Les catacombes/Tome IV/01

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Werdet, éditeur-libraire (Tome ivp. 3-34).


Qui est-il ou qui est-elle ? homme ou femme, ange ou démon, paradoxe ou vérité ? Toujours est-il un des plus grands écrivains de notre temps. D’où vient-elle ? comment nous est-il arrivé ? comment tout d’un coup a-t-elle ainsi trouvé ce merveilleux style aux milles formes ? et dites-moi pourquoi il s’est mis ainsi à couvrir de ses dédains, de son ironie et de ses cruels mépris la société tout entière. Quelle énigme cet homme ! quel phénomène cette femme ! quel intéressant objet de nos sympathies et de nos terreurs, cet être aux mille passions diverses, cette femme, ou plutôt cet homme et cette femme ! Et quel critique, en ce monde, osera jamais les aborder de front et les expliquer ?

Or, quelque temps après la révolution de juillet, et dans ces jours turbulents où, par un soudain caprice du peuple, cette royauté qui se croyait éternelle avait aussi violemment été brisée et renversée que si c’eût été par un coup de foudre, un beau petit jeune homme à l’œil vif et sûr, à la brune chevelure, à la démarche intelligente, vif, souriant, curieux et svelte, entrait à Paris. Il avait pour lui son ardeur, sa beauté, sa jeunesse, son courage et l’espérance. Ce qu’il venait chercher à Paris, il l’ignorait lui-même. Il y venait chercher la liberté et la poésie, des passions pour son cœur, des larmes pour ses yeux, des émotions pour son esprit, des paroles et des couleurs pour sa pensée. D’où venait-il ? Que nous importe ? Il venait d’où viennent les poëtes et les grands écrivains à coup sûr. Que laissait-il derrière lui ? Que vous importe encore ? Il laissait derrière lui tout ce qu’on laisse quand on dit adieu à la vie et à la famille : il laissait le repos, le sommeil et le bonheur.

Avouez cependant que pour l’enfant qui se révolte contre son père, pour la femme qui s’enfuit loin de ce joug de plomb qu’on appelle le mariage, pour le génie méconnu qui ne demande pas mieux que d’entasser ruines sur ruines, 1830 était une année bien choisie pour venir à Paris chercher fortune à son audace, à son style, à son esprit. Cette ville, naguère encore si tranquille et si doucement occupée d’art, d’éloquence et de poésie, était devenue un véritable chaos plein d’ambitions et de désordres de tous genres ; partout l’émeute, partout la peur, partout les nouveaux venus de la veille qui remplaçaient impitoyablement les maîtres d’hier, partout la licence qui relève la tête, partout le peuple déchaîné qui, après avoir brisé le trône, s’amuse à briser l’autel, à chasser le Dieu du sanctuaire comme il a chassé le Roi des Tuileries. Oui, certes, le moment était bien choisi pour tous les aventuriers en tous genres, aventuriers d’ambition, ou de fortune, aventuriers d’esprit et de poésie, aventuriers de passion et d’amour.

Aussi notre hardi aventurier de la veille, grâce à son esprit, à son sang-froid, à son courage, se trouvait merveilleusement à l’aise avec une révolution qui allait avoir grand besoin de nouveaux écrivains et de nouveaux poëtes. Que de style et que d’audace cette révolution allait demander aux nouveaux arrivés dans la lutte ! Georges Sand, car c’était lui, avec cette admirable intelligence qui participe de l’intelligence des deux sexes, se trouva tout d’un coup aussi joyeux que le conscrit à la première bataille. Elle avait déjà la main dans la giberne littéraire pour y chercher son bâton de maréchal de France. Figurez-vous, encore une fois, un joli petit jeune homme d’un esprit audacieux, au vaste front prédominant et plein d’intelligence, animé, curieux, sérieux, flâneur, heureux et fier d’être libre comme l’enfant qui sort du collége, plein d’esprit, plein de passion, plein de cœur, plein d’avenir, mais ignorant de l’avenir : tel était Georges Sand. Vous pensez s’il fut ébloui par les passions de cette ville en révolution, qui s’étaient soulevées comme fait la lave du volcan ! vous pensez s’il fut étourdi par le bruit de ces pavés qui remuaient encore ! vous pensez s’il alla tout voir, ces Tuileries désertes et vides encore, cette église Saint-Germain-l’Auxerrois violée par une troupe de masques un jour de carnaval, cette royauté nouvelle qui passait dans les rues, à cheval, sur ces mêmes pavés de juillet étonnés de sentir encore le pied d’un roi ! Jugez par vous-même si cet esprit ardent qui, dans le calme d’une maison de province, avait rêvé à Paris tant de choses inouïes, fut étonné et confondu quand il vit que même tous ses rêves étaient dépassés ! Vous pensez si ce désordre social ne fut pas une immense fête remplie de joie, d’espérance et d’orgueil pour cette âme en désordre, pour cet esprit révolté, et pour ce cœur qui ne se connaissait plus !

Ainsi était Georges Sand dans les premiers instants de son arrivée, j’ai presque dit de sa conquête. Il avait été saisi à son insu déjà par l’enthousiasme des révolutions : il ne comprenait pas de plus grand plaisir que de fouler aux pieds tant de ruines subites qu’on eût dit amoncelées tout exprès pour lui servir de piédestal. Il était ivre d’étonnement ; il comprenait déjà que parmi toutes ces royautés éparses, tous ces sceptres sans maître, il serait bien malheureux et bien maladroit si, lui aussi, il ne ramassait pas son sceptre et sa royauté. Ivre d’ambition, déjà impatient de renommée, il s’était mis en quête de la renommée à travers tous ces décombres ; il allait, il venait, il était partout. Quelquefois il se disait à lui-même que peut-être la société allait finir, et qu’il allait sans doute assister à la ruine de toutes les institutions sociales et de toutes les lois divines et humaines, y compris le mariage et le baptême. Ce fut une joie frénétique et qui éveilla en lui je ne sais quel sentiment immense, inconnu, qui a fait son génie, qui a fondé sa puissance sur des ruines. Peut-être que sans la révolution de 1830 ce pamphlétaire antisocial, Georges Sand, serait encore à savoir qu’il est le plus puissant des destructeurs ; 1830 lui a révélé sa valeur et sa force. À la vue de ces ruines et de ces désordres, Georges Sand s’est senti enfin un grand écrivain, comme on dit que La Fontaine s’est réveillé tout à coup, grand poëte à la lecture d’une ode de Malherbe. C’en est fait, révolutionnaires de la France, votre révolution va féconder ces esprits en révolte, Lamennais, Georges Sand, Carrel et les autres. Vous avez arraché les pavés de juillet : de ces pavés vont sortir tout armés, comme les enfants de Cadmus, des révolutionnaires passionnés et convaincus qui, chaque jour, à force d’éloquence, de style et de génie, remettront en question cette société renouvelée que vous avez eu tant de peine à fonder.

Georges Sand est l’enfant littéraire et politique le plus énergique et le plus significatif des pavés de juillet. Cependant, quand notre jeune poëte fut un peu revenu de ses premiers éblouissements, quand son imagination se fut un peu calmée, quand il eut vu tout ce qu’il devait voir et senti tout qu’il devait sentir, Georges Sand rentra dans l’humble trou qui lui servait d’asile. Là il s’interrogea sérieusement et lentement pour savoir si enfin il serait assez fort pour mettre au jour les vérités et les paradoxes cruels, les passions si diverses qui l’avaient jeté, lui si novice et si ignorant des choses du monde, au milieu d’une révolution. Après le premier instant de réflexion l’enfant se mit à l’œuvre, comme un homme d’action qu’il était : il fit un roman en quatre volumes in-12, écrit tout d’un haleine, et il le jeta pêle-mêle et en toute confiance au milieu d’idées bonnes et mauvaises. Il tenait sa plume : il n’avait jamais été si heureux ni si jeune. Quand ce premier roman fut achevé, il fallait trouver un libraire : alors, prenant sa canne et son chapeau, et après avoir relevé de son mieux ses longs et épais cheveux bruns, Georges Sand alla voir l’eau couler, et le vent souffler, et les jolies filles parées reluire au soleil.

Cependant, à force de chercher un libraire, il en trouva un qui, voyant un auteur si alerte et si dégagé lui proposer en riant un mauvais roman écrit en moins de quinze jours, consentit à tenter l’aventure, et voulut bien hasarder quatre cents francs sur les quatre volumes de cet auteur inconnu qui riait si volontiers de lui-même et de son livre. — Quatre cents francs pour quatre volumes de moi, c’est beaucoup, disait Georges Sand. Et l’argent du malheureux libraire fut, toujours en riant, jeté dans un coin de la chambre jusqu’à ce qu’il fût parti, écu par écu.

Ce premier roman, Rose et Blanche, ressemble tout à fait à un livre qui serait écrit par deux plumes différentes et dont l’alliance était impossible ; on dirait deux écrivains d’une école opposée, réunis par le hasard, séparés par la pensée aussi bien que par le style, et qu’un lecteur un peu exercé ne saurait jamais confondre : l’un clair, correct, élégant, mais calme, doux, paisible, honnête, retenu, ayant peur de tout ce qui lui semblait hasardé ; l’autre, au contraire fougueux, bouillant, osant tout et ne s’arrêtant guère que devant le barbarisme, par un merveilleux instinct de grand écrivain. C’est en effet une chose étrange qui embarrassera très-fort les critiques à venir quand on leur dira : Voici un livre écrit par un homme et par une femme : dites-nous quelles sont les pages écrites par celui-ci et quelles sont les pages écrites par celle-là. Et aussitôt les Saumaises futurs se mettront à l’œuvre ; et, voyant d’un côté des pages simples, faciles, remplies de pudeur et de retenue, ils diront : — À coup sûr ceci est l’œuvre d’une femme. — Et, voyant des chapitres entiers furibonds, emportés, tout nus et remplis des plus chauds détails de la passion, et qu’on dirait écrits par une main de fer avec une plume de fer, ils diront : — À coup sûr c’est un homme, et un homme fort, qui a écrit ces lignes. — Or, si les critiques disent cela, ils se tromperont deux fois : ils attribueront à l’homme ce qui est à la femme, et à la femme ce qui est écrit par le jeune homme. Jamais on n’a préparé plus de tortures aux Saumaises futurs que Georges Sand.

Cependant cette confusion dans les deux natures ne pouvait longtemps convenir à Georges Sand. Cette femme, célèbre entre toutes les femmes célèbres, et dont l’apparition eût fait mourir de chagrin et de douleur elle-même Mme de Staël si Mme de Staël eût été sa contemporaine, Georges Sand voulait à toute force être un homme ; c’était là plus que son ambition, sa destinée : c’était sa nature. Tout ce qu’il y avait en elle de viril se révoltait à outrance quand par hasard, entraînée par la force de l’habitude, elle redevenait de temps à autre une femme, quand son cœur battait comme bat d’ordinaire le cœur d’une femme, quand ses yeux se mouillaient comme les yeux d’une femme. Les deux natures qui se disputaient cet être extraordinaire qui à coup sûr devait être l’honneur du sexe qu’il daignerait choisir se livraient de terribles et furieux combats, dont vous pouvez découvrir quelque trace dans ses lettres ; le combat dura longtemps entre l’âme de cette femme et l’esprit de cet homme. Mais voyez ce singulier combat, qui pourtant vous explique parfaitement la victoire, la victoire de l’un et la défaite de l’autre : même dans ce combat de deux natures si diverses, le genre de combat était mesuré dans Georges Sand ; c’était l’homme qui avait peur, c’était la femme qui allait en avant. À la fin cependant l’homme l’emporta, à condition qu’il obéirait aveuglément aux passions de la femme : Georges Sand se dépouilla de cette seconde nature qui n’était pas la sienne ; il se fît ce qu’il voulait être, un homme avec l’instinct, l’art, le goût, l’intelligence d’une femme ; une femme avec le courage, l’audace, le septicisme d’un homme. Maintenant il était libre de tout devoir, même envers elle-même ; elle était affranchie de tout respect, même pour lui-même ; le lien qui les réunissait dans la même âme, l’une et l’autre, celui-ci et celui-là, fut brisé par la femme au profit de l’homme, et brisé, je puis le dire, violemment et brusquement, sans pitié et avec autant d’énergie et de courage que s’il se fût agi de briser un devoir.

Une fois son maître, une fois un homme, Georges Sand ne démentit pas sa nouvelle nature : cette fois il fit le livre d’un homme, il écrivit Indiana ; et ce livre, dès qu’il eut paru, causa dans le monde littéraire une vive et profonde sensation. En effet, jamais depuis qu’on écrit des romans en France, jamais, depuis Gil Blas et Manon Lescaut (je dis Manon Lescaut et Gil Blas !), on n’avait jeté sur la société un regard plus profond, plus sûr, mais en même temps plus triste, plus injuste et plus amer. Comme les nuances du monde parisien, le monde d’hier, une époque qu’on avait flattée ou fustigée à outrance, que personne n’avait jugée, sont habilement observées dans Indiana ! — Ici un vieux soldat de l’Empire, dur, égoïste, froid, sans âme, un portrait que tout le monde avait vu, et que personne n’avait osé tracer pour ne pas donner un démenti formel au Théâtre des Variétés, à M. Gonthier du Gymnase, et surtout aux chansons de Béranger ; — là une femme aimante, tremblante, dévouée, malheureuse, horriblement compromise dans un mariage dont elle ne comprend ni les droits ni les devoirs ; une femme sans principes, encore plus perdue par sa haine pour son mari que par son amour pour son amant, encore plus victime de sa tête que de son cœur. Quelle belle composition, cette femme !

Cette femme, pauvre créature imprudente et facile, qui ne sait ni aimer ce qu’elle doit aimer ni haïr ce qu’elle doit haïr, qui place aussi mal son admiration que ses mépris, ne voit dans la vie que la passion présente ; elle s’abandonne sans rien prévoir à un fat égoïste, à l’un de ces beaux jeunes gens de la société moderne qui s’enfuient avec tant d’effroi devant une passion d’amour. Ce livre faisait ainsi justice des beaux jeunes gens de M. Scribe, comme il faisait justice des braves soldats de M. Brazier. Puis, entre ces trois êtres si bien trouvés, arrive Noun, la jeune servante, aussi faible que sa maîtresse, mais plus courageuse et plus sage, qui se jette à l’eau, trompée dans son amour ; puis enfin Rolph, l’ami dévoué et caché qui dévore ses larmes, qui contient sa jalousie, qui impose silence à son cœur, et qui enfin éclate tout d’un coup et s’écrie : Me voilà quand la pauvre Indiana n’a plus d’espoir en ce monde. C’étaient autant de créations !

Après Indiana parut Valentine. Cette fois le style de l’auteur avait encore grandi ; ce style, déjà viril, avait encore plus d’éclat, plus de transparence, et en même temps plus d’abandon. Valentine, c’est encore l’histoire d’une femme que le mariage a perdue et déshonorée, comme tant d’autres femmes sont perdues et déshonorées par le célibat. Ce livre, dont le but est le même qu’Indiana, vit surtout par les détails, qui sont pleins de grâce, de naïveté et de charmes. On ne saurait croire quel merveilleux parti le romancier a tiré du Berry, la plus triste et la plus ingrate de nos provinces. Il y a telle scène dans ce roman, par exemple la scène de la prairie, quand ces trois femmes, placées à distance, mais dominées toutes trois par le même rayon de soleil et par la même passion du cœur, viennent à s’éprendre pour le même homme, qui est digne des plus grands maîtres et qui tiendrait sa place dans les plus chaudes pages de l’Héloïse. Valentine acheva donc ce qu’avait si bien commencé Indiana, elle plaça au premier rang littéraire de ce temps-ci, avec très-peu de rivalité parmi les hommes, et à coup sûr sans rivalité possible parmi les femmes, soit dans le passé, soit dans le présent, soit dans l’avenir, le nom deux fois vainqueur de Georges Sand.

En général on ne sait pas ce que c’est que la réputation littéraire à Paris : c’est quelque chose qui ressemble à ces royautés improvisées, inconnues d’hier, adorées à genoux le lendemain. Ainsi le gardeur de chameaux devint un dieu. Rien ne résiste à la renommée, rien ne l’arrête. Elle se fait toute seule, elle vient comme l’orage, elle éclate comme la foudre ; de l’obscurité à la gloire, il n’y a qu’une feuille de papier qui les sépare. La renommée, capricieuse déesse que tant d’hommes en ce monde appellent en vain par toutes sortes d’invocations et de lâchetés, apparaît, chaque fois qu’il y a une fortune à faire et à enorgueillir, dans le réduit le plus caché ; elle tombe sur la victime comme le vautour sur la colombe ; elle va trouver l’homme le plus inconnu, et aussitôt elle l’entoure d’une auréole toute-puissante qui le fait reconnaître et louer dans la foule. La réputation littéraire c’est la fortune, c’est la puissance, c’est le crédit ; ce sont les flatteurs le matin, à midi et le soir. Georges Sand fut donc saisi tout d’un coup, et emporté tout d’un coup dans ce tourbillon des admirations, des flatteries, des médisances, des calomnies et des séductions parisiennes ; il fut la grande énigme, la grande occupation, la grande autorité de huit jours ; on le cherchait en tous lieux, à toutes les heures, et sous tous les costumes. On le découvrit enfin qui lisait les livres de Benjamin Franklin et les vers de nos poëtes fugitifs, le tout sans rire. On le vit : on l’admira ; on l’entendit parler : on l’admira encore. Georges Sand, chez lui, c’est tour à tour un capricieux jeune homme de dix-huit ans et une très-jolie femme de vingt-cinq à trente ans, c’est un enfant de dix-huit ans qui fume et qui prise avec beaucoup de grâce, c’est une grande dame dont l’esprit et l’imprévu vous étonnent et vous humilient. Le moyen de ne pas se laisser prendre à ces séductions, à ce double empire, doublement irrésistibles ? le moyen de ne pas s’abandonner, corps et âme, à ces deux êtres charmants et inexplicables qui ne ressemblent à nul être, ni en vices, ni en vertus, ni en style, ni en passions, ni en grâces, ni en beauté ; deux êtres aux mille noms divers, aux mille passions contraires, aux mille caprices ?

Donc ne soyons pas étonné que tant d’éclat inespéré et tant de succès inattendus aient porté quelque peu à la tête de Georges Sand : de plus sages et de moins glorieux que lui se sont laissé prendre à l’enivrement de la faveur populaire. Ce fut au plus difficile moment de la gloire que Georges Sand, déposant un instant son habit d’homme, se déclara une femme (incessu patuit Dea) dans un livre intitulé Lélia. Ce roman, sous tous les rapports, est une tache dans la vie littéraire de Georges Sand. Dans Lélia on ne retrouve ni le style, ni l’imagination, ni l’élégance, ni les inventions ingénieuses de l’auteur d’Indiana et de Valentine. Cette fois, Georges Sand, quittant ce chaste manteau viril dont elle s’était enveloppée avec tant de courage et d’énergie, a voulu se montrer plus qu’une femme, c’est-à-dire, dans sa pensée, deux fois plus qu’un homme ; et elle est tombée dans les plus graves excès. Cette Lélia n’est qu’une abominable créature, une courtisane qui n’a pas de sens, qui n’a pas de cœur ; c’est-à-dire la plus horrible des courtisanes, une prostituée sans excuse, qui court en hurlant comme une lionne après les sens qui lui manquent, et qui sacrifie au plaisir qu’elle n’a pas un pauvre jeune homme qui l’aime de toute son âme, pendant qu’elle, Lélia, elle aime le galérien philosophe Treumor, qui ne l’aime pas. Atroce livre, tout sensuel, qui se noue et qui se dénoue au moyen d’une courtisane et d’un galérien ! Heureusement Lélia est un livre sans intérêt, une espèce de poëme en prose assez mauvaise, sans liaison avec les livres précédents de l’auteur.

Alors, et aussitôt, voyant comme il s’était trompé, et combien dans ce panégyrique des femmes il avait donné raison à tous les hommes, et avec une merveilleuse facilité de talent, Georges Sand est redevenu dans ses livres ce que l’ont fait la nature et le talent, purement et simplement un homme. Il est vrai que dans Indiana, dans Valentine, dans Lélia notre pauvre espèce est horriblement maltraitée, et que les femmes y sont montrées, malgré leurs désordres de tous genres, dans le jour le plus magnifique : cependant quelle femme oserait parler ainsi des femmes, et même des hommes ? Après quoi il faut ajouter que Georges Sand nous a un peu réhabilités, nous autres hommes, dans un dernier roman intitulé Jacques. Ce roman est écrit en lettres ; et, à l’embarras de la narration, à la confusion des personnages, à un certain malaise général qui se fait sentir dans tout ce livre, on voit que cette justification de l’homme contre la femme, réparation tardive et incomplète des excès de Lélia, a dû coûter beaucoup à Georges Sand. D’ailleurs, même dans ce plaidoyer en faveur des hommes, faites-y attention, vous allez trouver une trahison de l’auteur : Jacques, malgré sa bonté, sa douceur, son amour et ses excellentes qualités de tout genre, est un héros manqué qui joue à la fois le plus grand et le plus niais des rôles. Jacques, voyant sa femme aussi malheureuse en ménage qu’Indiana et Valentine avec leurs ignobles maris, Jacques, digne homme, ne trouve rien de mieux que de donner un amant à sa femme, et, quand il est bien déshonoré, d’aller se jeter dans un abîme la tête la première. Malgré quelques belles pages que les plus grands écrivains seraient fiers d’avoir écrites, ce roman, écrit par lettres et dans le sens admiratif, ne vaut pas à beaucoup près les deux premiers. Mais quoi ! on ne se tire pas tout d’un coup d’un abominable roman comme Lélia.

À présent Georges Sand publie de temps à autre de charmantes nouvelles, dans lesquelles l’auteur d’Indiana et de Valentine nous paraît tout à fait revenu à son esprit habituel, qui est l’ironie jointe à la grâce, la véhémence jointe à l’esprit. André est un petit chef-d’œuvre d’une grande simplicité et d’un puissant intérêt : la jeune fille y est innocente, épanouie comme ses fleurs ; rien d’affecté dans cette charmante composition ; tout y est simple, enlacé sans effort ; le vieux marquis et la jeune grisette sont des personnages comiques ; les événements n’ont rien de brusque ni d’imprévu. Quel bonheur et quelle gloire pour lui, pour elle, et que de plaisir pour nous, qui l’admirons et qui l’aimons, quand Georges Sand se laisse ainsi aller sans effort à tout le naturel de son esprit, à toutes les grâces du style, à toute la vivacité de ses sentiments ! Mais, hélas ! l’emphase, et la mauvaise philosophie, et la mauvaise politique, et la rage d’écrire des systèmes, nous gâteront avant peu ce rare talent si Georges Sand n’y prend garde. André a déjà expié bien des fautes : il nous a montré dans toute sa grâce notre grand écrivain, simple et passionné. En effet Georges Sand excelle pour le moins aussi bien à trouver le ridicule que l’enthousiasme ; il a le sarcasme aussi prompt que l’admiration, même dans ses plus grands excès, et il conserve beaucoup de naïveté et d’empire sur lui-même. Georges Sand a rapporté de ses voyages mille descriptions charmantes, mille anecdotes intérieures, mille portraits originaux, des Italiens surtout. Georges Sand connaît mille fois mieux l’Italie et les Italiens que M. Victor Hugo, qui se croit pourtant bien informé. À l’heure qu’il est Georges Sand (quel dommage !) est poursuivi par des préoccupations politiques qui lui font faire, sans profit pour la gloire, bien du chemin. Il a voulu savoir ce qui se passait dans le monde, et la première chose qu’il y a vue c’est la république ; et, voyant tant de courage perdu au milieu de tant de révolutions inouïes, il s’est déclaré à haute voix républicain. Nous le soupçonnons même d’être légèrement sans-culotte, car le bonnet rouge doit bien aller à cette tête forte et radieuse, légèrement penchée sur l’épaule droite comme celle d’Alexandre-le-Grand. Les républicains ont ouvert leurs rangs à ce nouveau venu en battant des mains. Au procès d’avril on a vu Georges Sand, dans une tribune de la chambre des pairs, encourager du geste et du cœur ses amis politiques ; et, le jour où M. Michel de Bourges fut condamné, Georges Sand lui adressa une magnifique lettre politique qu’on dirait écrite par Saint-Just à ses beaux jours d’innocent enthousiasme. Enfin c’est à peu près vers le même temps que Georges Sand plaça dans une de ses nouvelles le satyrique portrait de son voisin de campagne, M. le prince de Talleyrand.

Voilà ce que nous avons pu recueillir sur le grand écrivain qui attire le plus l’attention publique aujourd’hui. À peine écrit-elle depuis six ans, et déjà elle est aussi placée dans l’admiration de l’Europe que les renommées les mieux faites. Par son style elle est l’égale, sinon le maître, des plus excellents écrivains de ce temps-ci ; par son esprit et par son imagination elle a laissé de bien loin tous les romanciers de notre époque. Son ironie est aussi amère que son enthousiasme est éloquent. Si elle eût voulu, elle aurait pu être célèbre par sa beauté, chose si rare parmi les femmes qui écrivent ; mais qu’elle serait humiliée et honteuse si quelqu’un allait lui dire : Vous êtes belle ! Du reste, c’est à quoi on ne songe guère plus qu’elle n’y songe elle-même : plus on l’approche, et plus auprès d’elle on oublie la femme pour ne voir que le grand poëte, l’illustre écrivain, l’ingénieux romancier de la vie commune, l’inflexible historien des vanités et des misères de la femme, le rigoureux flagellateur des vices, des bassesses et de l’égoïsme de l’homme, le hardi pamphlétaire qui ne connaît pas de frein, qui ne veut pas souffrir d’entraves. Quel homme et quelle femme ! ami dévoué jusqu’à la mort, avec tous les retours et toutes les incertitudes et l’inconstance de la femme ; femme aussi faible que l’homme est fort, cœur aussi froid que la tête est vive, esprit aussi rempli que l’âme est vide, être double qu’on ne peut ni assez louer ni assez plaindre, et dont la présence nous cause pour le moins autant d’admiration que de peur. Quel chemin elle a fait, cette femme ! et quel chemin elle doit faire encore ! partie du foyer domestique, et tout d’un coup tombant dans la gloire ; retombant encore de la gloire dans la vie de famille, et ne se trouvant jamais bien ni ici ni là ; trop grande à la fois et trop peu forte ; pauvre âme qui s’inquiète même dans son triomphe, nobles yeux qui ne peuvent pas pleurer, noble cœur qui se dévore lui-même, n’ayant pas d’autre pâture à dévorer ! Et quelle place dans le monde lui peut-on faire à cet ardent esprit qui aborde sans peur les sentiers les plus difficiles ? où voulez-vous qu’elle aille dans ce monde, cette femme, maintenant qu’elle s’est tracée une si large voie ? Le sentier de Georges Sand ne ressemble pas mal à ces restes de voies romaines bâties par les géants et qui ne conduisent à rien, pas même au précipice. Cet esprit qui pouvait aller à tout, comme tous les esprits qui ont de la volonté et du courage (voyez plutôt M. Thiers), il est arrêté de tous côtés par un mur d’airain infranchissable. Que faire ? que devenir ? toutes les routes sont fermées à Georges Sand : elle est femme ! — L’arène est ouverte, toutes les passions sont déchaînées ; aujourd’hui entre qui veut dans le gouvernement du pays ; Georges Sand, comme tous les esprits révoltés, a le sentiment de l’autorité autant qu’on peut l’avoir : faites-en donc un ministre d’État. Elle est femme ! — Georges Sand tiendrait une épée ; la guerre l’épouvante moins que la paix ; le drapeau de son choix, elle le suivrait vaillamment dans la mêlée. faites-en donc un général. Elle est femme ! — Dans ses moments de découragement et de tristesse, quand elle se rapproche de la tête de mort incessamment posée sur sa table à écrire, qui de ses yeux vides la regarde penser, alors mille idées religieuses arrivent à Georges Sand ; elle aspire à la paix chrétienne, elle rêve d’encens et de chants d’église ; elle réforme, elle aussi, cette Église ravagée par des apostats de la force de Châtel et autres renégats en faillite dont l’huissier ferme les églises : faites donc un évêque de Georges Sand. Elle est femme ! — Que voulez-vous que je vous dise ? Le plus grand écrivain de ce temps-ci, sa plume est tour à tour passionnée, énergique, calme, violente, amoureuse ; elle parle toujours, même dans ses plus grands écarts, la plus belle langue française, c’est-à-dire la plus correcte ; nul ne peut nier que tous les honneurs du style ne lui appartiennent ; il n’y a pas à l’Académie française, il n’y a pas dans toutes les académies françaises ou étrangères de ce monde un écrivain de la force de Georges Sand : faites-la donc asseoir à côté de M. de Chateaubriand et de M. de Lamartine, qui se leveront pour lui faire place et cortége. Toujours la même réponse : Elle est femme ! — Ainsi, ni par la parole, ni par le style, ni par l’autorité, ni par la croyance, ni par la politique, ni par l’Église, ni même par l’Académie française, cette porte banale, cette femme qui est un grand homme ne peut pénétrer. Qu’elle demande à enseigner les hommes, à avoir une école à elle, on lui répondra : Femme ! Et quand enfin, fatiguée de tant d’oubli, honteuse de se voir ainsi parquée loin des hommes par les lois et les mœurs, cette femme, cet homme, dans un moment d’irritation et de vengeance, se tournera tout d’un coup contre cette société qu’elle aurait pu défendre, ira se mettre dans les rangs de l’opposition, dont elle sera le fleuron poétique, l’opposition elle-même, quand le nouveau venu voudra lui imposer sa volonté toute-puissante, s’écriera : Elle est femme ! Ainsi, même l’opposition, ce dernier recours des nobles esprits qu’on dédaigne, n’est pas permise à Georges Sand : elle est femme !

Malheureuse et bien à plaindre en effet ! car, pendant que les hommes la proclament une femme illustre et éloquente, l’orgueil de son sexe, voici que les femmes, pour se consoler de voir réunis tant de beauté et tant d’esprit, tant d’imagination et tant d’éloquence, tant de style et tant de génie, tant de dévouement et tant de courage, s’écrient de leur côté : Ce n’est pas une femme, c’est un homme ! Et, ce disant, elles font semblant de s’enfuir épouvantées ; elles se voilent le visage, sans doute pour que même leur visage ne soit pas en contact avec cette intelligente figure. Femmes qui tremblez, rassurez-vous : Georges Sand, traquée par les hommes comme une femme, n’ira pas parmi vous revendiquer ses droits de femme. Elle vous a prises en pitié, vous les femmes, le jour où elle a pris en haine tous les hommes ; elle restera, haute et calme, sur la limite qui sépare ces deux camps opposés : reines chez les hommes, roi chez vous !