Vous le voulez, mon cher ami : je vais
vous raconter mon dernier voyage de soixante
lieues, un des plus grands voyages que j’aie
faits en ma vie. Soixante lieues ! tout autant.
En effet, je suis peut-être le seul homme du
monde parisien qui soit resté constamment et toujours attelé, pendant dix années consécutives,
à la charrue littéraire, sans avoir franchi
une seule fois la borne du champ trop
étroit qu’il nous faut labourer dans tous les
sens. Les bonnes gens qui me font l’honneur
de me porter envie et qui m’accordent, à ce
qu’on dit, le bénéfice de leurs injures quotidiennes
ou hebdomadaires, seraient peut-être
moins furieux contre moi s’ils savaient
combien chaque jour m’apporte de longues
heures de travail, et comment je suis lié à la
glèbe, et comment il n’y a pas de dernier
manant littéraire chassé de la boutique de
son maître pour ses fautes de français, de
goujat en haillons calomniant au jour le jour
pour oublier sa faim, de pauvre diable réglant
l’état à prix fixe, de pâle envieux sans esprit
et sans style, qui ne soit plus libre et plus heureux
que moi, conscience à part, bien entendu.
Donc, il y a de cela vingt jours, voyant que
le soleil était par trop brûlant et me sentant
tout de bon la tête fatiguée, et la main aussi, et l’esprit aussi, je me suis dit : — Si je voyageais ?
Moi voyager ! Voyez le grand mot
pour moi ! — Voyager ! n’être plus ici, être
là-bas ! entrer dans des villes nouvelles, si
nouvelles que je suis sûr de n’y pas trouver
un ennemi ; s’abandonner au nonchalant mouvement
de la chaise de poste, qu’un Anglais
appelle le paradis sur la terre ; et puis ne
rien faire, ne rien entendre, ne rien juger de
ce qui se fait, de ce qu’on voit tous les jours !
— Et puis avoir à soi pour soi tout seul ses
rêves, ses méditations, ses pensées, ses fantômes
tristes ou joyeux, ses diables bleus ou
couleur de rose ! les posséder en toute propriété
ces changeantes émotions du cœur, et
ne pas les porter toutes chaudes encore et toutes
palpitantes à l’imprimeur, qui vous rend
tout cela pâle et glacé ! aller vite, aller au hasard,
courir comme un gentilhomme en vacances…
que dis-je ? courir comme un Anglais,
mais comme un Anglais d’esprit et de bonne
humeur ! s’entendre appeler Milord par la fille d’auberge ou par le mendiant du grand
chemin ! trouver dans son chemin le grand
dada d’Yorick, et le monter légèrement, et
faire doucement son chemin sur cette bonne,
volontaire et excellente monture ! — Voilà la
vie ! En avant donc ! Au diable l’esprit de
chaque jour ! adieu le théâtre, adieu les livres,
adieu la prose, adieu la critique, adieu
le roman, adieu, adieu la vie ordinaire ! Voyageons !
Je vous répète, mon ami, que, grâce à ma
vie occupée et sédentaire, grâce à cette vie
qui se renferme entre l’Opéra et l’Ambigu-Comique
(triste cloison !), personne mieux
que moi ne peut être dans une plus belle position
pour voyager : je n’ai jamais rien vu en
fait de pays lointains que la Belgique, une
heure, trois quarts d’heure de trop ! et, pendant
mes douze belles premières années, un
charmant verdoyant et murmurant petit
coin de terre caché derrière un vieux saule
planté sur le bord du Rhône, tout là-bas ; honnête et calme petit village où je me reporte
sans cesse par la pensée, par le souvenir, par
le regret, par l’espérance, et que je vous montrerai
un jour plus en détail dans le Chemin de traverse.
Ce sont là tous mes pays lointains :
je suis donc un voyageur comme il y en a
peu, un voyageur n’ayant rien vu ; je suis
même un voyageur comme il n’y en a pas, un
voyageur qui ne voit rien de ce qui est sous
ses yeux, et qui par conséquent n’a rien à décrire,
rien à raconter. Donc rassurez-vous !
Aussitôt dit aussitôt fait, je pars. Ouvrez-moi
la route et faites-moi place, car moi je
suis aussi pressé que vous tous qui courez à
votre but ; moi, cette fois, je n’ai absolument
rien à faire ; et en avant ! C’est moi qui passe,
moi-même, le moi oisif ! Déjà disparaissent à
ma droite et à ma gauche les arbres du bois
de Boulogne ; déjà s’enfuit de toute la vitesse
de ses chevaux anglais le jeune Paris, si beau
quand on le voit passer de loin. Sortir de Paris
par la barrière du Trône c’est mal en sortir. On se dit en soi-même qu’on ne retrouvera
pas là-bas, à coup sûr, tout ce qu’on laisse
derrière soi ; on jette un dernier regard de regret
sur cette élégance naturelle, sur cet esprit
facile et de bon goût, sur ces grâces légèrement
apprêtées et pourtant si simples, sur
ce beau luxe si éclatant et si frais, sur tout
ce beau monde d’ironie et de fêtes, de scepticisme
et d’esprit, de courage et d’insouciance,
de plaisir et d’amour ; ce monde parisien
que l’on n’aime jamais plus que lorsqu’on
lui dit adieu ; frivole, mais bon ; peu dévoué,
mais aussi fort peu exigeant ; flexible, non pas
par lâcheté, mais par indifférence ; usant sa vie,
sa fortune, son avenir au jour le jour ; tant
pis si tout cela lui manque à son réveil ! remettant
toujours au lendemain les affaires
sérieuses, et ne s’en trouvant pas plus mal ;
se laissant gouverner par qui veut le gouverner,
et toujours gouverné à sa guise, tant il
est changeant et mobile ; léger, vaniteux, sceptique,
moqueur, tout en dehors. Adieu donc à vous, la belle foule aux beaux chevaux, aux
longues fêtes, aux belles dames, aux folles
pensées ! Ainsi je lui parlais du cœur tout
en courant au galop de mes chevaux ; et cependant
la belle foule était déjà bien loin de
moi, et moi bien loin d’elle ; elle allait à l’Opéra,
et moi j’allais, je crois, dans une ville
qu’on appelle la ville de Rouen.
De Paris à Rouen le chemin est magnifique :
on va, on descend, on monte, on court, on
marche, on traverse de jolis villages doucement
éclairés par un beau clair de lune. C’est
une belle chose un voyage de nuit, quand tout
travail a cessé sur la terre, quand tout est
sommeil et silence, quand l’eau même, cet
infatigable manœuvre qui a travaillé tout le
jour, se repose comme un homme de peine,
et s’amuse à murmurer pour elle-même ; on
se croirait dans un pays de féerie : il y a des
oiseaux qui chantent dans les bois, il y a des
femmes qui chantent sur leurs portes, il y a
un léger filet de fumée qui s’échappe dans l’air, annonçant le repos du soir ; il y a une
église calme et transparente qui projette sur
vous son ombre sainte et villageoise, il y a la
cloche qui tinte l’Angelus. Mon Dieu ! tout ce
que je vous dis là est vulgaire, je le sais, tout
cela c’est du domaine de la poésie descriptive,
tout cela c’est un peu le vers de M. de Lamartine ;
mais que voulez-vous qu’on fasse de
cette poésie du grand chemin et du petit
village quand on la touche du doigt et du
cœur, quand en effet vous vous apercevez qu’il
y a dans le ciel de doux rayons tout blancs
qui se posent sur vous, quand vous entendez
dans l’arbre l’oiseau qui chante, et dans le clocher la cloche qui murmure ? que faire
alors ? Suivre l’exemple de Lamartine, de
tous les grands poëtes : s’abandonner à son
émotion sans la combattre, l’avouer tout simplement
sans cacher ses larmes ; et puis demander
pardon à Dieu et aux hommes si on
n’a pas la poésie de M. de Lamartine dans la
tête et dans le cœur.
Voilà comment, après une course rapide
sous les étoiles, à travers les arbres bruyants
et les fabriques silencieuses, je suis descendu,
par une belle nuit d’été, dans la vieille cité
normande. Toute la ville dormait à l’ombre
de sa cathédrale. Vue ainsi dans la nuit, Rouen
est une ville pittoresque ; chaque maison de
la vieille cité conserve dans l’ombre favorable
sa physionomie particulière. Aimez-vous
les fenêtres étroites destinées à protéger les
mystères de la famille ? aimez-vous le vieux
toit domestique qui s’avance bénévolement
dans la rue comme pour protéger l’étranger
qui passe ? aimez-vous ces murailles lézardées
par le temps qui ont abrité au dedans tant
de générations évanouies, qui ont vu s’accomplir
au dehors tant de révolutions oubliées ?
aimez-vous à traverser ces rues sinueuses
où s’est agité le vieux peuple dans sa turbulence ?
et cette ville ainsi faite, brodée,
noircie, sévère et calme, cette ville des anciens
jours ne vaut-elle pas mieux à tout prendre, que les balcons de vos maisons modernes,
sans passé, sans souvenir et sans
mystères ? Telle était la ville de Rouen cette
nuit-là, et je ne me lassais pas de la regarder
ainsi sous son beau voile nocturne, et je m’inquiétais
peu de trouver un logis à cette heure,
et je me gardai bien de frapper à la porte d’aucune
hôtellerie avant d’avoir admiré à mon
aise ces deux grands colosses, l’honneur de la
ville, la cathédrale et le grand Corneille.
Quels grands miracles ! Mais avant tout il faut
se prosterner devant le grand Corneille. Quel
monument sacré de pierre, de marbre ou d’airain
se peut comparer à Cinna, à Polyeucte,
aux Horaces ?
La statue de Pierre Corneille, placée sur le
pont de Rouen, est, comme vous savez, l’œuvre
de M. David, membre de l’institut. À tout
prendre, c’est un bel ouvrage. M. David est un
statuaire penseur ; c’est un homme très-versé
dans la connaissance des poëtes, qu’il sait par
cœur, qu’il aime et qu’il admire autant que personne. M. David est en outre un artiste
peu mythologique de sa nature ; il sait que
l’art ne doit pas être jeté en pâture aux choses
futiles. Ne craignez pas qu’il s’amuse à
tirer du marbre ou à jeter en bronze des
faunes et des satyres, des Vénus ou des bacchantes,
des Arianes abandonnées ou des Jupiter
porte-foudre ; c’est un homme sérieux
et sévère, qui a le grand mérite d’avoir fait
entrer l’art dans la réalité. Donnez-lui à copier
une grande tête, un vaste front, une de ces
intelligences supérieures dont s’honore notre
époque : notre artiste est à l’aise. Nous l’avons
vu copier ainsi la tête du général Foy ; nous
l’avons vu, quand Talma a été mort, se pencher
vers cette belle tête défigurée par la
souffrance, et ranimer autant que cela est
donné à l’art cette grande physionomie. Pauvre
Talma ! comme la mort l’avait changé ! elle
avait écrasé de sa main de fer ce charmant
regard qui allait à tous les cœurs ; elle avait
tordu hideusement cette bouche souriante ou terrible d’où sortait une puissante voix qui
retentit encore à nos oreilles depuis bientôt
quinze ans qu’elle s’est éteinte ; elle avait
brisé ce cou si beau et si blanc dont Talma
était si fier et qu’il portait toujours tout nu,
même dans l’intimité ; aimable coquetterie
d’un homme supérieur. Eh bien ! sur ces traits
déformés par la mort, sur ce masque méconnaissable,
même pour les amis du trépassé, le
sculpteur David a retrouvé le regard, la bouche,
le visage de notre grand comédien ; il
a rendu à la vie, dans tout son éclat et
dans toute sa majesté, cette noble et vivante
figure que nous croyions perdue à jamais.
C’est là un grand miracle de l’art, mais
aussi c’est là le chef-d’œuvre d’un artiste habitué
à vivre avec les grands hommes, habitué
à étudier les moindres nuances de leurs
visages. Si M. David a recomposé si vite le
Talma d’autrefois avec le Talma qui n’était
plus, c’est que le statuaire avait compris le comédien.
Voilà ce qu’il faut dire à la louange de l’artiste
qui a jeté en bronze la statue du grand
Corneille. Mais à côté de cette louange on
peut placer un reproche : c’est qu’à force de
s’être pénétré de l’esprit et du génie des
grands hommes auxquels il a voué son culte
et sa vie, M. David a fini par exagérer leur
ressemblance ; à force de les avoir vus dans
toute leur grandeur, il a fini par les faire trop
grands. Les bustes de M. David manquent certainement,
sinon de vérité, du moins de vraisemblance.
Vous rappelez-vous la tête qu’il a
faite de Sa Majesté Goëthe Ier, empereur et
roi de Weymar, de Vienne, de Berlin, d’une
partie de la France et de l’Angleterre ? David,
poussé par le génie allemand qui a eu tant
d’influence sur notre siècle, s’en va à Weymar.
Il demande l’adresse du poëte à un enfant ;
l’enfant lui montre une noble maison,
une maison royale : dans cette maison il y
avait Goëthe. C’était une magnifique tête
chargée de pensées, de nobles rides et de longs cheveux blancs ; c’était la tête d’où étaient
sortis tout armés ou tout charmants Faust et
Méphistophélès, Marguerite et Werther. Le
statuaire fut ébloui. Tremblant, ému, hors
de lui, il dessina dans la terre la tête du noble
vieillard. Puis il s’en revint à Paris,
croyant n’avoir fait qu’un portrait ; il avait
fait un colosse. La douane, voyant cet énorme
ballot, ne put jamais croire que ce morceau
de terre glaise ne renfermait qu’une face humaine :
le douanier prit donc son épée et
transperça d’outre en outre cette ébauche ;
excusable douanier en effet, il jugeait du crâne
de Goëthe par son propre crâne. Quoi qu’il
en soit, le buste de Goëthe par David est
une chose phénoménale. C’est que M. David
a vu la tête de Goëthe en dedans. Or le statuaire,
comme le peintre, ne doit voir une
tête qu’en dehors.
Ainsi a fait M. David pour la tête de M. de
Chateaubriand, qu’il a faite colossale, lui
ôtant ainsi beaucoup de sa grâce et de sa mélancolie ; ainsi a-t-il fait aussi pour la statue
de Pierre Corneille, Pierre Corneille, le frère,
l’ami, le compagnon, le collaborateur de Thomas
Corneille, qui lui prêtait ses rimes ;
Pierre Corneille, ce grand homme de génie si
humble, si doux, si bourgeois, si triste, si
mal nourri et si mal vêtu ; celui dont Labruyère,
qui, Dieu merci ! n’est pas un philosophe pitoyable
a dit quelque part : « Cet homme
est simple, timide, d’une ennuyeuse conversation ;
il prend un mot pour un autre, il ne
sait même pas lire son écriture. » Voilà pourtant
l’homme que le statuaire nous représente
debout, inspiré, écrivant avec une plume de
fer et revêtu d’un manteau dont l’ample étoffe
eût suffi pour habiller toute la famille Corneille
pendant trois hivers ! Et plût au ciel
que le grand Corneille eût jamais possédé un
manteau pareil ! comme il en aurait bien vite
fait quatre parts ! comme il en eût donné bien
vite cinq ou six aunes à son frère en disant :
« Voici un bon manteau, Thomas ! » Comment voulez-vous que je reconnaisse dans ce riche
appareil le pauvre grand poëte qui fut opprimé
par Richelieu et qui fit peur à Louis XIV ?
Non, ce n’est pas là ce même homme dont Labruyère
a dit encore : — « Le comédien, couché
dans son carrosse, jette de la boue au visage
de Corneille qui est à pied. »
Quand nous avons un grand homme à reproduire,
faisons-le ressemblant avant de le
faire grand et majestueux ; soyons justes pour
les grands hommes, du moins après leur mort.
Plus un homme a été simple et modeste dans
sa vie, et plus nous devons redouter de lui ôter
de sa grandeur naturelle en lui donnant une
grandeur factice. Le grand Corneille ne s’est
jamais représenté comme nous le montre
M. David, même dans ses préfaces les plus glorieuses ;
toute sa vie il a été un bonhomme
par cela même qu’il a été un grand poëte.
Croyez-vous aussi que si vous l’aviez représenté
dans une allure moins cornélienne, c’est-à-dire
plus naturelle, l’homme du port qui traverse la Seine, le cultivateur qui retourne à ses
herbages, le peuple qui passe et qui souvent
ne s’arrête pas devant votre bronze le voyant
si grandiose, n’aurait pas demandé, à la vue
d’un simple poëte en simple habit, marchant
sans façon d’un pas naturel, l’air pensif et la rue
canne à la main : — Quel est ce bonhomme de la rue Vieille qu’on a fait en bronze à la plus belle place de notre Pont-Neuf ? Et chacun aurait répondu : Ce bonhomme en bronze est
ton compatriote, à toi qui parles ; comme
toi il est né à Rouen de parents pauvres ; il
a été tout simplement le plus grand poëte et
le plus grand politique du temps du cardinal
de Richelieu et de Racine.
Ô Corneille, la grande puissance poétique
de notre âge ; Corneille, le poëte politique qui
parle tout haut des plus grands intérêts de l’histoire,
l’homme qui le premier a débattu sur
le théâtre les grandes questions de royauté
et de république qui depuis 89 agitent le
monde ; Corneille, dans lequel Bonaparte a retrouvé l’étoffe d’un grand ministre d’un
grand ministère de l’Empereur ; Corneille,
l’honneur impérissable de cette ville de marchands,
d’armateurs, qui dort couchée à tes
pieds, toi son incomparable honneur, toi qui
as attendu si longtemps ta statue, c’est toi le
premier que je salue dans la nuit ! À toi mes
hommages et mes respects silencieux, ô grand
homme d’une âme romaine ! à toi mes souvenirs
sans faste et mon admiration muette ; car
c’est ici même, à cette même place, le jour
où ta statue apparaissait dans sa gloire, qu’ont
été prononcés tant de discours médiocres par
nos célébrités contemporaines. Ils sont venus
tous de Paris étaler pompeusement leur gloire
d’académie et de théâtre, et essayer si, à l’aide
de leur prose et de leurs vers, ils pourraient se
hisser un instant à la hauteur de celui qui a
écrit Rodogune ! Oh ! que ce dut être un misérable
spectacle celui-là ! Le grand bronze
inauguré avec de si misérables paroles, Corneille,
à qui l’auteur d’Antony reprochait… pardonne-lui, Corneille… d’avoir été attaché au fil d’une dédicace ; Corneille, que M. Lebrun osait
défendre en plein air !… défendre contre qui ?
grand Dieu !… M. Lebrun de l’Académie française,
le même protecteur de Corneille qui a
refait le Cid de Corneille, qui a intitulé son
œuvre le Cid d’Andalousie comme si le Cid de
Corneille était le Cid de Pontoise ! Et dans ce
grand jour solennel, en pleine cité, à cette
place éminente, sous ce beau soleil, pas une
parole correcte, pas une louange raisonnable
pour celui-là qui fut le père de la tragédie
en France comme Shakspeare a été le père de
la tragédie en Angleterre !… Corneille, qui a
trouvé ses héros, qui a trouvé son drame, qui
a créé ses grands Romains ; génie à part, moitié
espagnol et moitié latin, à la fois le contemporain
d’Auguste et du Cid ; le seul homme
en Europe dont le regard fier et superbe ne se
soit pas baissé devant la gloire du cardinal de
Richelieu !… Oh ! quelle surprise ce dut être
pour vous, Pierre Corneille, quand vous entendîtes cette faible voix qui vous parlait, et
quand en regardant à vos pieds vous aperçûtes
tout au bas l’auteur du Cid d’Andalousie !
Ainsi, à peine arrivé dans la ville natale de
Pierre Corneille, j’allai expier par mon plus
profond respect, et surtout par mon profond
silence, les louanges calomniatrices dont on
l’avait chargé à cette place. Et, comme toute
bonne action a sa récompense, il me sembla
que, pour prix de mon silence ce puissant
regard qui anima tant de vertus héroïques,
qui ressuscita tant de grandeurs évanouies, qui
tira de la poudre des tombeaux tant de révolutions
éteintes, se posait sur moi avec bienveillance,
et que le grand Corneille écoutait
la prière que je lui faisais humblement dans
mon cœur : — Vous qui tenez une si haute
place là-haut dans le ciel poétique, grand
homme ! vous qui avez Shakspeare à votre
droite et Racine à votre gauche, vous qui
voyez Molière face à face, vous dont Voltaire
porte en souriant, et cependant avec toute la vénération dont il est capable, la robe sainte
et sacrée ; ô Corneille ! jetez sur nous un regard
favorable, car vous seul vous pouvez
nous sauver ; vous seul, en effet, vous êtes aujourd’hui
le modèle et le dieu sauveur de la
poésie dramatique. Voltaire a été épuisé et
dépassé par sa propre philosophie, car la révolte
qu’il a prêchée a depuis longtemps renversé
tous les obstacles et franchi toutes les
limites. Racine, l’adorable, n’a été possible
que sous le grand roi, au milieu de ces élégantes
amours dont il était l’interprète, et,
sans le savoir, le chaste complice. La tragédie
d’un seul à l’usage d’un seul, la tragédie
individuelle de Crébillon, par exemple, n’est
plus possible non plus de nos jours ; car aux
masses d’à présent il faut un théâtre fait
pour les masses. Vous seul, ô vous, l’homme
politique, vous êtes le seul modèle possible
aujourd’hui ; vous seul, vous savez parler aux
peuples des intérêts et surtout des passions
des peuples ; vous seul, vous savez le secret de toutes tes révolutions, c’est-à-dire le terme
de toutes les grandeurs ; vous seul, vous mettez
à nu le héros qui vous tombe sous la
main, et après l’avoir dépouillé de son manteau
de pourpre, après avoir écarté ses licteurs,
vous nous le montrez encore grand et
redoutable, si en effet il est grand et redoutable
par lui-même. Il n’y a pas jusqu’à la langue
que vous avez faite, ô Corneille, à laquelle
nous ne revenions de toutes nos forces,
parce qu’aussi bien votre langue seule est possible.
Nous sommes si loin de la pureté excellente
de Racine, et nous vivons si peu de
temps, nous et nos œuvres, que nous n’avons
ni le temps, ni la volonté, ni la force de reproduire
cette perfection désespérante, cette
parfaite et harmonieuse passion, ce récit toujours
clair, élégant, châtié, qui n’est autre
chose que la perfection dans le style, dans la
passion, dans l’idéal. Vous, Corneille, vous
allez plus vite au fait que Racine, votre fils ;
vous marchez brièvement, simplement à votre but, comme un grand poëte qui est aussi
un grand homme d’affaires ; vous, vous êtes à
la tête de la vieille langue, qui va droit à son
but sans phrase, sans périphrase, sans détour.
Ce n’est pas vous qui auriez fait l’admirable
et inimitable et inutile récit de Théramène ;
mais aussi est-ce vous que notre époque littéraire
a adopté sans le savoir ; c’est vous qui
avez pris par la main M. Lemercier, ce vieil
académicien, et M. Victor Hugo qui sera bientôt
un académicien, hélas ! et à chacun d’eux vous
avez fait produire ce qu’ils pouvaient produire.
Vous avez tiré M. Lemercier de la littérature
impériale, insigne honneur, inappréciable bonheur
dont il n’a pas assez profité, l’ingrat ! Quant
à l’autre, le trouvant tout élevé à l’espagnole,
comme vous avez été élevé vous-même, vous
lui avez inspiré son plus beau drame, son
Honneur castillan, souvenir lointain du Cid,
cette première histoire dramatique de l’honneur
castillan. Oui, M. Hugo, notre espoir,
est votre nourrisson, Corneille. Heureux s’il voulait toujours vous suivre ! heureux si, en
vous prenant votre style, vos tours brusques
et imprévus, votre vers heurté, coupé en deux,
énergique, il vous empruntait aussi la simplicité
de votre fable, la clarté de votre action, le
dénouement terrible de votre tragédie ! heureux
s’il vous suivait de plus près dans cette
route que vous avez tracée, et qu’il a retrouvée
avec tant d’assurance et de ténacité !
Ô Corneille ! venez à notre aide ! sauvez-nous
de la tragédie en prose, sauvez-nous des
portes dérobées, des espions qui espionnent
dans la nuit, des poisons et des contre-poisons,
des cercueils pleins aussi bien que des
cercueils vides ; sauvez-nous des échelles de
corde, des cachettes en partie double et des
clairs de lune qui reviennent trop souvent.
Enseignez-nous comment on est grand en
restant toujours simple, comment on ne se
guinde pas au sublime, mais comment on y
arrive d’un mot quand ce mot-là c’est la passion
qui le prononce ; apprenez-nous aussi comment la tragédie n’est pas autre chose
que l’histoire des grands hommes et des
grands peuples, faite de manière à servir de
leçon au présent et à l’avenir. Enfin, puisque
votre statuaire, plus libéral que le cardinal de
Richelieu ou le roi Louis XIV, vous a gratiné
d’un si large manteau, ô grand homme, couvrez-nous
de votre manteau — Ainsi soit-il. — Amen.
Ma prière terminée, je saluai une dernière
fois ce grand dieu de la poésie moderne, et je
fus frapper du même pas à la porte d’une hôtellerie.
C’était au moment où le jour n’est
pas là encore, où la nuit n’est déjà plus.
Déjà cependant la ville sortait de son repos,
comme une ville occupée, industrieuse,
qui vend, qui achète, qui produit, qui dépense,
qui laboure, qui tisse, qui forge, qui
fait tous les métiers pour être riche et considérée.
C’est une chose pleine d’intérêt le réveil
d’une pareille cité. Je ne sais pas si vous
avez remarqué comment se fait cette opération singulière qui tout d’un coup jette la vie,
le bruit et le mouvement dans ces rues silencieuses,
dans ces places vides, sur ces quais
muets. À peine le soleil se montre que déjà
chaque maison se réveille ; chaque maison
ouvre peu à peu ses portes et ses fenêtres,
comme un homme laborieux ouvre ses deux
yeux fatigués de dormir. Alors peu à peu
disparaît la ville de la nuit et du silence
pour faire place à la ville du bruit et du jour.
On dirait que les vieilles maisons si calmes et,
si bourgeoises de tout à l’heure disparaissent
pour faire place à d’autres maisons, comme
les étoiles qui font place à d’autres étoiles.
Quels changements soudains ! telle maison,
qui était dans la nuit un vaste et magnifique
palais, n’est plus au grand jour qu’une chétive
masure ; la cathédrale, qui tout à l’heure
était si imposante au clair de lune, s’en va peu
à peu en perdant de sa majesté et de sa grandeur
quand vient le jour ; la statue de Corneille
lui-même, qui m’avait paru gigantesque, me paraît à présent écrasée et affaiblie sous les
premiers rayons du soleil naissant ; tout change
dans le colosse et autour du colosse… Où suis-je ? quel rapide chemin de fer m’entraîne si loin
déjà ?… Non déjà ce n’est plus là ma ville de
tout à l’heure dont j’étais le maître souverain,
dont j’étais le seul propriétaire, dont j’étais le
juge sans appel ; ce n’est plus la ville calme,
posée, tranquille, poétique, bruyante, qui ouvrait
à moi seul ses rues, ses quais, son port :
c’est une ville qui s’agite pour son pain quotidien,
une ville qui se réveille pour travailler,
pour agir, pour souffrir, pour mourir. Tout à
l’heure j’étais le maître, j’étais le roi de ce
monde endormi à présent je ne suis plus
qu’un étranger à qui le dernier gendarme a
le droit de demander son passeport. — Cachons-nous.
Je n’ai donc vu la ville de Rouen qu’à la
clarté de la lune, et je l’ai vue très-calme,
très-belle, très-vieille et respectable. Dans le
jour la ville de Rouen est une ville qui ressemble à toutes les villes où il faut acheter la
vie par son travail, où chacun est attaché à
sa tâche, ville semblable à toutes les villes
qui vivent à la sueur de leurs fronts et du travail
de leurs mains. Les villes ont bien souvent
les destinées des hommes : il y a des villes
comme il y a des hommes qui vendent, qui
achètent, qui fabriquent, qui placent leur argent
à gros intérêt, qui pensent à l’avenir et
qui s’inquiètent du cours de la rente ; il y a
d’autres villes qui, comme autant de bourgeois
retirés des spéculations et des affaires,
pensent, rêvent, dorment la nuit sous leurs
toits bien chauffés, ou le jour à l’ombre de
leurs arbres ; il y en a d’autres enfin qui n’appartiennent
ni à la spéculation commerciale
ni à la spéculation philosophique : ce sont
des villes et des hommes venus au monde
avec un certain revenu tout fait dont ils se
contentent sans désirer davantage, nonchalantes
cités qui n’ont qu’à se laisser être heureuses,
qui s’amusent à médire en hiver, et en été à regarder les nuages qui passent ; elles
savent le nombre des cailloux de leurs rivages
parce qu’elles ont eu le temps de les compter ;
elles vous diront combien de fagots a produits
l’an passé le vieil orme de leur place publique.
Laquelle de ces villes vous paraît préférable,
à votre sens ? la ville qui travaille
toujours, la ville qui a travaillé et qui se
repose, ou la ville qui s’est reposée toujours ? En fait de ville qui travaille, parlez-moi
de Paris ; parlez-moi de Paris en
fait de ville qui pense ; en fait de ville qui se
repose, parlez-moi de Paris encore. Paris
c’est le travail, c’est la philosophie, c’est le
sommeil, c’est tout ce qu’on pense, c’est tout
ce qu’on veut, c’est l’Eldorado avec Candide,
avec Pangloss, avec Cunégonde, et surtout
avec les sept rois détrônés qui vont passer le
carnaval à Venise. — Vive Paris !
Voilà donc tout ce que j’ai vu à Rouen : la
cathédrale et la statue de Pierre Corneille ;
un vaste édifice frappé de la foudre et sans croyance, un bronze d’hier entouré de toutes
les adorations et de tous les respects de la
foule ; ici un temple sans dieu, et là-bas
un dieu sans temple ; des ruines saintes autrefois,
aujourd’hui dévastées, et que réparent
lentement, chétivement et tristement
quelques manœuvres sans foi qui se croiraient
mieux employés à construire un corps de garde
ou une mairie ; sur le pont un homme autrefois
méconnu, humilié, chassé, couvert de
misère, bien plus, couvert de boue par le comédien qui passe, et pour lequel on vient de construire
un piédestal tout neuf de marbre et d’airain ;
ici une église silencieuse, dévastée, livrée
à la poussière, misérable ; là-bas un culte
de toutes les intelligences et de tous les cœurs ;
ici la désolation et l’oubli ; là-bas le respect
et l’admiration. En présence de pareils spectacles
et de si tristes antithèses, qui oserait
dire de quel côté aujourd’hui est la croyance,
et qui donc est devenu dieu ? Ce que c’est que
le temps ! le temps enlève au Christ, qui a été adoré pendant dix-huit siècles, la gloire et
les hommages, pendant qu’il jette une auréole
immortelle sur un pauvre homme de
cette ville qui est mort il y a à peine plus
d’un siècle. Croyez donc à l’immortalité des
croyances divines ou bien désespérez de la
gloire humaine après cela !
On peut donc résumer la ville de Rouen
par ces deux mots : une cathédrale qui tombe
et une statue de bronze qui va s’élevant toujours
comme aussi on peut dire que la ville
de Dieppe c’est un filet d’eau de mer qui suinte
sur un caillou. Dieppe est la plus triste des
villes et la plus pénible à voir ; c’est une
grande et misérable hôtellerie, sans l’imprévu,
sans les hasards, sans les heureux accidents
des hôtelleries ordinaires ; triste ville qui
vend son eau salée à de tristes baigneurs. On
peut la voir, celle-là, pendant la nuit, on peut
la voir pendant le jour : c’est toujours la même
ville, c’est toujours le même ennui. C’est une
de ces cités éternellement endormies dont je vous parlais tout à l’heure, et qui ne sortent
de leur profond sommeil qu’à certaines heures
de l’année, pour payer leur impôt, pour
gauler leurs pommes, pour faire leur provision
lamentable de bière et de cidre ; après quoi la
ville se recouche sur elle-même, et elle lèche
sa patte comme l’ours dans l’hiver. À peine
entré à Dieppe, on cherche la mer, et on est
tout étonné de trouver la mer tout au loin,
bien loin des maisons et des rues, qu’elle animerait
par son grand bruit et par ses grandes
couleurs. Au reste, en fait de mer, ne me parlez
pas des rivages qui ne servent qu’à baigner
quelques malades, et dont le flot indigne se
trouve arrêté, non par le noble grain de sable
de l’Écriture, mais par le cadavre à demi vivant
d’un homme ! C’est là une humiliation
que le Tout-Puissant n’aurait pas osé prédire
à la mer, cet enfant de sa colère. À peine arrivé
à Dieppe, l’étranger qui n’a rien de mieux à
faire se rend à la mer, et aussitôt, malade ou
bien portant, mince ou replet, sans que personne lui crie gare il se jette dans l’eau
salée. Je ne suis pas un grand docteur ; mais,
en toute conscience, je vous dis que ceci est
une grande imprudence. Il s’en faut de beaucoup
que ce grand flot tout imprégné de sels
soit un remède sans danger ; au contraire,
c’est là un bain si puissant et si énergique
que les plus grands accidents peuvent vous
saisir au sortir de cette eau trompeuse : le
vertige, les douleurs aiguës, de graves accidents
à l’intérieur, la peau qui brûle, les
nerfs qui vous battent par tout le corps, de
longues insomnies, ou un lourd sommeil plus
triste encore, tels sont les accidents qui attendent
l’imprudent qui s’abandonne sans
conseil au plaisir de surmonter et de défier les
vagues. Moi qui vous parle, j’ai éprouvé une
partie de ce malaise après cinq ou six bains
d’une heure à la lame. Il est vrai que d’abord
c’est un grand plaisir et une grande fête :
sentir le flot qui se brise à vos pieds en écumant ;
avancer pas à pas, et tout d’un coup se jeter dars une vague menaçante qui vous
prend au corps avec force, et qui, bientôt
domptée, vous balance doucement comme un
enfant. Vous allez, vous venez : vous êtes tantôt
dans le ciel, tantôt dans l’abîme ; l’eau est
tiède, l’air est frais ; vous oubliez l’heure qui
passe puis sorti du bain, vous retrouvez
dans vos membres une souplesse inaccoutumée.
Tout cela est bon et doux, mais prenez
garde aux suites de ce violent remède ! Vous
sortez de là tout imprégné de sel ; cette eau
violente a battu vos flancs avec fureur et force
votre corps à supporter ce poids immense : les
suites en seront cruelles. Il me semble qu’en
ceci le baigneur est trop livré à lui-même ;
qu’il devrait être obligé, avant de s’abandonner
à cet élément si nouveau pour lui, de
prendre le conseil et au besoin les ordres du
médecin des bains de mer, d’autant plus que
ce médecin est un homme d’un grand mérite,
simple, éclairé, indulgent, qui mieux que
personne a étudié les violents effets du violent remède qu’il administre. Malheureusement
cet homme, qui devrait être tout-puissant en
ces lieux, n’a qu’une action très-indirecte sur
les baigneurs ; il n’a que l’autorité que lui
donnent ses lumières et son expérience, et
par conséquent il a fort peu de crédit. Encore
une fois, un médecin des eaux salées ou non
salées devrait être le maître souverain des
eaux qu’il administre. La chose est d’autant
plus importante que la plupart des grands
médecins de Paris sont passablement ignorants
sur ces matières ; témoin un grand docteur, D.
M. P., qui envoyait cette année une de ses malades
aux bains de mer avec cette consultation
innocente : « Mme *** prendra pour commencer un bain d’une heure ; elle pourra,
après les premiers jours, prolonger son bain jusqu’à deux. » Or la dame en question était
une pauvre jeune femme frêle et maladive,
incapable de supporter la moindre secousse ;
un bain d’un quart d’heure l’aurait infailliblement
laissée sur la place. M. le docteur Gaudet, à qui la jeune malade eut la prudence
de montrer cette étrange ordonnance, lui
prescrivit, pour commencer, une aspersion de
deux minutes, pour arriver à un bain de quatre
à cinq minutes à la fin de la saison.
Comme vous voyez, il y avait bien loin de
cette ordonnance aux deux heures d’eau salée
si imprudemment conseillées par le médecin
de Paris.
Il me semble que tout ceci est tant soit peu
médical. Eh ! pourquoi pas, je vous prie ? Un
bon conseil, d’un homme qui a été imprudent,
fait souvent plus d’effet que l’avertissement
d’un célèbre faiseur de théories. Hélas !
ce grand chirurgien qui n’est plus, cet homme
qui était le repos et la consolation de tant de
familles, cette providence visible qui veillait
toute la nuit et toutes les nuits pendant que
nous dormions, Dupuytren, mort si tôt et si
vite, lui aussi il a de beaucoup avancé le
terme de sa vie, cette vie si utile à tous, en prenant imprudemment des bains de mer à
Tréport.
Dieppe, comme vous le savez, était un des
caprices favoris de Mme la duchesse de Berri
à ses beaux jours de puissance et de caprices :
elle a fondé les bains de Dieppe en même
temps qu’elle a fondé le Gymnase ; sa bienveillante
protection a encouragé en même
temps M. Scribe et ce petit coin de mer. C’était
une de ces femmes volontaires, enfants
gâtés de la royauté et de la fortune, qui ne
doutent de rien jusqu’au jour fatal et imprévu
où tout s’en va à tire-d’aile royauté, fortune,
puissance, plaisirs, flatteurs… Trop heureuse
encore la misère royale qui ne perd que
cela !
Mais il est arrivé à Dieppe ce qui arrive à
toutes les fondations royales, ce qui est arrivé
en grand au château de Versailles, par exemple
quand la toute-puissante main qui avait
créé ces merveilles se retira glacée par la
mort, adieu toutes ces merveilles ! L’histoire des bains de Dieppe est en petit l’histoire du
Versailles de Louis XIV : cette plage, bâtie
tout exprès pour la duchesse, est à peu près
déserte ; cette vaste salle de bal disposée pour
elle, où elle venait danser comme une mortelle,
et qui n’était pas assez grande pour contenir
la foule de tous ses courtisans jeunes et
bien portants, est à peine à moitié remplie par
quelques malades froids et silencieux ; plus
de fêtes, plus de joie, plus de promenades en
mer, plus de brillants carrousels, plus d’écho
qui répète les folles paroles, plus rien de cette
jeunesse dorée qui se promenait sur le rivage,
hier encore si insolente, si heureuse, et maîtresse
de l’avenir ! Autrefois cette riche galerie
qui tombe sous le vent de l’adversité
était ouverte à tous les baigneurs gratuitement, et elle faisait fortune ; aujourd’hui on
paie pour y entrer, et la galerie est ruinée.
Mais je n’ai pas besoin de m’arrêter davantage
à vous décrire cette mesquine désolation : ne
vous êtes-vous pas promené plus d’une fois dans les allées silencieuses du petit Trianon ?
Et puis, ce qui attriste tous ces lieux que
baigne la mer, ce qui fatigue dans toutes ces
montagnes d’où jaillit l’eau chaude ou l’eau
gazeuse, c’est une race à part de voyageurs
anglais, qui sont bien les plus tristes hommes
de ce monde, les plus ennuyeux et les plus
ennuyés à la fois ; race nomade et tristement
vagabonde, qui n’a point de patrie et qui
colporte son opulente misère de Florence à
Paris, de Paris à Pétersbourg, des eaux salées
aux eaux sulfureuses ; pâles Anglais qui vont
partout, qui se reposent partout, qui mangent,
qui s’ennuient et qui dorment partout,
excepté en Angleterre. Vous ne sauriez croire,
mon ami, combien cette nouvelle race de Bohémiens
civilisés est d’un effet désagréable
dans tous les lieux où on les rencontre. Parlez-moi
d’un Anglais en Angleterre ! Un Anglais
à Londres est un être intelligent, actif,
occupé, laborieux, tout entier aux affaires présentes, en proie à toutes les nobles passions,
généreux, riche, opulent, presque spirituel ;
mais un Anglais en France, un Anglais
aux bains de mer, oh ! la triste, la sotte
et lamentable figure ! Ils arrivent chez nous
dans leurs plus vieux habits, sous leurs plus
vieux chapeaux et avec leur physionomie la
plus dédaigneuse. À les voir attelés l’un à
l’autre, et suivis pour la plupart de pauvres
servantes qu’ils font griller au soleil sur le
siège de derrière de leurs voitures, quand ils
ont des voitures, on dirait un troupeau de
moutons mal lavés et mal peignés. À peine
arrivés dans une ville, ils s’en emparent, ils
en sont les maîtres ; la ville est à eux, il n’y
a plus de place pour personne ; ils parlent
tout haut dans leur jargon barbare, ils disputent
tout haut, ils prennent le haut du pavé
sur tout le monde comme s’ils étaient à Londres
sur le pont de Waterloo ; on dirait qu’une
troisième invasion les a vomis dans nos murs,
tant ils sont orgueilleux et superbes. Et je vous avoue qu’en ceci ces messieurs sont logiques
ils ont vu tellement se prosterner vers
eux les ignobles avidités de nos aubergistes,
postillons et marchands de toute espèce, qu’ils
se sont figuré et qu’ils se figurent encore que
la France ne vit que par eux et pour eux.
Ainsi, à Dieppe même, quels hôtels, ou plutôt quelles hôtelleries rencontrez-vous en débarquant ? des hôtelleries à l’enseigne de l’Angleterre :
Hôtel d’Angleterre, — hôtel du Roi d’Angleterre, — hôtel de Londres, — hôtel d’Albion, — hôtel du Régent, — hôtel de Windsor.
Je vous dis que la ville est à eux ! Et pourtant
Dieu sait si la ville n’est pas pour le moins
aussi redevable de sa prospérité aux pauvres
Français, qui ne sont que des Français, qu’à
tous ces milords équivoques auxquels elle
fait de si aimables avances ! Quoi qu’il en soit,
l’honnête voyageur qui sait vivre laisse les
Anglais aller par troupes, traînant à leur suite
leurs grandes femmes plates, longues, sèches
et jaunes, et leurs petits enfants de vingt à vingt-cinq ans qui s’en vont, un cerceau à la
main, les cheveux épars comme nos jolis petits
garçons ou nos jolies petites filles de six
ans dans le jardin des Tuileries. Voilà donc
en partie les plus aimables habitants de la
ville, les Anglais ; car, pour les véritables habitants
de Dieppe, on ne sait pas dans quels
trous ils se cachent ; dans les murs de la ville
de Dieppe un citoyen de Dieppe est une rare
curiosité. En effet, aussitôt que la saison des
bains est arrivée, chaque propriétaire dieppois
met un écriteau anglais à sa porte annonçant à tout passant, en anglais, que ladite
maison est à louer. C’est une règle
générale à Dieppe, cette ville vénale, pour
quiconque possède une table, un fauteuil, un
lit passable, une chambre honnête, de tout
céder au premier venu, pourvu qu’il soit
Anglais et qu’il ait un peu d’argent. À ces
conditions, lit, table, fauteuil, tout y passe ;
chaque recoin de cette honorable maison est
ainsi mis à l’encan par son propriétaire ; et quand la maison est pleine d’Anglais le propriétaire
s’éclipse on ne sait où, divinité présente,
il est vrai, mais invisible, qui voit tout
et qu’on ne voit pas, qui comprend l’anglais
pour le moins aussi bien que le français, et
qui ne parle ni l’une ni l’autre langue. Seulement,
lorsque le froid a chassé le dernier Anglais
de cette ville à l’encan, les propriétaires
de ces maisons louées se hasardent à rentrer
dans leur lit, dans leur chambre et dans leur
fauteuil. Ainsi donc pour l’étranger, je veux
dire pour le Français qui est à Dieppe, il ne
faut pas compter sur cette population d’hiver.
Mais aussi quel bonheur quand, au milieu
de ce désert habité, vous rencontrez un
homme de votre vie de chaque jour, une belle
et aimable Française de Paris, un petit coin de
voile blanc ou de joue toute rose ! et comme
vous lui savez gré de ce bel air natal qui lui
va si bien dans ce pays ennemi ! Alors vous
comprenez qu’il y a des gens sur nos grands
chemins de France qui ne sont pas des vagabonds d’Angleterre ; alors vous êtes sur le
point de chanter comme Tancrède : Ô patria !
Voilà ce qui fait qu’à Dieppe on a vite fait
amitié de France à France, de main blanche
à main blanche. Sur la mer, dans la mer,
partout les Français se recherchent et s’appellent,
se liant, se reconnaissant, s’admirant
les uns les autres ; jamais on n’a tant
aimé ses semblables ! jamais on ne s’est senti
si heureux de se voir et de se revoir ! C’est
ainsi qu’on élève autel contre autel, c’est
ainsi qu’on se renforce contre l’Anglais les
uns les autres, et qu’on répond à ses cris aigus
par des sourires, à sa joie si triste par une
franche gaieté, à son appétit farouche de table
d’hôte par quelques repas élégants et choisis
au parc aux huîtres, à son amour pour la
bière ou pour le cidre à dépotoyer par quelques
joyeux verres de vin de Champagne, ce
vin français qui reconnaît au premier bond
un Français de France, et qui le remercie en
frémissant de plaisir de lui épargner la douleur de passer le détroit. Voilà comment, à
Dieppe, nous autres Français nous avons
élevé autel contre autel, France contre Angleterre,
gaieté et bonne humeur contre ennui
et tristesse, le vin de Champagne contre le cidre…
Et vive la joie ! Tout l’avantage a été
pour nous.
Or voici ce qui se passait un soir sur la
jetée par un beau, soleil couchant qui enveloppait
la mer d’un voile d’or et d’azur.
Un homme se promenait en silence, la tête
nue et dans l’attitude du recueillement. Chacun s’écartait devant lui par intérêt et par
respect ; tout le monde avait les yeux fixés sur
le noble étranger, et personne ne paraissait
le regarder. C’était la plus belle tête qui se
puisse voir en ce monde depuis que lord
Byron n’existe plus. Son grand œil noir, plein
de feu, parcourait la vaste étendue de la mer ;
ses cheveux, bouclés et blanchissants, voltigeaient
autour de sa tête ; c’était le plus
grand génie de la France, c’était M. de Châteaubriand ! Les marins du port regardaient
le grand poëte avec autant d’émotion que
lui-même il regardait la mer ; bien plus, les
Anglais eux-mêmes, à l’aspect du poëte de la
France, avaient l’air ému et attendri.
Voilà ce que c’est que la gloire ! Imposer
silence même à la mer ! rendre attentif même
le rude matelot qui ne sait pas lire, et qui
pourtant sait votre nom ! remplir par sa seule
présence tous les yeux de larmes et tous les
cœurs d’émotion ! Croyez-vous que ce ne soit
pas là la gloire ?
Eh bien ! non ce n’est pas là encore la gloire.
La gloire c’est de pouvoir se dire comme M. de
Châteaubriand : À l’heure qu’il est je donne
au monde, par mes livres, les plus grandes et
les plus salutaires leçons de la philosophie
et de la morale ; à l’heure qu’il est je fais la
joie et le bonheur du foyer domestique : les
jeunes gens et les vieillards s’inclinent devant
moi comme devant leur maître ; le tout petit
enfant lui-même apprend à épeler le nom de Dieu dans mes œuvres ; à l’heure qu’il est le
monde entier me rend à moi-même cette justice
que je n’ai eu toute ma vie que des paroles
d’amour, de charité, d’espérance ; à
l’heure qu’il est je puis mourir, parce que
j’ai été fidèle ; et je mourrai béni, pleuré,
honoré, utile. Voilà ce que c’est que la gloire !
Et quand M. de Châteaubriand fut parti de
Dieppe, car il partit le lendemain de mon arrivée,
chaque baigneur voulait avoir été le
baigneur de M. de Châteaubriand. Or M. de
Châteaubriand ne s’était pas baigné.
Or il n’y a qu’un seul baigneur à Dieppe qui
s’intitule le baigneur de Mme la duchesse de
Berri.
Vous sentez bien que M. de Châteaubriand
n’était pas seul à Dieppe. Quand M. de
Châteaubriand est quelque part, tenez-vous
pour assuré que ses amis ne sont pas loin.
Mme Récamier l’avait suivi, et par conséquent
M. Ballanche. Singulière trinité, celle-là :
poésie, amitié, philosophie ! l’éclair et le nuage qui paraissent sur le même fond. La
vie de Mme Récamier est en vérité une vie heureuse
et sage : parmi tous nos orages elle a
sauvé du naufrage la conversation et l’amitié ;
elle a sauvé l’esprit intime, le plus difficile et le plus rare de tous les genres d’esprit, cet esprit
qui n’est pas un esprit de livres, ni de revues,
ni de prose, ni de vers. Autour de Mme Récamier, et comme dans un calme et inabordable
sanctuaire, se sont réfugiés les loisirs poétiques
de quelques hommes d’élite fatigués des adorations
de la foule. Quel bonheur pour Mme Récamier
d’avoir ainsi tendu sa petite main à
M. de Châteaubriand toutes les fois que M. de
Châteaubriand a été surpris par l’orage ! Mais
aussi quel inestimable bonheur pour M. de
Châteaubriand d’avoir ainsi trouvé une amie
dévouée, attentive, patiente, résignée, toujours
prête, jamais abattue, jamais découragée,
même par les malheurs de ses amis, qui
sont les siens ; jamais orgueilleuse de leurs
succès, qui sont les siens ! Et, comme toute belle action a sa récompense dans ce monde
et dans l’autre, le nom de Mme Récamier est
attaché à jamais au nom de M. de Châteaubriand, c’est-à-dire tout simplement que ce
nom-là est immortel.
Quand une femme naturellement élégante
arrive quelque part, fût-ce dans la plus mauvaise
hôtellerie de Dieppe, sa première pensée
c’est de parer de son mieux le taudis
qu’elle doit habiter, ne serait-ce que vingt-quatre
heures. Aussitôt toute cette chambre
d’hôtellerie, naguère si triste et si misérable,
se pare à peu de frais et comme par enchantement.
Le propriétaire lui-même aurait peine
à la reconnaître, tant sa chambre est propre,
luisante, odorante, habitée. Ce qu’une femme
du monde fait pour sa chambre d’auberge
Mme Récamier le fait à coup sûr pour son salon
d’auberge : à peine arrivée quelque part, elle
installe sa conversation spirituelle, sa causerie
amicale, ses révélations littéraires ; on dirait
que rien n’est changé pour elle, et qu’elle a transporté de si loin son salon de l’Abbaye-aux-Bois.
M. Ballanche est posé dans son coin
habituel comme un de ces vieux meubles si
chéris dont on ne saurait se passer ; M. de
Châteaubriand retrouve sa place accoutumée,
la plus belle et la plus honorable ; Mme Récamier
s’arrange de son mieux sur ce dur sopha
de velours d’Utrecht, et elle se trouve aussi à
l’aise que si elle était encore à demi couchée
sur sa bergère, protégée par la Corinne de Gérard.
En même temps accourent dans ce temple
improvisé l’esprit, l’imagination, la grâce
et le goût, quelle que soit leur patrie. C’en
est fait, ils ont dressé leurs trois tentes, Moïse,
Élie, et l’autre ; et voilà leur fête de chaque jour qui recommence, même à Dieppe ! Pendant que
les Anglais bourdonnent autour du sanctuaire,
le sanctuaire s’éclaire au dedans ; le livre est précieusement
tiré de sa cassette, moins riche et
non moins précieuse que celle qui contenait les
œuvres d’Homère ; la lecture des Mémoires de M. de Châteaubriand recommence ; grande et sainte lecture, sortie tout armée des souvenirs
du poëte ! À mesure qu’une page nouvelle est
ajoutée à cette histoire, qui sera la plus grande
histoire de notre siècle, la page nouvelle est
livrée à ces âmes d’élite, qui arrivent là des
premières par le saint privilège de l’amitié et
du dévouement. Ainsi, à Dieppe même, la lecture
des Mémoires de M. Châteaubriand a
suivi son cours. C’est là une touchante manière
de rester de grands seigneurs, n’est-ce
pas ? c’est là un immense privilège que cette
société à part a su se faire et se conserver
dans cette ruine complète de tous les privilèges !
Or, depuis les premières lectures qu’il a
faites de ses Mémoires, savez-vous que M. de
Chateaubriand en est déjà arrivé à l’histoire
des cent jours ? Le voilà à présent qui se mesure
avec Bonaparte corps à corps ; le voilà
qui reste le juge ébloui de ce juge terrible qui
a si mal compris Châteaubriand. Solennelle
époque de revers et de victoires, de défaites sanglantes
et de retours imprévus ! comme dit Bossuet. Alors toute l’Europe est en mouvement
pour venir voir enfin quel est le secret impénétrable
qui rendait la France invincible ;
alors tous les principes si longtemps débattus,
et que l’Empereur avait mis de côté comme
un empêchement à sa marche, reviennent en
lumière, et la première voix qui s’élève pour
les proclamer c’est la voix de M. de Châteaubriand.
Que cette voix fut puissante alors ! et
que la France fut émue et attentive quand
elle entendit l’auteur des Martyrs lui parler
pour la première fois des Bourbons et de la
Charte, de la vieille famille de saint Louis
et en même temps de la liberté, cette jeune
conquête ! Ce fut alors qu’on vit bien des deux
parts ce que peut un seul homme dans la destinée
des empires : d’un côté Bonaparte tout
seul, revenant de l’exil aussi prompt que l’aigle
qui vole de tour en tour jusqu’au sommet
de Notre-Dame ; d’un autre côté M. de Châteaubriand
tout seul, annonçant et expliquant
aux peuples la maison de Bourbon qui va revenir. Mais comment se faire une idée d’une
pareille histoire écrite par un pareil historien,
même quand on a lu ces belles pages
des Martyrs qui se terminent par ces mots solennels :
Les dieux s’en vont !
Il y avait encore sur le rivage de la mer,
ou dans la mer, plusieurs de nos contemporains
qui se sont fait un nom dans les lettres
ou dans les arts : M. Ampère, le fils de ce savant
M. Ampère qui est plus savant que n’était
M. Cuvier, c’est-à-dire qui est trop savant,
M. Jules Ampère, un des fervents adorateurs
de M. de Châteaubriand et de son génie ;
il y avait encore ce jeune homme que
tout Paris a reconnu être un orateur, M. l’abbé
Lacordaire. Rien qu’à le voir se jeter hardiment
dans la mer, vous reconnaissez tout de
suite le disciple hardi et passionné de M. de Lamennais,
bien que depuis longtemps M. l’abbé
Lacordaire se soit persuadé qu’il avait abandonné
son maître. Qu’on y fasse bien attention :
avant peu, et surtout si la loi contre la presse est adoptée, toute la liberté de la parole
et de la pensée va appartenir de plein
droit à trois ou quatre de ces jeunes orateurs
chrétiens qui, du haut de la chaire évangélique,
parlent aux peuples avec tant de liberté et d’énergie.
Il est bien difficile en effet que la censure,
cette honte des nations constitutionnelles,
puisse atteindre un homme ainsi placé au
milieu d’une cathédrale, et parlant à haute voix
à des milliers de personnes assemblées. Depuis
surtout que la jeune Église, marchant malgré
elle, et peut-être sans le savoir, sur les traces
de M. de Lamennais, a fait, rentrer l’Évangile
dans les doctrines républicaines, cette parole
chrétienne a dû prendre un grand ascendant
sur l’esprit des peuples. M. l’abbé Lacordaire
est sans contredit le premier de ces jeunes
orateurs modernes dont la parole, suivant la
belle expression de Saurin, doit produire sur
les âmes l’effet de torches ardentes jetées sur des gerbes de blé.
Ajoutez qu’il y a dans ces
jeunes éloquences tous les genres de courage, tous les genres de dévouement à leur cause,
toutes les convictions profondes, et que s’il
est quelqu’un en France encore prêt à mourir
pour sa cause, prêt à tout supporter pour la
défense de la vérité qu’il enseigne, s’il est un
martyr tout prêt aujourd’hui, c’est ce chétif
petit abbé que vous voyez là dans la mer, si
grêle, si fatigué, si usé par le travail si bon,
si timide, si naïf et si doux.
Il ne faut pas que j’oublie un homme d’un
grand esprit et d’un grand sens qui parlait
fort bien de Platon et de chiens de chasse ;
railleur en dedans, et cependant bon homme,
dont il eût été bien difficile de dire le nom et
la profession, car il savait mille choses opposées :
c’est l’élève chéri de M. Laromiguière,
M. Valette, professeur de philosophie à la Sorbonne,
dont je n’ai su le nom que plus tard.
Enfin, la veille de mon départ, j’aperçus
sur le rivage un homme qui regardait la mer
en grelottant. Il avait l’attitude du plus malheureux
homme de ce monde, et son visage faisait peine à voir. Il avait l’air de se dire en
regardant la mer : — Il faut donc que je me
précipite dans cet abîme si froid et si salé !
Or cet homme malheureux, cet infortuné si
digne de pitié, c’était l’auteur de Robert-le-Diable,
c’était Meyerbeer en personne, qui
s’était échappé des mains de M. Véron et de
M. Duponchel pour venir prendre en tremblant
quelques bains de mer ; étrange soulagement
à la plus inquiétante, à la plus grave,
à la plus triste des maladies, — la maladie
qu’on n’a pas.
Vous voyez, mon ami, que malgré tous ses
Anglais, Dieppe était habité noblement ; sans
compter qu’il y avait là aussi plusieurs de ces
femmes de tant d’esprit et de tant de cœur
que nous reconnaissons, nous autres, et tacitement,
pour les Mécènes de la littérature moderne
car, il faut bien le dire, si notre monde
littéraire vit encore, il ne vit plus guère que
par les femmes. Grâces à Dieu, elles ont été
élevées avec tant de soin qu’aujourd’hui ce sont des juges très-compétents dans toutes
les matières littéraires. Aujourd’hui que tout
homme vient au monde pour être essentiellement
quelque chose de politique ou de financier, ce sont les femmes qui s’occupent, à la
place des hommes, des belles-lettres et des
beaux-arts. Les femmes lisent et jugent les
livres, les femmes font et défont les renommées,
les femmes défendent les lettres contre
les hommes qui les attaquent. Le roi du monde
littéraire aujourd’hui, c’est une femme. Si
vous voyez Frédéric Soulié avant moi, car lui
aussi je le crois quelque part dans la mer,
dites-lui que j’ai vu sur le rivage de Dieppe,
dans une riche chaise à porteur du temps de
Louis XIV, une grande dame, qui porte un
beau nom historique de ce temps-là, lire en
pleurant le dernier ouvrage de l’auteur du
Vicomte de Béziers, le Conseiller d’état. Je vous
assure qu’en lisant cette touchante histoire
si remplie de passion, d’intérêt et de charmants
détails, la belle lectrice avait les yeux bien humides et le cœur bien ému ; et certes
il y a de la gloire à la faire pleurer celle-là,
car elle est bien souffrante et bien triste et
bien habituée à toutes les émotions douloureuses.
Mais, vous-même, avez-vous lu le Conseiller
d’état ?
Voilà pour le personnel des bains de mer.
Il faut y joindre encore le docteur Gaudet,
dont je vous ai déjà parlé, qui est bien le meilleur
des jeunes médecins ; et aussi plusieurs
jeunes gens qu’avait amenés là la fantaisie,
cette reine des grands et des artistes : M. Flers,
l’excellent paysagiste ; le jeune, patient et grand
coloriste Cabat, qui bientôt n’aura pas d’égal,
et ce musicien norwégien que vous avez entendu
à l’Opéra, qui s’appelle Olcc B. Bull.
C’est un merveilleux artiste. Il a trouvé encore
une nouvelle manière de jouer du violon
après tant de grands maîtres ; son violon est
tout un orchestre : il chante, il pleure, il a le
délire, il est gai jusqu’à la folie, il est triste
jusqu’à la mort. Ce Norwégien, qui a vingt-cinq ans, a donné un concert où pas un Anglais
n’est venu. Nous l’avons donc écouté en famille,
et des applaudissements sincères et
mérités l’ont consolé de l’abandon des baigneurs,
et de l’accompagnement plus que
barbare de la société philharmonique de l’endroit.
Que vous dirai-je des environs de la ville
que vous ne sachiez mieux que moi ? Quels
beaux paysages ! quelles vallées profondes !
quel doux ciel bleu et serein ! Je suis allé à
Warengeville et j’ai admiré ces admirables
petits sentiers normands si étroits et si couverts.
Nous cherchions le manoir d’Ango, et
tout à coup nous sommes tombés devant une
charmante petite maison en pierres de taille
qui est évidemment une maison de la renaissance.
Il est impossible de se figurer le calme
et la paix de cet enclos. La maison est gracieusement
posée au milieu d’un bouquet de
gros arbres ; le petit jardin qui l’entoure était
rempli de fleurs, fleurs naissantes et fleurs qui tombent, car la main qui les avait plantées
avait oublié de les cueillir. Toute la maison
avait un air de simplicité et d’élégance
qui faisait plaisir à voir, et chacun des nouveaux
venus de s’extasier devant le manoir
d’Ango ! Vous pensez ce que disaient à ce
sujet les uns et les autres. Il n’y avait pas
une de ces petites fenêtres où l’on ne crût
voir apparaître le roi François Ier en personne.
Ceux qui la savaient, et même ceux qui ne la
savaient pas, racontaient à l’envi l’histoire de
ce marchand qui, au 16e siècle, joua à peu
près le rôle politique de M. Laffitte, et qui,
après avoir été comme lui au pouvoir, finit
par vendre comme lui sa maison et ses meubles
à l’encan. Je ne sais pas combien de temps
ces dissertations auraient duré ; malheureusement
une vieille servante sortit de la maison,
suivie d’un chien aussi vieux qu’elle. L’un et
l’autre furent bien étonnés de nous voir examiner
avec tant d’attention cette maison dans
laquelle ils sont nés l’un et l’autre. Cependant le chien n’aboya pas, et la bonne femme nous
apprit, sans se moquer de nous, que ce n’était
pas ici le manoir d’Ango, que c’était la maison
d’une pauvre veuve, dont la fille unique
était morte à dix-sept ans, il y avait, un an à
peine ; que la maison ne contenait rien de curieux :
en effet, quoi de plus commun qu’une
mère qui pleure son enfant ? et qu’enfin le
manoir d’Ango était là-bas, derrière ces grands
arbres, « en suivant ce sentier que vous voyez,
messieurs, et tout droit devant vous. »
Vous vous souvenez que notre ami Roger
de Beauvoir, qui dessine comme il écrit, toujours
en riant de ce rire sans méchanceté et
sans envie qui lui va si bien, m’avait rapporté
du manoir d’Ango un très-flamboyant dessin,
où il avait fait de ce manoir la ruine la plus
magnifique et la mieux conservée. Rien n’y
manquait, ni les festons, ni les astragales, ni
les écussons sur la pierre. Après cela fiez-vous
aux dessins de vos amis ! il n’y a plus de ce
vieux château ruiné que six fenêtres, qu’on dirait taillées dans la pierre, et qui seraient
d’un assez grand effet autre part ; l’escalier
tournant, s’il pouvait être emporté à Paris,
ferait le plus superbe des escaliers dérobés ;
quant à la grande salle, qui fut probablement
la salle du festin, elle était remplie du plus
magnifique blé doré et de la meilleure avoine
qui se puisse manger ; je ne sais pas si de votre
temps les deux cheminées de cette salle
étaient brisées comme elles le sont aujourd’hui,
mais aujourd’hui il est impossible d’en
rien voir ; en un mot, il n’y a de beau au manoir
de Warengeville que les riches setiers
de blé et d’avoine. Je n’en ferai pas moins encadrer
avec le plus grand soin le très-exact
dessin de Roger de Beauvoir.
Quant à la complainte que vous aviez faite
sur les anciens propriétaires de ce château,
et que vous aviez écrite avec un crayon sur
le mur, préparez votre âme ! Je dois vous avouer
que je l’ai trouvée complétement effacée par
l’ignoble charbon de quelque petit descendant d’Ango qui garde les vaches. Un chef-d’œuvre
comme cette chanson être effacé, à peine inscrit
sur les murailles ! Ô vanité des chefs d’œuvre
des hommes ! Ce qui doit vous consoler
quelque peu, mon cher poëte, c’est la
vue même de ce château, où fut reçu le plus
brillant roi de l’Europe, et dans lequel le
dernier gendarme ne voudrait pas coucher.
Votre chanson aussi a passé, il est vrai, mais
le manoir d’Ango est en ruines. Que ces deux
grands débris se consolent entre eux, d’autant
plus que, s’il y a encore six fenêtres du vieux
manoir, il y a encore trois vers de votre chanson
sur les murs. En effet, on y lit encore
très-clairement le refrain :
Et qui tut fait : oh ! oh ! Comte d’Ango !
Et à propos de ces ruines, qui ne sont même
plus des ruines et qui ressemblent si fort à
ce quelque chose qui n’a plus de nom dans
aucune langue, dont parle Tertullien ; à propos de ce manoir, qui est aujourd’hui une
opulente ferme de la Normandie, rien de plus,
mais aussi rien de moins, ne serait-il pas
temps, je vous prie, de bien définir une fois
pour toutes ce qu’on entend par ce mot si
solennel, devenu si trivial aujourd’hui, les ruines ? Un morceau de pierre échappé à la
destruction, une fenêtre en ogive, un pignon
du vieux bon temps peuvent-ils, de bonne
foi, constituer ce qu’on appelle une ruine ?
En ce cas, comment donc appellerez-vous la
plus grande partie des cathédrales et des vieux
châteaux de la France ? comment appellerez-vous
le château de Mesnières, dont les vieilles
dalles conservent encore l’empreinte du pied
de fer de Henri IV et du petit pied de Gabrielle ?
Il est temps enfin, puisque les ruines
sont à la mode, qu’on définisse ce que c’est
qu’une ruine. Cette idée-là m’est venue en
voyant à Warengeville, sur la figure rusée
d’un paysan normand, un sourire goguenard
qui était passablement humiliant pour nous. — Venez voir, nous dit cet homme, ce qu’il
y a de plus curieux à voir ici. — Et du même
pas il nous montra une machine à battre le
blé qui fait l’ouvrage de vingt hommes, et
qui sépare le grain de la paille sans briser
la paille. Ce paysan normand avait raison :
cette machine à battre le blé est en effet ce
qu’il y a de plus curieux à voir dans le manoir
d’Ango, puisque aussi bien c’est une
ferme, et non plus le manoir d’Ango.
Appellerez-vous aussi une ruine le château
d’Arques ? peut-on donner le nom de ruine
à un énorme monceau de pierres sans forme,
qu’on dirait amoncelées en ce lieu par un
vent d’orage ? Bien certainement on ne peut
pas dire que ce soient là des ruines : un amas
de pierres ne constitue pas une ruine, pas
plus qu’un corps rongé par les vers ne constitue
un cadavre. Mais la belle vallée que
cette vallée d’Arques ! mais quel bonheur de
naviguer sur ce joli petit ruisseau d’eau douce,
mollement poussé par le vent qui enfle votre voile (je devrais dire vos voiles, pour faire une
figure de rhétorique) ! comme peu à peu l’horizon
s’agrandit devant vous ! Enfin, s’il n’y a
pas de ruines dans ces plaines, il y a quelque
chose qui vaut mieux que des ruines, et qui
ne tombe pas sous le souffle du temps il y a
des souvenirs, il y a les souvenirs de Henri IV,
il y a son panache blanc qui flotte encore au-dessus
des murs renversés, il y a sa lettre à
Crillon, qui est écrite partout en ces lieux
bien plus solidement que la plus belle chanson
du monde sur les murailles des manoirs.
Cette vallée d’Arques est un des plus beaux
lieux de ce monde : le château, ou plutôt ce
qui fut le château, domine toute la vallée, et
de ce lieu la vue est vraiment merveilleuse.
Ce qui gâte un peu ce beau spectacle c’est le
grossier gardien de ces ruines : à peine êtes-vous
entré que le gardien referme sur vous
la porte à triple verrou ; vous êtes son prisonnier
jusqu’à ce que vous ayez payé le prix
d’entrée, un franc par personne, comme au Diorama. Mais la vallée d’Arques est un diorama
qui appartient à tout le monde, et le
monsieur qui a acheté ce monceau de pierres,
et qui rappelle monsieur Larchevêque, devait
bien ne pas prendre par surprise le voyageur,
et mettre un écriteau à la porte de son
spectacle annonçant le prix d’entrée. On n’entrerait
pas, et l’on verrait la vallée d’Arques
tout aussi bien.
Qui l’eût dit à Henri IV, que ce même
château d’Arques dont la prise le rendait si
heureux et si fier, ce château où il a couché
le lendemain de sa victoire, entouré de cette
petite armée de bons compagnons qui, les
jours de bataille, le serrait à l’étouffer ; qui
lui eût dit qu’un jour le château d’Arques
serait vendu cent écus à M. Larchevêque, et
que M. Larchevêque le montrerait aux étrangers
pour de l’argent !
Pourquoi pas ? on avait bien mis en vente,
il y a trois ans, au prix de six cents livres, la Quiquengrogne le berceau de la maison de
Bourbon !
Tout au rebours de cette informe citadelle,
l’église d’Arques est un monument bien entretenu
et bien conservé ; ces pierres ont été
respectées et protégées contre les injures du
temps et des révolutions ; on voit que c’est
une église où l’on prie encore. La prière c’est
la vie de l’église. Sur un des vieux bancs sculptés
qui sont placés dans le chœur j’ai trouvé
un gros livre d’Heures, et dans ce gros livre
d’Heures savez-vous ce qui était renfermé ?
plusieurs pages détachées de l’Énéide de Virgile ! Innocente et poétique distraction de quelque
honnête catholique romain, qui a trouvé
ainsi le moyen de rendre moins longues les
heures de l’office ; singulière capitulation de
conscience de quelque bon vieillard, qui veut
bien venir prier à l’église, mais à condition
qu’il pourra avoir, même à l’église, ses distractions
poétiques. Peut-être quelques esprits
sévères trouveront-ils que le quatrième livre de l’Énéide est peu à sa place entre le Dies iræ
et le Stabat mater ; mais cependant, avouez
qu’on aimerait à avoir pour ami et pour voisin un homme qui, dans un vallon retiré de
la Normandie, sait réunir ainsi la sainte prière
et la poésie profane, Virgile au roi David ; un
homme qui sait retrouver le mouvement et
le rhythme de l’alexandrin même au milieu
du plain-chant des grandes fêtes. Le croiriez-vous ? ces vers de Virgile, trouvés à l’improviste dans
une église de village au milieu d’un
livre d’église, donnent à cette église un intérêt
de plus.
Quand donc, à Dieppe, on a vu tout ce
qu’il faut voir, la mer, les églises, les vallées,
les charmants petits sentiers à travers les
fermes, le phare à Warengeville, la maison
d’Ango, et l’ancienne conquête de Henri-le-Grand,
qui est aujourd’hui la propriété de
M. Larchevêque, quand on a pris assez de bains
de mer pour se rendre très-malade, on s’en va
sans trop de regrets et d’ennuis. On prend alors tout naturellement la route du château
d’Eu, qui est un beau sentier à travers de riches
campagnes. Après quelques heures de
marche on arrive enfin dans cette ville presque
féodale, tant elle appartient corps et âme
aux propriétaires du château d’Eu. Le château
d’Eu ! Neuf grands siècles sont représentés
dans ces murs, hors de ces murs, à travers
ce grand parc dont les sombres allées aboutissent
à l’un des plus beaux points de vue
qui soient en ce monde. Vous marchez longtemps
dans une forêt de grands arbres géants
dignes de la forêt de Fontainebleau ; vous foulez
aux pieds un gazon printanier aussi doux
que la mousse. Tout à coup vous voyez la mer
qui se mêle aux transparentes vapeurs du ciel ;
à votre gauche s’élèvent de hautes montagnes :
au pied de ces montagnes chargées d’arbres
une ville est bâtie ; auprès de la ville un port
est ouvert. La lumière éclate de toutes parts ;
elle remplit tout le paysage de ses éclats soudains ;
puis à gauche en descendant, vous entrez dans un jardin anglais qui a poussé là
on ne sait comment. Alors ait grand bruit et
au grand éclat de la mer succèdent l’ombre
des arbustes et le murmure des frais ruisseaux.
Vous décrirai-je ensuite cette maison
de briques ? Autant vaudrait décrire le Musée
du Louvre : du haut en bas de ce château, sur
chaque porte, sur chaque muraille, dans les
escaliers, sur les plafonds, à vos pieds, sur vos
têtes, autour de vous, vous voyez des figures et
des personnages historiques ; tous les âges, tous
les temps, tous les malheurs, toutes les gloires,
tous les revers sont représentés dans ces murailles
et sur ces murailles. Rappelez-vous que
ce château d’Eu a été fondé au commencement
du 11e siècle, et que depuis ce temps il a toujours passé de mains en mains à de hauts
barons, à d’heureux soldats, à d’illustres princesses,
et que tout ce monde, emporté par la
mort, barons, soldats, princesses, rois et reines,
a laissé là son visage et son portrait en
souvenir de son passage sur cette terre et de ses grandeurs évanouies. Jamais, que je sache,
on n’a porté plus loin le respect pour les
générations éteintes. En vain ce château a
subi les ravages de 93 ; en vain a-t-il été dévasté,
ravagé, pillé, ruiné : une main toute-puissante
a relevé ce qui était tombé, a réparé
ce qui était ravagé, a retrouvé ce qui était volé.
Il a fallu une volonté bien entière et bien
ferme pour tirer ainsi une seconde fois de
néant ces anciens comtes d’Eu morts depuis
si longtemps, et si souvent arrachés de leurs
tombeaux de marbre ou de leurs cadres d’or.
Et pourtant, si vous le voulez bien, je puis
vous la raconter en détail cette noble maison
féodale, certes rare et curieux monument des
temps antiques. D’ailleurs l’époque où je la
visitai est une époque si solennelle que je
conserve tous les détails de cette visite. Écoutez
donc.
Le 29 juillet 1836, il me semble que c’était
hier, j’étais donc de grand matin sur la route
du château d’Eu. C’est une vieille cité normande s’il en fut, et sur laquelle on peut
compter déjà huit grands siècles, qui tous y
ont laissé leur empreinte. Pour arriver de
Dieppe à la ville d’Eu la route est belle :
partout des moissons qui se balancent au
souffle léger du vent, partout des ruines que
le temps disperse chaque jour comme une
vaine poussière, partout la mer qu’on voit
reluire au soleil ou qu’on entend gronder
au loin. La journée était aussi belle que la
route, et les chevaux allaient au galop ; si
bien qu’à huit heures du matin je pouvais admirer
la vieille église bâtie par Guillaume, le
premier comte d’Eu, puis rebâtie par Henri
en 1130. Là vous reconnaîtrez facilement
l’architecture du 12e et du 13e siècles : l’église
est petite, étroite, élégante au dehors.
On a fait pour les caveaux de l’intérieur
ce qu’on a fait pour les caveaux de Saint-Denis :
les ossements des morts qui reposaient
dans cette enceinte, attendant la résurrection
éternelle, ont été dispersés par l’orage révolutionnaire ; mais au moins les noms des morts
ont été rétablis sur des tombes toutes nouvelles.
Ce n’est pas la seule génération de
princes et de guerriers qui ait été enterrée
deux fois.
Dans cette église, commue vous pouvez le
lire sur la pierre, reposent les corps de :
« Monsieur Jehan d’Artois, comte d’Eu, et
de Madame Jeane de Valois, sa fâme, fille
de Monsieur Charles de Valois, fils du roi de
France et père du roi Philippe et de Madame Katerine, qui fut empereur de Constantinople. — Priez pour eux ! — 1339. »
« Cy-gist aussi très noble et puissante dame, Madame Isabelle de Melun, jadis fâme de très haut et puissant seigneur, Monsieur Pierre, comte de Dreux, et depuis fâme de Monsieur Jehan d’Artois. — 1389. — Priez pour elle ! »
« Cy-gist encore Monsieur Philippe d’Artois, comte d’Eu, connétable de France, lequel trépassa en la ville de Micalitz, en Turquie, le 16e jour de juing, l’an de
grâce 1397. — Priez Dieu pour l’âme de lui. Amen. »
Toute la vieille église d’Eu est ainsi parsemée
de vieux souvenirs, auxquels on a
rendu récemment de nouveaux honneurs funèbres.
Là ont reposé dans leurs tombeaux
de pierre Charles d’Artois ; que vous voyez
encore dans son habit de pair (1471), couché
à côté de sa femme sur une table de marbre
noir ; là repose, à côté de son mari, Mme Jehanne
de Saveuse (1440) ; là vous retrouvez
dans toute leur simplicité primitive les statues
de Catherine de Clèves et de M. le prince
de Dombes ; là vous lisez sur une colonne
funéraire le nom du duc de Penthièvre, Deo, Regi, pauperibusque carissimus. Toute une histoire
est enfouie dans les lugubres caveaux de
cette petite église, où le voyageur est étonné
de retrouver ensevelis tant de grands noms.
Mais aujourd’hui, que nous importent les
tombeaux ? Quel est le tombeau qui renferme les os du héros dont il porte le nom ? Vaines
et froides sépultures reblanchies d’hier, qui
semblent accuser encore plus les profanations
de nos pères qu’elles n’attestent nos repentirs
tardifs ! Aujourd’hui les tombeaux violés
ont perdu leur majesté sainte ; nous ne savons
plus comment on rend hommage aux
morts ; trop heureux encore quand nous nous
retrouvons dans le cœur quelque respect pour
les tombes qu’on n’a pas violées et pour les
ruines qu’on a réparées ! C’est que, savez-vous ?
on répare une ruine, mais on ne refait pas une
tombe ; nous pouvons bien dire aux vieilles
pierres : Relevez-vous ! mais dire aux ossements
épars : Rentrez dans le cercueil ! il n’y a
qu’une voix qui puisse le dire, c’est la voix qui
nous parlera à tous dans la vallée de Josaphat.
Laissons donc ces tombes réparées, quittons
ces bières vides et dévastées ; nous avons assez
vu le vieux cimetière, qui ne peut que
remplacer les nobles morts d’il y a huit cents
ans par les morts vulgaires d’aujourd’hui et des jours suivants ; laissons l’église pour le
château, quittons les morts pour les vivants ;
entrons dans le vieux parc, qui est toujours
jeune ; marchons sous ces vieux arbres plantés
par les Guise, et auxquels le dernier printemps
vient de rendre leur couronne de verdure plus
belle et plus fraîche que jamais ; quittons
les ossements des hommes de la maison d’Artois,
de Penthièvre et d’Orléans pour ces eaux
qui murmurent toujours, pour ces gazons qui
naissent toujours, pour ces arbres qui grandissent
toujours. Entrons ; la maison est hospitalière ;
c’est une de ces maisons dont on peut
dire : Frappez, et l’on vous ouvrira. En effet
la porte est ouverte. Point de grande cour
d’honneur, point de cérémonie royale ; à votre
premier pas vous êtes dans le parc. C’est
un noble et bel endroit ce grand parc : tout
est silence, tout est verdure, tout est fraîcheur
c’est là que l’ombre est épaisse, c’est là que le
gazon est touffu ! Ne dirait-on pas que le printemps
vient de naître, et que sa robe de verdure en est encore à ses premiers jours ?
Marchons lentement, s’il vous plaît, car ces
longues avenues peuvent finir ; avançons lentement,
et à chaque pas reposons-nous, car
c’est là un coin de terre que nous foulons
pour la première et peut-être pour la dernière
fois. Ainsi nous avançons pas à pas, lentement,
heureusement, dans cette admirable
avenue où se sont promenées tant de grandeurs.
À notre gauche un mur de verdure ;
à notre droite, des abîmes de verdure, des
prés sans fin qui se perdent sous des ombrages
sans fin ; et, tout au bout de l’avenue, entendez-vous là-bas ce bruit immense ? voyez-vous
là-bas ce mouvant nuage bleu qui s’élève
de la terre pour se mêler aux nuages du
ciel ? voyez-vous le soleil qui se joue à travers
ces deux abîmes, la mer et le ciel ? et tout au
loin ce vaste port, cette ville qui l’entourent,
ces hautes montagnes moins hautes que la mer ?
voyez-vous tout ce grand spectacle, et, je vous
prie, en avez-vous jamais vu un plus beau ?
Ces plaines, ces vallons, ces forêts, ce rivage
de la mer, tout cela est encore debout
comme aux premiers jours de la création ; le
paysage n’a pas changé depuis Jules César.
Donc contemplez ce paysage comme vous
avez contemplé la vieille église, l’église qui
ne peut pas revivre, le paysage qui ne peut
pas mourir. Puis, quand vous aurez assez vu
la mer, tournez à gauche dans le parc, descendez
par ces étroits sentiers de verdure :
vous étiez tout à l’heure dans le vieux
parc, vous entrez à présent dans le parc moderne ;
vous vous promeniez dans le vieux
jardin français arrangé par Mlle de Montpensier
sur les dessins de Lenôtre, vous allez
vous perdre à présent dans les ténébreuses et
modernes clartés du jardin anglais. Maintenant,
au fond du parc, les grands vieux arbres
disparaissent pour faire place aux jeunes
arbustes ; vous ne voyez plus et vous n’entendez
plus la mer, mais en revanche vous vous
promenez sur les bords de jolis petits ruisseaux fleuris qui murmurent doucement à
vos pieds ; plus loin, au milieu d’un étang,
voyez nager ce cygne féroce entouré de sa famille :
c’est le seul animal redoutable de cette
maison, où vous n’entendez pas un chien
aboyer dans la cour, où vous ne voyez pas un
fusil reluire au soleil. Ainsi ce grand parc se
divise en deux parties bien distinctes : là-haut
les grands arbres, et les majestueuses
allées, et la vue magnifique de la mer ; là-bas
les sentiers tortueux, les ruisseaux limpides,
le lac transparent, le grand silence. Là-haut
se promenaient les vieux comtes dans leur
majesté presque royale, qui ne les quittait jamais
ici se promènent les rois-citoyens dans
tout le laisser-aller de leur majesté populaire.
Mais où sont les maîtres de ces beaux lieux ?
et comment les reconnaître ? et à quels insignes ?
Comme ainsi je pensais, j’aperçus sur
le bord du ruisseau, à demi cachés par les
saules du rivage, et dans une grande barque,
quatre à cinq jolis enfants blonds et rieurs. Ils avaient mis habit bas, et ils se livraient à
leurs jeux avec tout l’abandon du jeune âge.
— Bon, me dis-je à moi-même, le premier de
ces jeunes enfants qui me rendra mon salut sera
prince royal. — Et en effet je vis bientôt que je
ne m’étais pas trompé ; seulement ils étaient
deux, car il y en eut deux qui me rendirent
mon salut avec le plus charmant sourire ;
quant à leurs compagnons, voyant un homme
mal vêtu d’une blouse, et qui tenait à la main
un mauvais chapeau de paille, ils m’honorèrent
à peine d’un coup d’œil.
Enfin, et tout d’un coup, après ces mille
détours vous retrouvez le château à l’instant
même où vous vous croyiez bien loin. C’est
bien là ce même château que M. de Lauzun a
trouvé joli avec un air de grandeur. Il fut bâti
en l’an 902 par Rollon, son premier fondateur.
Ce fut d’abord une place forte merveilleusement
située sur l’extrême limite de la
Normandie, près de la mer ; ce n’est plus
depuis longtemps qu’une admirable maison bourgeoise, dans laquelle vous retrouverez
réunis sans confusion toutes les époques,
tous les styles et tous les siècles. Cela est si
rare de nos jours, un vieux château entouré
de respect ! cela est si rare de nos jours, de
vieilles pierres protégées contre la faux du
temps ! Toutes les ruines, et les plus belles,
s’effacent peu à peu de notre vieille France,
qui les a tant mutilées. J’ai vu en Normandie
le château de Mesnières, qui attendait la bande
noire, et qui sera vendu, c’est-à-dire abattu,
demain ; j’ai vu les restes du manoir d’Ango à
Warengeville ; on a fait une grange de la vaste
salle où le roi François Ier n’a pas été foulé
aux pieds par Ango, son serviteur et son sujet.
Donc honorons ceux qui honorent les
ruines ; offrons mille actions de grâce à
ceux qui rendent leur vieille splendeur aux
monuments renversés ; et, puisque voilà le
château d’Eu qui nous est ouvert et qui renaît
pour nous comme il était au 17e siècle,
donnons au maître de ces nobles demeures, si habilement et si royalement rétablies, tous
les éloges qui lui sont dus.
Au dehors la maison est toute en briques ;
elle est toute chargée de vieux chiffres et de
vieilles devises ; à gauche elle est adossée à
l’église, monument gothique ; à droite elle
s’appuie sur une fabrique de biscuits de mer
et sur une vaste scierie de planches, établissements
tout modernes. Vous avez vu le vieux
parc commencer à l’église ; vous voyez le parc
moderne aboutir aux établissements industriels.
1130 et 1830 sont ainsi en présence
aux deux extrémités du château ; le château
s’élève fièrement au milieu de ces neuf siècles,
renfermant ainsi dans sa vaste enceinte
tous les temps, tous les âges, toutes les croyances,
tous les personnages divers de tant de
familles qui ont planté au sommet de ces tours,
si souvent détruites et si souvent rebâties,
leur bannière, leur écusson, leur cri de guerre
et leur drapeau.
Je sais qu’en général toute description est aussi difficile à lire qu’elle est difficile à faire ;
la description écrase et tue. Comment dire
en plusieurs pages ce que vous avez vu d’un
coup d’œil ? d’autant plus que rien ne ressemble
à un beau parc comme un beau parc,
à un vieux château comme un vieux château ;
mais ici, au château d’Eu, heureusement pour
vous et pour moi chaque muraille, chaque plafond
porte son nom, sa date, son héros et son histoire.
Ce n’est plus là un de ces vieux manoirs
inhabités où le souvenir a tout à faire ; c’est
une vaste demeure habitée en effet, en même
temps et à la fois, par tous ses anciens maîtres,
qui y respirent armés de pied en cap, celui-ci
dans son armure de fer, cet autre sous
sa cape de moine, celle-ci reine sur son trône,
celle-là grande dame couronnée de fleurs. Depuis
neuf siècles que ces demeures sont fondées,
pas un homme n’a touché ce seuil de
son pied de fer, pas une dame n’a effleuré ces
dalles blanches de son pied de satin, qu’on
ne trouve là-haut son portrait dans ses habits d’autrefois, avec sa physionomie d’autrefois,
avec la date de sa naissance et de sa mort.
Et maintenant figurez-vous ce vaste musée
composé de tous les personnages qui ont vécu
ici, qui ont commandé ici, qui ont souffert
ici, qui ont aimé ici ! là ils vivent encore, ils
respirent encore, ils commandent, ils souffrent,
ils aiment encore. La nuit, quand la
lune est sombre et voilée, quand la mer est
noire et soulevée, ils descendent tous de leurs
cadres dorés, incrustés dans la boiserie, et
ils se promènent solennellement dans ces longues
galeries sous lesquelles leurs pas ont retenti
depuis tant de siècles. Jugez s’ils doivent
être étonnés de se voir entre eux, ainsi
tous ensemble, sous ces toits dorés et chargés
de peintures, puisque nous-mêmes, nous qui
tenons dans nos faibles mains le fil sacré de
l’histoire, nous sommes saisis d’un certain
effroi en les voyant réunis, ces hauts barons et
ces grandes dames, et ces saints prélats, et ces
joyeux pages, et ces belles damoiselles, cœurs d’acier et cœurs de femmes. Quel étrange pêle-mêle,
grand Dieu ! et que ce doit être en ce lieu
une singulière nuit de Noël quand tous ces
morts s’animent de nouveau pour une heure !
Le duc Rollon descend le premier de son cadre,
où je l’ai vu sombre et révère ; et alors, en parcourant
les salles magnifiques, en foulant les
parquets somptueux, il se demande : — Qu’a-t-on
fait de mon toit de chêne ? qu’a-t-on fait de
ma vaste cheminée ? et pourquoi les dalles de
pierre de ma citadelle normande ne résonnent-elles
plus sous les éperons de mes chevaliers ? — Ainsi
dit Rollon, ainsi Guillaume,
ainsi Robert ; ainsi disent tous les anciens
comtes d’Eu que vous voyez là-haut, fixés
sur la muraille et regardant d’un œil farouche
les frêles et rieuses beautés de la Régence.
Le comte Robert cherche en vain la
salle où mourut Béatrix, son épouse bien-aimée :
cette chambre de deuil est devenue
une chambre nuptiale ; Béatrix s’appelle
Louise, Guillaume, aux yeux crevés, cherche en vain à se reconnaître dans cette vaste
galerie, autrefois rempile d’hommes d’armes
et qui ne sert plus aujourd’hui qu’à recevoir
les convives d’alentour. En même temps
saint Laurent, archevêque de Dublin, poussé
par un pieux désir, se fait ouvrir la chapelle :
en entrant il baisse la tête, et il est tout
étonné à la vue de cette étroite enceinte si
parée. Écoutez ! Ne voyez-vous pas ces deux
jeunes gens qui entrent doucement dans le
petit salon d’en bas ? C’est la belle Alice qui
s’appuie modestement sur Raoul de Lusignan,
son bel époux. Lusignan meurt en Palestine ;
Alice, comtesse d’Eu, lui élève un tombeau
dans la vieille église dont vous voyez le clocher
là-bas, à Tréport. Découvrez-vous, et
voyez-les tous passer ainsi, l’un après l’autre,
les maîtres de ce château qui renferme leur
image : Marie de Lusignan, épouse de Jean
de Brienne, empereur de Constantinople ;
Bérangère de Castille, sœur de la reine Blanche ;
jusqu’à ce qu’enfin vienne une nouvelle race qui s’empare de cette belle comté : Jean
d’Artois, Isabelle de Melun, Hélène, vicomtesse
de Thouars. Sur cette même place où la
mer, domptée par la mécanique, fait mouvoir
la scie qui fend les arbres, le comte de
Thouars fut tué dans un tournoi, le jour
de ses noces ; là aussi Isabelle d’Artois est
morte à seize ans ; Isabelle, c’est la jeune fille
que vous voyez assise non loin de Philippe
d’Artois son frère, Philippe, le compagnon de
Boucicaut et de Jean de Bourbon. C’est ce
même comte d’Eu qui est mort en Palestine,
« dont ses compagnons duement furent dolens et moult le plaignirent ; et le plaindre fallait, car de grande vaillance et de bonté estait. Si ensevelirent le corps le plus honorablement qu’ils purent, et après fut porté en France. »
Mais ceci est toute une histoire. À chaque
pas que vous faites dans le château d’Eu vous
êtes arrêté ainsi par une figure historique ; et
cette figure, si vous savez la regarder, porte souvent toute son histoire écrite sur ses traits.
Rois d’Angleterre, rois de France, ducs de
Normandie, ducs de Bourgogne, ils ont tous
passé dans ces murs, vainqueurs et vaincus
tour à tour. Là aussi elle a dormi une nuit
Jeanne d’Arc, la vaillante fille, quand les Anglais
l’emmenèrent à Rouen pour la brûler ;
et en preuve son portrait est suspendu à la
muraille, noble portrait plébéien au milieu de
tant de nobles personnages qui sont fiers de
lui ouvrir leurs rangs !
Louis XI aussi, le terrible sire, il a envoyé
par là sa justice : il a fait brûler toute la ville ; maisons, château, édifices, tout brûla, excepté
les cinq églises et l’hôpital. À ces causes aussi
on a donné droit de bourgeoisie au roi Louis XI
dans les murailles du château d’Eu.
François Ier, le roi chevalier, le roi poëte,
le roi de Bayard, y est venu un jour, à la
prière de Marie d’Albret, comtesse d’Eu. Le
Roi menait avec lui la Reine, François, duc de
Vendôme, Marguerite de Bourbon et beaucoup d’autres seigneurs. Ceci soit dit pour donner
occasion aux dramaturges de nous montrer un
jour François Ier foulé aux pieds par les domestiques du château d’Eu.
À présent que nous avons parcouru tous
les appartements du rez-de-chaussée, voulez-vous
que nous montions au premier étage ?
Ouvrez en tremblant ce vaste salon : c’est le
salon des Guise. Voici Henri de Lorraine,
duc de Guise, vingt-quatrième comte d’Eu
par Catherine de Clèves ; près de lui Anne
d’Eu, sa mère, et Catherine de Médicis, qui
fut sa reine. Les Guise, c’est toute une nouvelle
histoire qui commence, une histoire de
sang, de trahison et de vengeance, une histoire
qui s’ouvre par un meurtre et qui s’achève
par un meurtre. Aussi est-ce chose
triste et solennelle à voir, cette salle où tous
les Guise sont réunis.
Vient alors Henri IV, dont le blanc panache
a recouvert de sa gloire toutes ces traces de
sang. Henri IV fit au château de la ville d’Eu le plus grand honneur qu’il pût lui faire : il
lui fit l’honneur de l’assiéger. Il partit du château
pour aller se battre dans cette étroite,
charmante et glorieuse vallée d’Arques où le brave Crillon n’était pas.
Mais c’est surtout à Mlle de Montpensier que
commence la gloire du château d’Eu. Cette
fois le château d’Eu change encore de propriétaire :
de la maison de Guise il passe à la maison
d’Orléans, à laquelle il est revenu après
avoir appartenu aux fils naturels de Louis XIV.
Le souvenir de la petite-fille de Henri-le-Grand
est partout dans ces murs ; c’est là
qu’elle a été la plus malheureuse et la plus
passionnée des femmes ; c’est là qu’elle a écrit
les touchants Mémoires de sa vie quand, accablée
sous le poids de ses inutiles grandeurs,
elle attendait sous ces beaux ombrages l’ingrat
Lauzun qu’elle avait tant aimé, et qui ne venait
pas. À Mlle d’Orléans commence le grand
siècle pour le château d’Eu. C’en est fait, les
armures disparaissent pour faire place à la dentelle et au velours ; toute une génération
nouvelle remplace les vieilles générations
descendues au cercueil. La main de Mademoiselle se
fait sentir encore aujourd’hui dans
ces jardins qu’elle a agrandis, dans ce pavillon
qu’elle a élevé, dans ce palais qu’elle a augmenté ;
c’est elle qui vraiment a fondé cette
maison nouvelle, si habilement réparée par
son petit-neveu. Femme à plaindre s’il en
fut ! Destinée à tous les rois de l’Europe, et
ne pouvant appartenir à un officier de fortune ;
amoureuse à quarante ans d’un jeune fat qui
la méprise ; donnant tous ses biens au fils de
Mme de Montespan pour racheter la liberté de
M. de Lauzun ; puis mourant dans une résignation
toute chrétienne, en pardonnant de
loin à celui qu’elle avait tant aimé : voilà
l’histoire de cette noble dame. Or, comme il
est vrai qu’une passion véritable vivra plus
longtemps dans le souvenir des hommes que
les plus beaux faits d’armes, le nom de Mademoiselle est le premier nom qui vous vienne en mémoire quand vous entrez dans
cette maison, dans ces jardins, dans ces vastes
galeries remplies de tant de grands noms
et de tant de glorieux souvenirs.
Que vous dirai-je ? comment vous raconter
l’un après l’autre ces neuf siècles de combats
et de gloire, d’ambition et de vengeance, d’amour
et d’esprit, qui sont représentés sur
ces murailles ? Tous ces siècles disparaissent
l’un après l’autre, et se remplacent l’un par
l’autre comme un homme remplace un
homme. Déjà Louis XIV disparaît, puis le
duc du Maine, son fils bien-aimé, le fils de
son cœur et de son adoption. Alors commence
la Régence ; alors toutes ces belles femmes se
parent de guirlandes de fleurs : l’esprit, les
grâces, le scepticisme, la raillerie innocente,
le beau langage, les beaux vêtements remplacent
le courage, l’héroïsme, le sang-froid,
le fanatisme, les rudes habits. Comme toutes
ces têtes sont belles et riantes ! quel éclat ! que
de grâce ! quelle fraîcheur ! Hélas ! hélas ! le sourire est sur toutes les lèvres, l’espérance
est sur tous les visages ; tous les cœurs sont
tranquilles, tous les fronts sont sereins. Dites-moi,
s’il vous plaît, qui règne là-bas sous ces
ombrages frais, dans ces riantes campagnes,
sur ces heureux hameaux : c’est la vertu sous
les traits du duc de Penthièvre, trente-troisième
et dernier comte d’Eu.
Arrêtons-nous ici, car bientôt toutes ces
têtes vont disparaître sous la hache tranchante
des révolutions. Grands noms, valeur, beauté,
vertu, génie, rien ne vous sauvera, vous,
les maîtres de la société française. Que de
têtes sont tombées sur l’échafaud ! Parmi
toutes ces belles têtes, contemplez la plus
belle, la plus jeune, la plus charmante de
toutes, Louise de Lamballe : son père, le duc
de Penthièvre, meurt d’épouvante ; et sa fille,
l’enfant de son adoption, qui pourrait dire,
qui oserait dire comment elle est morte ?
Illustre maison, si remplie de grandeurs
évanouies ! Quelle puissance l’a arrachée à tant de ruines ? quelle main a balayé tous ces décombres ?
comment ont-elles pu se relever encore
une fois de tant de révolutions et de tant
d’orages ces nobles pierres brisées et dispersées
au loin ? comment chacune de ces générations,
tant de fois anéanties, a-t-elle retrouvé
sa place dans ces tombeaux et sur ces murailles ?
comment se fait-il qu’on revoie encore
ces écussons debout, ces héros, ces femmes,
ces neuf siècles debout encore, dans le château
debout encore ? C’est là un de ces miracles
de la patience, du courage et de la volonté,
qu’on ne saurait ni comprendre ni trop
admirer. Vingt propriétaires comme le propriétaire
actuel du château d’Eu, et la vieille
France serait encore sous nos yeux dans ce
qu’elle avait de grandeur, de génie, d’éclat et
de majesté.
Ce n’est pas que, même au château d’Eu,
tout soit complet encore. Il est vrai que rien
ne manque ni aux murailles, ni aux plafonds,
ni sur les murs tout cela est doré, tout cela est peint, tout cela est éclatant et riche,
ingénieux et plein de goût, et jamais on
ne dirait, à tout voir, que le propriétaire
est à soixante lieues de sa maison, occupé
à régner ; mais, à dire vrai, le château ne
sera complet que lorsqu’on aura rendu à
chacun de ces siècles les meubles qui lui
sont propres. De grâce, achevez cette œuvre
si bien commencée. Préservez-nous de
l’anachronisme, ce fléau des grands monuments ;
laissez à chaque siècle sa physionomie
et son caractère particulier ; par exemple,
faites qu’on rende au vieux Rollon ses
ameublements en bois de chêne, ses lourdes
sculptures et ses massives armures que
le roi François Ier amène avec lui ses ciselures
élégantes, son argenterie sans prix, ses riches
sculptures et ses beaux velours ; Louis XIV
aura pour lui les meubles de Boule aux incrustations
magnifiques ; quant au Régent et à
Louis XV, ces heureux de la terre, ils auront
en partage les tapisseries des Gobelins, les peintures de Watteau, les broderies inépuisables,
les dorures sans fin, les admirables colifichets
si pleins de grâce, d’esprit et de
mauvais goût. Quant au simple ameublement
de notre époque, bronze, acajou, soieries,
étoffes de Perse, toute la commode simplicité
bourgeoise de ce temps-ci, on les réservera
pour la nouvelle salle du château d’Eu, où
nous avons retrouvé tant de jeunes et frais
portraits de la génération actuelle. Ainsi chaque
siècle aura au château d’Eu ses vêtements,
son lit, son fauteuil, sa mode gothique
ou moderne ; ainsi le château d’Eu sera en
France la représentation la plus complète, la
plus élégante et la plus riche des temps qui
ne sont plus.
Vous comprenez qu’en une seule matinée
il m’a été impossible de tout voir dans le château ;
mille détails m’ont échappé dans ces
cent mille détails. J’ai vu pourtant toutes les
constructions nouvelles : les cuisines, qui sont
Immense, les nouvelles galeries destinées à une hospitalité royale, les écuries, qu’on bâtit
encore ; figurez-vous tout un palais bâti
sous le palais primitif. Cependant toute la
maison avait un air de fête ; on allait, on venait,
on se ruait en mille préparatifs : c’est
que le maître de la maison était attendu dans
trois jours, lui, sa femme et ses enfants, le
reste de ses enfants ; c’est qu’aussi bien c’était
jour de fête ce jour-là, et qu’il y avait au château
d’Eu des enfants qui voulaient la célébrer.
Mais, comme je descendais lentement le
grand escalier qui conduit du siècle de Rollon
au siècle de Louis XIV, un courrier arrivait
de Paris à toute bride dans la cour : il
apportait l’horrible nouvelle ; et le mot assassinat
ce mot qui n’est pas un mot français,
retentissait déjà sous ces vastes plafonds. Oui,
le maître de cette maison si belle, si riche, si
heureuse, si calme, si tranquille, le maître de
ces eaux murmurantes et limpides, le père de
ces deux enfants qui tout à l’heure jouaient encore sur le lac, il venait d’être tiré à bout
portant, comme une bête fauve, dans la capitale
la plus civilisée du monde civilisé !
Et aussitôt toute la maison rentra dans le
silence plus de fêtes, plus de jeux, plus rien
que de mornes visages. Avant de quitter ces
beaux jardins j’attendis que les deux enfants
fussent rentrés dans leur appartement en
passant par le salon des Guise, étonnés eux-mêmes
de cette nouvelle. Pauvres enfants !
comme ils ont dû avoir peur ! Et en effet,
trois ou quatre balles de plus dans l’horrible
machine, et ils restaient les seuls propriétaires
du château d’Eu
Le comté d’Eu vous conduit naturellement
dans le beau comté de Ponthieu, dont Abbeville
est la capitale. L’histoire du comté de
Ponthieu a été écrite avec beaucoup de goût
et de clarté par un homme d’un grand mérite
et d’une grande modestie, M. Louande. On
trouve encore à Abbeville de beaux restes
de son ancienne importance : la manufacture de draps fins fondée par John Van Robais
sous la protection du roi Louis XIV, en 1665,
est aujourd’hui dans un grand état de prospérité,
aussi bien que la fabrique de tapis,
qui est à peu près de la même date. Mais
quelle différence dans les deux fabriques !
l’une obéit à la vapeur, cette âme intelligente
du monde matériel, l’autre obéit aux bras de l’homme.
À Abbeville j’ai vu de vieux édifices, de
vieilles maisons d’un beau caractère, une
grande et belle église qui n’a jamais été achevée
et qui tombe en ruines ; à Abbeville j’ai
ramassé beaucoup de ces vieux débris du
moyen âge qu’il est si difficile de trouver encore ;
c’est une bonne ville pour les antiquaires.
À Abbeville j’ai vu l’horrible place où
fut mis à mort le chevalier de Labarre. Pauvre
jeune homme ! que de supplices ! et que
devint-il quand il vit à une fenêtre, spectatrice
impassible de ces sanglantes fureurs, la
jeune fille qu’il aimait ! Mais Abbeville a effacé depuis longtemps par son urbanité, par
sa tolérance, par ses vertus faciles, ces souvenirs de sang.
Quand j’eus tout vu, la bibliothèque, qui a
été brûlée, dévastée et pillée, et qui renferme
encore de belles choses ; le musée, qui commence
à peine ; le vieux navire saxon qu’on a
retrouvé dans la Somme, cette noble rivière
qui charrie les antiquités comme d’autres rivières
charrient le sable ; quand j’eus tenu dans
mes mains la tête du Gaulois qu’on a déterrée
encore enchaînée à son carcan de fer
comme un serf, je pris congé de mon excellent
ami le poëte, l’historien, l’antiquaire,
Boucher de Perthes, et je revins en toute hâte
sans plus rien voir ; et encore trouverez-vous
que j’ai trop vu.
Dites-moi, je vous prie, comment sont faits
ceux qui aiment les voyages pour les voyages,
comment est construit le cœur d’Alphonse
Royer, qui un beau jour est parti pour Constantinople,
d’où il a rapporté la fièvre ; dites-moi, je vous prie, ce qui a poussé M. de Lamartine,
mon roi et mon dieu, à quitter sa
belle maison et ses vieux arbres pour aller se
perdre dans les sables de l’Orient ? Vive le repos
de chaque jour ! vivent les ombrages de
chaque été ! Bonjour à mes meubles qui me
connaissent, à mes livres qui s’ouvrent tout
seuls aux plus beaux endroits, à mes chiens
qui me saluent, à mon fauteuil qui est fait
pour moi, à mes amis visibles et invisibles,
les bien-aimés de mon cœur ! bonjour même
à mes chers calomniateurs de chaque matin
et de chaque soir ; bonjour, bonjour à tous ces
biens de la vie, auprès desquels il faut rester
puisqu’on ne peut pas les emporter avec soi !