Les caprices du cœur/10

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Édouard Garand (p. 24-26).

X


Marquette est une jolie petite ville de 10,000 âmes, sise sur le contrefort des Laurentides. Une rivière tumultueuse la traverse, qui fournit l’énergie nécessaire aux entreprises qui y font vivre la population. C’est la ville natale de Mainville. On peut lire ce nom à plusieurs endroits sur les affiches à la devanture des boutiques et des magasins. C’est là que vit son vieux père, un rentier, ancien marchand qui s’est retiré des affaires après fortune faite.

La campagne, dans les alentours, est accidentée. Presque à tous les quatre ou cinq milles des villages se dressent sur les hauteurs, dominant les pentes douces, couvertes de vergers, qui, le printemps, offrent leurs fleurs en hommage au soleil, et l’automne, leurs fruits murs dorés et rouges.

L’hiver, l’aspect n’en est pas moins imposant. Le soleil se jouant sur la neige y obtient des couleurs variées. Les massifs de pins et d’épinettes, çà et là, font des taches sombres, dans ce blanc, parfois bleues, parfois vertes, parfois violettes, parfois mauves.

Ce fut par une belle journée de soleil que l’avocat et son ami descendirent sur le quai de la gare.

Louis Mainville, père, était là avec sa carriole. Ils se retirèrent chez lui, prirent un copieux souper, l’appétit aiguisé au préalable, par un verre « d’étoffe du pays » bu à la santé du succès futur. Le soir, les notables de l’endroit, les chefs politiques, les « boss » comme on les appelait, veillèrent avec le candidat, discutant des préparatifs de la lutte et de la stratégie à adopter pour s’acheminer vers la victoire.

Le lendemain soir, dans un immense magasin vide converti en salle de comité, le premier coup de la campagne fut tiré. Elle s’annonçait sous des auspices favorables. L’enthousiasme débordait. Quand « le tombeur de ministère » se leva, il reçut une ovation. Lucien n’était pas ce qu’on peut appeler un orateur né. Il n’avait pas le souffle, ni l’aplomb de Mainville, mais par contre, il possédait un sens très aigu du ridicule, il savait faire rire, et aussi, à l’occasion, s’emporter. Il atteignait parfois jusqu’aux sommets.

Pressés de toutes parts, Mainville et lui durent prodiguer d’innombrables poignées de mains, et forces paroles aimables.

Pendant que le candidat s’occupa, avec son organisateur en chef à faire fonctionner la « machine électorale », Lucien Noël, s’enferma dans une chambre et prépara son travail pour les deux semaines qui précédaient la votation.

Il avait une dizaine de villages à parcourir. Il s’arrangea de façon à se trouver chaque soir à Marquette.

Une élection à la campagne ne se fait pas sans boisson. C’est une coutume bête introduite, de temps immémorial, et que le candidat qui veut réussir, doit suivre bon gré, mal gré.

Lucien trouva donc un homme solide, qu’il nomma le dispensateur de grâces. Cet homme, qui, en apparence n’avait rien à faire avec la présente campagne, se contentait de garder chez lui, les provisions, la « gazoline » comme on disait. Il en disposait judicieusement dans les comités et chez certains amis à l’insu du candidat.

Une température idéale contribua à rendre plus attrayants les moments de la lutte. Les longues distances à parcourir dans des chemins montants, et descendants, en carriole, dont les patins crissaient sur la neige durcie, devinrent, au lieu d’une corvée, un véritable plaisir.

Chaque midi, après dîner, Lucien partait avec son cocher, le père Lafrance, un ancien encanteur, qui connaissait par leurs petits noms, tous les votants du comté.

Enveloppé dans de chaudes « robes de buffalo », la tuque de laine, le « passe montagne » enfoncé jusqu’aux oreilles, le col du manteau relevé, Lucien s’abandonnait tout entier au plaisir de se sentir glisser sur la route, pendant que la sonnerie des grelots berçait ses oreilles de son rythme uniforme et gai.

Chaque côté de lui, le spectacle valait qu’on s’y arrête. Des maisons écrasées dans la neige, semblaient abriter entre leurs murailles de pierre, toute la vie de plusieurs générations d’habitants qui, à force de travail, avaient fait de ce coin de terre, un paradis en miniature. Sur les versants, poudrés de blanc, les pommiers ployaient. La montagne les entourait, les cernait de toutes parts. Le chemin avec sa double rangée de clôture y montait à l’assaut. Sur les sommets, l’étendue vaste, accidentée, poétique, mystérieuse, s’offrait à l’œil qui ne la pouvait embrasser tout entière.

Et le soleil qui était d’argent, s’ingéniait à parer cette nature de tout son brillant.

Lucien arrêtait à chaque maison. Il causait avec l’homme et quand il était absent, avec les créatures, des qualités morales de Mainville et en peu de mots, leur expliquait la situation, leur indiquant où se trouvait le devoir de l’heure. Il mettait, dans ces quelques mots, tant de conviction, que ses adversaires n’osaient trop l’interrompre, et se contentait de branler la tête.

Noël était convaincu d’avoir le droit de son côté.

Il n’appuyait pas Mainville seulement parce qu’il était son ami personnel, mais aussi parce que la politique qu’il représentait, signifiait une administration plus efficace des deniers publics, un gouvernement plus honnête, et la punition d’un gaspillage éhonté de nos forces les plus vives.

Le flacon sur la table, il traitait son interlocuteur, largement, redoublant la dose si c’était nécessaire, se contentant pour lui d’une seule « larme ».

Dans ses promenades quotidiennes, ivre de grand air, l’esprit légèrement engourdi par les nombreuses libations qu’il devait prendre, il évoquait le souvenir d’Hortense. Il demeurait des heures sans parler, les yeux clos, à revoir le profil pur de la femme aimée. Il était heureux d’aimer. Se croyant aimé, il s’abandonnait tout entier à des rêves fous, des rêves d’un bonheur si grand, qu’il lui semblait irréel.

Il avait fallu ce séjour un peu prolongé dans la vieille Capitale, pour qu’enfin, il s’ouvrit les yeux, et se rendit compte d’un sentiment ancré solidement en lui-même, depuis longtemps, depuis les premiers temps qu’il connut Hortense. Une fois il songea à Marcelle et cela le fit rire. Il la compara avec Hortense et, à ses yeux, elle apparut dépouillée de tout le charme dont autrefois son imagination la parait. Il se trouva fou d’y avoir pensé si longtemps. Il se trouva même ridicule d’avoir voulu se priver volontairement, de toute la douceur, et de toute la griserie et de toute la volupté d’aimer et d’être aimé, parce que, dans sa vie, une jeune fille passa, qui le trompa indignement. Non, Marcelle ne représentait pas son idéal. Maintenant, il la voyait telle qu’elle était ; dépoétisée. Il en vint même à plaindre sérieusement le sort de son rival heureux. Il lui parut digne de sympathie. Comme, avec le temps, et vu sous des angles différents, nous apprécions, événements, êtres et choses sous des jours dissemblables.

Le soir dans les écoles, il tenait des assemblées. La foule se massait autour du gradin de la maîtresse, qui servait d’estrade. Fumant leur pipe, les auditeurs ne perdaient aucune parole. Ils écoutaient religieusement l’orateur, buvant pour ainsi dire, chacun de ses mots. Quand ils étaient de retour chez eux, ils discutaient ses idées, les commentaient, les apprêtaient à leur façon et il s’ensuivait des disputes entre gens de partis différents, de gros mots, voir d’insultes. L’élection terminée, la paix renaissait et l’on oubliait dans le voisin l’ennemi de la veille.

Dans les rangs éloignés, la propagande se faisait dans des veillées. Lucien choisissait pour cela la demeure d’un chef reconnu. Il lui donnait quelques piastres en dédommagement, lui fournissait quelques gallons de whisky. Le soir, tout le voisinage se réunissait. Les traites se suivaient. Mis en verve, chacun y allait de son numéro. L’un dansait une gigue, l’autre chantait… pendant que des groupes où circulait Noël se formaient à chaque coin de la pièce. Lorsque l’enthousiasme atteignait le niveau nécessaire, et avant qu’ils ne deviennent trop tapageurs, Lucien débitait son boniment. Il refaisait le tour des personnes présentes, leur serrait la main, se versait à lui-même une double rasade pour se prémunir contre le froid de la nuit, que la chaleur et l’animation de la soirée avaient rendu traître, et retournait à Marquette, absorbé dans le rêve qui le faisait frissonner.

Le jour de la votation arriva.

Dans Marquette, l’animation régna. Ce qu’il y avait de véhicules disponibles dans la ville fut mobilisé par l’un ou l’autre des candidats.

Chacun donnait le grand coup. Les autos et les voitures allaient, affairées, des comités aux polls.

Mainville, que rien n’énervait, conservait son calme habituel. On eut dit qu’un autre que lui était sur les rangs. Contraste frappant avec Noël. Nerveux, agité, il ne demeurait pas en place. Toute la journée, il se rongea les ongles, trouvant les minutes longues comme des heures. Sans répit, il fit la tournée des polls s’enquérant du nombre de voteurs.

À 6 heures les bureaux fermèrent.

La foule envahit les comités. Elle attendait le résultat. Peu après la fermeture, les premiers rapports commencèrent d’arriver.

Ils étaient tous favorables à Mainville.

La majorité grossissait toujours.

À huit heures, il était sûr de la victoire, victoire éclatante, concluante.

La foule le réclamait.

Des cris partaient :

— Un discours ! Un discours !

Une acclamation le salua quand il pénétra sur l’estrade improvisée. Il remercia ses électeurs, et vit, dans le succès de ce soir, la conséquence des principes politiques qu’il avait adoptés, principes d’indépendance vis-à-vis des partis au pouvoir, principes de protection du patrimoine national, envers et contre tous.

Quand il eut fini de parler, on cria :

— Noël ! Noël !

Celui-ci était ému, et sa voix tremblait quand il parla. Il était heureux du résultat et d’autant plus heureux qu’il y avait contribué et qu’une part lui en revenait à lui-même.