Les catacombes/Tome VI/01

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Werdet, éditeur-libraire (Tome vip. -66).


LA COMTESSE D’EGMONT.

















I


La comtesse d’Egmont était seule dans son oratoire. À la voir ainsi abandonnée et silencieuse, on n’aurait pu dire si elle était endormie ou éveillée, si elle était plongée dans la prière ou dans le songe. Toujours est-il qu’elle était bien jeune et bien belle. Elle était la fille unique du maréchal de Richelieu, cet homme qui eut tant d’esprit qu’il a passé toute sa vie pour être un très-proche parent de Voltaire, et tant de bonheur qu’il est mort, et de sa belle mort, sous le roi Louis XVI après avoir été le compagnon et l’heureux témoin de la gloire de Louis XIV et partagé le bonheur de Louis XV. Par sa noble mère, la fille du maréchal de Richelieu, Mme d’Egmont descendait des ducs de Guise ; elle portait sur son écusson la croix de Lorraine et les alérions d’or. Son père, qui l’aimait avec passion, l’avait mariée au plus grand seigneur des Pays-Bas, Casimir-Auguste d’Egmont Pignatelli. Par ce mariage, la nièce du grand Richelieu et des princes de Guise était devenue comtesse d’Egmont, princesse de Clèves et de l’Empire, duchesse de Gueldres, de Juliers, d’Agrigente, et grande d’Espagne de la création de l’empereur Charles-Quint, côte à côte avec les duchesses d’Albe et de Medina-Cœli ; en un mot, cette puissante maison d’Egmont descendait en droite ligne des souverains ducs de Gueldres ; elle est entrée tout entière dans la tombe avec Mlle de Richelieu.

Depuis son mariage avec le vieux comte la jeune femme, qui d’abord avait été enjouée et folâtre, devint peu à peu languissante ; celle qui avait été si fière naguère de ce grand nom de Guise et de Lorraine s’était presque fait oublier, autant du moins qu’elle pouvait être oubliée, si belle, si jeune et si haut placée. Cet hôtel de Richelieu qu’elle habitait avec son mari, tout à l’heure si éclatant et si rempli de joie et de fêtes, était redevenu silencieux et grave comme s’il eût encore attendu le cardinal-ministre. En un mot, c’était plutôt là une calme et décente maison du dix-septième siècle que le palais d’un favori du roi Louis XV, habité par une jeune femme la plus belle du monde, à cette brûlante époque d’entraînement, de sophisme, d’amour et de plaisir. Tout entière à son ennui, Mme d’Egmont occupait l’endroit le plus reculé de sa propre maison.

D’ordinaire, quand Mme d’Egmont voulait être seule, chacun respectait sa retraite ; son père lui-même, ce frivole Richelieu qui a été jeune et fou jusqu’à la mort, ne se présentait guère chez sa fille à ces heures de silence : il attendait pour la voir que la comtesse, rendue à elle-même, fût redevenue ce qu’elle était dans les salons ou à la cour, une femme pleine de grâces et d’esprit, dont le sourire, dont la voix, dont le regard, dont le geste royal charmaient tous les esprits et tous les cœurs. Car une fois dans le monde la comtesse redevenait une femme du monde : elle était fière, elle était vive, elle était belle, insouciante de toutes les innovations que ce siècle, à force d’indépendance, de cynisme et d’esprit, introduisait chaque jour dans les mœurs et dans les lois. Cette jeune femme, par son intelligence, par son esprit, par sa grâce parfaite, par cette rare élégance de manières qui commençait à se perdre mais dont elle n’avait rien perdu, appartenait bien plus à la société passée qu’à la société présente, bien plus à Louis XIV, le grand roi, qu’à Louis XV, bien plus à Mme de Maintenon, qui était morte, qu’à Mme de Pompadour, qui s’avançait : c’était une femme au-delà de cette époque toute sensuelle et dont l’intelligence même était matérialiste ; c’était la seule femme rêveuse de ce temps-là. Aussi plus d’une fois, même à l’instant de sa plus grande joie, tombait-elle tout d’un coup dans ses rêveries profondes ; son œil bleu devenait fixe, son sourire se perdait au loin dans ce monde sans forme qui est l’avenir des âmes tendres ; on eût dit, à la voir ainsi immobile et attentive, qu’elle parlait tout bas en elle-même à un être invisible qu’elle voyait dans son âme. Pauvre jeune femme, d’autant plus à plaindre qu’elle vivait dans un siècle moqueur et sceptique, toujours prêt à rire et à douter ! pauvre femme qui, dans ce siècle de folle joie et de plaisirs furieux et de poésie embrouillée, ne pouvait espérer d’être comprise par personne, elle qui était femme, elle qui aimait, elle qui souffrait, elle qui était poëte, elle qui refoulait sa poésie, son amour et sa souffrance dans son cœur !

Comme je l’ai dit, Mme d’Egmont était seule dans son oratoire lorsque M. le maréchal de Richelieu se présenta chez sa fille. Il entra si doucement, ou bien elle était si profondément plongée dans ses réflexions, qu’elle ne l’entendit pas venir. Et alors le vieux courtisan, qui ne s’étonnait de rien, s’arrêta indécis ; il allait même se retirer quand tout à coup la comtesse, sortant de sa rêverie, leva la tête et regarda son père comme si elle eût été réveillée en sursaut. Elle était d’une pâleur effrayante, son œil était sec, sa bouche était fermée, ses deux mains se contractaient horriblement. Un autre homme, moins heureux que M. le maréchal de Richelieu, à voir ce visage tendu et ce beau front tout couvert de nuages, et cette pâleur horrible, eût compris que c’était là une femme blessée au cœur ; mais à ces maladies morales que pouvait comprendre M. le maréchal de Richelieu ?

Au reste, la comtesse fut bientôt remise de son effroi : son front se détendit, la couleur revint à sa joue, le mouvement à son sein, le sourire à ses lèvres ; elle présenta ses deux mains à son père, et son père se figura qu’elle venait de se réveiller.

Quand M. le maréchal de Richelieu eut bien regardé sa fille, quand il l’eut regardée avec autant d’amour qu’il en pouvait trouver dans son cœur, lui, le courtisan et le favori des deux rois de France les plus difficiles à flatter, quand il fut tout à fait revenu de sa première surprise, et qu’il eut retrouvé sa fille tout entière, prévenante, docile, soumise, pleine de déférence et de respect :

— Vous êtes bien surprise, lui dit-il, du sujet de ma visite ? et je vous jure, mon enfant, que si c’était tout autre que vous, si vous n’aviez pas du bon sang de Lorraine et de Richelieu dans les veines, j’aurais hésité à vous faire la demande que je vais vous faire.

Ainsi parlait le maréchal ; en même temps sa fille le regardait d’un air étonné, mais aussi sans inquiétude, comme une femme revenue de toute surprise, que rien ne peut plus intéresser en ce monde, et qui est prête à tout, à l’extraordinaire comme à autre chose.

Le maréchal ayant attendu en vain une réponse de sa fille reprit la conversation en ces termes :

— Je vous ai souvent parlé, mon enfant, d’un vieux gentilhomme que j’ai connu autrefois à l’armée, qui a nom le vidame de Poitiers. Vous savez que ce vidame de Poitiers a été mon ami, et que moi j’ai été son obligé ; qu’il nous a sauvé la vie (excusez du peu), et que depuis ce temps je ne l’ai pas revu. Ce qu’on dit et ce qu’on ne dit pas sur ce vidame est étrange. Il y a tantôt vingt ans (vous n’étiez pas née, ma chère fille !) que mon vieux camarade s’est retiré dans une maison à lui au Marais, une vieille et mystérieuse maison, sur ma parole. On n’y entend point de bruit dans le jour, on n’y voit point de lumière dans la nuit. Quand on frappe à la porte la porte ne s’ouvre pas. Les fenêtres sont fermées, les murs sont muets ; la fumée même est discrète et elle se cache ; on ne peut rien savoir de plus. Ni le Roi ; ni le lieutenant de police ; ni moi-même ; personne ne sait ce qui se passe dans cette maison. On en a fait mille contes, mais ce sont des contes. Enfin, après vingt ans de cette vie et de ce silence, voici mon vieil ami le vidame de Poitiers qui se réveille et qui m’écrit. Ce qu’il me demande, devinez-le, mon enfant, s’il vous plaît.

— Moi, mon père ? dit la comtesse légèrement émue.

— Vous-même, ma fille ! Voici, reprit le maréchal, voici la lettre du vidame de Poitiers :

« Je vais mourir, mais avant ma mort il faut que je parle à Mlle de Richelieu, à Mme la comtesse d’Egmont, veux-je dire. Mettez à ses pieds les derniers vœux, et, s’il le faut, les dernières volontés d’un vieillard. Adieu ! »

La comtesse d’Egmont resta confondue ; non que l’idée d’aller voir ce vieux homme lui fit peur, mais je ne sais quel secret pressentiment la vint saisir. D’abord elle voulut traiter en plaisantant la fantaisie de cet homme qui la faisait demander ; mais quel fut l’étonnement de la comtesse quand elle vit son père, son père lui-même, qui riait de tout, ne pas sortir un instant de sa gravité, et lui déclarer positivement qu’elle irait au rendez-vous du vidame de Poitiers !

— C’est un homme de noble et illustre race, disait le maréchal ; c’est un ancien ami de votre mère, c’est un compagnon d’armes qui m’a sauvé la vie, c’est un des nôtres, c’est un vieillard qui se meurt tout seul : il ne sera pas dit qu’il aura en vain imploré ma pitié et ma charité. Certes, cela me touche de voir cet homme vous choisir, vous ma fille, sur votre renom, pour recevoir sa confession dernière. Ainsi donc, soyez digne de vous et de moi ; partez ; le vidame de Poitiers vous attend.

— Partir ! s’écria la comtesse, partir ce soir, tout à l’heure ! Y pensez-vous, mon père ?

— Oui, ma fille, partir sur-le-champ, tout à l’heure ; il le faut, je le veux, je l’ordonne, ou plutôt c’est la mort qui commande, soyez-y !

— Au moins, reprit la comtesse, qui d’instant en instant devenait plus craintive, au moins, monsieur, prendrai-je la permission et le congé de M. le comte d’Egmont.

— Je ne m’y oppose pas, reprit le maréchal.

En même temps il se retira en faisant à sa fille un profond salut.


II


Mme d’Egmont, restée seule, se trouva dans une grande épouvante. La seule idée de pénétrer ce soir même dans cette vieille maison du vieux vidame de Poitiers lui paraissait une idée horrible. Tout ce qu’elle avait entendu de cet homme et du mystère qui l’enveloppait lui revenait alors en mémoire. Les uns disaient qu’il s’était là enfermé pour un crime, les autres par désespoir ; quelques-uns, les plus forts d’esprit, soutenaient que ce n’était pas le vidame qui habitait dans le silence de ces murs, mais bien son âme et l’âme de ses serviteurs qui attendaient la résurrection éternelle. D’ailleurs, que lui voulait-il ? et qu’y avait-il de commun entre elle et lui ? et que pouvait-elle pour lui et lui pour elle ? — Mon Dieu ! mon Dieu ! disait-elle en se tordant les mains ; et cette jeune femme si fière et si noble, et qui n’avait jamais eu peur, cette âme moitié Guise et moitié Richelieu, moitié ligue et moitié fronde, cette jeune femme qui avait su si bien se taire et si bien cacher le mal qui lui rongeait le cœur que personne ne l’avait soupçonné, eh bien ! à présent elle éclate, elle tremble, elle ne veut pas obéir à son père, en un mot, elle se l’avoue à elle-même, et si quelqu’un était là elle le dirait tout haut, en un mot, elle a peur.

Elle eut si peur qu’elle se résolut sur-le-champ à aller trouver son vieux mari, le comte Casimir-Auguste d’Egmont Pignatelli.

Le comte d’Egmont n’était guère né pour être le mari de sa femme. C’était, il est vrai, un gentilhomme de pure race, un homme d’origine princière, mais voilà tout. Or, dans ce dix-huitième siècle si mouvant et si remué, la noblesse toute seule commençait à ne plus suffire ; déjà de toutes parts ce n’étaient que gentilshommes révoltés contre leurs blasons, et qui volontiers grattaient leurs parchemins pour y transcrire des livres de philosophie (et ils les ont si bien grattés qu’il a été depuis impossible de retrouver un seul mot sur ces parchemins défigurés) ; de toutes parts c’étaient des nobles qui se faisaient peuple dans ce peuple, par orgueil et par bon ton, comme si on eût dû les reconnaître à coup sûr, même dans la foule ; de toutes parts bouillonnait et fermentait cet esprit de sarcasme et d’ironie qui brisait toute barrière ; peu à peu la vanité déplaçait et chassait de ses limites cette vieille aristocratie qui disait à la philosophie de ce temps : À vous le premier pas, madame ! (héroïsme qui coûta cher à la noblesse). M. d’Egmont était du petit nombre des hommes prudents qui ne cédèrent pas un pouce de terrain à la révolution triomphante, et qui ne l’empêchèrent point de passer outre ; mais cette prudence même n’eût rien été aux yeux de sa jeune et spirituelle compagne, si M. d’Egmont n’eût pas été le plus obstiné, le plus cérémonieux, le plus ennuyeux gentilhomme de son temps.

Aussi, quand M. d’Egmont vit la comtesse entrer d’un pas résolu dans sa bibliothèque, il resta muet et interdit : c’était la première fois que sa femme l’honorait de cette faveur. M. d’Egmont était alors occupé à feuilleter ses recueils de brefs et ses collections de bulles ; il était plongé tout entier dans ses dissertations sur les décrétales et sur les histoires des conciles ; mais, à la vue de la comtesse, il oublia tout à la fois conciles, décrétales, brefs et collections de bulles ; il se leva, il vint droit à elle, et, la prenant par la main, il chercha vainement un fauteuil où la faire asseoir.

Mais il n’y avait que des chaises à dossier dans la bibliothèque du comte d’Egmont.

Le comte, qui tenait toujours la main de sa femme, sonna de toutes ses forces, et aussitôt les deux battants de toutes les portes furent ouverts. Au même instant, et comme il s’aperçut qu’il n’avait pas de gants, il passa sa main sous la basque de son justaucorps, et Mme d’Egmont, ainsi appuyée sur son époux, traversa toutes les salles de l’hôtel jusqu’à l’estrade du dais. Là M. d’Egmont établit sa femme sur le fauteuil, et lui-même il s’assit sur un pliant à la seconde marche de l’estrade, à la place de son chancelier de Clèves ou de son majordome de Sarragosse-la-Royale.

Alors seulement la comtesse put parler à son mari. Elle lui dit tout d’abord l’ordre étrange qu’elle avait reçu de M. de Richelieu d’aller ce soir même chez le vidame de Poitiers qui se mourait ; qu’elle ne voulait pas y aller, ou du moins ne pas y aller ce même soir, ou du moins pas y aller toute seule. Et elle dit tout ce qu’elle put dire, la pauvre femme affligée, et elle parla longtemps avec cette charmante voix, avec cette expression suppliante, avec ce regard mouillé de larmes, avec toute cette irrésistible terreur qu’elle avait dans l’âme ; mais ce fut en vain. Le comte d’Egmont l’écouta avec autant de sang-froid que s’il eût lu une décrétale ou expliqué un concile ; il lui dit qu’à la vérité il ne comprenait pas bien pourquoi M. de Richelieu, son beau-père, voulait que la comtesse d’Egmont se rendît du même pas chez le vidame de Poitiers ; mais que, puisque tel était l’ordre du maréchal, il fallait obéir, que pour lui il n’y pouvait rien, et qu’il était bien affligé de voir Mme d’Egmon si désolée. Il finit par se lever de son siège, par remettre sa main non gantée sous son justaucorps ; il reconduisit ainsi sa femme dans ses appartements et, après avoir remis en ordre ses décrétales et ses conciles, il partit pour l’Isle-Adam, où il était attendu chez M. le prince de Conti.

La comtesse d’Egmont, restée seule, se dit à elle-même qu’elle n’avait plus qu’à obéir à son père et à son mari.


III


Quand le gentilhomme servant Mme la comtesse d’Egmont eut dit au cocher de la comtesse : Au Marais, chez le vidame de Poitiers, le cocher, au lieu de partir pomme un trait, selon l’usage, demeura tout ébahi et tout étonné sur le siège de son carrosse. Le vidame de Poitiers ! c’était la première fois qu’il entendait parler d’un pareil être ; telles étaient d’ailleurs les habitudes de cette maison et l’ordre des visites de la comtesse, qu’il n’était pas un homme de sa livrée qui ne sût à point nommé chez qui elle allait, selon le jour et l’heure de sa sortie. Néanmoins, après un instant d’hésitation, le cocher se décida à fouetter ses chevaux et à s’aventurer dans le Marais.

Cependant le ciel, qui depuis le matin était gros de nuages, se brisa tout d’un coup, tout d’un coup la pluie tombe à flots, et voilà que les murs ruissèlent, voilà que les ruisseaux se changent en torrents, voilà que le ciel est en feu, voilà que toute la ville est déserte ; car il en est des Parisiens comme de ces insectes qui, dans les belles soirées d’été, s’amoncellent et montent joyeusement dans un transparent rayon du soleil : au premier nuage qui tombe, plus d’insectes, plus de Parisiens ! Le cocher de Mme d’Egmont eut bientôt franchi la distance qui sépare l’hôtel de Richelieu du Marais.

Mais, arrivée dans le Marais, la livrée de la comtesse ne sut plus que devenir. Où se tenait l’hôtel du vidame ? Et quand on aurait su où il se tenait, comment se reconnaître dans cette obscure nuit et par cet orage ? Le carrosse, incertain, allait ça et là ; les chevaux se cabraient, épouvantés par les éclairs ; personne ne se montrait. À la fin la voiture s’arrêta vis-à-vis un certain cabaret tout noir dont l’enseigne flottait au gré du vent avec un son mélancolique et criard. Le valet de pied frappa à la porte du cabaret.

Aussitôt cette porte s’ouvrit, et du fond de son carrosse Mme d’Egmont put apercevoir l’intérieur de ce misérable réduit. Tout ce que la misère a de hideux était entassé dans cet étroit espace : des tables tachées de vin, des escabeaux chancelants, un feu à demi éteint, des pots cassés et des verres rougis, un haillon gras taché de lie de vin ! Certes, c’était un curieux contraste celui-là : la brillante voiture de la comtesse d’Egmont, ses quatre chevaux fringants, son valet de pied et ses heyduques, l’éclat des flambeaux que portaient deux cavaliers à sa livrée et à ses couleurs et cette cabane enfumée et misérable ; ici la soie, le velours et l’or et les armoiries, là quelques guenilles et le mur enfumé pour toute tapisserie ; dans le carrosse la plus belle, la plus jeune et la plus élégante femme de la cour de France, dans ce cabaret une vieille femme hideuse, en guenilles, décrépite et sourde, qui attendait les chalands éclairée par une lampe infecte. La vieille, voyant la porte de son cabaret s’ouvrir brusquement, était accourue, ou plutôt s’était traînée sur le seuil de sa porte d’un air mécontent et de mauvaise humeur.

Le laquais de Mme d’Egmont, qui était fier comme un gentilhomme, car la livrée de la comtesse ne faisait pas déroger, parla vivement à la vieille femme.

— Dis-moi, la femme, où se trouve l’hôtel du vidame de Poitiers.

Mais la vieille femme le regardait sans répondre.

— Je te demande, reprit l’autre en élevant la voix et le geste, la demeure du vidame de Poitiers !

Mais la vieille ne répondait pas ; seulement ses regards s’étaient portés sur la belle dame qui se tenait dans le fond de ce riche carrosse, et elle semblait ne pouvoir en détacher ses yeux.

Certainement les gens de Mme d’Egmont auraient perdu patience au sang-froid de la vieille femme sans l’intervention de leur maîtresse. Mme d’Egmont, qui plus elle allait moins elle avait hâte d’arriver, mit la tête hors de la portière, comme pour parler à la vieille ; mais à l’instant même le tonnerre gronda de plus belle, la lune se voila de nouveau ; le vent, qui s’était un peu calmé, se mit à rugir, et l’enseigne du cabaret tourna plus vite que jamais sur ses gonds plaintifs et criards.

La jeune comtesse, sans s’émouvoir, laissa passer l’orage, et, quand son voile eut repris sa place accoutumée, quand ses beaux cheveux furent rendus à leur souplesse naturelle, elle adressa la parole à la vieille femme, et elle lui parla d’une voix si douce, d’un ton si touchant, avec un regard si plein de bienveillance, que la vieille entendit la question sur-le-champ, toute courte qu’elle était.

— Vous demandez le vidame de Poitiers ? dit la vieille.

— Le vidame de Poitiers, reprit la comtesse ; et au même instant elle fut frappée du changement qui s’était opéré dans les traits de la vieille femme.

En effet, je ne sais quelle profonde terreur s’était répandue tout à coup sur ce visage, naguère impassible. Toujours est-il qu’au seul nom du vidame de Poitiers ses yeux éteints s’étaient ranimés et sa taille voûtée s’était relevée, ses vieilles mains s’étaient contractées, comme aussi cette vieille bouche sans dents et sans sourire. En même temps la vieille répétait tout bas : Le vidame de Poitiers ! Et, ainsi debout, à la lueur des torches, ses vêtements agités par l’orage, on l’eût prise de loin pour quelque immense point d’interrogation. Et elle répétait toujours la question : Le vidame de Poitiers ?

En même temps elle s’approcha encore plus près de la voiture, et, se mettant à la portière, à la place des pages, elle dit tout bas à la comtesse :

— Me parlez-vous bien en effet du vidame de Poitiers ? Vous vous adressez bien, ma noble dame : c’est notre voisin. Il y a longtemps, bien longtemps qu’il est mort. Attendez : dix-huit ans de cela, vienne la nuit de Noël. Dix-huit ans ! c’est à peine si vous étiez née. Depuis ce temps sa maison est fermée, sa maison est muette, on n’y entend rien, on n’y voit rien. Quelquefois, à minuit, on y chante l’office des morts, mais tout bas, tout bas, et c’est à peine si j’entends chanter, moi qui suis sourde, tout bas, tout bas. Ô le vieux renégat ! On dit qu’il était tout couvert de sang ! Et figurez-vous qu’il n’a pas fait une seule aumône, et qu’il est mort sans prêtre, et qu’il n’a pas été enterré en terre sainte !… Vous voulez aller chez le vidame ? Au fait, on dit qu’il a donné sa maison au premier qui osera la prendre ; et depuis dix-huit ans je vous dis que personne n’y est entré, ni pauvre, ni riche, ni la justice, ni les héritiers, ni les mendiants, ni les vagabonds, ni les voleurs, ni les amoureux, ni personne, excepté le hibou. N’allez donc pas chez le vidame ce soir, n’y allez pas cette nuit, n’y allez pas ! Qu’allez-vous faire chez le vidame ? quel malheur allez-vous chercher ? qui vous a faite si hardie, vous si belle et si jeune, que d’aller dans un lieu où je ne voudrais pas aller, moi si misérable et si vieille ? Qui vous l’a dit ? qui vous l’a ordonné ? répondez-moi !

La comtesse, qui tremblait, répondit à la vieille femme :

— C’est l’ordre de mon père et l’ordre de mon mari, et je dois aller chez le vidame de Poitiers ce soir.

La vieille se tut, elle parut réfléchir ; puis, sans quitter son poste, elle dit au cocher :

— Tu vas aller tout droit ton chemin ; tu détourneras à gauche, puis à gauche, puis encore à gauche, toujours à gauche ; je t’arrêterai quand il sera temps.

Et voilà la voiture partie de nouveau. Et ce devait être une chose bizarre, cette vieille femme en guise de page galonné, ces cheveux blancs flottants, tout droits et tout raides, ces hideuses guenilles qui faisaient tache sur les panneaux de la voiture chargés de la croix des Guise, du casque des Richelieu et du glaive des d’Egmont.

Enfin la voiture s’arrêta vis-à-vis une immense porte cochère. Aussitôt la porte s’ouvrit à deux battants et les chevaux entrèrent dans la cour.

La vieille femme, qui n’avait pas quitté son poste, ouvrit la portière, déploya le marche-pied, et tendit son bras décharné et au bout du bras sa main livide à la jeune comtesse, qui descendit pâle et tremblante sur le perron de l’hôtel ; le perron était recouvert d’un tapis chargé de fleurs.

Alors commença pour la comtesse le spectacle que je vais vous raconter.


IV


L’hôtel de Lusignan (ainsi s’appelait la maison du vidame) était aussi éclatant au dedans qu’il était sombre et triste au dehors. Jamais l’ancienne fée protectrice de cette noble famille, éteinte aujourd’hui, n’avait habité palais plus brillant, n’avait donné de fête plus magnifique. À peine la jeune comtesse eut-elle mis le pied sur le perron du palais qu’aussitôt une douce musique se fit entendre ; un gentilhomme se présenta qui offrit sa main à la comtesse ; la reine de France n’eût pas été reçue avec plus d’hommages et de respects. Le vestibule était garni de fleurs, des tapis de soie et d’or couvraient les escaliers, qui étaient entourés de statues ; des lustres immenses chargés de bougies étaient suspendus au plafond ; les antichambres étaient remplies de laquais en livrées magnifiques, debout et rangés sur deux files, qui s’inclinaient. La comtesse traversa ainsi plusieurs salons dignes du palais de Versailles, l’un rempli de tableaux, l’autre rempli de meubles gothiques ; un troisième était tout à fait un salon chinois ; et tout cela avait un éclat, une pompe, un air de fête et de mystère qui rappelaient beaucoup ces maisons isolées et habitées par les génies infatigables et invisibles qui reviennent si souvent dans les Mille et une Nuits.

Mais ce qui rendait cette comparaison plus frappante, ce que je ne me donnerai pas la peine de vous expliquer, parce que je n’en sais rien moi-même, c’est qu’une fois arrivé au dernier salon, le gentilhomme qui donnait la main à la comtesse l’introduisit dans une galerie longue et vaste qui était comme un jardin d’hiver au milieu de cet hôtel. Le gentilhomme salua profondément la comtesse et la laissa seule. Mme d’Egmont, dont la curiosité était éveillée non moins que la crainte, voulut voir la fin de cette aventure. Elle s’avança toute seule et à tout hasard dans cette forêt de myrtes verts, de rosiers chargés de boutons et d’orangers en fleurs. Un gazon frais et fin s’étendait sous ses pieds ; une douce lumière éclairait ces beaux arbres ; on eût dit la fin et le calme et les douces senteurs d’un beau jour d’été. La comtesse arriva ainsi devant une espèce de cabane toute champêtre. C’était tout à fait une cabane de paysan : des murs rustiques, des arbres enlevés et chargés de leur écorce soutenaient le toit de chaume. La comtesse entra dans cette cabane ; le dedans de la cabane répondait tout à fait au dehors : les murs étaient badigeonnés à la chaux vive ; sur les murs on avait cloué trois à quatre gravures coloriées ; sur une table grossière, qui était au milieu de cette cabane, on voyait plusieurs pots en terre et des assiettes aussi en terre, posées sur une serviette bise, mais tout cela d’une propreté éclatante. Il y avait aussi dans cette chambre, ou plutôt dans cette étable, quatre ou cinq belles vaches de Flandre qui mangeaient au râtelier. L’une d’elles se mit à lécher les mains de la comtesse et à la regarder tendrement lorsqu’elle entra. La comtesse croyait rêver.

Et enfin, tout au bout de la table, que vit-elle ? Elle vit un lit de berger qui était sans rideaux, avec une couverture en laine verte et des draps de toile écrue, et dans ce lit un vieil homme en bonnet de nuit qui dormait profondément. C’était le vidame de Poitiers.

Vous pouvez juger de l’embarras de cette jeune femme : tant d’émotions soudaines l’avaient assaillie ce jour-là ! son père, son mari, cette vieille femme, ce palais si sombre, puis dans ce palais ce luxe et cet éclat qui l’étonnaient elle-même, elle qui avait été élevée dans le palais, dans les meubles, dans le luxe du cardinal de Richelieu ; puis ce jardin provençal en hiver, puis enfin cette chaumière, cette étable, ces vaches et la crèche ; et dans ce lit de pâtre cet homme qui dort, cet homme qui l’a envoyé chercher, elle, la fille du maréchal de Richelieu, elle, la comtesse d’Egmont, elle, une des plus grandes dames de l’Europe ! Elle ne fut donc pas fâchée, en attendant le réveil du dernier des Lusignan, d’avoir un moment pour se remettre. Elle s’assit donc sur une chaise de pailles, et, le coude appuyé sur la table, elle attendit paisiblement.

Au bout d’un quart d’heure le vidame de Poitiers se réveilla.


V


Le premier regard du vidame de Poitiers, quand il se réveilla, se porta sur madame d’Egmont. Il la vit si belle, et d’une beauté si touchante, et d’une pâleur si pleine d’expression et si prête à tout, bien qu’elle ne pût rien prévoir, il la vit si jeune et en même temps si mortelle, qu’il la reconnut tout de suite, lui qui ne l’avait jamais vue. Elle, de son côté, fut merveilleusement étonnée à l’aspect de ce vieillard, qui semblait renaître et qui sortait pour ainsi dire de la mort afin de la saluer une première et dernière fois de l’âme et du regard. La tête de cet homme était belle ; tout couché qu’il était dans son drap de toile écrue, tout enveloppé qu’il était dans son morceau de serge verte, au milieu de cette cabane et entre ces deux génisses qui lui servaient de gardes-malade, il était facile encore de voir qu’il y avait sur cette paille et dans ce lit quelques nobles restes de la famille des Lusignan.

Si bien qu’au premier coup d’œil la jeune comtesse se sentit rassurée, et qu’en elle-même elle fut bien aise d’avoir eu du cœur.

Cependant le vieillard, rappelant toutes ses forces, se plaça sur son géant,

— Madame la comtesse, lui dit-il d’une voix éteinte, mais claire et calme, je commence par vous demander pardon de vous avoir fait venir, et d’avoir employé pour cela l’autorité que j’avais sur monsieur le maréchal ; mais, vous le voyez, je suis mourant, je n’attendais plus que vous pour mourir, et je ne pouvais pas mourir sans vous avoir parlé, je le jure par ce que nous avons de plus cher tous les deux !

À ces mots la comtesse, qui s’était quelque peu rassurée, redevint pâle et tremblante : elle comprit tout d’un coup qu’il y avait un lien invisible entre elle et cet homme ; elle baissa les yeux, et elle porta la main sur son cœur comme pour l’empêcher de se briser. Cependant le vidame continuait son discours.

— N’est-ce pas, dit-il, n’est-ce pas, madame, qu’il était jeune et beau, et qu’il vous aimait de toute son âme, et que vous l’aimiez, vous aussi, dans le fond du cœur ?

Ici il s’arrêta, soit pour reprendre haleine, soit pour entendre la réponse de la comtesse ; mais la comtesse ne répondait pas. Alors il reprit en ces termes :

— Madame, madame, je n’ai pas de temps à perdre ; je sens que je me meurs ; il faut que j’en finisse avec vous, madame. Ainsi donc, pardonnez-moi et prenez courage, prenez courage, par pitié pour vous et par pitié pour moi !

Alors elle releva la tête, elle écarta ses cheveux, et elle fixa sur le vidame ses deux yeux suppliants.

— Mon Dieu ! mon Dieu ! dit-elle, qu’y a-t’il, et que lui est-il arrivé, de grâce, monseigneur ?

La pauvre femme était si émue qu’elle ne s’aperçut pas qu’elle venait de laisser échapper son secret.

Le vidame lui rendit regard pour regard, pitié pour pitié ; puis, baissant la voix, il lui dit tout bas, et si bas qu’elle seule pouvait l’entendre.

— Il est mort !

À ce mot la comtesse d’Egmont se leva en poussant un grand cri :

— Qui dites-vous, dit-elle, qui est mort ? Est-ce lui qui est mort ?

En même temps elle étendait sa main vers le vieillard. Le vieillard lui prit la main.

— Oui, lui dit-il, il est mort, c’est bien lui qui est mort. Il n’y a plus de comte de Gisors, madame, pour vous aimer ici-bas ; il est mort. Et comment, je vous prie, pouvait-il en être autrement ? il vous avait vue, il vous avait aimée, il avait rêvé le bonheur près de vous, et votre père en riant vous avait donnée à un autre, et à quel autre ! Pauvre et noble jeune homme ! Ainsi dépouillé de son bonheur, ainsi privé de tout avenir, ainsi isolé dans le monde, ainsi loin de vous, il est allé se faire tuer à une escarmouche. Une seule balle a porté : cette balle a été pour lui ; et moi qui l’aimais tant je suis resté pour vous dire, à vous, madame, ce que vous eussiez deviné toute seule : le jeune comte de Gisors s’est fait tuer pour la fille du maréchal de Richelieu.

Quand le vieillard eut tout dit la comtesse se laissa retomber sur son siège, et elle allait succomber sous la douleur ; mais heureusement ses larmes, longtemps comprimées, se firent jour. Elle pleura, elle s’abandonna tant qu’elle voulut à cette douleur qu’elle avait tenue si secrète. Cette douleur éclatait enfin ! Le vieillard, qui semblait être rentré dans son repos, laissa pleurer la comtesse tant qu’elle voulut pleurer.

À la fin il reprit la parole, et ce fut d’une voix si solennelle qu’il rendit la comtesse attentive.

— Oui, reprit-il, c’était un noble jeune homme, c’était le plus noble cœur et le plus grand courage, et qui vous aimait bien, madame ! La veille du jour où il est mort voici la lettre qu’il m’écrivit. « Aimez-la ! et parlez-lui de moi qui l’aimais ! et dites-lui que je l’aimais à en mourir ! Et plaise au ciel que tu sois heureuse, Septimanie ! Remettez-lui tout ce que j’avais d’elle, ce ruban qu’elle perdit dans un bal, à Versailles ; cette fleur qu’elle a portée, ce mouchoir brodé aux armes de sa maison. Voilà tout ce que j’avais à elle. Et aussi priez-la, pour l’amour de moi, de veiller sur mon jeune frère ; car celui-là avait besoin de moi sur cette terre, car celui-là me pleurera de tout son cœur, car celui-là est un innocent et honnête jeune homme sans fortune, sans famille, sans parents, qui n’a que son épée, et qui n’a pas même un nom ! Mais elle en aura soin : elle est si bonne ! elle remplacera pour le frère cadet le frère aîné qui est mort. Aussi dites-lui bien que je lui donne ma foi. Et maintenant voici l’ennemi : je vais mourir. Adieu, mon vieil ami, adieu, adieu, adieu ! »

En même temps la lettre de l’infortuné comte de Gisors échappait aux mains tremblantes du vieillard.

La comtesse d’Egmont ne pleurait plus, elle écoutait.

Le vidame, la voyant ainsi attentive, recueillit toutes ses forces, qui lui échappaient pour ne plus revenir.

— Écoutez, dit-il. Le comte de Gisors, le malheureux jeune homme qui est mort pour vous, il avait un frère, un frère qui n’était pas le fils de son père, un frère qui était mon fils, un frère perdu, égaré, sans nom, sans famille, mon enfant pourtant. Ce jeune homme s’appelle M. de Guys ; à l’heure qu’il est, il est simple soldat aux gardes-françaises. Le comte de Gisors était son appui et lui servait de père. M. de Guys est seul au monde : Gisors est mort, et moi je vais mourir. À présent, voulez-vous accepter le legs du comte ? voulez-vous prendre son frère à miséricorde et merci ? voulez-vous, noble jeune femme de vingt ans, servir de mère à un jeune soldat qui en a vingt-cinq ? voulez-vous être l’ange tutélaire de cet enfant sans famille ? Oh ! dites que vous le voulez ! Au nom de M. de Gisors, qui est mort pour vous dans ce combat, dites-le, et aussi au nom du vieillard qui vous implore, au nom du vieux Lusignan qui vous supplie, ô noble dame, de l’aider à réparer sa faute ! Dites que vous y consentez, dites-le, et je vais mourir tranquille ; dites-le, et je vais en porter la nouvelle au comte de Gisors ! Par pitié, par charité et par amour, dites, madame, dites que vous le voulez bien !

La jeune comtesse répondit :

— J’accepte le legs du comte de Gisors.

Le vieillard reprit :

— Et vous acceptez aussi le legs du vieux Lusignan ?

Elle répondit :

— Et aussi le legs du vieux Lusignan.

Alors le vidame prit sous son chevet une petite cassette damasquinée en or, d’un riche et précieux travail.

— Ceci, dit-il, renferme toute la fortune que je puis laisser à M. de Guys, à mon fils, au frère du comte de Gisors : voulez-vous l’emporter, madame ?

Elle prit la cassette sans mot dire.

— Et, quand je ne serai plus, vous me promettez de la remettre à M. de Guys, de la lui remettre à lui-même et vous-même, sans lui dire d’où elle vient ; vous me promettez que ce jeune homme vous verra, madame, car il faut qu’il vous voie : un de vos regards doit en faire un homme ; vous promettez qu’il vous verra, ne fût-ce qu’une seule fois, qu’un seul instant, madame ? Car, s’il ne devait pas vous voir, prenez cette cassette et jetez-la au premier mendiant qui passera sur votre chemin… Mais vous me promettez de la remettre vous-même à lui-même, n’est-ce pas, madame ?

Alors il lui prit la main droite, il porta cette main sur sa tête, puis sur son cœur, puis avec cette main si blanche il fit le signe de la croix, puis il y porta ses lèvres mourantes… La comtesse retira sa main. Le dernier des Lusignan était mort.

Quand la comtesse revint à elle-même elle se trouva au fond de son carrosse. La précieuse cassette était à ses côtés, et la vieille qui l’avait conduite à l’hôtel de Lusignan lui demandait d’une voix suppliante de la reconduire à sa pauvre maison.

En effet la comtesse reconduisit la vieille femme à son cabaret, et en descendant de voiture la vieille femme disait, joignant les deux mains :

— Saints et saintes du paradis, priez pour elle !


VI


La comtesse d’Egmont passa une nuit fort agitée. Comment donc remettre à M. de Guys cette cassette, et que dire à ce jeune homme, et comment lui parler ? Après y avoir un moment réfléchi, elle résolut de confier au curé de Saint-Jean-en-Grève, qui était son confesseur, tout ce qu’elle pouvait lui confier de cette histoire, afin qu’il fût témoin de son entrevue avec le soldat aux gardes-françaises, ou que du moins il lui donnât un bon conseil.

Toute la nuit se passa ainsi dans mille projets, dans mille inquiétudes, dans mille terreurs ; elle voyait tantôt le jeune comte de Gisors tout souillé de poussière et de sang, qui tournait vers elle son dernier regard ; tantôt le vieux vidame de Poitiers qui l’adjurait par une épreuve solennelle ; tantôt l’uniforme du jeune garde-française se détachait entre les deux linceuls de M. de Gisors et du vidame de Poitiers. Ce fut une nuit d’effroi, de remords, de frisson, de transes incroyables, un véritable cauchemar. Une fois il lui sembla qu’une main froide et glacée venait la saisir. Au contact de cette main elle se réveilla en sursaut. Cette fois elle ne rêvait pas.

Trois femmes tout en noir, longue robe noire à la queue traînante, long voile noir et large mante noire, si bien que c’était à peine si l’on pouvait voir leur visage, étaient debout au chevet du lit de la comtesse. Tant d’événements s’étaient passés pour elle depuis vingt-quatre heures que Mme d’Egmont avait tout à fait oublié que le lendemain elle devait assister en grand costume aux obsèques de la reine de Portugal, morte empoisonnée, disait-on, comme cela se disait pour toutes les morts royales. Or ces trois dames venaient chercher Mme d’Egmont pour la mener à Notre-Dame. Ces trois dames, c’étaient Mme de Mazarin, Mme la comtesse de Tessé et Mme la duchesse de Brissac. Vous jugez si la comtesse, les voyant ainsi toutes les trois vieilles et grandes, austères et toutes couvertes de noir, qui la tiraient ainsi brusquement de son sommeil, se prit à avoir peur et à trembler !

Cependant les femmes de Mme d’Egmont entrèrent dans la ruelle ; la comtesse fut tirée du lit, elle fut habillée de deuil, et elle partit pour Notre-Dame entre Mme de Mazarin, Mme de Tessé et Mme la duchesse de Brissac.

Ce jour-là toute l’église de Notre-Dame était tendue de noir. Mesdames, filles du roi de France, assistaient en personne aux obsèques de la reine de Portugal, la reine très-fidèle. Voilà pourquoi les dames les plus qualifiées de la cour avaient été invitées et assistaient en effet à cette lugubre cérémonie. Le deuil était mené par Madame Louise de France. Mme d’Egmont, en sa qualité de grande d’Espagne, servait de dame d’honneur à la princesse, et portait la queue de sa mante ou plutôt la tête du voile qui la couvrait de la tête aux pieds et qui traîna de quatorze aunes lorsqu’en entrant dans le sanctuaire Mme d’Egmont en laissa tomber la pointe. Quant au voile de Mme d’Egmont, il n’avait que trente-six pieds de roi, ni plus ni moins, selon l’usage et le compas de l’étiquette du Louvre. Une femme, également voilée, portait la pointe du voile de Mme d’Egmont.

Chose étrange ! cette troisième femme voilée, elle avait été un instant la maîtresse souveraine de cette cour de France où elle ne paraissait plus qu’aux jours de deuil, et cela par grande bonté du Roi et à la faveur du crêpe qui la couvrait. Cette femme toute noire et toute courbée, elle avait donné au 18e siècle le signal du plaisir et des folles amours ; elle avait dansé la première sur les ruines saintes du 17e siècle, elle avait remplacé Mme de Maintenon, elle avait osé, la première en France, être folle et reine, mener à la fois la vie d’une grande dame et la vie d’une courtisane ; cette femme avait été l’amour le plus chaste et la passion la plus innocente de M. le régent d’Orléans ; cette femme, c’était Mme de Parabère, oui, elle-même, si flattée, si enviée, si aimée, qui était trop heureuse de porter le voile de Mme d’Egmont !

Ainsi Mme d’Egmont se trouvait tout à fait à sa place entre Madame Louise de France et Mme de Parabère. L’une qui a passé sa vie dans les vertus chrétiennes et qui l’a achevée sous la bure de la sœur grise, l’autre qui consacra sa vie aux folles amours ; l’une en retard, par sa croyance, de plus de cinquante ans au moins, l’autre en avance de vingt ans sur Mme de Pompadour. Le 18e siècle, en effet, ce n’est ni la vertu de la sœur grise ni l’abandon de la courtisane ; le 18e siècle, dans son acception la plus naïve et la plus aimable, c’est Mme d’Egmont, cette jeune femme qui aime, qui est aimée, qui se sacrifie à sa naissance, qui pleure un amant en silence, et qui marche d’un pas égal entre la vertu et le vice, dame d’honneur de celle-ci et faisant porter son voile par celle-là.

Cependant l’office des morts commença. Comme il ne s’agissait guère que d’une reine qui était morte, et comme c’était là une de ces douleurs officielles qui n’ont jamais fait couler tant de larmes que lorsque Bossuet était dans la chaire, se livrant tout entier à ces paradoxes de génie qui épouvantaient la cour et la ville, les funérailles de la reine de Portugal ressemblaient à toutes les funérailles de la cour. Le grand intérêt de toutes ces femmes en grand deuil, c’était de voir, après l’absoute, Mme d’Egmont passer devant le catafalque et alors faire une de ces révérences si pleines de grâces qu’on admirait si fort dans la chapelle de Versailles. Et, en effet, parmi les femmes qui avaient conservé le secret de cette charmante révérence à la Fontange qui s’est perdue depuis avec tant d’autres supériorités non moins regrettables, la cour de Louis xv distingua surtout Mme d’Egmont.

Toute la cour était donc dans l’impatience de voir Mme d’Egmont saluer le catafalque, déjà même la jeune femme s’avançait sous le dais mortuaire. C’était bien sa démarche élégante, sa charmante taille, toute sa belle et admirable personne ; sous les voiles noirs qui la recouvraient, chacun l’aurait reconnue… Tout à coup, et au moment où elle allait à son tour saluer le cercueil, au moment où tous les regards étaient fixés sur elle ; elle s’arrêta au milieu du chœur. On eût dit qu’une force invisible la tenait à cette place, immobile comme un marbre ; ce fut un instant de grande terreur dans cette église qui tout à l’heure était seulement remplie d’un vain cérémonial. À l’instant même toutes choses furent suspendues, même le chant des prêtres ; il se fit un silence terrible. On ne voyait pas le visage de la comtesse, mais il y avait tant d’effroi dans toute sa personne qu’on pouvait aisément deviner la pâleur de son visage. Cependant chacun restait immobile à la même place, dans l’attente de ce qui allait venir.

Les plus étonnés dans cette foule de courtisans et de grandes dames, qui se connaissaient depuis des siècles, c’étaient quatre gardes-françaises qui avaient été placés aux quatre coins du poêle funèbre. Ces jeunes gens revêtus de leur riche uniforme, l’arme au bras, tenaient tout au plus la place de quatre grands cierges d’honneur, et personne n’y avait fait plus d’attention qu’on n’en avait fait aux colonnes même du catafalque. Ces courtisans de Versailles vivaient entre eux et ne voyaient qu’eux seuls au monde : comment auraient-ils fait attention à quatre gardes-françaises placés en sentinelle ? Tout au plus quelques vieilles femmes avaient-elles porté un regard distrait sur un jeune soldat qui était le premier à droite, immobile ; car en effet c’était là un beau jeune homme : dix-huit ans à peine, élancé et bien pris dans sa taille, l’œil noir et grand et mélancolique, le visage pâle et pensif ; c’était tout à fait le port d’un gentilhomme, tout à fait la taille d’un gentilhomme, et sans doute c’était une méprise du sort qui avait fait de ce jeune homme un simple soldat aux gardes. Mais, encore une fois, c’étaient là des remarques que peu de femmes avaient faites, si quelques-unes les avaient faites ; et d’ailleurs, à cet instant solennel, l’hésitation de Mme d’Egmont, ainsi arrêtée au milieu du chœur par une force invisible, attirait toute l’attention, tout l’intérêt, ou du moins toute la curiosité de cette assemblée réunie par la même étiquette dans le deuil.

Ce fut cependant ce même beau jeune homme, ce simple soldat, cette statue vivante placée là par hasard comme un des ornements obligés du cénotaphe, ce fut lui, immobile comme il était, et le regard fixe et grave ainsi que le voulait la consigne, qui s’aperçut le premier que cette femme voilée qui se tenait immobile devant lui était chancelante, qu’elle allait tomber, et peut-être se briser la tête contre le pavé de l’église. Aussitôt le jeune homme oublie sa consigne et se précipite vers cette femme qui se meurt. Juste ciel ! il était temps : la comtesse d’Egmont venait de tomber inanimée et morte dans ses bras.


VII


Dans un atelier de peinture du faubourg Saint-Germain, au quatrième étage, comme c’est l’habitude de ce faubourg qui n’a pas de premier étage, deux jeunes gens étaient assis : l’un, jeune et vif et rieur, était occupé à mettre la dernière main à l’un de ces charmants portraits qui ont fait la fortune de la peinture du 18e siècle, admirable couleur flamande qui n’a encore rien perdu de sa vivacité et de son coloris. Le jeune artiste s’appelait Greuse. Le beau militaire qui était près de lui paraissait plongé dans une profonde mélancolie qui faisait un grand contraste avec son habit de soldat aux gardes. Greuse travaillait, et de temps à autre il portait son regard de la toile sur son ami.

À la fin, voyant que le jeune soldat s’obstinait à garder le silence :

— Qu’as-tu donc ? lui dit-il, et d’où te vient ce front chargé d’ennuis ? et quel si grand malheur est tombé sur toi, mon ami, pour que tu sois ainsi triste et abattu, toi que j’ai connu l’enfant de la joie et du plaisir ?

— Hélas ! reprit M. de Guys, car c’était lui-même, hélas ! bien malheureux est celui qui n’a pas d’autres parents que la joie et le plaisir ; c’est une infidèle famille. Tu sais bien cependant que je n’en ai pas connu d’autre ; et maintenant voici que ma famille de joie et de plaisir m’abandonne sans que je puisse dire pourquoi ; elle m’abandonne, et me voici maintenant plus triste et plus orphelin que jamais.

Et comme il était en train de confidences, M. de Guys raconta à son ami comment autrefois une protection invisible veillait sur lui, prodiguant l’or à ses plus folles dépenses, venant à son secours dans les occasions les plus difficiles, et comment tout à coup cette protection était partie bien loin sans doute, et comment il se trouvait à présent dans l’état d’un enfant abandonné à la merci publique. Greuse écoutait les confidences de son ami avec le sourire incrédule d’un homme qui n’a jamais eu de protecteur invisible, qui s’est toujours protégé lui-même, et qui ne croit pas aux gens qui se cachent pour faire du bien. Ainsi, peu à peu la conversation entre les deux amis fit place au plus profond silence. Greuse revint son travail, et M. de Guys se plongea plus avant dans ses réflexions.

Tout à coup une vieille femme se présenta dans l’atelier du peintre.

— Je viens, lui dit-elle, prier votre seigneurie de me faire mon portrait ; j’en serais bien reconnaissante, voyez-vous ?

À ces mots, Greuse, le peintre des femmes, et des plus jeunes encore et des plus jolies, Greuse, celui qui a tant aimé les cheveux longs et soyeux, les lèvres rebondissantes et purpurines, les grands yeux bleus bien humides, celui qui les a faites si jolies et si riantes, et si transparentes, les femmes du 18e siècle, Greuse, voyant cette vieille toute ridée et toute blanchie, et toute sèche et toute courbée, qui voulait se faire peindre par lui ! ne put retenir un grand éclat de rire.

— Mais regarde donc, dit-il au jeune soldat, regarde donc, mon ami, la vieille sorcière. Veux-tu te faire dire la bonne aventure, mon cher Guys ? L’occasion est belle, et tu n’en trouverais pas une pareille en ta vie.

En même temps le jeune artiste se livrait de toutes ses forces à sa folle gaieté.

La vieille, sans se déconcerter, dit à Greuse :

— Et vous ferez mon portrait si je lui dis sa bonne aventure ?

En même temps elle étendait sa main sèche et décharnée sur le beau soldat, d’un air demi-solennel.

— Oui, dit Greuse, oui, la vieille, je fais ton portrait fauve, et tout velu, et tout blême, si tu lui dis, à lui, sa bonne aventure. En même temps Greuse, charmé de cette idée, s’était levé de son siège, et il avait pris M. de Guys par le bras.

— Viens donc, viens donc, dit-il, viens entrer dans le secret de ta destinée.

Et il le tirait toujours par le bras.

— Prenez garde, dit la vieille femme à Greuse, prenez garde à ce bras malade ! le jeune homme a été blessé l’autre jour.

— Lui, blessé ! dit Greuse. Tu t’es battu, et tu ne me l’as pas dit !

— Oh ! reprit la vieille femme, il ne s’agit pas d’un misérable coup d’épée qui s’oublie du jour au lendemain et qui se guérit en vingt-quatre heures : c’est une blessure plus profonde, et qui vous est allée au cœur, n’est-ce pas, monsieur de Guys ?

À ces mots le jeune soldat, tiré subitement de sa léthargie :

— Que veux-tu dire ? s’écria-t-il, et comment sais-tu que j’ai été si profondément atteint là au bras, là au cœur ? Qui était-elle ? Je l’ai portée toute noire et toute cachée sous un voile, et je ne l’ai pas vue ! Ah ! tu as bien raison de dire que je suis blessé au cœur !

Alors la vieille femme, l’entraînant dans un coin de l’atelier :

— Il faut, lui dit-elle, que demain, quand la nuit sera tombée, vous vous rendiez au Marais, au coin de la maison du vidame de Poitiers, et là vous attendrez nos ordres.

M. de Guys resta anéanti.

La vieille, se retournant vers Greuse, qui ne comprenait rien à cette étrange scène :

— Monsieur, lui dit-elle, j’espère qu’à présent vous ne refuserez plus de taire mon portrait !

Et elle sortit, fière et déguenillée, comme elle était entrée.

Quand elle fut sortie Greuse regarda son ami au front, et il comprit qu’il ne fallait pas lui demander son secret.


VIII


Revenons à Mme d’Egmont. Nous l’avons laissée hors d’elle-même et bien malheureuse. C’était donc là le frère de celui qu’elle aimait ! elle l’avait donc retrouvé sentinelle d’un catafalque ce beau M. de Gisors qui s’était fait tuer pour elle ! car entre les deux frères la ressemblance était frappante : elle l’avait retrouvé aussi beau, aussi jeune ; M. de Guys était pour ainsi dire le reflet de M. de Gisors. Le voilà donc ce jeune homme qui est son pupille et dont elle est le tuteur ! En même temps elle se souvient du serment qu’elle a fait au vidame de Poitiers à son lit de mort : elle a promis au vidame mourant de voir M. de Guys elle-même, de lui parler elle-même à lui-même, de lui remettre à lui-même cette fortune dont elle est la dépositaire. Comment le voir ? où le voir ? que lui dire ? comment tenir son serment ? ô Gisors ! Gisors !

Mais, comme c’était une femme noble et fière, maîtresse d’elle-même quand elle n’était pas trop surprise et trop épouvantée, Mme la comtesse d’Egmont, revenue de ses premières angoisses, envoya chercher M. de Guys par la vieille femme ; et, comme elle ne voulait pas être connue de ce jeune homme, comme elle voulait ne le revoir jamais, elle le fit conduire par la vieille femme dans son pauvre cabaret ; et c’est là, assise sur une misérable chaise, le coude appuyé sur une table de chêne, que M. de Guys, le soldat aux gardes, se trouva en présence de Mme la comtesse d’Egmont.

Vous peindre l’étonnement et la respectueuse admiration du jeune homme, et vous dire combien il la trouva belle, et noble, et digne de toutes sortes de respects, je ne saurais. Quand elle le vit, Mme d’Egmont releva la tête, et avec la plus grande simplicité, mais aussi avec le plus grand calme, elle parla ainsi, le jeune homme l’écoutant debout et dans l’attitude du plus profond respect.

— Monsieur, lui dit-elle, une personne qui ne veut pas être nommée et qui est morte m’a nommée son exécuteur testamentaire. C’est un office que je n’ai pas pu refuser. Voici donc dans cette cassette une fortune que je devais vous remettre à vous-même moi-même. La volonté du testateur est celle-ci : que vous soyez heureux et sage. Il sait qu’il n’est pas besoin de vous recommander d’être honnête et brave… Et à présent que mon office est rempli, si vous croyez me devoir quelque reconnaissance, je vous prie d’oublier que vous m’avez vue jamais.

En même temps elle se leva pour sortir.

Elle sortit en effet. La porte de la rue se referma sur elle. M. de Guys resta immobile, éperdu, se demandant s’il n’était pas le jouet d’un songe.

Le bruit d’un carrosse qui s’éloignait le tira de sa rêverie. Mais ce ne fut que lorsqu’il eut ouvert la riche cassette, et quand il eut touché de ses mains cette fortune qui lui arrivait, que M. de Guys se rappela d’une façon moins confuse la vision qui venait de lui apparaître. Alors, voyant qu’il était tout seul, son cœur se brisa et il se prit à pleurer.


IX


Si cette histoire ne vous semble pas trop étrange, vous passerez, s’il vous plaît, avec moi, du cabaret perdu dans le Marais à la cour éclatante de Louis xv, un jour de grande réception. Car c’est là un siècle étrange et singulier : la royauté y est dans toute sa force, bien qu’elle soit à son déclin ; les sujets sont encore dans la plus profonde soumission, bien qu’ils soient à la veille de la révolte. Il faut donc se rappeler les anciennes splendeurs de cette cour pour se faire une idée du Versailles de Louis xv.

Ce jour-là Mme d’Egmont avait été menée à Versailles par M. le duc de Richelieu son père. Jamais peut-être la comtesse n’avait été plus belle, plus brillante et mieux parée. Elle portait un grand habit de satin tout garni de broderies en or ; sur toute sa personne, à son cou, à ses bras, à ses mains, sur son front étincelaient les diamants de sa maison ; et vous jugez si elle était belle ! Ce fut dans cet appareil et dans cette beauté que Mme d’Egmont fut s’asseoir au grand couvert du Roi, à la tête des femmes titrées, comme c’était son droit. Il y avait à ce grand couvert toute la noblesse de France : duchesses, grandes d’Espagne, les femmes des maréchaux de France, tous ceux qui avaient les honneurs du Louvre et qui étaient cousins du Roi. Au milieu de cette cour se distinguait par sa beauté, par ses grâces naturelles, par son esprit si fin et si admirablement et innocemment railleur, le seul roi que pût reconnaître Voltaire, le roi Louis xv. Alors le dîner royal commença,

Le public de Versailles, admis au dîner du Roi, entrait par une porte et sortait par une autre porte, décrivant dans sa marche rapide un quart de cercle autour du grand couvert. J’ai oublié de vous dire que Mme d’Egmont se tenait à la droite du Roi.

Tout à coup le mouvement de cette foule qui passait en silence devant la table du Roi est suspendu ; un légère rumeur, retenue par le respect, se fait entendre. Tous les regards, qui étaient tournés vers le Roi, se portent du même côté, et alors chacun put voir vis-à-vis le Roi, et le regard tourné vers lui, fixe, immobile, et cloué à la même place par une force surnaturelle, un homme, un soldat, mais bien fait, mais jeune et beau, mais d’une noble attitude, mais d’un charmant regard, mais d’une grâce parfaite, presque aussi beau que le Roi. Comme je vous le dis, il était là immobile, hors de lui, sans mouvement et sans parole : il avait reconnu Mme d’Egmont !

Il y eut un profond silence. Cet intelligent roi Louis xv eut bien vite deviné pour qui le jeune soldat restait là immobile à la même place. Cependant l’exempt des gardes étant survenu, M. de Guys fut arraché violemment de la salle ; mais toujours son regard resta fixé à la même place, toujours son âme y resta fixée. Mme d’Egmont, voyant M. de Guys brusquement entraîné par les gardes-du-corps, ne put se contenir, et elle poussa un gémissement douloureux. Pauvre femme ! elle oubliait que tout le monde la regardait !

Il fallut tout l’esprit et toute la bonté du Roi pour tirer la noble dame de cet étrange embarras. Il fit approcher l’exempt de ses gardes, et, sans regarder Mme d’Egmont, mais tout en parlant assez haut pour en être entendu :

— Monsieur, dit-il, relâchez ce jeune homme : il aura été surpris par ce grand appareil ; je veux qu’il aille en paix.

Puis il ajouta :

— C’est la vue de la Reine qui l’a peut-être troublé.

En même temps il jetait sur la Reine le plus adorable sourire en s’inclinant.


X


Depuis ce temps M. de Guys ne revit pas Mme d’Egmont : M. de Guys, pour se punir de l’avoir compromise ainsi devant toute la cour, la noble femme, s’est tué de sa propre main. Quelque temps après mourut aussi Mme d’Egmont, renfermant son secret dans son âme, si elle avait un secret. Et à qui aurait-elle pu le confier ce triste secret ? Son mari ni son père ne l’auraient comprise ; il n’y avait eu que le roi Louis xv qui l’avait comprise. Mme d’Egmont voulut en finir avec tant de douleurs secrètes : elle mourut.

Voilà toute l’histoire de ce soldat et de cette grande dame, histoire touchante et d’une grande naïveté, histoire de l’amour le plus pur, le plus naïf et le plus chaste des deux parts. Savez-vous quelque chose de plus intéressant dans le monde que l’amour de Mme d’Egmont pour le noble comte de Gisors, qui se reporte à son insu sur un enfant abandonné ?

Et, comme déjà dans ce temps-là c’étaient les philosophes qui écrivaient l’histoire, l’histoire n’a rien eu de plus pressé que de raconter comment Mme la comtesse d’Egmont avait des entrevues avec un beau soldat qui la prenait pour une petite bourgeoise. De nos jours on a mis cette anecdote en vaudeville : le vaudeville nous a été donné orné de toutes les grâces et de toutes les inventions de l’esprit contemporain.