Les catacombes/Tome V/10

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Werdet, éditeur-libraire (Tome vp. 201-237).


LE

MARIAGE VENDÉEN.














Vous ne savez donc pas comment s’était marié M. Baudelot de Dairval, qui est mort il y a quatre ans, et qui a été tant pleuré par sa femme qu’elle est morte huit jours après son mari, la noble dame ? C’est pourtant une histoire bien digne d’être racontée, parce qu’elle est touchante et spirituelle à la fois, ce qui est rare dans les histoires de notre pays. Je veux donc vous raconter celle-là ; d’ailleurs elle se passe en Vendée, et le héros est un Vendéen très-brave, très-jeune, très-hardi, d’un très-beau sang, et qui est mort dans son lit, fort tranquillement, sans se douter qu’il y aurait une seconde Vendée un an après sa mort.

Baudelot de Dairval était le petit-fils de ce même César Baudelot dont il est question dans les mémoires de la duchesse d’Orléans, la propre mère du régent Louis-Philippe. Cette femme, qui a jeté tant de mépris sur les plus grands noms de France, et qui n’a épargné ni son fils, ni ses petites-filles, n’a pas pu s’empêcher de parler avec éloges de César de Baudelot ; Saint-Simon, ce gentilhomme sceptique et moqueur, mais bon gentilhomme, parle avec éloges des Baudelot. Vous comprenez donc que le jeune Henri, avec un pareil nom à porter, ne fut pas des derniers à se rendre dans la première Vendée pour y protester, les armes à la main, contre les excès de la révolution. Baudelot se fit Vendéen, tout simplement parce qu’il n’y avait pas alors autre chose à faire pour un homme de son nom et de son caprice ; il se battit comme on se battait là-bas, ni plus ni moins ; il était l’ami de Cathelineau et de tous les autres ; il assista à ces batailles de géants, il y assista en riant, et en chantant quand il s’était bien battu et qu’il n’entendait plus le cri des blessés. Quelle guerre ! quelles tempêtes livides furent comparables à celles-là ! Mais ce n’est pas mon compte de refaire un récit fait si souvent, et avec des couleurs si différentes. Ce n’est donc pas mon fait ni le vôtre de vous raconter ou d’entendre raconter les belles actions de Baudelot de Dairval.

Seulement, je veux vous dire qu’un jour, lui treizième, surpris dans une ferme par un détachement de bleus, Baudelot assembla sa troupe à l’improviste.

— Mes amis, dit-il, la ferme est cernée ; fuyez tous ! Emmenez ces femmes et ces enfants ; allez rejoindre notre chef Cathelineau. Pour moi, je reste et je défends la porte ; je tiendrai bien dix minutes tout seul. Ils sont trois cents là-bas qui mous égorgeraient tous. Adieu, adieu, mes braves ! Pensez à moi. À mon tour aujourd’hui : vous autres, vous vous ferez tuer demain.

Dans ces temps d’exception et dans cette guerre exceptionnelle on ne s’étonnait de rien ; on ne songeait même pas à ces luttes d’héroïsme, si fréquentes dans les guerres élégantes. Dans une lutte d’extermination comme celle-là on n’avait pas le temps de faire de la grandeur d’âme ; on ne se drapait pas héroïquement : l’héroïsme était tout nu et tout cru. Aussi les soldats de Baudelot, entendant ainsi parler leur chef, jugèrent, à part eux-mêmes, que leur chef parlait bien, et ils lui obéirent aussi simplement qu’il leur avait commandé. Ils se retirèrent par le toit, emmenant les femmes et les enfants. Baudelot cependant, resté à la porte, faisait du bruit comme quarante, haranguant, disputant, faisant retentir son fusil. On eût dit que tout un régiment était derrière cette porte, prêt à faire feu ; les bleus se tenaient sur leurs gardes. Baudelot fut ainsi sur la défensive tant qu’il eut de la voix.

Mais quand la voix lui manqua et lorsqu’il jugea que sa troupe était en lieu de sûreté, l’innocent jeune homme se fatigua de cette feinte guerrière ; il se sentit mal à l’aise de commander ainsi à une troupe absente ; et, sans plus parler davantage, il n’eut plus d’autre souci que d’étayer en dedans la porte, qui était fortement ébranlée au dehors. Alors, après avoir parlé comme dix, il fit l’ouvrage de dix. Cela dura encore quelques minutes. Cependant la porte craqua, les bleus firent feu par les jointures. Baudelot ne fut pas blessé ; et, comme il avait été interrompu dans son repas, il se mit à table, achevant tranquillement de manger un morceau de pain et de fromage et de vider un pot de piquette, se disant à lui-même qu’il faisait son dernier repas.

À la fin la porte fut forcée, les bleus entrèrent. Il leur fallut quelques minutes pour débarrasser de tous les obstacles la porte de la maison et pour se reconnaître au milieu de la fumée de leurs fusils. Les soldats de la République cherchaient avidement du regard et du sabre cette troupe armée qui leur avait tenu tête si longtemps : vous jugez de leur surprise lorsqu’au lieu de tous ces hommes dont ils avaient cru entendre distinctement les voix ils ne découvrirent qu’un très-beau jeune homme d’une haute taille, d’un visage très-calme, qui mangeait tranquillement un pain noir arrosé de piquette ! Les vainqueurs s’arrêtèrent, muets d’étonnement, appuyés sur leurs fusils ; ce qui donna le temps à Victor Baudelot de vider son dernier verre et d’achever sa dernière bouchée.

— À votre santé, messieurs ! leur dit-il en portant son verre à ses lèvres. La garnison vous remercie du répit que vous lui avez donné.

En même temps il se leva, et, allant droit au capitaine :

— Monsieur, lui dit-il, il n’y a que moi dans cette maison : je suis tout prêt à passer derrière le buisson que voilà.

Puis il ne dit plus rien, il attendit. À sa grande surprise, Baudelot ne fut pas fusillé sur-le-champ. Peut-être était-il tombé entre les mains de quelques recrues assez peu exercées pour vouloir attendre vingt-quatre heures avant de tuer un homme ; peut-être ses vainqueurs furent-ils arrêtés par sa bonne mine, et par son sang-froid, et par cette honte qu’il y a toujours à se mettre trois cents pour égorger un seul homme. N’oubliez pas que dans cette triste guerre il y avait des sentiments français des deux parts.

On se contenta donc de lier les mains de Baudelot et de le conduire, ainsi garroté et très-fort surveillé, à un manoir des environs de Nantes, autrefois jolie et élégante maison seigneuriale, qui était devenue depuis les guerres une espèce de forteresse. Le maître de cette maison n’était autre que le chef de ces mêmes bleus qui avaient saisi et garotté Baudelot. Ce Breton, gentilhomme quoique bleu, avait donné des premiers dans les transports de la révolution. Il était du nombre de ces nobles qui ont fait tant d’héroïsme à leur préjudice, et qui se dépouillèrent en un seul jour de leur fortune, de leurs armoiries et de leurs noms propres, sans songer à ce qu’ils avaient promis à leurs pères, à ce qu’ils devaient à leurs fils, également oublieux du passé et de l’avenir, victimes infortunées du présent. Mais ne leur faisons pas de reproches à ceux-là : ou bien ils sont morts sous le coup de la révolution, qu’ils ont trop bien servie et qui les a dévorés comme les autres ; ou bien ils ont assez vécu pour voir combien leurs sacrifices n’ont profité à personne et comment ils sont restés dépouillés, eux tout seuls, pendant que la France bourgeoise faisait sans eux tout ce rapide chemin.

Baudelot de Dairval fut enfermé dans le donjon, c’est-à-dire dans le pigeonnier de la gentilhommerie de son vainqueur. Les colombes, chassées par la guerre, avaient fait place aux chouans prisonniers. La prison avait conservé un air calme et débonnaire ; elle était recouverte encore de son ardoise brillante, encore surmontée de sa girouette résonnante ; on ne s’était pas cru obligé de mettre des barreaux de fer aux ouvertures par lesquelles s’échappaient les pigeons domestiques pour revenir le soir. Au reste, c’est à peine si l’on avait ajouté un peu de paille à l’ameublement ordinaire du pigeonnier. C’est là que fut enfermé Baudelot.

Au premier abord cela lui parut original d’avoir pour prison le colombier d’un manoir rustique. Il se promit de faire là-dessus une romance, avec accompagnement de guitare, aussitôt qu’il aurait les mains libres. Comme il était ainsi à rêver romance et guitare, il entendit le son d’un violon et d’un galoubet champêtre. Le violon et le galoubet jouaient une marche joyeuse. Baudelot se souleva sur son coude, et, à force d’amonceler la paille contre le mur avec son épaule, il atteignit un des trous du pigeonnier ; et alors il vit tous les détails d’une fête : une longue procession de jeunes gens et de belles dames en robes blanches, précédés par des ménétriers de village. La procession était leste, chacun se livrait à la joie. La fête passa au pied du colombier, ou, si vous aimez mieux, au pied de la tour. En passant au pied de la tour une jeune et jolie personne regarda attentivement au sommet. Elle était blanche et fine de taille ; elle avait l’air rêveur. Baudelot comprit qu’on savait qu’il y avait là un prisonnier ; et pendant que la fête s’éloigne, voilà mon valeureux Baudelot qui se met à siffler l’air de Richard :

  Dans une tour obscure


ou un air approchant ; car c’était un jeune homme versé dans toutes sortes de combats et de romances, aussi habile à manier une épée qu’une guitare, distingué à cheval, distingué à la danse, un vrai gentilhomme d’épée et d’esprit, comme on en voit encore et comme on n’en fait plus.

La noce passa : si ce n’était pas tout à fait une noce, c’étaient des fiançailles. Baudelot achevait de chanter : il entendit du bruit à la porte de sa prison ; on entra.

C’était le maître de la maison lui-même. Il avait été marquis sous Capet, maintenant il s’appelait tout simplement Hamelin ; il était bleu, et du reste assez honnête homme. La République le dominait corps et âme ; il lui prêtait son épée et son château, mais voilà tout : il n’était pas devenu méchant et cruel à son service. Le matin même de ce jour qui touchait à sa fin, le capitaine Hamelin, car il avait été fait capitaine par la République, avait été averti que des chouans s’étaient arrêtés à sa ferme. À cette nouvelle il s’était mis à la tête d’un détachement, renvoyant ses propres fiançailles à une heure plus éloignée. Vous savez comment il s’était emparé de Baudelot. Une fois Baudelot le chouan en sûreté, le capitaine Hamelin était retourné à ses fiançailles ; et voilà pourquoi il n’avait pas amené sur-le-champ son prisonnier à Nantes ; ou, tout au moins, voilà pourquoi il ne l’avait pas fait fusiller sur-le-champ.

Le capitaine Hamelin n’était pas tellement capitaine bleu qu’il eût tout à fait oublié les vieilles coutumes hospitalières du terroir breton : il se crut donc obligé de faire une visite à son hôte pendant que les convives de ses fiançailles se mettaient à table.

— Que puis-je faire pour vous obliger, monsieur ? dit Hamelin à Baudelot.

— Seigneur châtelain, dit Baudelot en s’inclinant, je vous demande en grâce de me donner au moins l’usage d’une de mes mains, s’il vous plaît.

— Vos deux mains seront déliées, monsieur, répondit Hamelin, si vous voulez me promettre de ne faire aucune tentative d’évasion. Seulement, avant de rien promettre, souvenez-vous que demain, à six heures du matin, vous serez conduit à Nantes, à coup sûr.

— Et fusillé à huit heures, aussi à coup sûr ? dit Baudelot.

Le capitaine Hamelin garda le silence.

— Eh bien ! monsieur, dit Baudelot, faites-moi délier les mains, et, sauf délivrance, je m’engage, sur ma parole d’honneur de gentilhomme et de chrétien, de rester ici comme un pigeon à qui on a coupé les ailes.

Le capitaine Hamelin ne put s’empêcher de sourire à l’allusion de son prisonnier ; il lui fit délier les mains.

— À présent, dit Baudelot en étendant les bras comme un homme fatigué d’un long sommeil, à présent, monsieur, je vous remercie, et je suis vraiment votre obligé jusqu’à demain ; et ce n’est pas ma faute si ma reconnaissance ne dure pas plus longtemps.

Le capitaine Hamelin lui dit :

— Si vous avez quelques dispositions dernières à arranger, un testament à faire, par exemple, je puis vous envoyer de quoi écrire.

Disant cela, Hamelin avait l’air ému, et dans le fond il l’était, car on n’est pas Breton impunément.

Baudelot, voyant son hôte ému, lui prit la main.

— Voyez-vous ? lui dit-il d’un air profondément convaincu, ce simple mot testament me fait plus de mal que cet autre mot la mort à Nantes : ce mot-là faites votre testament m’a rappelé la mort de tous les miens. Je n’ai personne à qui léguer mon nom, mon épée, mon amour et ma haine ; car c’est là tout le bien qui me reste. Pourtant cela doit être amusant et doux de disposer de sa fortune, d’être généreux au-delà même de la tombe, de se figurer, en écrivant ses derniers bienfaits, les larmes de joie et de douleur qu’on fera verser après sa mort ! Cela est honorable et doux, n’est-ce pas, capitaine ? N’y pensons plus.

— Je vais vous envoyer à dîner, dit Hamelin. Justement c’est aujourd’hui mon jour de fiançailles, et ma table sera mieux pourvue que de coutume. Ma fiancée vous servira elle-même, monsieur.

Baudelot aperçut à l’un des trous les plus élevés de sa cage une petite marguerite qui avait été semée là par un des premiers habitants du colombier. La jolie fleur se balançait joyeusement aux vents. Elle avait déjà attiré les regards de Baudelot ; il cueillit la jolie fleur.

Puis il la présenta au capitaine :

— C’est l’usage chez nous, capitaine, de faire à la fiancée le cadeau des fiançailles : soyez assez bon pour remettre à la vôtre cette petite fleur éclose dans mon domaine ; et à présent, capitaine, bonsoir : voilà déjà assez longtemps que je vous arrache à vos amours. Dieu se souviendra de votre humanité pour moi, mon hôte. Adieu, portez-vous bien.

Envoyez-moi à souper, car j’ai faim et besoin de repos.

Et ils se séparèrent en se disant du regard un adieu amical.

On apporta à dîner au jeune Vendéen. La jeune fille qui le servait, jolie Bretonne aux dents blanches, aux lèvres roses, à l’air pensif cependant, comme cela convenait à une timide enfant des campagnes qui avait déjà vu passer tant de proscrits, servait Baudelot avec une attention sans égale. Elle ne lui laissait ni répit ni trève qu’il n’eût mangé de tel plat, qu’il n’eût bu de tel vin ; car Baudelot fut servi tout à fait comme les convives de la maison. Le repas était magnifique. Le colombier s’en ressentit ; c’était presque comme au bon temps, quand les habitants ailes de la tourelle allaient ramasser les miettes du festin. Une fois, comme la jeune fille versait du vin de Champagne à Baudelot :

— Comment vous appelle-t-on, mon enfant ? lui dit Baudelot.

— Je m’appelle Marie, dit l’enfant.

— Comme ma cousine, reprit le jeune homme. Et quel âge avez-vous, Marie ?

— Dix-sept ans, dit Marie.

— Comme ma cousine, dit Baudelot.

Ici le cœur pensa lui manquer, songeant à sa belle parente égorgée par le bourreau ; mais il aurait rougi de pleurer devant cette enfant, qui avait déjà les larmes aux yeux ; et ne pouvant lui dire autre chose, il lui tendait son verre.

Mais le verre était plein, mais dans le verre étincelait joyeusement le vin de Champagne, et sur ce verre venait tomber le dernier rayon du soleil. Il ne faut pas tromper nos neveux : rien n’est plus vrai, le vin de Champagne a pétillé et le printemps est venu, même pendant la terreur !

Voyant que son verre était plein, Baudelot dit à Marie :

— Tu n’as pas de verre, Marie ?

— Je n’ai pas soif, dit Marie.

— Oh ! dit Baudelot, ce vin que tu vois, qui pétille, n’aime pas à être bu par un homme tout seul ; il est bon compagnon de sa nature : il se plaît au milieu des gais convives ; c’est le plus grand soutien de cette fraternité dont tu as tant entendu parler, ma pauvre Marie, et que les hommes comprennent si peu. Fais-moi donc l’amitié de tremper tes lèvres dans mon verre, ma jolie Bretonne, si tu veux que je boive encore du vin de Champagne avant de mourir.

En même temps il portait son verre aux lèvres de Marie. Déjà Marie tendait ses lèvres, mais à ce mot mourir son cœur gonflé déborda, et elle versa d’abondantes larmes qui roulèrent dans le vin joyeux.

— À ta Santé, Marie ! dit Baudelot ; et le vin et les larmes, Baudelot but tout cela à la santé de Marie.

Au même instant le son du cor, le chant du hautbois, l’accompagnement des violons se firent entendre.

— Qu’est-ce cela ? dit le jeune homme, posant son verre et passant tout à coup de l’enthousiasme au sourire. Dieu me pardonne, dit-il, c’est un bal !

— Hélas, disait Marie, hélas ! oui, c’est un bal ; ma jeune maîtresse ne voulait pas danser, mais son mari et son père l’ont voulu. Elle va être bien malheureuse ce soir !

À ces mots le jeune Vendéen :

— Oh ! dit-il, ma bonne Marie, si tu es bonne, comme je crois, fais cela pour l’amour de moi : va, cours, vole, dis à ta maîtresse que le comte Baudelot de Dairval, colonel de chevau-légers, demande la permission de présenter ses respects… Ou plutôt ne dis pas cela, Marie ; ou plutôt va-t’en trouver mon hôte et non sa femme, et dis-lui que son prisonnier s’ennuie, que le bruit du bal va l’empêcher de dormir, que la nuit sera longue et froide, que c’est une charité d’arracher un malheureux jeune homme aux tristes réflexions de sa dernière nuit ; que je le prie, au nom du ciel, de me laisser aller à son bal cette nuit ; qu’il a ma parole d’honneur que je ne songerai pas à m’échapper. Dis-lui tout cela, Marie ; et dis-lui encore tout ce qui te viendra à l’âme et au cœur. Parle un peu haut, afin d’être entendue par ta maîtresse et d’intéresser ta maîtresse pour moi ; et grâce à toi, Marie, je n’en doute pas, il se laissera fléchir. Alors, si je suis invité à ce bal, alors, mon enfant, envoie-moi le valet de chambre de ton maître ; dis-lui qu’il m’apporte du linge blanc et de la poudre pour mes cheveux. — On doit trouver encore un reste de poudre dans le château. — Dis-lui aussi qu’il m’apporte un habit de son maître et qu’on me prête mon épée, seulement pour me parer ce soir : je ne la tirerai plus du fourreau. Mais va donc, va donc, Marie, va, mon enfant !

Et le jeune prisonnier tour à tour pressait et retenait l’enfant. À voir cela on n’eût pu s’empêcher de rire et de pleurer tout à la fois.

Quelques instants après parut dans le colombier le valet de chambre du capitaine Hamelin. Ce valet de chambre était un vieux bonhomme très-fidèle à la poudre, très-fidèle aux vieux usages, très-regrettant l’aristocratie, dont il était un des membres et un membre fort actif. À la révolution française ce valet de chambre avait perdu beaucoup de son importance. Il est vrai qu’il était devenu membre du conseil municipal ; mais dans ces hautes fonctions il regrettait plus d’une fois ses longs tête-à-tête avec les hauts personnages qu’il avait ajustés dans sa jeunesse. Quoique municipal, ce coiffeur était un bonhomme qui n’avait été dévoué à M. de Robespierre que parce que celui-ci, seul dans la France libre, avait osé conserver la poudre, les manchettes et les gilets brodés.

Il apportait au prisonnier un habit complet que le capitaine Hamelin avait fait faire quand il était plus jeune, quand il était marquis, et pour aller à la cour voir le Roi quand il y avait un roi et une cour. Cet habit était fort beau et fort riche et fort élégant ; le linge était très-blanc, la chaussure très-fine. L’hôte de Baudelot n’avait rien oublié, pas même les parfums et les senteurs et les cosmétiques d’une toilette de marquis d’autrefois. Baudelot confia sa tête au vieux valet de chambre, qui la para avec toute complaisance, non sans pousser de profonds soupirs de regret. Baudelot était jeune et beau, mais il y avait longtemps qu’il ne s’était paré : quand donc il se vit tout habillé, tout frisé, la barbe fraîche, le regard animé par le repas qu’il avait fait et par le violon qu’il entendait au loin, Baudelot ne put s’empêcher de sourire et d’être content de lui, et de se rappeler ses belles nuits de bal masqué à l’Opéra avec M. le comte de Mirabeau.


Il n’y eut pas jusqu’à son épée qu’on lui remit au sortir du donjon, en lui rappelant son serment de ne pas la tirer. Il était nuit, quand il traversa le jardin pour se rendre à la salle du bal.

À ce bal étaient conviées les plus belles dames révolutionnaires de la province. Mais vous savez que les femmes ne sont pas tellement révolutionnaires qu’elles ne restent quelque peu aristocrates quand il s’agit d’un brave, spirituel, élégant, jeune et beau gentilhomme qui sera fusillé demain.

Revenons à notre histoire. Le bal des fiançailles commençait. La fiancée était Mlle de Mailly, la petite-nièce de cette belle de Mailly qui avait été si aimée de Mme de Maintenon. C’était une jeune personne blonde et triste, malheureuse évidemment de se livrer à des noces et à la danse dans ces temps de proscription ; c’était une de ces âmes fortes qui sont très-faibles jusqu’à une certaine heure fatale qui n’a pas encore sonné pour elles ; mais, quand cette heure de force a sonné, c’en est fait, cette faiblesse d’âme devient une énergie invincible ; l’héroïne remplace la petite fille ; les ruines d’un monde ne suffiraient pas à intimider celle que tout à l’heure le moindre signe de mécontentement faisait frémir.

Éléonore de Mailly était donc fort triste et fort abattue. Les compagnes de son enfance imitaient son abattement et son silence. Jamais vous n’aviez vu une fête bretonne aussi triste ; on sentait dans ce bal une confusion inexplicable : rien n’allait, ni la danse, ni les danseuses ; le malaise était général. Les jeunes gens eux-mêmes, près des jeunes belles demoiselles, ne cherchaient pas à plaire ; et le bal était à peine commencé que déjà tout le monde, sans que personne pût se dire pourquoi, désirait que le bal fût bientôt fini.

Tout à coup la porte de la vaste salle s’ouvrit lentement, et je ne sais pourquoi tous les regards se portèrent en même temps sur cette porte ; mais il est vrai que l’assemblée n’eut à cet instant qu’un seul regard, tant ce bal cherchait avidement une distraction à ses ennuis. Alors par cette porte, entr’ouverte comme pour un fantôme, on vit entrer un joli gentilhomme de la cour, un type perdu, un bel officier bien riant, bien paré. Il avait l’habit de la cour, la tournure de la cour, les élégantes manières de la cour. Cette apparition fit un charmant contraste avec l’ennui de la soirée et la solennité de cette porte lentement ouverte. Les hommes et les femmes les plus bleus, dans le fond de l’âme, se trouvèrent surpris d’une manière charmante en retrouvant tout à coup au milieu d’eux un débris de cette vieille société française anéantie en vingt-quatre heures, hélas ! Et, de fait, c’était charmant à voir ce jeune homme proscrit, que la mort attend demain, qui vient au milieu d’une fête de républicains pour y ranimer les danses, y rappeler la gaieté, et qui ce soir-là ne songe qu’à une chose, être aimable et plaire aux femmes, fidèle jusqu’à la fin à sa vocation de gentilhomme français.

L’entrée de Baudelot, que je vous raconte sommairement, fut l’affaire d’une minute. À peine au salon, il ne pensa qu’à se livrer au bal. Il alla donc inviter tout d’abord la première femme qu’on voit tout d’abord quand on est près d’aimer une femme. C’était cette jeune fille blonde et nerveuse qu’il avait déjà aperçue dans le jardin. Elle accepta l’invitation du jeune homme sans hésiter, et au contraire avec un grand empressement, sachant que la mort républicaine, la plus implacable de toutes les morts, se tenait derrière son danseur pour lui offrir sa main sanglante. Quand donc les hommes virent que Baudelot dansait, tout mourant qu’il était, les hommes rougirent de leur peu d’empressement auprès des femmes : toutes les femmes furent invitées à la danse. Les femmes, de leur côté, acceptèrent la main des danseurs parce qu’elles voulaient voir danser Baudelot de plus près ; si bien que, grâce à cette victime qui allait mourir, ce bal, tout à l’heure si triste et si solennel, prit tout à coup l’aspect d’une fête véritable ; ce fut parmi ces hommes et ces femmes à qui se livrerait le plus à la danse corps et âme. Quant à Baudelot, il partageait de son mieux ce plaisir convulsif ; il était le seul, dans toute cette foule, qui s’amusât naturellement, le seul dont le sourire ne fût pas forcé, le seul dont la danse fût légère et gracieuse ; les autres s’amusaient à force de terreur, ils s’enivraient jusqu’au délire à l’aspect de ce beau jeune homme qui dansait sans porter ombrage aux hommes et tout en faisant rêver les femmes. Baudelot était le roi de la fête bien plus que le fiancé lui-même, bien plus que la fiancée ; Baudelot était le fiancé de l’échafaud ! Le bal, animé par tant de passions diverses, par tant de terreurs, par tant d’intérêts sanglants, s’empara de ces hommes de toutes manières. Baudelot était partout, saluant les vieilles femmes en roi de France, les jeunes avec admiration et bonheur, parlant aux hommes le fou langage de la jeunesse, langage naturel mêlé d’esprit ; il n’y avait pas jusqu’aux violons auxquels Baudelot n’indiquât les airs les plus nouveaux ; même il joua avec beaucoup de vivacité et de justesse une sarabande de Lully. Certes la main qui fouettait avec tant de justesse la corde d’un violon ne tremblait pas.

Et cependant, plus Baudelot se livrait à cette gaieté franche et naturelle, plus il oubliait la nuit, qui s’avançait avec une rapidité effrayante. En même temps, plus l’heure avançait, et plus les femmes se mettaient à frissonner dans le fond du cœur et à penser qu’il était mort ; car c’était là une époque tellement rapprochée de l’antique honneur français que la seule présence de Baudelot à ce bal détruisait tout espoir de salut pour lui : on le savait plus enchaîné par sa parole qu’il ne l’eût été par des chaînes de fer ; et puis, d’ailleurs, en ceci chacun faisait son devoir, Baudelot et Hamelin. Hamelin, en donnant cette fête à Baudelot, ne faisait aucun tort au comité de salut public, le comité de salut public n’y perdait pas un cheveu de Baudelot.

Vous concevez donc que tous les regards furent bien tendres et tous les sourires bien tendres, et que plus d’un soupir s’échappa de toutes les poitrines à la vue du beau proscrit. Lui, enivré de tant de succès, il n’avait jamais été si plein de passion et d’amour. Aussi, quand pour la troisième fois il vint à faire danser la reine du bal, la blonde fiancée, il sentit que cette petite main tremblait dans la sienne, et il trembla à son tour.

Car jetant un regard sur cette jeune femme, il la trouva pâle et mourante.

— Qu’avez-vous donc, Éléonore ? lui dit-il, qu’avez-vous, madame ? Par pitié pour votre danseur, ne tremblez pas et ne pâlissez pas ainsi !

Et alors, se retournant vers les rideaux du salon, qui s’agitaient aux sons de la danse, elle lui montra déjà la première aube du jour qui blanchissait les rideaux.

— Voici le jour ! dit-elle à Baudelot.

— Eh bien ! dit Baudelot, qu’importe ? voici le jour : j’ai passé la plus belle nuit de ma vie : je vous ai vue et je vous ai aimée, et j’ai pu vous dire : Je vous aime ! parce que vous savez bien que les morts ne mentent pas. Et à présent, adieu, Éléonore, adieu. Soyez heureuse, et recevez la bénédiction du chouan !

C’était l’usage en Bretagne d’embrasser sa danseuse sur le front à la dernière contredanse.

La contredanse finie, Baudelot appuya ses lèvres sur le front d’Éléonore. Éléonore se trouva mal ; mais elle était si légère que tout son corps s’arrêta immobile, son front restant appuyé sur les lèvres de Baudelot.

Cela dura une seconde.

Elle reprit ses sens, et Baudelot la reconduisit à sa place.

Alors elle le fit asseoir à ses côtés, et elle lui dit :

— Écoute : il faut partir ! Écoute : on met les chevaux à la voiture qui va te conduire à Nantes ; écoute : dans deux heures tu es mort : fuis donc ! Si tu veux, je pars avec toi. On ne dira pas que c’est la peur qui te fait fuir, on dira que c’est l’amour ! Écoute si tu ne pars pas tout seul ou avec moi, je me place sous les roues de la voiture, et tu passeras sur mon corps brisé.

Elle disait cela tout bas, sans regarder Baudelot et presque en souriant, et tout comme si elle eût parlé d’un autre bal.

Baudelot ne l’écoutait pas, mais il la regardait avec une joie qu’il n’avait jamais rencontrée au fond de son cœur. — Comme je l’aime ! se disait Baudelot.

Quand elle eut tout dit Baudelot reprit :

— Vous savez bien que c’est impossible, Éléonore. Oh ! oui, si j’étais libre vous n’auriez pas d’autre mari que moi ; mais je ne suis plus à personne, ni à moi, ni à vous. Adieu donc, mon bel ange ; et si tu m’aimes, rends-moi cette fleur des champs que je t’ai envoyée de mon donjon ; rends-la moi, Éléonore ! la petite fleur a paré ton sein elle m’aidera à mourir.

Si on eût regardé Éléonore en ce moment on se serait demandé : Est-elle morte ? Et en effet le silence était solennel, la musique se taisait, le jour inondait les appartements ; tout était dit.

Tout à coup un grand bruit de cavaliers et de chevaux se fit entendre au dehors. À ce bruit, qui venait du côté de Nantes, toutes les femmes, par un mouvement spontané, couvrirent Baudelot de leur corps ; mais c’étaient les soldats de Baudelot lui-même qui venaient délivrer leur maître. Ils avaient ouvert la maison ; ils étaient alors dans le jardin, et ils allaient criant : Baudelot ! Baudelot !

Les chouans furent bien étonnés de trouver leur jeune chef, qu’ils croyaient chargé de fers, entouré de femmes dans une parure d’éclat, et lui-même tout paré, et comme ils ne l’avaient jamais vu.

La première question que leur fit Baudelot fut celle-ci :

— Êtes-vous entrés au pigeonnier, messieurs ?

— Oui, dit l’un d’eux c’est par là que nous avons commencé, capitaine. Vous ne retrouverez plus le pigeonnier, ni vous, ni aucun des pigeons qui l’ont habité : le pigeonnier est à bas.

— S’il en est ainsi, dit Baudelot en tirant son épée, me voilà dégagé de ma parole et je suis libre. Merci, mes braves !

Puis il ôta son chapeau.

— Madame, dit-il avec un son de voix très doux, recevez tous les humbles remerciements du captif.

Baudelot demanda une voiture.

— Une voiture est là tout attelée, capitaine, dit un des siens : elle devait vous conduire à Nantes, à ce que nous a dit le propriétaire de la maison.

En même temps Baudelot aperçut Hamelin attaché avec ses propres cordes.

— Capitaine Hamelin, dit Baudelot, service pour service. Seulement, au lieu de délier vos cordes, laissez-moi les couper. Elles ne serviront plus à personne.

Puis, comme Éléonore revenait à elle :

— Capitaine Hamelin, reprit encore Baudelot, c’est une triste époque pour des fiançailles que ce temps de guerres civiles et de sang répandu : on ne sait jamais si l’on ne sera pas dérangé le matin par un prisonnier à surveiller, ou le soir par des ennemis à recevoir. Remettez donc à un autre jour, s’il vous plaît, votre mariage. Voyez : votre fiancée elle-même vous en prie… Ma noble demoiselle, permettez à de pauvres chouans de vous reconduire au château de Mailly. Madame, le voulez-vous ?

Et tous les jeunes chouans partirent au galop, tout joyeux d’avoir délivré leur capitaine et se pavanant au soleil qui se levait. Les pauvres enfants, ils avaient si peu de temps à jouir du soleil !

Tous ces jeunes gens-là furent tués le même jour et à la même bataille où fut tué Cathelineau le père ; car à présent il y a deux Cathelineau qui sont morts pour la même cause, morts tous deux en royalistes et en chrétiens. Ce que c’est que le bonheur des temps !

Il y a des hommes qui sont immortels quoi qu’ils fassent. Baudelot de Dairval ne fut pas tué, bien qu’il n’eût pas quitté la Vendée une heure. Quand son pays fut moins inondé de sang Baudelot épousa Éléonore de Mailly ; le capitaine Hamelin signa au contrat comme adjoint municipal.

Ainsi finit cette histoire ; mais n’admirez-vous pas comme moi le bonheur du comte de Baudelot ?