Les catacombes/Tome V/03

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Werdet, éditeur-libraire (Tome vp. 41-56).

L’ENFANT PERDU.



C’était le dernier des trois jours, un jour de joie. Vous savez quelle fête ! la même fête perpétuelle qui commence par des distributions de viandes et qui se termine par quelques fusées jetées dans l’air et qui brillent trois secondes, image trop vraie de la satisfaction d’un peuple. Nous étions donc arrivés à travers tant de mauvaise musique et de mauvais vers, au dernier des trois jours.

La foule s’assemble et se presse ; on se heurte, on se renverse, tous les yeux sont levés vers le ciel comme si on attendit un miracle. Que va-t-il donc descendre de ce ciel ? quelle rosée bienfaisante ? quel saint ange doit nous apporter le calme et la paix ? Pourquoi toute cette population attentive et recueillie ? Demandez-lui à elle-même elle ne vous le dira pas.


La foule sait-elle ce qui la pousse, ce qui l’appelle ? La foule marche comme le flot marche ; elle regarde en haut parce qu’en regarde en haut ; elle n’a ni foi, ni espérance, ni crainte. On l’appelle aujourd’hui pour regarder elle regarde ; il y a un an on l’appela pour briser un trône, pour défendre les lois pour rétablir la constitution de France, pour réclamer les droits de l’homme : la foule vint au premier appel. Elle brisa, elle renversa, elle exila, elle se rua dans la vengeance. Au-jourd’hui elle vient voir des fusées qui voient. Sublime foule ! stupide foule !

Or donc elle regardait, bouche béante, attendant qu’il plût à l’artificier de venir.

L’artificier ne se gênait pas ; l’artificier était à table, joyeux et tranquille que la foule attende, le plaisir en sera plus vif. D’ailleurs tout est prêt les fusées qui s’élèvent en l’air et qui retombent en étoiles tricolores, la bombe qui tourne sur elle-même et qui éclate, le soleil fixe et mobile donnant un éclatant démenti au problème de Galilée, puis la gerbe qui monte, qui hurle, qui crie, qui se démène, échevelée, bizarre, bondissante, joyeuse, poussée par les éclats du peuple, et se perdant dans le nuage comme se perd une pensée poétique dans un peuple en révolution.

Quand l’artificier eut dîne il s’avança au lieu de l’exécution. Un feu d’artifice, c’est comme un homme à immoler ; c’est la même attente solennelle, c’est le même battement de cœur. À savoir si l’homme mourra bien, à savoir si les fusées seront de poids et monteront bien haut dans les airs. Ajoutez que c’est un plaisir d’un instant qui pisse vite, le temps de couper une corde ou d’approcher une mèche. Ici, quand tout est fait, c’est du silence ; au feu c’est de l’obscurité. Je ne crois pas que jamais, depuis le commencement du monde, on ait entrepris une pareille comparaison.

J’en demande pardon à l’artificier.

Enfin, enfin, dans l’obscurité de la place publique, là-bas, là-bas, à travers ces ponts suspendus, sur ces bords où l’onde éclate et se brise, entre ces statues colossales, monuments sans proportion et sans actualité, à travers cette place de la Révolution si ensanglantée, et qu’attendent des jardins et des groupes d’eaux jaillissantes, voyez-vous cette faible lumière qui scintille, vacillante clarté qui paraît et disparaît inégalement, capricieux follet qui se joue autour de la poudre, âme rapide de cet artifice muet encore. Silence ! Il faut du silence pour bien voir ; la scintiltante lumiure va donner le signal. La pâle clarté va faire étinceler tout ce ciel. Vous allez dire que le soleil n’est pas couché et que les étoiles boudeuses se sont enveloppées dans leur voile gracieux de la nuit, boudeuses déesses qui échappent à ces astres inusités !

Et le feu recommence. Vous entendez comme râle d’un mort ; l’incendie éclate et hurle, il crie, il éclate ; tout le ciel est changé. Le peuple bat des mains. O pouvoir de la poésie sous toutes les formes ! cette poésie colorée de la poudre, facile à comprendre comme une caricature en plein vent ; cette poésie des yeux, qui dure une seconde mais qui va droit au regard, laissant le spectateur maître de se faire son drame à lui comme à une pantomime d’opéra ; cette poésie de l’artificier n’a pas d’égale. L’artificier est le poète populaire, l’artificier est l’enchanteur le plus puissant des temps modernes. Vous qui souriez, savez-vous un peintre plus étudie ? savez-vous un chansonnier plus chanté ? savez-vous un refrain plus répété ? savez-vous, dans ce monde d’artisan, quelque chose plus fêté, plus vivement, plus naïvement senti, avec plus de passion et de cœur, que cette simple fusée qui sillonne les airs ? Tout un peuple regarde et applaudit ; à ce spectacle la pensée de tout un peuple est suspendue. Il y a un instant, instant rapide, où le peuple aux mille formes, aux désolantes colères, aux passions terribles, aux sentiments multiples, n’est plus un peuple : ce peuple n’est qu’un seul homme, abusé, oublieux, flâneur, curieux, innocent, et qui regarde en l’air. Ce peuple qui regarde, c’est le grand flandrin de vicomte, dans Molière, qui crache dans un puits pour faire des ronds. Oh ! si ce moment de béatitude et de contemplation silencieuse se prolongeait seulement un jour, qu’il serait facile de gouverner !

Dans les airs la fête enflammée est à son plus beau moment ; tout un pont de feu s’étend dans les nuages ; sur ce pont des armées sont en présence ; c’est le pont d’Arcole, c’est le pont des trois jours, c’est la bataille parisienne. Voyez ! voyez ! Et la pensée est suspendue de nouveau. Ô miracle ! dans cette grande ville, volcan qui gronde incessamment et qui éclatera quelque jour, inondant l’Europe de venin et de bitume, dans cette capitale des trois couleurs tout se tait, passion, colère, ambition, douleurs, désappointements cruels, misères profondes ; on n’entend plus rien, pas même les voix des mourants, les plaintes des captifs, les gémissements de l’hôpital ; la vie sociale est suspendue, la vie réelle fait silence ; cœurs et âmes sont tous dans les airs, voltigeant après l’étincelle enflammée. Un dirait des peuples croyants qui écoutent une religion nouvelle. À la dernière fusée il n’y avait plus dans Paris qu’un seul désir, c’était de voir le dernier éclat de cette fête dans le ciel. Alors, quand tout ce peuple quitte la terre, il n’y a plus sur la terre ni époux, ni père, ni maîtresse, ni haine, ni amour : il n’y a plus qu’un regard, qu’un simple regard, morne et terne comme tout regard âpres lequel il n’y a plus rien à désirer.

Même, je vous le dis, une mère, ce jour-la, s’est tellement perdue au ciel qu’elle oublia son enfant, son joli petit enfant qui était à ses pieds.

Elle oublia son enfant, la pauvre mère ! elle l’oublia un instant cet instant fera le chagrin de sa vie. Excusable peut-être, car c’était son premier moment de poésie, la pauvre femme ! c’était le seul plaisir qu’elle eût eu en sa vie, c’était la seule page qu’elle eût ouverte, le seul spectacle auquel elle eût assisté, le seul vers qu’on eut murmuré à ses oreilles ; c’était son premier tournoi, sa première loge à l’Opéra, ses premiers contes des Mille et une Nuits ; c’était son premier voyage dans la rue Vivienne, sa première entrée dans les wauxhall éblouissants ; c’était son premier cachemire, son premier bonnet de gaze, sa première déclaration d’amour c’était sa première débauche dans la nuit, à la lueur des lustres, au son des instruments, au bruit du vin de Champagne ; c’était son premier moment de repos et de calme, et d’illusion décevante, à cette pauvre femme si fort plongée dans les réalités de la vie laborieuse. Pardonnez-lui donc, si vous pouvez, d’avoir oublie un instant son enfant !

Cela fut prompt comme l’éclair du ciel, quand le ciel fut redevenu ciel, rien que ciel : son regard se porta vers la terre, il alla tout d’un coup de l’étoile à l’enfant ; quand il n’y eut plus dans le ciel que des étoiles, vous imaginez bien qu’elle revint à son enfant. Ô quelle nuit profonde ! au même instant plus de fusée dans le ciel, plus d’enfant sur la terse, plus d’enfant à ses côtes ; adieu la poésie ! Elle oublie sa poésie, son bonheur, son idéal, son rêve, son drame, son extase, le ciel brillant : elle est sur la terre, sur la terre nue, déserte, triste, sombre, sans jour et sans huit en même temps, éclairée par un pâle crépuscule, tout pâle ; une ombre décolorée, une couleur ombrée, un doute continuel, un mouvement inégal. Tout tremble devant cette mère saisie d’effroi le ciel s’électrise, la terre s’agite ; la foule, devenue compacte et occupée, n’a pas d’oreille pour ces cris déchirants, elle n’a pas de mouvement pour cette tendre mère éplorée ; la foule, devant cette étrange douleur qui commence, qui se dompte, qui ne veut pas se livrer encore à son explosion, la foule, c’est un mur de fer, un mur inaccessible, infranchissable, un mur sans portes, sans issue, sans une ruine, sans un trou pour qu’une mère puisse y passer le mur est debout devant sa douleur !

Oh ! comme elle s’agite ! Mais où s’agiter ? où courir ? où ne pas courir ? Quel conseil ? à qui parler ? Il n’y a pas un homme, pas une femme, pas une mère dans cette foule. Qui est mère ? qui est père ? qui a des enfants ? — Alors elle crie, écumante et altérée, et à voix palpitante et enrouée : — J’ai perdu mon enfant ! mon enfant, blond aux blonds cheveux ! mon enfant frêle et riant qu’on va étouffer, qu’on va écraser, qui va mourir mon enfant qui se glisse comme un serpent au soleil, mon enfant qui s’ébat devant ma porte, mon enfant qui joue avec son agneau et qui boit du lait dans ma tasse tous les matins, mon enfant joyeux qui chante et qui sourit ! Mon enfant ! mon enfant ! Parlez donc ! dérangez-vous donc, messieurs et mesdames ! il me faut mon enfant ! Que regardez-vous donc dans le ciel ? Une mauvaise fumée, une mauvaise étincelle, une flamme qui grimace, une salamandre sans queue, une folie qui est ivre et qui se traîne dans les nuages ; mais à vos pieds, messieurs, à vos pieds est mon enfant ! regardez à vos pieds, messieurs, un pauvre enfant joli comme un soleil blond ! — Et elle se tordait les mains, et de courir çà et là appelant à haute voix son enfant, courant et ne s’éloignant pas du cercle où elle l’avait perdu. Pauvre mère le peuple insensible regardait le ciel il criait de joie, il applaudissait. Le feu roulait en flocons ; il y avait des châteaux de feu, des étendards de feu la foule regardait de toute son âme, de tout son cœur, de toute sa passion : que pouvait faire cette pauvre femme pour faire descendre tout ce peuple du ciel ?

Quand le dernier feu éclata il y eut une lumière : elle en profita avidement ; elle se précipita sous les rayons de ce soleil factice : Point d’enfant ! Le dernier feu brûlé, le mur s’ébranla, la foule redevint foule, mobile, agitée, friable, flexible : alors la mère désolée se précipite dans la foule, qui s’écarte nonchalamment obéissante. La foule s’en alla, ne regardant plus le ciel ; la foule revint chez elle haletante, fatiguée, écrasée, elle but de la bière à la porte des cafés. Rentrée chez elle, elle se déshabilla, elle ôta son habit et son chapeau, elle se mit en chemise, elle souffla, elle ne se lava ni les pieds ni les mains, elle ne fit pas sa prière, elle ne pensa à rien ; elle se coucha, s’endormit, et elle ne rêva à rien.

Paris, cet insensible Paris, ne songea pas un instant à cet accident funeste une mère a perdu son enfant.

Ce que devint ta pauvre mère ? Hélas ! hélas ! il y avait en son chemin des bourgeois qui rentraient en parlant politique ceux-là ne regardaient pas la mère éplorée. Ceux-là pourtant sont des hommes bons et humains des grandes villes ; mais aussi il y avait des enfants, spectateurs cruels, sans mère et sans père, égares et curieux, libres comme l’air, qui, entendant la pauvre mère appeler son fils, lui criaient : Le voilà ! le voilà ! voilà l’enfant ! Et la mère radieuse courait : point d’enfant ! À la place du pauvre égaré elle trouvait un gamin de Paris qui riait aux éclats ; le gamin de Paris, race à part, race bohême, qui se sème et qui pousse comme une plante parasite, le gamin qui s’accroche à la ville comme de l’herbe aux vieux murs ; le gamin, qui grimpe comme le lierre, plante tenace, crochue, parasite, joyeuse à voir, facile à pousser, inoffensive, pas méchante, rarement nuisible, un fruit à part de la civilisation. Ceux-là, dont les mères ne s’étaient jamais inquiétées, ne comprenaient pas qu’une mère pût pleurer et s’écheveler parce qu’elle avait perdu son fils. Si elle eût perdu son sac, son châle ou sa bourse, ils lui auraient aidé à chercher, ils auraient été sensibles ; mais un enfant perdu, qu’est-ce que cela pour un gamin de Paris ?

J’ignore si la pauvre femme a retrouvé son enfant. Dans tous les cas, elle se souviendra des jours de fête de juillet quand même nous les aurons tous oubliés.