Les catacombes/Tome II/04

La bibliothèque libre.
Werdet, éditeur-libraire (Tome iip. 233-251).


LES

MARCHANDS DE CHIENS.













Séparateur


Vous avez lu sans doute les Mémoires de lord Byron : une des choses qui m’a étonné le plus dans ces étonnantes mémoires, c’est la facilité avec laquelle le noble renouvelle ses boule-dogues et ses lévriers à volonté. — Envoyez-moi, dit-il, un boule-dogue d’Écosse ; les boule-dogues de Venise n’ont pas les dents assez dures. — Envoyez-moi un beau chien de Terre-Neuve pour le faire nager dans les lagunes. — Il écrit, il donne des ordres à son tendant comme un autre écrirait à Paris : — Envoyez-moi de l’eau de fleur d’oranger ou des gants.

Si lord Byron avait eu son correspondant à Paris, ce correspondant aurait été bien embarrassé de satisfaire aux désirs de son maître. Il aurait eu beau chercher dans tout Paris un boule-dogue, un lévrier ou un chien de Terre-Neuve à acheter : je suis assuré qu’il aurait eu grand’peine à rencontrer de quoi satisfaire lord Byron, qui s’y connaissait. Dans ce Paris, où tous les commerces se font en grand, même le commerce de chiffons et de ramonages à quinze sous, il n’existe pas un seul établissement où l’on puisse aller, pour son argent, demander un chien comme on le veut. En fait de marchands de chiens, nous en possédons, il est vrai, quelques-uns, et en plein vent, fort versés dans la science de dresser des caniches, et qui élèvent leurs chiens dans des cages, sur le parapet du Pont-Neuf ; mais c’est là tout. Allez donc chez ces gaillards-là, une lettre en main de lord Byron, demander à acheter un boule-dogue, un lévrier ou un chien de Terre-Neuve !

Vous voyez donc sans que je vous le dise que, malgré toute ma bonne volonté, je ne puis vous faire ici une dissertation savante sur cette branche d’un commerce qui n’existe pas, et qui pourrait être très-florissant. Après la race humaine, ce que le Parisien néglige le plus, c’est la race canine : il est impossible de se donner moins de peine pour les uns et pour les autres ; il est impossible de mélanger les races avec plus de caprice insouciant et de hasard stupide. Voilà pourquoi nous avons de très-vilains hommes et de très-vilains chiens.

Venez donc avec moi si vous voulez voir les chiens parisiens, venez sur le Pont-Neuf, à gauche en descendant la rue Dauphine quand vous aurez passé la statue de Henri IV, vous trouverez cinq à six badigeonneurs en chaussures entourés chacun de cinq à six caniches taillés et ciselés comme le bois des jardins de Versailles. L’un de ces caniches porte une moustache, l’autre est dessiné en losange ; l’un est blanc, l’autre est noir ; l’un est croisé avec un griffon, l’autre est croisé avec un épagneul ; il y a quelquefois dans un seul chien dix espèces de chiens. Envoyez un de ces chiens à lord Byron, et vous verrez ce qu’il vous dira !

C’est que, pour le marchand de chiens de Paris, élever un chien, vendre un chien, ce n’est pas une spéculation, c’est un plaisir, c’est un bonheur. Le marchand de chiens à Paris est d’abord portefaix, décrotteur, père de famille, et enfin marchand de chiens. Il est portefaix pour vivre ; il vend des chiens pour s’amuser : c’est un goût qui lui est venu quand son père était portier. Le propriétaire de la maison avait tant défendu à son père d’avoir un chien que son fils en a eu trois dès qu’il a été majeur ; pour ses chiens il a perdu en même temps la porte et l’affection du propriétaire de son père. Zémire, que vous voyez là étendue au soleil, a empêché le mariage de son maître avec une cuisinière, ma foi ! dont elle dévastait le garde-manger ; puis Zémire, étant devenue pleine dans la rue, a mis bas dans le lit de son maître. Son maître, voyant ces pauvres petits souffrants, les a élevés lui-même avec du lait, et, une fois élevés, il les a vendus sur le Pont-Neuf, ou plutôt il les a placés de son mieux, tenant plus au bien-être de ses chiens qu’à son profit personnel.

Tous les marchands de chiens de Paris ont des petits issus de Zémire et d’Azor. Regardez tous les chiens qui passent : ce sont les oreilles de Zémire, c’est la queue d’Azor, c’est la patte blanche d’Azor. Ces chiens-là sont gourmands, malingres, paresseux, voraces, stupides, très-laids et très-sales ; au demeurant, les meilleurs chiens de l’univers.

J’imagine qu’au lieu de juger les hommes par les traits de leur visage ou les signes de leur écriture, on ferait mieux de les juger par les chiens qui les suivent. Le chien est le compagnon et l’ami de l’homme ; le chien est sa joie quand il est seul, c’est sa famille quand il n’a pas de famille ; le chien vous sert d’enfant, et de père, et de gardien ; il a l’œil d’une mobilité charmante, il est arrogant, il est jaloux, il est despote, il a toutes les qualités d’un animal sociable ; il vous donne occasion très-souvent de vous imposer ces petites privations qui coûtent peu, et qui font plaisir parce qu’elles vous prouvent à vous-même que vous avez un cœur. Ainsi la meilleure place au coin du feu est au chien, le meilleur fauteuil de l’appartement est au chien ; on sort souvent par le mauvais temps pour promener son chien ; on reste chez soi pour tenir compagnie à son chien ; on se réjouit avec lui, on pleure dans ses bras ; on le soigne quand il est malade, on le sert dans ses amours ; c’est un sujet inépuisable de conversation avec ses voisins et ses voisines ; c’est un admirable sujet de dispute aussi. Pour un célibataire, pour le poëte qui est pauvre, pour tout homme qui est seul, pour la vieille femme qui n’a plus personne à aimer, même en espoir, il n’y a plus qu’un seul secours, un seul ami, un seul camarade, un seul enfant, leur chien.

On peut donc à coup sûr juger de l’homme par le chien qui le suit. S’il en est ainsi, vous aurez une bien triste idée du bourgeois de Paris en voyant les chiens qu’il achète. Pour aimer de pareils chiens il faut avoir perdu toute idée d’élégance, toute sensation, tout odorat, tout besoin de beauté et de forme. Le caniche du Pont-Neuf, à mon sens, est une espèce de honte pour un peuple qui a quelques prétentions artistes. Le caniche est, en effet, le fond de tous les chiens parisiens.

J’entends le caniche bâtard. C’est un animal dont on fait tout ce qu’on veut, un domestique d’abord ; et le Parisien a tant besoin de domestiques que, ne pouvant les prendre aux Petites-Affiches, en achète, sur le Pont-Neuf, un écu. Il s’en va donc sur le Pont-Neuf, à l’heure de midi, flairant un chien, étudiant son regard, marchandant, discutant, s’en allant et revenant.

— Combien ce chien ? — Le chien qu’il achète est âgé ordinairement de trois mois. Pendant qu’il marchande, tous les connaisseurs se rassemblent autour de lui, et chacun donne son conseil. À la fin on convient du prix. Le prix ordinaire d’un caniche bâtard, plus ou moins, varie d’un écu à sept francs. Quelques-uns se vendent dix francs ; mais en ce cas-là il faut que l’acheteur soit un maître d’armes, un employé du Mont-de-Piété, ou un commissaire de police pour le moins.

À peine a-t-il acheté son chien, le bourgeois de Paris remonte tout radieux à son quatrième étage. Arrivé à la porte, toute résolution lui manque. Sa femme a bien juré qu’elle n’aurait plus de chien : comment faire accepter ce nouveau chien à sa femme ? À la fin il prend son parti, il ouvre la porte, il entre. — Tiens, ma femme, regarde le joli petit caniche ! — La femme résiste d’abord, puis elle cède ; car le moyen de ne plus aimer, une fois qu’on a aimé, même un caniche ! Et voilà notre heureux couple qui s’occupe du charmant animal : on le blanchit, on le pare, on l’engraisse, on lui apprend à descendre dans la rue tous les matins. Ce bon ménage, qui s’ennuyait tête à tête et qui n’avait plus rien à dire ni à faire, se trouve à présent, grâce à son caniche, très-occupé et très-heureux. Qui vous dira toute l’éducation du caniche ? que n’apprend-on pas au caniche ? On lui apprend à rapporter tout d’abord, c’est l’a-b-c du métier de caniche ; après quoi on lui apprend à fermer la porte, on lui apprend à marcher sur deux pattes, on lui apprend à faire le mort, on lui apprend à vous ôter votre chapeau quand vous entrez. C’est une plaisanterie très-agréable : le caniche saute sur vous à quatre pattes et vous arrache votre chapeau avec ses dents, ce qui est très-pernicieux quand vous avez un chapeau neuf. Il y a des caniches qui font l’exercice, qui scient du bois, qui jouent à pigeon-vole, qui vont chercher leur dîner chez le boucher ; j’en ai connu un qui fumait dans une longue pipe très-agréablement. Le caniche est la joie de la grande propriété bourgeoise ; c’est une dépense tous les ans assez considérable : il faut le faire tondre tous les deux mois, il faut changer de logement à peu près tous les ans, il faut être brouillé avec tous les voisins qui n’ont pas de chiens, quand on a un caniche un peu supportable.

Ce sont là de grands sacrifices sans doute ; mais comme on en est dédommagé ! quel plaisir, quand on passe dans la rue, d’entendre l’animal aboyer contre les chevaux, et de se venger sur les chevaux des autres de ceux qu’on n’a pas ! quel bonheur, dans le bois de Romainville, de voir galoper son caniche, ou bien de le voir nager dans la Seine, ou courir après un bâton qu’on lui jette, à la grande admiration des amateurs !

Le caniche est de tous les temps, et de tous les âges, et, de tous les sexes ; c’est le chien du rentier, c’est le chien du propriétaire, c’est le chien du portier surtout ; le portier, cet être amphibie qui est à la fois propriétaire, bourgeois, domestique : propriétaire parce qu’il ne paie pas son loyer, bourgeois parce qu’il a un propriétaire, et domestique parce qu’il est obligé d’aimer les caniches des autres et que rarement il peut avoir un caniche à lui.

Le caniche est le chien de l’homme et de la femme, depuis trente-cinq jusqu’à quarante-cinq ans.

Arrivé à cinquante ans, les goûts changent. Tel qui s’était fait le chien d’un caniche impétueux, hardi, ardent, ne pouvant plus suivre à la course son animal, n’est pas fâché de s’en défaire. Ce chien meurt : alors on le remplace par un animal d’une espèce plus douce et moins fougueuse. Avant cinquante ans c’était l’homme qui décidait du choix de son chien dans le ménage : après cinquante ans c’est la femme qui en décide. C’est qu’après cinquante ans la femme aime son chien non plus pour son mari, mais pour elle-même ; et alors, aimant son chien pour elle-même, elle prend un chien d’une nature frileuse et calme qui ne la quitte pas, qui aille d’un pas lent, et qui aime les promenades de courte haleine ; elle le veut peu libertin surtout, et peu coureur. À cet effet, il existe en France plusieurs sortes de chiens : le chien noir avec des taches couleur de feu, le chien couleur de feu avec des taches noires. Sous l’Empire, les vieilles femmes avaient trouvé une race de chiens admirable et qui leur convenait parfaitement, le carlin, le carlin infect et ennuyeux, criant toujours, têtu, volontaire, délicat. Depuis l’Empire le carlin a complétement disparu de nos mœurs ; il a été remplacé par le griffon. C’est un progrès. Au reste, ce n’est pas la première fois que la France perd des races de chiens : le petit chien de marquise, au dix-huitième siècle, tout blanc, tout soyeux, et que relevait si bien un collier en ruban rose, s’est perdu presque complétement parmi nous, les beaux lévriers du temps de François Ier se sont perdus, ou à peu près. Il n’y a, en fait de chiens, que le caniche qui soit imperdable ; le caniche est à sa race ce que le gamin de Paris est à la sienne. Toutefois, à la règle générale des caniches il y a des exceptions qui, au reste, ne font que prouver la règle, comme toutes les exceptions : plusieurs corps de métiers se distinguent à Paris par le choix de leurs chiens, qui n’appartiennent qu’à eux. Ainsi le boucher se fait suivre ordinairement par une vilaine et sotte espèce de boule-dogue tout pelé, qui a l’air de dormir et que nous n’avons pas vu une seule fois en colère, soit dit sans vouloir le chagriner ; le cocher de bonne maison se procure comme il peut un griffon anglais tout petit qui suit très-bien les chevaux, et qui a remplacé les grands danois d’autrefois, du temps de J.-J. Rousseau, quand il fut renversé par ce chien danois que vous savez. Autrefois, quand les petites voitures étaient permises, il y avait à Paris de gros chiens, de gros dogues qu’on attelait en guise de cheval, et qui portaient avec une ardeur sans pareille leurs légumes au marché. Telles sont à peu près les seules races de chiens usitées dans cette grande capitale du monde civilisé. Vous voyez qu’il est impossible d’être plus pauvre en fait de chiens.

La révolution de juillet, qui a détruit les chasses royales, a porté un coup fatal aux chiens de chasse les chiens de Charles X ont été vendus à vil prix, et l’on a vu les chiens du duc de Bourbon hurlant dans les carrefours, après la mort de leur noble maître, comme hurlait le chien de Montargis.

Je ne veux pas cependant, tout, en déplorant notre funeste insouciance, je ne veux pas passer sous silence un marché aux chiens assez curieux, et dans lequel l’affluence est assez grande pour prouver que, si on voulait s’occuper d’améliorer cette belle moitié de l’homme, le chien, on en viendrait facilement à bout. Il existe au faubourg Saint-Germain, vis-à-vis le marché du même nom, une place assez étroite dans laquelle, tous les dimanches, on amène des chiens d’une nature beaucoup supérieure aux chiens du Pont-Neuf. Ce sont des chiens de toutes sortes : les uns sont élevés par les fermiers pour la chasse, les autres sont élevés par des gardes-chasses pour la basse-cour ; le plus grand nombre a été trouvé dans les rues de Paris, et est destiné aux expériences médicales du quartier. J’ai fait plusieurs recherches pour savoir quelle était la profession qui élevait le plus de chiens à Paris, et j’ai découvert, non sans étonnement, que les sacristains de cathédrale étaient ceux qui envoyaient le plus de chiens au marché. Dites-moi, s’il vous plaît, pourquoi.

Outre le marché du faubourg Saint-Germain, vous trouverez encore quelques marchands de chiens sur le boulevard des Capucines, vis-à-vis les Affaires-Étrangères. C’est là que se vendent les meilleurs chiens courants et les meilleurs bassets, soit dit sans allusion politique et sans esprit.

Cette industrie, toute négligée qu’elle est, fait vivre plusieurs établissements de médecine canine, dans lesquels tous les malades sont disposés avec art et traités avec autant de soins qu’on le ferait dans un hôpital. Le docteur, comme tous les autres, est visible depuis huit heures du matin jusqu’à deux ; le reste du temps il va en visite, avec cette seule différence qu’il est le seul médecin que paie le pauvre. Le soir, quand il est rentré, le docteur se délasse de ses travaux de la journée en empaillant quelques-uns de ses malades.

Le nombre des beaux chiens, à Paris est fort restreint : on compte deux ou trois beaux chiens de Terre-Neuve, tout au plus cinq ou six boule-dogues de forte race. Les plus jolis chiens qui soient en France à l’heure qu’il est ont été apportés de Florence par notre grand poëte, M. de Lamartine. C’est à eux que M. de Lamartine, en quittant la France pour l’Orient, a adressé ses derniers vers. Moi qui vous parle, j’ai été trois ans à solliciter du poëte un regard favorable : il m’a enfin donné un de ses chiens ; c’était le plus beau cadeau qu’il pût me faire après ses vers ; et voilà pourquoi, à la place d’un article de genre que j’avais commencé, vous n’avez qu’un article didactique. Je ne comprends pas, en effet, comment on peut parler légèrement de cette amitié de toutes les heures, de tous les jours, de ce dévouement de toute la vie, de ce bonjour du matin, de ce bonsoir de la nuit, de cette famille, de tout ce bonheur domestique qu’on appelle un chien.


fin du tome deuxième.