers la victoire.

Le lendemain soir, dans un immense magasin vide converti en salle de comité, le premier coup de la campagne fut tiré. Elle s’annonçait sous des auspices favorables. L’enthousiasme débordait. Quand « le tombeur de ministère » se leva, il reçut une ovation. Lucien n’était pas ce qu’on peut appeler un orateur né. Il n’avait pas le souffle, ni l’aplomb de Mainville, mais par contre, il possédait un sens très aigu du ridicule, il savait faire rire, et aussi, à l’occasion, s’emporter. Il atteignait parfois jusqu’aux sommets.

Pressés de toutes parts, Mainville et lui durent prodiguer d’innombrables poignées de mains, et forces paroles aimables.

Pendant que le candidat s’occupa, avec son organisateur en chef à faire fonctionner la « machine électorale », Lucien Noël, s’enferma dans une chambre et prépara son travail pour les deux semaines qui précédaient la votation.

Il avait une dizaine de villages à parcourir. Il s’arrangea de façon à se trouver chaque soir à Marquette.

Une élection à la campagne ne se fait pas sans boisson. C’est une coutume bête introduite, de temps immémorial, et que le candidat qui veut réussir, doit suivre bon gré, mal gré.

Lucien trouva donc un homme solide, qu’il nomma le dispensateur de grâces. Cet homme, qui, en apparence n’avait rien à faire avec la présente campagne, se contentait de garder chez lui, les provisions, la « gazoline » comme on disait. Il en disposait judicieusement dans les comités et chez certains amis à l’insu du candidat.

Une température idéale contribua à rendre plus attrayants les moments de la lutte. Les longues distances à parcourir dans des chemins montants, et descendants, en carriole, dont les patins crissaient sur la neige durcie, devinrent, au lieu d’une corvée, un véritable plaisir.

Chaque midi, après dîner, Lucien partait avec son cocher, le père Lafrance, un ancien encanteur, qui connaissait par leurs petits noms, tous les votants du comté.

Enveloppé dans de chaudes « robes de buffalo », la tuque de laine, le « passe montagne » enfoncé jusqu’aux oreilles, le col du manteau relevé, Lucien s’abandonnait tout entier au plaisir de se sentir glisser sur la route, pendant que la sonnerie des grelots berçait ses oreilles de son rythme uniforme et gai.

Chaque côté de lui, le spectacle valait qu’on s’y arrête. Des maisons écrasées dans la neige, semblaient abriter entre leurs murailles de pierre, toute la vie de plusieurs générations d’habitants qui, à force de travail, avaient fait de ce coin de terre, un paradis en miniature. Sur les versants, poudrés de blanc, les pommiers ployaient. La montagne les entourait, les cernait de toutes parts. Le chemin avec sa double rangée de clôture y montait à l’assaut. Sur les sommets, l’étendue vaste, accidentée, poétique, mystérieuse, s’offrait à l’œil qui ne la pouvait embrasser tout entière.

Et le soleil qui était d’argent, s’ingéniait à parer cette nature de tout son brillant.

Lucien arrêtait à chaque maison. Il causait avec l’homme et quand il était absent, avec les créatures, des qualités morales de Mainville et en peu de mots, leur expliquait la situation, leur indiquant où se trouvait le devoir de l’heure. Il mettait, dans ces quelques mots, tant de conviction, que ses adversaires n’osaient trop l’interrompre, et se contentait de branler la tête.

Noël était convaincu d’avoir le droit de son côté.

Il n’appuyait pas Mainville seulement parce qu’il était son ami personnel, mais aussi parce que la politique qu’il représentait, signifiait une administration plus efficace des deniers publics, un gouvernement plus honnête, et la punition d’un gaspillage éhonté de nos forces les plus vives.

Le flacon sur la table, il traitait son interlocuteur, largement, redoublant la dose si c’était nécessaire, se contentant pour lui d’une seule « larme ».

Dans ses promenades quotidiennes, ivre de grand air, l’esprit légèrement engourdi par les nombreuses libations qu’il devait prendre, il évoquait le souvenir d’Hortense. Il demeurait des heures sans parler, les yeux clos, à revoir le profil pur de la femme aimée. Il était heureux d’aimer. Se croyant aimé, il s’abandonnait tout entier à des rêves fous, des rêves d’un bonheur si grand, qu’il lui semblait irréel.

Il avait fallu ce séjour un peu prolongé dans la vieille Capitale, pour qu’enfin, il s’ouvrit les yeux, et se rendit compte d’un sentiment ancré solidement en lui-même, depuis longtemps, depuis les premiers temps qu’il connut Hortense. Une fois il songea à Marcelle et cela le fit rire. Il la compara avec Hortense et, à ses yeux, elle apparut dépouillée de tout le charme dont autrefois son imagination la parait. Il se trouva fou d’y avoir pensé si longtemps. Il se trouva même ridicule d’avoir voulu se priver volontairement, de toute la douceur, et de toute la griserie et de toute la volupté d’aimer et d’être aimé, parce que, dans sa vie, une jeune fille passa, qui le trompa indignement. Non, Marcelle ne représentait pas son idéal. Maintenant, il la voyait telle qu’elle était ; dépoétisée. Il en vint même à plaindre sérieusement le sort de son rival heureux. Il lui parut digne de sympathie. Comme, avec le temps, et vu sous des angles différents, nous apprécions, événements, êtres et choses sous des jours dissemblables.

Le soir dans les écoles, il tenait des assemblées. La foule se massait autour du gradin de la maîtresse, qui servait d’estrade. Fumant leur pipe, les auditeurs ne perdaient aucune parole. Ils écoutaient religieusement l’orateur, buvant pour ainsi dire, chacun de ses mots. Quand ils étaient de retour chez eux, ils discutaient ses idées, les commentaient, les apprêtaient à leur façon et il s’ensuivait des disputes entre gens de partis différents, de gros mots, voir d’insultes. L’élection terminée, la paix renaissait et l’on oubliait dans le voisin l’ennemi de la veille.

Dans les rangs éloignés, la propagande se faisait dans des veillées. Lucien choisissait pour cela la demeure d’un chef reconnu. Il lui donnait quelques piastres en dédommagement, lui fournissait quelques gallons de whisky. Le soir, tout le voisinage se réunissait. Les traites se suivaient. Mis en verve, chacun y allait de son numéro. L’un dansait une gigue, l’autre chantait… pendant que des groupes où circulait Noël se formaient à chaque coin de la pièce. Lorsque l’enthousiasme atteignait le niveau nécessaire, et avant qu’ils ne deviennent trop tapageurs, Lucien débitait son boniment. Il refaisait le tour des personnes présentes, leur serrait la main, se versait à lui-même une double rasade pour se prémunir contre le froid de la nuit, que la chaleur et l’animation de la soirée avaient rendu traître, et retournait à Marquette, absorbé dans le rêve qui le faisait frissonner.

Le jour de la votation arriva.

Dans Marquette, l’animation régna. Ce qu’il y avait de véhicules disponibles dans la ville fut mobilisé par l’un ou l’autre des candidats.

Chacun donnait le grand coup. Les autos et les voitures allaient, affairées, des comités aux polls.

Mainville, que rien n’énervait, conservait son calme habituel. On eut dit qu’un autre que lui était sur les rangs. Contraste frappant avec Noël. Nerveux, agité, il ne demeurait pas en place. Toute la journée, il se rongea les ongles, trouvant les minutes longues comme des heures. Sans répit, il fit la tournée des polls s’enquérant du nombre de voteurs.

À 6 heures les bureaux fermèrent.

La foule envahit les comités. Elle attendait le résultat. Peu après la fermeture, les premiers rapports commencèrent d’arriver.

Ils étaient tous favorables à Mainville.

La majorité grossissait toujours.

À huit heures, il était sûr de la victoire, victoire éclatante, concluante.

La foule le réclamait.

Des cris partaient :

— Un discours ! Un discours !

Une acclamation le salua quand il pénétra sur l’estrade improvisée. Il remercia ses électeurs, et vit, dans le succès de ce soir, la conséquence des principes politiques qu’il avait adoptés, principes d’indépendance vis-à-vis des partis au pouvoir, principes de protection du patrimoine national, envers et contre tous.

Quand il eut fini de parler, on cria :

— Noël ! Noël !

Celui-ci était ému, et sa voix tremblait quand il parla. Il était heureux du résultat et d’autant plus heureux qu’il y avait contribué et qu’une part lui en revenait à lui-même.


XI



« Mon cher Lucien,

« Je viens d’apprendre avec un plaisir que moi seule évalue à sa valeur, votre nouvelle victoire. J’en suis fière pour vous et m’enorgueillis puisque vous me comptez au nombre de vos meilleures amies. Ne suis-je pas d’ailleurs votre meilleure amie ? C’est vous-même qui m’avez gratifiée de ce nom.

« Quand vous viendrez à Québec, souvenez-vous qu’il y a une personne qui pense toujours à vous et qui sera des plus heureuses de vous revoir.

« Saluez votre sœur de ma part, etc…

Hortense. »

Cette lettre à l’écriture carrée, autoritaire et flexible, fit battre violemment le cœur du journaliste. Il la reçut le lendemain même de la votation à son arrivée à Montréal.

Son journal prenait de l’expansion chaque jour, devenait une puissance de plus en plus formidable. Ses intérêts dans la Compagnie Canadienne de Pâte à Papier, la compagnie dont Faubert était l’âme dirigeante, lui faisait escompter pour l’avenir, grâce au progrès incroyable de l’entreprise de son ami, une petite aisance.

Il aimait une jolie fille et avait des raisons de croire à la réciproque.

De la blessure ancienne, rien ne subsistait, pas même le souvenir affaibli.

C’est ce à quoi il songeait ce soir, enfermé seul dans son cabinet de travail, pendant que Germaine, sa sœur, jouait, dans la pièce voisine, une sonate de Mozart. Les notes lui arrivaient au travers des murailles, moins nettes, plus veloutées, plus lointaines.

Il grillait une cigarette et laissait son imagination vagabonder dans les plaines de l’avenir.

Véritablement il était un homme heureux.

Autour de lui, l’atmosphère de la maison paternelle l’enveloppait de bien-être. Et pourtant, cela ne lui suffisait pas. Il y avait un vide dans son cœur. Il lui peinait de garder pour lui, pour lui seul, ses dispositions heureuses ; il aurait voulu qu’une autre personne puisse partager son bonheur, et, en le partageant, le centupler.

Il prit un livre qui traînait sur sa table, un roman canadien d’un de ses amis, reçu au journal ce matin même et qu’il avait apporté chez lui pour le feuilleter. Il voulut s’absorber dans sa lecture. Ce fut inutile. Il en lu quelques pages, mais des yeux seulement. Il fut étonné de se rendre compte qu’il ne savait même plus ce qu’il avait lu. Il posa le livre sur la table, s’enfonça dans un fauteuil, et les yeux fermés, essaya de ressusciter l’image d’Hortense. Cette image qui lui arrivait précise à la mémoire au moment où il y pensait le moins, ce soir, il ne pouvait réussir à la capter. Il essaya d’aider son cerveau en se remémorant certains détails de la toilette. Rien ne fit. Il était, dans l’impossibilité de la ressusciter. Aucun trait ne venait se fixer sur la cire malléable de son cerveau.

Aussitôt un désir naquit en lui, un désir impérieux de la revoir, de sentir près de lui sa présence, de poser sa main dans la sienne, d’écraser ses lèvres sur les siennes. Il avait soif d’elle. C’était comme un besoin physique de respirer. Des intonations bourdonnèrent à son oreille ; un timbre de voix qu’il reconnut. Il se leva et nerveusement se mit à marcher en rond dans son cabinet de travail.

Une idée s’implanta. Demain, il ira la voir, précisément demain, c’est samedi, et il est libre jusqu’à lundi. Il eut hâte d’être à demain. Il avait tant de choses à lui conter.

Soudain, il se surprit à parler à haute voix. Il lui parlait et ses phrases étaient belles, harmonieuses, charmeresses, et il lui semblait que chacun des mots qu’il disait, il se dégageait une force mystérieuse qui subjuguerait la jeune fille.

Il aurait voulu que la nuit s’écoulât d’elle-même. Quand il décidait une chose, son tempérament le portait à en vouloir l’immédiate réalisation. Il regarda l’heure, il n’était que dix heures et demie.

Pour que le temps lui parut moins long, il essaya derechef de s’absorber dans la lecture de son roman. Il fit la même constatation qu’il ne lisait que des yeux.

Il prit une feuille de papier et écrivit : « Mon cher amour ». Il griffonna des pages et des pages, racontant par le menu tous les incidents qui l’avaient amené à se découvrir un cœur. Subitement, dans une seule soirée, tout le passé s’était aboli ; un échafaudage de résolutions s’était écroulé. Il n’avait éprouvé aucun regret, celui de n’avoir pas su voir plus tôt tel que son cœur était. Il raconta toutes les tendresses et l’affection qui lui tardait de dépenser. Il se complaisait dans son amour, coup de foudre tardif qui anéantit en lui tout ce qui n’était pas le culte de la jeune fille.

Après avoir griffonné des pages et des pages qu’il relut avec satisfaction, anticipant l’effet que leur lecture causera, il crut que sa fièvre était diminuée, il pouvait se mettre au lit.

Les heures sonnèrent nombreuses avant qu’il pût fermer l’œil…

Dès son réveil, il demanda à sa mère de voir à ce que son habit bleu — un habit acheté récemment — fut bien pressé et soigneusement empaqueté dans sa valise.

Il questionna sa sœur sur le choix d’une cravate.

Ces diverses questions intriguèrent sa famille. Lucien n’avait pas l’habitude de se préoccuper ainsi de son accoutrement.

— Où vas-tu, Lucien ? lui demanda sa mère.

— À Québec.

— Il n’y a pas deux semaines que tu en es revenu.

— Cela ne fait rien. J’y retourne quand même. Une affaire importante.

Germaine sourit.

— Ne ris pas. C’est réellement une affaire importante.

— Je la connais…

Elle devint subitement sérieuse.

— Lucien, écoute-moi. Finis donc au plus tôt cette aventure… Tu perds ton temps… Je te répète que ce n’est pas une femme pour toi…

Agacé, il répondit :

— Je ne te demande pas ton avis… Je suis assez vieux pour me conduire tout seul.

— Tant pis pour toi. Tu le regretteras… Veux-tu un conseil ? N’y vas pas…

Ce semblant d’obstacle était suffisant pour ancrer davantage en lui la résolution qu’il venait de prendre.

Dès son arrivée à Québec, il téléphona à Hortense. Elle était libre ce soir-là. Il promit de lui rendre visite. Il trouva un prétexte facile pour expliquer son voyage, se gardant bien d’invoquer le motif, l’unique motif.

Il faisait une soirée douce. La neige sur les trottoirs était molle. Lucien s’achemina rue St-Louis. Il était joyeux et faisait accomplir des moulinets à sa canne.

Quelques rares personnes se dirigeaient au Château pour la danse.

Il ne faisait aucun cas des promeneurs et sifflotait un air à la mode. Devant le Parlement, il salua. Il pensa à la session dernière et fut heureux du tour des événements. Comme il faut peu de choses et, parfois, beaucoup de choses à la fois pour nous faire ouvrir les yeux. Sans cette session, sans l’enchainement de hasards qui avait fait, que seul, dans une ville étrangère, l’ennui conduisit ses pas chez l’amie de sa sœur, il n’aurait jamais, peut-être, lu clairement dans son propre cœur et sa vie aurait continué de s’écouler, plate, monotone, malgré son activité, sans aucun sens poétique qui l’embellisse.

Hortense l’attendait, un peu surprise de constater qu’il avait mis si peu de temps à se rendre à son invitation. Depuis le soir où il avait fait ses aveux, elle avait repassé dans son esprit, toutes les péripéties de son aventure sentimentale. La facilité avec laquelle sa victime était tombée dans le piège avait enlevé un peu de la saveur de ce triomphe. Pourtant son amour propre était délicieusement flatté. Cette victoire facile, c’était la consécration de ses charmes. Il lui plaisait de songer que Lucien Noël, le misogyne, ne lui avait pas résisté et que sous peu, pourvu qu’elle le veuille, il se traînera à ses pieds, mendiant comme une faveur insigne, un regard tendre, une parole douce.

Les yeux noirs brillaient dans le masque pâle quand il lui serra la main. Elle crut remarquer que le regard dont il l’enveloppa ressemblait à une prise de possession.

Cela la choqua.

Après qu’ils furent installés tous les deux, sur le même divan, Lucien sortit de sa poche une liasse de feuilles de papier.

— Hortense, lui dit-il, hier soir, je pensais à vous. J’y pensais avec une acuité telle que j’en ai souffert physiquement. Votre souvenir s’est imposé à mon esprit, impérieux. Je suis devenu la proie de l’ennui. Alors, je vous ai écrit.

— Tout ça, dit-elle, montrant les feuilles, et elle sourit d’un bon sourire large qui découvrit deux rangées de dents blanches, aiguës, des dents qui semblaient toutes prêtes à mordre.

— Aimez-vous mieux que je vous lise…

— Comme vous voudrez.

Il plaça les feuilles en ordre et commença la lecture de ces pages enfiévrées. Sa voix était chaude ; elle vibrait. Il s’en dégageait une force de persuasion.

Hortense, les yeux mi-clos, écoutait. Les mots la berçaient mollement. Les phrases passionnées, ardentes, l’entouraient ; les mots pénétraient en elle ; ils fouillaient dans sa chair qu’ils faisaient frissonner. Elle était contente, satisfaite. Pendant que le jeune homme, ému de ce qu’il disait et ne pouvant empêcher l’émotion de transparaître dans ses intonations, continuait cette lecture, elle le revoyait dans la solitude de son cabinet, penché sur la table, griffonnant pour elle, rien que pour elle, ce vaste poème d’amour. Une torpeur langoureuse était en elle. Elle s’abandonnait à la douceur d’être aimée…

— Vous me laissez cela ?

Il réfléchit un peu. Le front volontaire se plissa.

— Non ! À quoi bon ?

— Puisque je le veux.

À quoi obéit-il ? Éprouva-t-il dans son esprit la sensation étrange de l’orgueil qui se cabre ? Il répondit presque durement, et inconscient lui-même de ses paroles :

— Non…

— Et pourquoi ?

La vision de toutes les femmes semblables l’envahit. Marcelle devant lui souriait. Il vit le tableau de ce qui aurait bien pu être : l’ancienne bien-aimée relisant ses lettres appuyée à l’épaule de son mari et se moquant de cette flamme antérieure.

— Parce que je n’y tiens pas. Et puis n’insistez plus. Pourquoi, vous-même, vouloir garder ces feuilles ?

— Pour me rappeler vos sentiments.

— Vous avez besoin de cela pour croire à mon amour ? Hortense, c’est vrai que je vous aime follement… Pour vous seule, je suis retourné à Québec. J’avais besoin de vous voir, de vous entendre… Et vous m’aimez-vous ?

Le même regard distrait, indéfinissable, parut en elle et la voix lointaine, elle répondit : Peut-être.

— Ce n’est pas cela que je veux. Je veux une certitude. M’aimez-vous oui ou non ?

— Je vous ai dit : Peut-être.

Cette réponse l’agaçait. Il s’acharna à détruire cette incertitude. Tout à coup, l’œil mauvais, il dit :

— Hortense, vous êtes-vous moquée de moi ? Souvenez-vous que ce n’est pas moi qui ai commencé cette aventure, mais que c’est vous. Je me suis laissé prendre à votre jeu. Étiez-vous sincère ?

— Je le suis.

Il serra plus fortement la main fine et blanche qu’il tenait. Les yeux rivés sur ceux de la jeune fille, il s’approcha d’elle. Un vertige s’empara de lui qui lui fit perdre notion de tout. Fougueusement, il l’enlaça et ses lèvres brûlantes s’appuyèrent sur celles de la jeune fille. Il essaya de boire sur cette bouche toute la folie qui le troublait. Il ne sentit pas le frisson qu’il espérait. Elle ne se donnait pas dans ce baiser.

La voix pressante, il lui demanda à nouveau, la même question, la question éternelle que des millions et des millions d’humains ont posée, la question vitale aux conséquences innombrables :

— Hortense, m’aimez-vous ?

Cette fois, la jeune fille ne répondit rien et le regarda simplement d’une façon indéfinissable, énigmatique. Il essaya de comprendre ce silence. Son esprit se perdait. Il saisit les poignets, et les serra ; il était fébrile. La voix devint étouffée, les yeux plus brillants :

— Hortense, m’aimez-vous ?

Et son étreinte était si serrée, que les os craquaient entre ses doigts.

Dans un souffle, elle répondit :

— Oui ! Je vous aime.

Ce fut comme une lumière qui aurait illuminé son âme. La Vie lui sourit. Elle devint grandiose.

Comme transfiguré de bonheur, il continua :

— Vous êtes sincère.

— Je suis sincère.

— Et moi, Hortense ! Je vous aime à la vie et à la mort. Je vous aime par-delà la mort, je vous aime pour l’éternité.

Oui, Hortense était sincère. À ce moment-là du moins.

L’Amour qu’elle inspirait était si intense qu’il s’en dégageait comme un fluide. Elle en était pénétrée, un peu malgré elle. Des effluves lui allaient jusqu’au cœur. Elle ne pensait plus, elle vibrait.

Entre les deux jeunes gens, un silence régnait ; un silence éloquent, un silence qui parlait. Des interrogations flottaient dans l’air que rencontraient des réponses. Et toutes, elles étaient tendres, douces et passionnées à la fois.

Pour briser ce silence elle dit :

— Quand retournez-vous à Montréal ?

— Demain matin.

— J’y vais dans une semaine. Je vous y verrai.


XII


Quand Lucien fut parti, Hortense resta seule au salon. Elle éteignit les lumières et s’enfonça dans un fauteuil. Elle resta là longtemps. Tant d’émotions s’agitaient en elle, que ses nerfs trop secoués en étaient ébranlés.

Non elle n’avait pas menti tantôt, lorsque, séduite par la fascination des paroles troublantes, elle avait avoué un amour qu’elle ignorait. Elle était sincère à ce moment-là. Son âme, soulevée immatériellement dans un rêve magnifique, vibrait tout entière.

Elle avait avoué son amour. Cernée de toutes parts par l’ardeur du jeune homme, fiévreuse de sentir cette passion profonde qu’elle avait inspirée, la gagner à son insu, hypnotisée par le regard pénétrant où se lisait tant de ferveur mal assurée, elle avait répondu, dans un moment de faiblesse, qu’elle aimait.

Pour la première fois, elle avait éprouvé une sorte de trouble grisant. C’était cela, l’amour.

Pourtant, maintenant… oui, maintenant… Non elle ne l’aimait pas, pas plus lui qu’un autre. L’heure n’était pas encore sonnée où elle s’abandonnerait tout entière à la folie d’aimer.

Hortense n’avait jamais aimé. Elle désespérait d’aimer d’autres personnes qu’elle-même. Tout à l’heure, n’était-ce pas seulement l’Amour de Lucien qu’elle avait chéri. Pourtant ses lèvres, au contact des siennes, avaient frémi. Ce n’était que physique : une sensation dans sa chair qui ne laissait aucun regret, aucun désir.

L’aventure qu’elle avait tentée, l’incroyable aventure d’amour-propre qu’elle avait voulu essayer de vivre, dans le but d’offrir à sa vanité un sacrifice humain, ne lui inspirait plus le même intérêt de jadis. Pas plus que les autres, Lucien, n’était d’airain. Moins que les autres. C’était une créature de chair et de nerfs, dominée par l’impulsion du moment.

Elle avait cru à plus de résistance. Ses débuts avaient été durs, mais un rien, quelques visites, dans une époque d’oisiveté et de relâchement, et le mur d’indifférence s’était écroulé de lui-même. Il ne restait aucune pierre debout.

Lucien, ce misogyne de façade, n’était au fond qu’un sentimental au repos. Son cœur se reposait. Être sensible par excellence, d’une sensibilité qui se manifestait parfois jusqu’à l’état de morbidesse, il ne pouvait vivre sans une passion dominante. Le journalisme, avec toute son activité quasi sacerdotale, offrait à son esprit un aliment. Il se nourrissait intellectuellement de son labeur quotidien. Au lieu d’appauvrir son cerveau, la somme d’efforts qu’il fournissait l’enrichissait par l’appât des lectures nécessaires et le fortifiait par une gymnastique soutenue. Mais il avait une âme aussi. Mais il avait un cœur et un cœur qui ne demandait que de battre. Et son cœur avait battu dès la première occasion, malgré les résolutions prises. S’il n’avait pas, dès d’abord, abandonné sa règle de vie, et enchaîné son sort à celui d’Hortense, c’est que son être sensitif épuisé par la maladie encore récente qu’occasionna la rupture de Marcelle, dormait léthargiquement. Réveillé, il n’hésita pas. Il brûla ce qu’il avait adoré et adora ce qu’il avait brûlé. Tout cela Hortense le comprenait d’instinct. Ce n’était pas une analyse. Elle ne pouvait définir l’état d’âme du journaliste, mais son intuition féminine lui fit comprendre la vérité d’une situation si délicate.

Elle éprouva du dégoût pour sa victoire.

Non ! elle n’aimait pas Lucien. Lui absent, il ne comptait presque plus dans sa vie.

Elle se demanda s’il était nécessaire à son bonheur, si elle aspirait à d’autres satisfactions qu’à celle occasionnée par la conviction de l’emprise exercée. La réponse lui arriva nette, sans qu’elle eût éprouvé aucune hésitation : Non.

Mais pourquoi, oui pourquoi, lui avait-elle dit qu’elle l’aimait. Ce pourquoi mystérieux, elle le mit sur le trouble du moment.

Sa griserie cérébrale était à son comble.

Tout à coup la réflexion lui vint, que l’attrait exercé, à cause de son intensité, ne serait que passager, qu’il ne pouvait durer, que le diapason était trop haut.

La pensée de certaines de ses amies, les unes, jeunes filles, les autres, mariées et qui conservaient depuis des années l’amour du même homme, l’assaillit.

Un doute germa. Si Lucien cessait tout à coup de l’aimer. Et alors elle s’aperçut que cet hommage qu’elle semblait mépriser lui tenait plus au cœur qu’elle ne se l’avouait. Longtemps ses idées chevauchaient dans sa tête. Les heures sonnaient. Toujours dans la même immobilité, elle les laissait s’envoler à jamais dans le néant.

Que ferait-elle demain ? Quelle serait dorénavant sa ligne de conduite.

Les sentiments qu’elle croyait éclaircis, classés, se brouillaient à nouveau. Elle traversait des moments de confusion qui l’agaçaient.

Puis, avec la fatigue physique qui s’infiltrait en elle, l’engourdissant peu à peu dans une torpeur somnolente, le calme vint. L’apaisement glissa sur son âme, et la couvrit entière. Elle vit plus clair.

Elle ne l’aimait pas, mais elle tenait à ses hommages. Gâtée par ces quelques visites où elle l’avait vu presque à ses genoux, quémandant pour ainsi dire, l’aumône d’un peu d’affection, elle ne pouvait croire que ne monterait pas toujours comme un encens, ce tribut à ses charmes.

L’Amour de Lucien lui devenait nécessaire. Il lui fallait son parfum capiteux pour droguer son amour-propre, sa coquetterie et sa vanité.

Elle eut presque honte d’avoir trop travaillé à le gagner, puisqu’il aurait une saveur plus grande, s’il s’était déclaré en dépit d’elle-même.

Sa politique fut adoptée. Elle se montrera dorénavant plus distante pour aviver par l’obstacle le feu dont il brûlait comme le vent active un incendie. Par cette conduite elle se dégagerait de toute responsabilité, tuant les reproches avant de les voir poindre. Elle l’aurait combattu.


XIII


Lucien Noël retourna à son bureau et reprit avec plus d’ardeur, son travail. L’ambition s’empara de lui. Il roulait déjà sur la route du succès. Autour de lui, ses amis les plus intimes, faisaient leur trouée dans la mêlée quotidienne, où se heurtent, se combattent les énergies individuelles. Avec leur figure de conquérant, ils émergeaient de la foule. Individualistes à l’excès, ils avaient le culte et la passion de l’orgueil. C’est à qui imposerait son nom, deviendrait une personnalité. Mainville, dans le Barreau, passait pour l’un des criminalistes les plus habiles. Quant à Jules Faubert, il était le « Roi du Papier ». Déjà millionnaire, il luttait d’arrache-pieds, ne connaissant aucune borne. Entreprises gigantesques n’étaient que jeux pour lui. On l’appelait le Napoléon de la Finance. Les anglais l’appelaient le « Devil », tant ses opérations de bourse étaient audacieuses et couronnées de succès.

À les côtoyer, Noël avait pris le goût de l’activité. Ce qu’il y avait de rêveur, en lui, cédait le pas au combatif. Et puis il appartenait à une génération affamée de succès. L’élément canadien-français pour se développer et grandir, avait besoin de compétences. Comme journaliste, il se devait aux siens. Conscient de ses talents, il considérait comme un devoir de les faire fructifier et d’en faire profiter la collectivité.

Lui aussi, il rêva de se créer un nom et de l’imposer.

Depuis son récent voyage à Québec, il était tout autre. Exubérant, gai, rempli d’audace, il ne doutait de rien.

Toujours cette phrase bourdonnait à son oreille : « Je vous aime ». Elle chantait comme une musique. Elle le berçait sans l’endormir. Au contraire elle le stimulait.

Il retrouva son bureau de la rue St-Denis, un peu changé ; depuis si longtemps qu’il ne s’y était pas installé définitivement. À cause des récents événements, il n’avait fait qu’y passer. Maintenant, il s’y installait, avec la volonté ferme, d’orienter, de ce bureau, les destinées intellectuelles de ses concitoyens.

Beaucoup de correspondance était en retard. Il y mit ordre. Ensuite il s’informa judicieusement de la tournure de ses affaires. L’Espoir tirait maintenant à 32, 000 exemplaires. C’était un résultat colossal. Le nombre des pages de douze au début, était porté à 36. Les annonceurs étaient choisis et payaient de hauts taux. Les revenus, chaque mois, encourageaient le directeur.

Après une conférence avec son rédacteur, le seul qui avec lui, partageait la lourde besogne de rendre ce périodique intéressant, et après avoir consulté son gérant, Lucien décida que dorénavant, il ferait un appel plus pressant à la collaboration étrangère, dans le but double, de rendre la lecture de l’Espoir plus attrayante et d’aider, dans une faible mesure, les travailleurs de la plume en leur offrant ce qui leur manque au pays, un débouché rémunérateur. Il payait la copie à raison de tant la page. C’était peu, comparé aux sommes fabuleuses que les magazines américains paient à leurs rédacteurs. C’était déjà un pas en avant dans l’aide à la production littéraire.

Le bureau de Noël était très vaste et meublé avec goût. Il n’avait rien de la froideur d’un bureau d’affaires. C’était plutôt un studio, un cabinet de travail. Les murs étaient tapissés de papier aux couleurs chaudes, où le rouge effacé se mêlait à son complément le vert. Sur terre, un tapis turc et au centre une table immense de noyer noir, encombrée de journaux, de papiers et de livres. Les fauteuils de cuir étaient confortables, moelleux. Tout un pan de mur était converti en bibliothèque. Dans les fenêtres, des rideaux. C’était un sanctuaire de la pensée. Bien des gens y avaient pénétré. Beaucoup avaient fait anti-chambre, des heures durant, avant d’avoir avec le directeur l’entrevue qu’ils désiraient. Lucien était une puissance. Il tenait en main une arme formidable : la plume, qui faisait rechercher ses bonnes grâces.

Il éprouva un véritable plaisir à prendre possession derechef de cette citadelle délaissée. Chaque coin lui en était familier. L’ensemble signifiait la réalisation d’un rêve longtemps caressé.

D’où vient qu’il n’est pas rassasié, qu’en lui, un besoin nouveau crée un désir inassouvi ?

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

On frappe à la porte.

— Il y a quelqu’un pour vous ?

— Oui.

— C’est monsieur Mainville.

— Faites-le entrer.

Mainville, rajeuni, entra la figure épanouie.

— Bonjour Lucien. On ne t’a pas vu depuis les élections.

— J’ai été absent. À Québec.

Mainville se contenta de rire. Il prit un livre sur la table, un livre ouvert. Il regarda le titre.

— « Physiologie de l’amour moderne », par Paul Bourget. C’est toi qui lis cela.

— Oui. J’en ai feuilleté quelques pages avant-midi.

— Ah !

Il resta quelques instants sans répondre, regardant son ami curieusement dans les yeux.

— Et que signifie cette lecture.

— Elle signifie que…

— Encore une fois.

— Non pas… La première fois. L’autre, c’était une fantaisie.

— Et la conséquence de ta lecture.

— J’ai découvert que j’étais jaloux. Quant au type d’amoureuse de ma flamme, je ne l’ai encore su définir… Ce que je sais, c’est que je l’aime. Un point c’est tout.

— Je l’aime à la folie, je tuerais pour elle.

— Toujours emballé, toujours fou.

— Pas comme tu penses. Cette fois-ci, c’est l’amour sérieux, le grand amour, celui qui s’écrit avec un grand A. Celui qu’on éprouve une fois dans sa vie.

— Elle t’aime au moins.

— Elle me l’a dit. Des fois j’en doute.

Mainville essaya de tuer en Noël cette passion naissante, en névrosé qu’il était et demeurait. Mais comme il vit que l’autre s’acharnait à détruire ses raisonnements, il en conclut que décidément Lucien était fortement épris à tout jamais.

Il l’aida alors de son expérience qu’un commerce assidu des femmes durant ses années d’université et la pratique de l’humanité lui avait donnée.

— Ce que tu m’en as dit me fait voir que c’est une coquette.

Sa coquetterie est flattée de ta conquête. Tu menaces de devenir quelqu’un. Ça la flatte de t’atteler à son char.

Qu’elle t’aime comme tu l’aimes, je ne le crois pas. Je crois qu’elle peut t’aimer si tu sais en prendre les moyens.

Je suis convaincu que n’importe quel homme puisse réussir à aimer n’importe quelle femme, à condition que le Hasard s’en mêle et que chacun y mette du sien. Personnellement, je ne crois pas à la prédestination en amour…

— Moi, j’y crois…

— Tu en reviendras… Je ne discuterai pas ce point avec toi ; cela nous amènera trop loin dans des considérations physiologiques ou purement psychiques, mais non moins purement oiseuses… Elle croit peut-être t’aimer. Elle ne t’aime pas encore.

— Pourtant, elle me l’a avoué…

— Oui, elle t’aimait momentanément. Mais depuis, elle s’est ressaisie. Si tu es pour elle une proie trop facile, elle s’en dégoûtera… Si, au contraire, tu piques sa vanité en lui laissant croire que ses charmes ne sont pas aussi irrésistibles qu’elle le croit… ce sera autre chose. De nouveau, elle entrera dans la mêlée, amènera à la rescousse tout le formidable attirail de ses charmes, se prendra finalement au jeu et pour excuser son petit manège s’autosuggestionnera qu’elle t’aime, finira par t’aimer réellement, prise elle-même à son propre piège.

— Pour un ennemi des femmes, tu es très fort en psychologie féminine.

— C’est que je puis les observer sans parti pris, en avocat, sans être parti à la cause.

— Alors, tu me conseilles…

— De la rendre jalouse…

— C’est facile à dire… Tu me définis son cas… Laisse-moi maintenant te définir le mien. Nous verrons ensuite si mon tempérament peut s’accorder avec ce que tu me proposes.

— Te définir ton cas. Je te connais comme si je t’avais élevé. Tu es un impulsif, un enthousiasme, un passionné d’une réalité ou d’une chimère… N’importe, mais il te faut une passion dans ta vie, qui domine les autres. Durera-t-elle ?

— Plus que tu ne le penses. Je t’ai dit que j’étais épris à tout jamais. Je complète ton esquisse. Je suis de plus, un jaloux.

— Peut-être. C’est la part de ton orgueil. La jalousie est à la fois un signe de force et de faiblesse. C’est un signe de force en ce sens qu’elle est une manifestation de l’orgueil. Or l’orgueil nait de la conviction d’une force apparente ou réelle, mais d’une force malgré tout. Signe de faiblesse parce qu’elle te fait craindre un rival heureux, par conséquent, signe d’un manque de confiance.

— Ce n’est pas de cela que j’ai peur. En amour, il n’y a ni force, ni faiblesse. Être préféré par une femme à un autre ne signifie pas qu’on ait la conviction d’être inférieur à l’être préféré.

On a vu des femmes très intelligentes préférer à un homme supérieur moralement, intellectuellement et physiquement, un autre homme dont la valeur ne se pouvait aucunement comparer. Je n’ai pas
Les doigts liés autour du cou, il serrait davantage…
peur d’être supplanté par un rival plus heureux, mais je suis jaloux par anticipation… au cas où cet autre me supplanterait. Je suis jaloux des possibilités. Quand je pense qu’un autre pourrait avoir la préférence sur moi, je vois rouge. Je suis exclusif en tout, même en amour.

— Ça ne t’empêche pas de suivre mon conseil.

— Lequel ?

— De t’en désintéresser ou plutôt de faire semblant de t’en désintéresser. Ne lui écris pas d’ici quelque temps. Si tu la vois, montre-toi un peu distant. Ne lui dis pas que tu l’aimes. Elle voudra alors te le faire dire que tu l’aimes…

— C’est ce que je vais essayer.

Cette conversation, dans un lieu aussi étranger à des dissertations sentimentales, dura bien une couple d’heures. Pris chacun dans l’engrenage d’un tel sujet, l’on oublia la cause de sa visite, l’autre d’en demander le motif.

Près de partir, Mainville manda à Noël, qu’il était chargé à la prochaine session d’interpeller le gouvernement au sujet d’un octroi probable pour un embranchement de chemin de fer, Senneterre-Montréal, que se proposait de construire Faubert sous peu, et que pour cela, il avait besoin du secours de Noël dont le journal, arme formidable, était d’un concours des plus efficace.


XIV


Suivant à la lettre, malgré qu’il lui en coûta, les conseils de Jacques Mainville, Lucien Noël fut infidèle à la promesse qu’il avait faite à Hortense de lui écrire tous les jours.

Les jours se passèrent sans qu’il envoya de ses nouvelles à Québec. Ce lui en était une souffrance ; et maintes fois, ne pouvant résister à la tentation qui s’offrait à lui, il griffonna des pages et des pages fiévreuses, où il contait l’amour immense qu’il portait au cœur et où il s’abandonnait à la magie d’évoquer les instants heureux du passé. Il relisait ses lettres, une fois, deux fois, trois fois, se grisant lui-même de ses sentiments. Mais il ne les envoyait pas. Il les déchirait et le soir, il recommençait. C’était toujours la même épître qu’une seule phrase aurait pu résumer : Je t’aime.

Son amour était devenu une espèce de maladie. Il en souffrait.

La vie lui paraissait à la fois ennuyeuse et belle.

L’Avenir nimbait la platitude des jours vécus sans elle de toute la poésie pleine de mystère de l’Inconnu. Mais le présent le faisait souffrir de tout le désir qui le rongeait de la revoir. Elle, c’était ses yeux, sa voix, sa bouche, le velouté de ses joues ; c’était sa taille, sa démarche : c’était ses intonations, ses phrases…

Il souffrait de n’être pas près d’elle. Il enviait le sort de ceux, tous ceux, qui demeuraient dans la même ville, qui respiraient le même air, qui pouvaient apercevoir d’un tournant de rue, l’ombre sur le trottoir de sa silhouette.

Dans son bureau, il s’enfermait des heures et des heures, sans rien faire, condamnant sa porte aux visiteurs, ne pensant même pas.

Il rêvait éveillé. Et toujours, c’était le même rêve qu’il caressait et qui le caressait. C’était un rêve tissé de bonheur.

Et tout à coup, il se levait, dans un besoin d’activité physique. Il faisait trois ou quatre fois le tour de la pièce, grillant cigarettes sur cigarettes. Puis il sonnait son assistant, et s’entretenait avec lui de projets formidables. Une ambition sans borne le dévorait. L’exemple de Faubert le stimulait. Il voulait établir à Montréal le plus gros atelier d’impression de la métropole. Il compilait les catalogues de machinerie ; il élaborait des plans.

Ensuite de quoi, il s’asseyait de nouveau à sa table et toutes ses facultés cérébrales tendues, écrivait ses articles, articles qui devaient attirer l’attention du public lettré et du gros public par l’inusité du ton et l’importance des questions qu’il débattait.

Il savait que chaque édition de l’Espoir parvenait à Québec dans une certaine maison, et que dans cette maison, il y avait une jeune fille qui le parcourait, s’arrêtait aux articles où la signature : Lucien Noël était au bas. Façon comme une autre de s’imposer à son esprit puisque durant ces minutes où elle le lisait, elle pensait avec son cerveau.

Ses affaires prospéraient, un peu malgré lui.

Noël n’avait rien de l’homme d’affaires. Si son entreprise avait réussi, cela dépendait pour la majeure partie de l’appât de Faubert, et aussi de l’influence qu’il continuait d’exercer.

Mais le journaliste, étourdi par le succès, et croyant que les circonstances le favoriseraient toujours, donnait tête baissée, dans des projets plus fous que grandioses.

Un jour il rassembla ses conseillers et leur fit part de sa décision d’acheter un immeuble dans le nord de la ville.

On lui fit voir que c’était prématuré. Le fait d’être contredit ancra l’idée plus profondément dans sa tête.

Il n’avait pas en banque les capitaux nécessaires à payer comptant la propriété qu’il s’appropriait. Cependant ils suffisaient au premier paiement.

Ses revenus augmentés de dividendes qu’il retirait de différentes compagnies contrôlées par Faubert et dans lesquelles il était intéressé, offraient un fort garant pour l’avenir d’autant plus qu’avec l’impulsion nouvelle et l’augmentation de son chiffre d’affaires, tout pouvait fort bien s’arranger. Il était mu principalement par le désir d’éblouir Hortense. La célébrité intellectuelle n’était pas suffisante. Il voulait être quelqu’un et par sa valeur intellectuelle et par sa valeur financière.

Être un « brasseur d’affaires » selon l’expression en cours chez le peuple, est un titre séduisant pour quiconque peut en ajouter un autre moins terre à terre.

Noël fit donc l’acquisition de l’immeuble convoité et quelques jours après, il commençait l’installation de son matériel. Le rez-de-chaussée s’encombra de presses de toutes sortes : presses rotatives, presses à cylindres. Au premier, les linotypes et les monotypes s’alignèrent prêtes à emplir l’immense salle de leur bruit métallique.

Durant le temps que dura l’installation, Lucien Noël n’eut guère le loisir de songer à Hortense.

Tout entier occupé à son affaire durant le jour, le soir il se couchait harassé de fatigue. Les lettres ne partaient pas.

Un matin, le jour même de l’inauguration du nouveau local, une lettre lui arriva de Québec.

On lui mandait que son silence inspirait des craintes. Était-il malade ? Pourtant l’on voyait à chaque numéro de l’Espoir son nom au bas du premier Montréal. Ou bien avait-il déjà oublié et si tôt les heures enchanteresses des dernières visites ? Incidemment Hortense lui contait qu’elle serait sous peu à Montréal chez son amie Pauline Dubois. La missive se terminait par la demande, comme une faveur, d’un signe de vie.

Le cœur battant, Lucien parcourut, une fois, deux fois, trois fois, cette lettre bienheureuse. Le soir il la savait par cœur. Il exultait de ce que le stratagème de Mainville ait réussi et si bien.

De retour chez lui, sa journée terminée, il répondit qu’absorbé par le travail géant qu’il s’était taillé, il avait dû négliger les choses du sentiment. Il serait heureux de revoir Hortense à Montréal.

Pas un mot d’amour, aucune allusion à ses précédents voyages. Tout au plus, une protestation banale d’amitié.


XV


Hortense Lambert avait souffert dans sa coquetterie et sa vanité de jolie femme du silence de Lucien Noël. Elle avait eu beau chercher, aucune explication ne s’offrait qui pouvait motiver cette abstention.

Les premiers jours qui suivirent le soir où elle fit des aveux, étonnée elle-même de s’être laissée prendre à son jeu, ce lui fut presque un soulagement de constater que cette aventure était finie. Mais les semaines en s’écoulant modifièrent sa manière de voir ; elle regretta la griserie que l’encens des hommages lui causait. Peut-être crut-elle aimer réellement Lucien. Le spleen l’envahit. Un vide se fit que rien ne comblait.

Piétinant son amour-propre, elle écrivit.

Quelques jours après cette lettre, répondant à son amie Pauline Dubois, qui l’invitait à faire un séjour chez elle, elle monta à bord d’un convoi du Pacifique Canadien à destination de Montréal.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

En parcourant le journal ce soir-là, Lucien Noël aperçut dans le Carnet Social, cette simple note qui eut l’heur de lui mettre le cœur en fête.

« Mlle Hortense Lambert de Québec est à Montréal pour quelques jours, l’invitée de son amie, Mlle Pauline Dubois. »

Son premier mouvement, et tout instinctif, fut d’aller à l’appareil téléphonique. Mais comme il avait l’écouteur en main, il changea d’idée remettant à demain le plaisir d’entendre la voix chère.

Il lui suffisait de savoir qu’elle était dans la même ville que lui.

Il sortit après souper faire une longue promenade rue Sherbrooke et se surprit plusieurs fois à siffloter des airs gais.

Il fut distrait tout l’avant-midi du jour suivant. Midi n’était pas sonné qu’il appelait au téléphone.

Mlle Lambert est-elle là ?

— Un instant, Monsieur, s’il vous plaît.

Il tremblait. Et quand la voix claire aux inflexions caressantes pénétra de par l’espace, grâce à la magie des fils jusqu’à son oreille, une émotion lui fit chercher ses mots.

— Mademoiselle Lambert ?

— C’est moi.

Les questions banales se succédèrent, questions insignifiantes.

Il ne savait quoi dire.

Finalement, il lui demanda quand il pourrait la voir.

Elle l’invita pour le soir.

Il n’en demanda pas plus, répondit simplement : « à tantôt » et raccrocha l’écouteur.

Une troupe ambulante d’opéra jouait au théâtre St-Denis depuis le début de la semaine.

Ce soir, qui était un mercredi, elle interprétait : La Bohême.

Au dire des mélomanes, la distribution de la pièce était la plus homogène et la plus parfaite jamais vue à Montréal.

Lucien réserva deux billets.

Les heures de l’après-midi passèrent, lentes, monotones, ennuyeuses.

S’il avait pu supprimer le Temps, en faisant faire un tour de cadran aux aiguilles de l’horloge, il l’aurait fait volontiers, tant sa hâte était grande de la revoir.

Enfin, huit heures sonnèrent.

Il sauta dans un taxi et se rendit chez son amie.

Il s’emplit les yeux de la beauté d’Hortense. Il la buvait pour ainsi dire.

— Vous venez avec moi entendre La Bohême ?

— Mais oui.

Cela fut dit simplement, mais il y avait dans l’intonation quelque chose d’indéfinissable, de naïf, de canaille, de tendre, de distant, tout à la fois.

Elle jeta une cape bordée d’hermine sur ses épaules et prit place à ses côtés dans le taxi.

Elle se blottit près de lui, et câline, le regardant dans les yeux, elle lui demanda pourquoi il était demeuré si longtemps sans donner de ses nouvelles. Est-ce que son cœur avait changé si brusquement ? Quelques semaines d’absence suffisaient-elles à tuer un sentiment qui paraissait si puissant ?

Il lui conta, qu’absorbé par sa nouvelle entreprise, il n’avait pas eu le temps d’écrire, etc… Il bredouilla, puis finalement, avoua tout. S’il n’avait pas écrit, c’est qu’il voulait la rendre jalouse, créer en elle le désir de la revoir, pour que la joie de leur réunion fut activée et magnifiée par ce désir.

Et les aveux se pressèrent à nouveau sur ses lèvres, aveux brûlants d’un amour formidable, d’un amour qui ne laissait dans le cœur de celui qui en était possédé, aucune place pour un autre sentiment.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Les trois coups réglementaires venaient d’être frappés.

Obéissant au bâton du maestro, l’orchestre attaqua les premières notes de l’ouverture.

Dans la longue salle du St-Denis, débordante de monde où les toilettes claires et basses des femmes contrastaient avec l’habit sévère et noir des hommes, le silence régna. Ce ne fut plus que l’harmonie des notes musicales qui plana dans le vaisseau répandant une langueur qui engourdissait les nerfs. Parfois les violons pleuraient sous les archets et déchiraient le thème de sanglots.

Un air capiteux fait des multiples odeurs, parfums, poudres et même lotions à cheveux répandues à foison sur ces milliers d’êtres humains, répandait dans l’atmosphère une lourdeur grisante.

L’ouverture s’éteignit dans un soupir et le rideau se leva.

Noël revivait, à cette évocation d’une bohème un peu artificielle les années d’insouciance qui suivent la sortie du collège, et quand le ténor entonna d’une voix claire et chaude à la fois, dont les notes vibraient lorsqu’elles atteignaient le diapason élevé : « Che Gelida Manina… » il prit dans la sienne la main d’Hortense et la serra fortement. Rien ne répondit à son étreinte, il n’y prit pas garde et perdu dans un abandon béat de son être réel, il laissa son esprit, engourdi par la musique, se perdre tout le temps que dura la représentation dans un espèce de nirvanah plein de bonheur.

Il ne remarqua personne dans la salle. Il était comme ivre, ivre de sentir près de lui, cette personne chère que son amour paraît des beautés réunies de toutes les femmes, cette personne unique qui incarnait à ses yeux, l’univers entier et pour qui, de gaîté de cœur, il aurait sacrifié sa vie. Il ne parla pas. Mais son âme parlait. Il suivait les péripéties d’une conversation intérieure dont il se faisait à la fois les questions et les réponses. Quelquefois, il disait une banalité et retombait dans le mutisme.

Il ne vit rien tout entier absorbé lui-même, replié sur le beau rêve que la musique berçait.

Il retourna chez lui, à pieds, la représentation finie, après avoir été reconduire Hortense chez son amie, portant la tête haute, et comme le héros d’Alphonse Karr, il lui semblait que son chef atteignait les étoiles. Des bribes d’air lui revenaient, qui faisaient un accompagnement à la chanson de l’âme, qui en lui, résonnait à lui briser la poitrine. Il était heureux, pleinement heureux, maître de l’avenir.


XVI


Comme un chat avec une souris, Hortense joua avec Lucien.

Il était trop ardent à son gré. Elle fut distante. Un peu découragé, il fut distant à son tour. Elle lui laissa entendre que tout irait mieux. De nouveau, il s’enflamma plus passionnément que jamais.

Il était au paroxysme de l’amour.


XVII


Pauline Dubois donnait une grande réception chez elle. Des invitations nombreuses avaient été lancées çà et là. Au nombre des invités était Noël et Faubert. Ce dernier, prétextant que ce n’était pas sa place, avait refusé l’invitation.

Noël au contraire, bien que cela ne l’intéressait guère de se pavaner dans les salons, accepta l’invitation, Hortense y serait. Il était jaloux et voulait être sur les lieux. Chaque fois qu’elle sortait, soit pour un thé ou pour une réunion quelconque, il était malheureux. Il avait peur des autres hommes, peur qu’elle leur accorde un peu, si peu soit-il d’attention.

Exclusif, il ne voulait pour rien au monde, qu’elle reporte même momentanément, sur un autre, l’attention qu’elle lui portait.

Vers neuf et quart, il fit son apparition chez les Dubois. Les salons étaient éclairés à profusion. Une multitude de jeunes gens, disséminés çà et là par groupes, potinaient. Noël en fit rapidement le tour d’un coup d’œil. Il aperçut Hortense. Elle était avec un autre, un inconnu pour lui. Il en reçut une commotion dans tout son être : un serrement à la gorge, un pincement au cœur.

Il présenta ses hommages à Pauline, salua quelques connaissances et s’achemina vers Hortense et lui demanda quelques minutes d’entretien, signifiant clairement à son compagnon que sa présence auprès de la jeune fille lui causait un plaisir plutôt médiocre.

Un sofa était libre dans un angle du salon. Ils s’y dirigèrent.

— Hortense, lui demanda-t-il dès qu’ils y furent installés. Que veut dire votre conduite de ces derniers temps ?

— Je ne vous comprends pas.

— Vous êtes à Montréal depuis une semaine. À peine si j’ai pu vous voir deux fois.

— Et ce n’est pas suffisant ?

— Non ! Ce n’est pas suffisant ! Je veux vous voir tous les jours.

— Et de quel droit ?

— Du droit de mon amour !

— Phrases de roman…

— Hortense…

Dans la pièce voisine, l’orchestre attaqua les premières mesures d’une valse à la mode.

Mince et fluet, dans son habit de soirée, Gilbert Voisin, le jeune homme avec qui causait Hortense l’instant d’avant, s’avança.

— Je vous demande pardon de vous déranger … M’accordez-vous cette danse, Mademoiselle ?

Avant que la jeune fille ait eu le temps de répondre, Noël lança :

— Mademoiselle Lambert est engagée avec moi pour cette danse.

— Alors je me réserve la prochaine.

— Je vous la promets.

Noël enlaça la jeune fille. Un bruissement de pieds, un frou-frou de robes de soie, faisaient accompagnement en sourdine à la musique.

Il ne parlait pas. Le plaisir qu’il éprouvait de la tenir dans ses bras, était gâté par l’idée qui le tenaillait. Tout à l’heure, un autre l’aura près de lui, et cet autre…

Tout à coup :

— Hortense, vous ne danserez pas avec Voisin.

— Et pourquoi ?

— Parce que je ne veux pas !

— La belle affaire ! Et de quel droit encore une fois ?

— Du droit que me donne le grand Amour que j’ai pour vous.

— Je vous ai dit que c’était une phrase de roman.

— Vous ne danserez pas… Je suis jaloux.

— Vous êtes jaloux. Je n’aime pas les jaloux.

— Hortense ! Je vous en prie ! Vous ne danserez pas.

— Vous êtes ennuyeux à la longue…

J’ai promis la prochaine danse. Je tiendrai ma promesse…

— Et moi, je vous dis NON.

— Lucien !

Elle le regarda d’un regard si hautain, qu’il se sentit subitement intimidé.

Les dernières notes s’éteignirent dans les applaudissements et les danseurs se fondirent dans un groupe. L’on parlait de Gilbert Voisin.

Cela agaça le journaliste…

— Vous savez qu’il a un amour en tête, fit une jeune fille.

— Comment cela ?

— Mais oui ! On ne le voit plus sortir avec aucune jeune fille.

— Et c’est…

— Ah ! là ! vous m’en demandez plus que j’en sais.

Toujours élégant, Voisin apparut au milieu du groupe. Il inclina le buste et la bouche en cœur :

— Ces demoiselles sont bien bonnes de s’occuper de moi. J’ai entendu prononcer mon nom. Et que disait-on de votre humble serviteur ?

— Que vous êtes amoureux.

— Moi ! Et pourquoi pas ?…

— Parce que vous n’en avez pas le droit. Songez donc à toutes les malheureuses que vous allez faire…

L’interpellé se bomba la poitrine et insolent et fat.

— Si je fais une heureuse…

— Ce sera la plus malheureuse, celle-là, glissa Noël.

— Vous avez dit, Monsieur le journaliste ?

— Que l’élue de votre cœur sera plus malheureuse, mille fois, que celles que vous avez dédaignées. Peut-elle vous aimer au moins ?…

— Plus qu’elle ne vous aimera jamais…

— Et c’est…

— Vous le saurez assez tôt.

L’orchestre attaqua un fox trot.

— Mademoiselle, dit Voisin à Hortense. en lui tendant la main. Vous venez…

— Puisque je vous l’ai promis… À tantôt, Lucien.

Lucien regarda évoluer les jeunes gens quelques secondes. Mais de tous les couples qui étaient là, un seul l’intéressait. Il ne pouvait s’en détacher les yeux. Il était, hypnotisé.

Il remarqua que tous deux semblaient heureux d’être ensemble, qu’ils se souriaient, et que le jeune homme collait sa joue un peu trop près de celle de la jeune fille.

La danse finie, le couple passa près de lui. Il voulut parler à Hortense. Elle lui répondit évasivement et continua son chemin avec son compagnon.

Lucien Noël erra de ci et de là ; il était pâle, très pâle.

— Êtes-vous malade, monsieur Noël, lui demanda Jacques Dubois, le frère de Pauline ?

— Un peu fatigué.

L’autre lui fit un clin d’œil et lui signifia de le suivre.

Ils montèrent à la chambre de Jacques.

— Prendriez-vous un verre de cognac ?

— Deux même.

— C’est facile. Servez-vous.

Une bouteille était sur la table à côté de quelques verres.

Lucien en remplit un à plein bord, le vida d’un trait et recommença.

L’alcool le stimula presque instantanément.

Il redescendit.

Hortense était toujours avec Voisin. Elle riait franchement aux histoires que lui contait ce dernier.

Lucien les aborda.

— Monsieur Voisin, lui dit-il, de plus en plus hors de lui, si vous ne voulez pas un scandale, je vous prie de cesser ce petit manège…

— Vous ne m’empêcherez pas de causer avec Mlle Lambert. Qui êtes-vous pour elle ?

— Son fiancé.

Cela fut dit d’un ton qui n’admettait aucune réplique.

— Puisqu’il est votre fiancé, Mademoiselle… et il se retira.

— Monsieur Noël, vos façons vis à vis de moi sont un peu cavalières. D’abord, vous n’êtes pas mon fiancé…

— Si vous le voulez, je le serai dès ce soir…

— Non ! Allez-vous en ! Je ne veux plus jamais vous voir.

— Hortense ! Prenez garde !…

Mais elle avait déjà disparu.

Il essaya de la rejoindre, de l’attirer à part et de lui expliquer, en lui ouvrant son cœur, que s’il était jaloux, c’est parce qu’il l’aimait d’un amour tellement entier, tellement exclusif…

Elle refusa de l’écouter, obstinément.

De guerre lasse, il abandonna la partie. Il demanda son chapeau et sans saluer personne, quitta la réunion.

Il était énervé, presque malade. De la nuit, il ne put fermer l’œil. Il se roula dans son lit.

Le matin lui apporta un peu de calme. Épuisé par cette longue insomnie, il s’endormit vers sept heures d’un sommeil de brute, un sommeil de plomb, qui fatigue presque autant qu’une longue veille.


XVIII


Les jours suivants, il n’eut guère le temps de songer à cette soirée ni de se remémorer les souvenirs plutôt tristes et désagréables qui en naissaient.

Sa nouvelle entreprise, l’installation d’une imprimerie gigantesque absorbaient toute son énergie.

Ce lui fut une diversion salutaire.

Tout le jour, il passait son temps à son nouveau local, surveillant les ouvriers et les mécaniciens.

Une presse rotative, de plusieurs milliers de dollars, était déjà installée. Quelques linotypes bourdonnaient le jour de leur bruit saccadé et rythmique.

De nombreux typographes se disputaient la besogne. Il fallait alimenter cela : Démarches sur démarches pour obtenir des contrats d’impression, embauchement de solliciteurs, visites à la banque pour financer les différents paiements sur toutes ces choses, et en plus son journal à administrer, c’était plus qu’il n’en fallait pour utiliser toutes ses minutes. Il téléphona à Hortense quelques soirs où il était très fatigué. Chaque fois elle était engagée. Les visites et les sorties qu’il se proposait de faire n’eurent pas lieu. Cette vie bourdonnante d’activité l’affaiblit. Son système nerveux commença à se détraquer. La tension continuelle de son esprit l’épuisait chaque jour davantage.

Il s’aperçut alors qu’il avait entrepris au-delà de ses capacités.

Les obligations étaient lourdes à rencontrer. Il y parvenait cependant grâce aux dividendes qu’il touchait comme actionnaire dans le merger dont Faubert était l’âme dirigeante.

Un jour pourtant, il dut demander du délai lors de l’échéance d’un billet élevé.

Le gérant de la banque où il faisait affaire refusa de renouveler le billet.

Il écrivit à la compagnie de machinerie. Le gérant lui fit répondre qu’à moins de règlement immédiat, il ferait saisir la monotype.

Noël se désespéra d’abord. Puis la confiance qu’il avait en Faubert dirigea ses pas au bureau de ce dernier.

Tout ce que celui-ci put faire, fut d’endosser le billet. Pris lui-même entre deux feux, ayant à lutter contre un complot financier ourdi contre lui, il n’avait pas l’argent disponible pour aider son ami. Tous ses capitaux étaient engagés dans une lutte dont l’issue était des plus problématique d’autant plus que ses récentes tactiques lui avaient créé un nombre considérable d’ennemis.

Muni de l’endossement précieux d’un homme aussi puissant et en qui il avait une confiance illimitée, Noël, joyeux, ragaillardi, se présenta devant le gérant de la banque, sûr maintenant, que tout irait bien.

Le gérant examina la signature.

— Jules Faubert, dit-il… je crois que vous devez vous trouver un autre endosseur.

— Comment un autre endosseur. Celui-là n’est pas solvable ?

— Pas dans le moment.

— Jules Faubert, le Roi du Papier ! Ce n’est pas là une garantie suffisante ! Sa signature ne vaut rien !

— Je vous l’ai dit : Pas dans le moment. Il y a un « krach » dans le bois. Il peut à peine maintenir ses positions lui-même… À moins d’un changement, il s’en va à la banqueroute.

Une nouvelle mauvaise se répand vite. Dès les jours suivants, les autres fournisseurs de Noël exigèrent le paiement immédiat de leur compte sous la menace de faillite.

Faillite ! Faillite ! Ce mot sonna lugubrement aux oreilles du journaliste. C’était toute son œuvre qui s’écroulait. C’était le recommencement de toute une carrière. Après avoir été quelqu’un, un personnage avec qui les puissants du jour devaient compter, il retombait dans le Néant. Il lui faudrait se refaire ! L’Espoir, cet enfant de son cerveau, conçu durant des années longues et ennuyeuses, mourrait emporté lui aussi dans la tourmente fatale.

Lucien était atterré. Il ne songea pas un instant qu’il pourrait se tirer du mauvais pas en restreignant ses ambitions, en se contentant d’une imprimerie moins colossale que celle qu’il rêvait d’établir.

Pas financier pour deux sous, embarqué par fol orgueil dans une entreprise trop forte et pour ses ressources et pour ses capacités, il n’avait pas l’énergie voulue pour faire face à la complexité de la situation.

Un découragement immense l’accueillit. Il se promena tout un après-midi dans son bureau, dont il venait de terminer l’installation, bureau prétentieux, grandiose, en rapport avec la grandeur de l’œuvre qu’il voulait édifier. Son cerveau roulait dans le vide. Il avait beau se torturer inutilement. Aucune solution ne s’offrait à lui.

Il était à bout de force, épuisé. Depuis une semaine, il avait changé considérablement. Il était amaigri, légèrement vieilli. Son masque était plus pâle que d’habitude, et les yeux noirs avaient à certains moments une fixité inquiétante.

Il rentra chez lui à bonne heure. Il fit le trajet à pieds, le chapeau à la main, pour laisser l’air pénétrer dans ses cheveux et diminuer la fièvre qui le dévorait. Il ne soupa pas, et immédiatement alla s’écraser dans un fauteuil de son cabinet de travail.

Tout à coup, sur ses joues les larmes coulèrent. Un besoin de tendresse s’empara de lui. Il se retrouva comme il était enfant, lorsqu’un gros chagrin le jetait sur les genoux de sa mère.

Hortense apparut à son imagination. Ce soir il éprouva le désir impérieux de l’aller voir, de lui confier sa détresse, de puiser dans ses yeux, un peu de courage dont il avait besoin.

Le souvenir lancinant de la dernière soirée passée ensemble était aboli. Ce qu’il se rappelait d’elle, ce n’était que les moments heureux vécus autrefois. Il se rappelait les inflexions de sa voix, calmes, sereines, douces, apaisantes. Il aurait donné cours à ses larmes. Elle aurait trouvé des mots à lui dire, les mots qu’il fallait.

Il alla au téléphone, décrocha l’appareil, appela.

— Mademoiselle Lambert ? demanda-t-il.

— C’est moi.

— Vous allez bien ?

— Et vous ?

— Très mal. Puis-je vous voir ce soir ? J’ai beaucoup de choses à vous conter.

— Ce soir. C’est impossible.

— Pourtant il le faut. Il faut que je vous voie, implora-t-il ?

— C’est impossible Lucien. Je suis souffrante. Le médecin m’a conseillé de me mettre au lit.

— Ah !

Un cri rauque, étouffé, sortit seul de sa gorge. Il chancela et retomba lourdement dans le fauteuil.

Les minutes s’écoulèrent sans qu’il en eût conscience. Les heures aussi.

— Lucien, dit Germaine entrebâillant la porte. Monsieur Mainville veut te voir.

— Fais le entrer…

Il ne bougea pas et continua de fixer des yeux, un point, toujours le même, sur le papier peint de la muraille.

— Mon pauvre vieux ! Tu as l’air passablement abruti ce soir ?

— Je n’en ai pas l’air. Je le suis.

— Qu’est-ce qu’il y a qui ne va pas ?

— Tout. Mes affaires… Je suis acculé à la faillite. Tout mon travail s’écroule.

— Je te l’ai dit. Tu as trop entrepris. Mais il ne faut pas te décourager pour cela. Tout va s’arranger avec le temps… Il n’y a qu’à liquider une partie de tes machineries, garder le strict nécessaire pour commencer. Ton journal est prospère… Tu prendras vite le dessus et ensuite tu pourras agrandir ton imprimerie… À propos j’ai rencontré Hortense tantôt avec Gilbert Voisin.

Lucien tourna vers son ami un œil terne. Sa face devint exsangue… Il se leva, alla pour parler, balbutia. Ses bras lui battirent comme des ailes d’oiseaux et il s’affaissa sur le parquet, inconscient.


XIX


Il dut garder le lit près de trois semaines. Les premiers jours, le délire ne cessa de faire divaguer son cerveau. Les médecins n’osèrent se prononcer ni ne surent diagnostiquer son cas. Les mêmes phrases incohérentes lui revenaient à la bouche.

Parfois, il se levait sur son séant et, les yeux hagards, la face blême, il récitait des tirades, sans suite, sans signification. Sa voix devenait lyrique. Il s’exaltait dans un rêve de folie et de grandeur.

« Je les éclipserai tous, clamait-il, tous, tous. Je serai le soleil, ils seront la lune et les planètes et ils graviteront autour de mon astre »… inlassablement.

Ses gardiens le forçaient à se coucher. Sa sœur s’approchait de lui essayant de l’apaiser.

— Voyons Lucien ! Calme-toi ! Tu me reconnais… Germaine.

Il se redressait à nouveau.

— Ah ! Oui ! Tu es Elle… Elle, Elle toujours. Crevez-lui les yeux. Je ne veux plus les voir ses yeux… Versez dans sa bouche du plomb fondu, je ne veux plus entendre sa voix…

Les yeux se convulsaient dans l’orbite.

— Non. Laissez-la venir… Oui, Hortense, c’est moi Lucien… Tu ne l’aimes pas…. C’est moi que tu aimes. Ils ne me les enlèveront pas mes machines… Tu es là toi qui monte la garde de ma boutique… C’est à toi, cela tu sais… Puis la voix vibrante :

— Chassez-le ! Chassez-le ! Non, ils ne danseront pas ensemble ! Chassez-les, tous… Balayez… Arrosez… Arrière. Non ! Laissez-là, elle, elle seule… C’est pour elle, tout cela. Et c’est pour elle que je deviendrai l’Empereur… Le Roi du Papier est mort lui aussi… Ce n’est pas vrai Hortense…

Et il tendait désespérément les mains vers quelqu’un d’invisible.

— Approche près de moi ! Plus près… Encore plus près. Pose ton oreille sur mon front. Entends-tu ? Il y a quelqu’un au dedans qui abat les arbres… Donne-moi ta main que je la serre dans la mienne… Je t’aime…

Épuisé, il retombait comme inanimé dans le lit. Sa barbe faisait tache sur la blancheur des oreillers. Et il s’endormait tranquillement pour se réveiller quelques heures plus tard et recommencer les mêmes crises.

Elles allèrent diminuant. Bientôt le calme vint, qui l’assomma. Il dormit vingt-quatre heures et se réveilla, lucide comme si rien n’était survenu. Il ne se souvenait de rien.

Le médecin l’examina à nouveau, trouva que ce n’était pas grave. Il avait souffert d’un affaiblissement du système nerveux qui, trop secoué, avait produit cette crise spasmodique.

Tout ce qu’il lui fallait, c’était du repos.

Une grande lassitude était en lui. Grâce aux soins constants de Germaine, qui l’aimait presque maternellement et qui lui avait consacré un culte, il put recouvrer graduellement ses forces perdues.

Mainville venait le voir souvent.

Quand il fut assez bien et qu’il eut repris connaissance, Noël demanda à Mainville, comment allaient ses affaires.

— Ne te tracasse pas pour rien. Tout va bien. J’ai pris l’administration de ton entreprise durant ta maladie. Tout est réglé… J’ai diminué tes obligations en te débarrassant d’un surplus de machineries, que tu n’aurais jamais pu utiliser, et qui t’auraient demandé une main-d’œuvre trop nombreuse et trop coûteuse. J’ai obtenu un délai. Tout va pour le mieux et quand tu pourras reprendre ta besogne tu verras que tout marche sur des roulettes.

Pour toute réponse, le malade serra la main de son ami :

— Et Hortense ? As-tu eu de ses nouvelles ?

— Oui, elle est venue voir ta sœur. Elle a passé une journée à ton chevet et même une nuit.

— Est-elle encore à Montréal ?

— Non ! Elle est retournée à Québec… Le mieux serait de n’y pas penser. Laisse faire les événements. Reprends tes forces et quand tu serras rétabli, tu verras que la Vie est plus belle que tu ne crois…

— La Vie sans elle… Ce n’est pas la Vie.

— Sornettes que tout cela… Comment vas-tu depuis ce matin ?

— Assez bien ! Je me sens très affaibli. J’ai hâte d’être sur pied et complètement rétabli… C’est ennuyeux, cette chambre et cette inaction forcée.

— Ce ne sera pas long, si tu fais attention à toi. Surtout chasse les papillons noirs qui voltigent autour de toi et exerce-toi à voir la Vie en rose.

— Je ne puis pas… J’ai peur qu’elle ait changé. Vois-tu, si elle ne m’aimait pas, j’aimerais mieux être mort. Je ne pourrais supporter qu’un autre que moi la possède… Non ! je ne pourrais le supporter.

— Tu t’énerves pour rien… Songe que tu es jeune et qu’il y a devant toi le plus bel avenir… Bon, je me retire, tâche de te reposer. Je viendrai te voir demain.

— L’Espoir a-t-il paru durant ma maladie ?

— Comme si rien n’était, sauf qu’il y manquait tes articles… À demain et repose-toi bien.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Deux semaines de repos et Lucien était complètement remis. Comme le lui avait dit son ami, ses affaires étaient toutes réglées. Mainville en avait pris la responsabilité et s’était acquitté de sa tâche avec le plus grand succès.

La famille du journaliste se félicitait de son heureux rétablissement, vis-à-vis de lui, ils étaient remplis d’une prévenance qui allait jusqu’au devant de ses moindres désirs.

— As-tu revu Hortense, demanda Lucien à sa sœur, un soir pendant qu’il lui écoutait interpréter sur le piano quelques sonates de Beethoven.

— Oui. Elle est venue bien des fois s’informer de tes nouvelles avant de repartir pour Québec. Elle a téléphoné ensuite chaque jour jusqu’à l’annonce de ton rétablissement.

— Avait-elle l’air chagrinée de me voir en cet état ?

— Beaucoup… Elle est très bonne dans le fond, bien que trop légère et trop coquette.

Ce fut comme si un rayon de soleil avait caressé chaleureusement tous les membres de Lucien. Il se sentit plus fort… une lumière l’inonda qui était douce infiniment. Son cœur se fondait dans la joie…

Il ne posa pas d’autres questions. Il fut gai, exubérant. Il faisait des projets tout haut. La Vie le reprenait avec force, avec d’autant plus de force qu’il en goûtait mieux la douceur. C’était si bon de ne plus souffrir, de redevenir ce qu’il était auparavant, de pouvoir aller et venir dans la maison à sa guise, de sortir et de regarder l’animation de la rue et d’y prendre part, après avoir été, durant si longtemps, confiné à l’immobilité et au repos.

Le voyant tout à fait réconforté et en possession de son énergie et de son courage, Germaine lui remit, le lendemain matin, une enveloppe adressée comme suit : « Pour remettre à Lucien Noël quand il sera mieux ».

« Mon cher ami,

« J’ai su avec chagrin que vous aviez été malade, et cela m’a beaucoup bouleversée de vous savoir dans cet état. Ce que j’ai à vous dire, mon cher Lucien, va probablement vous peiner. Mais je considère qu’il vaut mieux que nous jouions cartes sur table pour nous épargner à nous deux de graves malentendus pour plus tard. J’ai demandé qu’on ne vous remette cette lettre que lorsque vous serez parfaitement bien et en état de supporter le choc que la nouvelle que je vais vous apprendre va probablement vous causer. Nous avons tous deux été le jouet d’un destin cruel. Vous m’aimez ! Hélas ! si j’ai pour vous beaucoup de sympathie, si je vous considère comme mon ami le meilleur et le plus sincère, je ne vous aime pas d’amour puisque mon cœur appartient à un autre. Je suis fiancée à quelqu’un que vous connaissez bien, et qui me semble avoir beaucoup d’estime pour vous : Gilbert Voisin. Quand vous le désirerez, je vous remettrai vos lettres… etc., etc. »

Lucien ne put en lire plus long. Pas un muscle de sa figure ne bougea cependant. Il traversait une crise. La surprise, l’émotion, l’indignation, la colère étaient tellement fortes en lui, qu’elles ne pouvaient se traduire à l’extérieur. Il était calme, imperturbablement calme, mais de ce calme qui présage les tempêtes les plus violentes.

Sa sœur qui l’observait durant sa lecture se méprit sur la fixité et la rigidité de ses traits. Elle en conclut que les nouvelles étaient bonnes ou que Lucien ne nourrissait plus envers la jeune fille les mêmes sentiments qu’autrefois.

Il regarda sa montre.

— Je serai une journée absent, dit-il, sans que rien dans sa voix ne le trahit…

— Sois prudent, pas d’extravagance. Tu n’es pas encore fort.

— Ne crains rien pour moi.

Comme un automate, il se dirigea à pieds vers la gare Viger.

Il ne vivait plus. Il végétait.

Il n’éprouvait aucune souffrance.

La coupe était épuisée.

Il acheta son billet, s’installa sur une banquette, regarda quelques instants par la fenêtre, et finalement s’assoupit. Il était comme assommé. Il s’éveilla au bout d’une demi-heure. Ses membres étaient lourds, sa tête pesante. Il était ivre comme s’il avait absorbé une grande quantité de vin capiteux.

Qu’allait-il faire à Québec ?

Il allait la voir. C’est tout ce qu’il savait.

Bientôt son calme se changea graduellement en agitation. Il commença par se ronger les ongles. Il changea de fauteuil une couple de fois… puis il se rendit dans le fumoir… Il alluma une cigarette, en tira quelques bouffées et d’un geste brusque et sec, l’envoya dans le crachoir. Il alluma une autre et recommença le même manège… puis une autre… puis une autre…

Le contenu de son étui y passa.

Le trajet lui parut long… interminable. Sa nervosité augmentait. Ne sachant plus que faire, il alla au buffet. Il se commanda à diner… mais ne put toucher aux plats qui s’offraient à son appétit.

Il se versa un verre de vin, le vida d’un trait… Il s’en vida un autre… en but une gorgée. Il laissa sa bouteille à moitié pleine sur la table, les plats auxquels il n’avait pas touché, solda la note et retourna au fumoir. Des commis voyageurs se contaient des histoires facétieuses.

Il envia leur sort… Eux pouvaient rire !

Un dégoût de l’humanité surgit en lui. Il eut la sensation d’avoir la bouche pleine de cendres…

Il retourna à son fauteuil, acheta un journal, essaya de s’y absorber et finalement, fatigué, reposa quelque peu…

Le train entra en gare !

Enfin, pensa-t-il.

Il songea que tantôt il la reverrait. Ses genoux claquèrent, sa gorge se serra…

Si elle n’allait pas être chez elle !

Non ! il valait mieux ne pas penser à cela… Elle y serait !

C’était impossible qu’elle n’y soit pas.

Il regarda l’heure ! L’horloge de la gare marquait sept heures.

Il héla un taxi.

— Grande Allée No


XX


— Mademoiselle Lambert, demanda le visiteur à la bonne qui lui vint ouvrir.

— Si vous voulez entrer. Elle achève de diner…

Lucien pénétra dans le salon qu’il connaissait déjà et où il avait éprouvé les plus grandes joies de sa vie.

Il s’assit sur le divan, le même où pour la première fois, il lui avait confié tout l’amour débordant qui remplissait son cœur. Il revit la jeune fille assise près de lui. Il la revit s’offrant à son amour, amenant sur ses lèvres, l’aveu qu’il cherchait à retenir. Il revécut dans toute son intensité, la minute divine où elle avait avoué à son tour qu’elle l’aimait. Il éprouva sur ses lèvres la sensation des lèvres chaudes, charnues et sensuelles et il en reçut une impression de brûlure.

Son cœur se serrait… Ses tempes étaient martelées par une armée innombrable de minuscules forgerons qui y battaient une marche endiablée.

Lui, tambourinant sur ses genoux, de ses doigts. Au bout de quelques minutes, elle apparut vêtue de la même toilette d’organdi mauve qu’elle avait ce soir-là, soir unique dans sa vie, et dont jamais, il ne pourra effacer le souvenir.

— Mon pauvre Lucien, dit-elle en l’apercevant, comme il se levait pour aller vers elle, comme vous êtes changé !

— Si je suis changé physiquement, mon cœur n’a pas changé. Vous, pourquoi avez-vous changé ?

— Je suis toujours la même.

Ses traits se rassénérèrent. Une lueur d’espoir passa dans son regard.

— Venez vous asseoir près de moi, sur ce divan, implora-t-il.

Il y avait tellement de douceur, tellement d’émotion dans le son de sa voix, qu’elle ne put lui refuser cette faveur.

Elle prit place près de lui. Il lui saisit la main qu’elle ne retira pas, la couvrit de baisers… balbutia :

— Hortense… Hortense… Que je t’aime ! Que je t’aime ! et se mit à pleurer, comme un grand enfant. Abondantes, les larmes lui coulaient, chaudes, au long des joues. Et cela l’apaisait, chassait la fièvre qui le brûlait, le rongeait, le dévorait.

Elle se sentit prise pour lui d’un sentiment sincère de pitié. Cette douleur qui s’étalait devant elle, librement, sans fausse honte ; ce cri déchirant d’amour la troublait. Un instant, une pensée de dévouement lui traversa la tête. Elle se sentit coupable vis-à-vis de lui… Et elle voulut réparer… Mais ce ne dura guère…

— Calmez-vous Lucien ! Pourquoi pleurer comme cela. Soyez plus homme.

— Voyez Hortense, je vous immole jusqu’à mon orgueil.

Il se jeta à ses pieds et baisa le pan de sa robe. Et ses yeux se portèrent vers elle. Ils étaient suppliant comme des bons yeux de chien qu’on bât.

— Hortense ! Cette lettre, c’était une plaisanterie. Dites-moi que c’était une plaisanterie ! Il faut que ce soit ainsi.

Elle ne répondait rien.

D’un bond il se leva. Les larmes séchèrent subitement au bord des prunelles. Les yeux braqués sur les siens, il en scruta la profondeur, voulut y lire.

— C’est vrai ?

Il lui saisit la main d’un geste brutal, l’attira à lui, lui enserra la taille, et exalté, fougueux, passionné, il colla ses lèvres sur les siennes. Il fit ployer la jeune fille qui ne pouvait se débarrasser de l’étreinte. Les baisers se suivaient, enfiévrés, brûlants.

Au contact de cette bouche, les lèvres frémirent… Mais elle se ressaisit aussitôt.

— Lucien, vous êtes une brute.

— Non pas ! Je vous aime ! Je vous aime, malgré moi, malgré vous. Et je lutterai pour mon amour. Tout n’est pas dit et je ne vous ai pas perdue définitivement.

Son exaltation tomba. Il redevint humble, petit.

— Hortense, pardonnez-moi ?

— Je vous pardonne, répondit-elle simplement.

— Pourquoi m’avez-vous fait cela. Au moment où j’avais le plus besoin de vous, vous vous êtes éloignée, vous m’avez abandonné. Et pourtant… oui, pourtant, vous m’aviez laissé entendre, vous m’aviez presque promis qu’un jour…

— Je vous ai dit toujours « peut-être ». Et vous savez que cela n’engage à rien.

— C’est vrai que vous êtes fiancée.

— C’est vrai… Mais je vous garderai toujours une part de mon affection. Car vous ne m’êtes pas, vous ne pouvez m’être indifférent. Qui sait ce qui serait arrivé si je ne l’avais pas rencontré, lui…

— Qui, lui ? Cette nullité encombrante dont le seul mérite est de n’avoir pas d’honneur…

— Je vous défends de parler comme cela… Il est mon fiancé… C’est la jalousie qui vous aveugle…

— Moins que vous ne croyez.

Il se redressa :

— Mademoiselle, mes sympathies. Si deux montagnes ne se rencontrent pas, deux hommes se rencontrent. Il me paiera chaque minute de bonheur qu’il me vole. Au revoir.

Ayant recouvré son calme apparent, il salua et sortit. Que s’était-il passé en lui, soudainement ? Était-ce une sorte d’anesthésie sentimentale qui l’empêchait de souffrir ?

L’avenir lui fit moins peur qu’il ne l’aurait cru. Bien qu’il eût la conviction que tout était fini, une voix en lui lui criait d’espérer. Il avait une diversion : la vengeance qu’il méditait.


XXI


Comme il cheminait, tête basse, il fut salué, en face du Palais de Justice, par une voix ironique qui lui lança à la figure :

— Bonsoir, monsieur Noël. Vous avez bien l’air triste ce soir.

Cette phrase le cingla comme un coup de cravache.

Il releva la tête et se trouva face à face avec Gilbert Voisin.

— Il y a longtemps, continua la même voix ironique, que vous avez vu mademoiselle Lambert ?

Il se contint à grand peine de peur d’un scandale.

— Cela ne vous regarde pas, répondit-il d’un ton sec.

— Savez-vous que vous lui écriviez de belles lettres.

C’en était trop.

Lucien le saisit par les basques de son habit.

— Vous avez lu mes lettres ?

— Je n’ai pas dit cela.

— Vous avez lu mes lettres ?

— J’ai supposé que vous deviez écrire de belles lettres. Vous écrivez si bien et de plus vous êtes un sentimental.

— Voisin, ne vous retrouvez jamais en mon chemin… Ce soir, n’insistez plus ou il vous arrivera malheur. Je n’entends pas les badinages déplacés ni le persiflage quand il vient d’un homme sans honneur comme vous…

Cherchant en lui-même ce qu’il pourrait lui dire de plus blessant, de plus mortellement blessant, et qui en même temps satisferait son orgueil.

— Vous pouvez continuer. Je vous abandonne mes « Laissez pour comptes ». C’est encore trop bon pour vous.

Il continua sa route.

Une fois au Château, il monta à sa chambre, s’y enferma et se jeta tout habillé sur son lit.

Un flot d’idées noires envahit son cerveau, qui fut noyé tout entier… Devant lui, c’était sombre ! C’était un gouffre Un désespoir incontrôlable surgit, ne laissant aucune sortie.

Tous les sentiments de la brute humaine reparurent. La haine ! La férocité ! Il éprouva le besoin de briser quelque chose. Que lui importait de vivre maintenant ? Quel but aurait-il ? Quels enthousiasmes le soutiendraient-ils ? L’inanité des jours futurs lui apparut.

De quoi seront tissées les heures, qui, réunies, formeront les jours pour devenir successivement des mois et des années ?

Dans les orbites de ses yeux, deux charbons roulaient. Il resta stupéfait, stupide, hébété, et éclata de rire, d’un rire spasmodique.

Quand il fut un peu apaisé, il songea avec douleur, que cette femme, était incorporée en lui. Chacun des battements de son cœur lui appartenait, chacune de ses pensées était pour elle. Elle était le sang de ses artères… Elle le faisait souffrir dans sa chair.

Son imagination lui grossit sa souffrance. Il vit ce qui aurait pu être : des années de félicité. Il vit ce qui serait : elle dans les bras d’un autre…

Un flot de sang l’aveugla. Il vit rouge. Sa tête était brûlante. Il l’enserra de ses deux mains crispées. Il haletait.

Une pensée mauvaise s’implanta qu’il ne put chasser. Il vibrait de tout son être… Il se rappela certains détails des toilettes qu’il aimait.

Non ! Non ! Ce n’était pas possible.

Il fut la proie d’une hallucination. Voisin le narguait. Il entendait sa voix moqueuse siffler à son oreille, des phrases… des phrases… qui lui entraient dans la chair comme des épingles.

Jamais Hortense ne lui appartiendra ! Jamais plus il ne pourra se griser de l’espérance d’un bonheur venant d’elle.

La fiancée d’un autre ! Sous peu sa femme ! Sa chose ! Sa possession !

Ah ! ce qu’il était ridicule, lui, Lucien Noël.

Tout s’obscurcit. Tout tournoya.

La même pensée mauvaise l’obséda : une tentation atroce.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

La bonne de tantôt vint lui ouvrir à nouveau. Il la bouscula, et le chapeau sur la tête pénétra dans le salon. Ils étaient là, tous deux, sur le même divan, son divan. Comme ils semblaient heureux.

En l’apercevant, Hortense poussa un cri.

— Lucien.

Il ne l’entendit pas.

Il ne voyait qu’un sourire ironique…

Lentement il s’avança.

Les bras se détachèrent du corps. Les mains se tendirent, les doigts écartés.

— Lucien, cria Hortense à nouveau.

Pas plus que tout à l’heure il n’entendit.

Ses yeux avaient une lueur fauve, féroce, étrange

Il n’était plus lui. Il ne pensait plus, il ne raisonnait plus. Il n’était que l’animal blessé qui fonce.

— Lucien ! Vous êtes fou.

Il retourna la tête.

— Non pas, dit-il indifférent.

Il était tout près de Voisin, qui s’était levé, pâle, défait.
Les doigts liés autour du cou, il serrait davantage…

Les mains nerveuses, toujours tendues, il le saisit à la gorge. Les doigts nouèrent une étreinte tragique.

Une face devint bleue, puis verte, une langue pendit. Les doigts serraient… serraient…

— Lucien ! cria la jeune fille en se jetant sur lui…

Un corps tomba.

Les doigts continuaient leur étreinte macabre. Ils se raidirent, appuyèrent plus fort.

Un râle, une crispation…

Un corps tomba inanimé…

Des sanglots éclatèrent.

Le journaliste, comme réveillé d’un rêve, revint à lui. Il s’assit sur le divan et la tête entre ses mains, demeura là, immobile.

Puis d’un même pas d’automate, il se dirigea de lui-même vers le poste de police…

Deux jours après on le conduisait chez les fous. Sa raison avait sombré… irrémédiablement.


FIN
  1. Voir « Jules Faubert » du même auteur.
  2. Voir Jules Faubert.