Les chansons de geste, poèmes du XIIe et du XIIIe siècle : discours d’ouverture (Paulin Paris)

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LES
CHANSONS DE GESTE
POËMES DU XIIe ET DU XIIIe SIÈCLE
DISCOURS D’OUVERTURE
DU COURS DE LANGUE ET DE LITTÉRATURE AU MOYEN ÂGE
prononcé le 6 décembre 1858
AU COLLÉGE DE FRANCE

PAR PAULIN PARIS
de l’institut

PARIS
J. TECHENER, LIBRAIRE
rue de l’arbre-sec, 52

1859

LES CHANSONS DE GESTE.


DISCOURS D’OUVERTURE

DU COURS DE LANGUE ET DE LITTÉRATURE AU MOYEN ÂGE AU COLLÉGE DE FRANCE[1].

Messieurs,

Je reprendrai, cette année, un sujet que j’avois légèrement effleuré il y a sept ans, lorsqu’au début de ce nouvel enseignement je crus devoir passer en revue tous les ouvrages dont se composoit l’ensemble de la littérature françoise, pendant les siècles littéraires du Moyen âge. L’année dernière, plusieurs d’entre vous s’en souviennent, nous achevions des études commencées en 1856, sur les Historiens des Croisades. Nous passions en revue des récits et des événements qui remplissoient deux siècles, regardés avec raison comme l’époque la plus brillante de la chevalerie françoise. Plus nous avons eu l’occasion de rapprocher les récits contemporains des appréciations de la critique moderne, mieux nous avons senti l’intérêt, l’importance et la grandeur de ces expéditions lointaines. L’histoire des Croisades est, à proprement parler, l’histoire du xiie siècle et du xiiie.

Nous allons maintenant remonter plus haut, pour étudier l’état de la société françoise sous les derniers rois de la seconde race. Nos grands poëmes, désignés sous le nom de Chansons de geste, sont la plus juste et la plus complète expression des mœurs et de la civilisation de ces temps reculés. On leur a souvent donné le nom de Romans Carlovingiens ; non que la forme dans laquelle ils nous sont arrivés soit antérieure à l’avénement de Hugues Capet, mais parce que le fond de la plupart de leurs récits étoit bien réellement du domaine du xie, du xe, et même du ixe siècle ; c’est là ce qu’il nous sera facile de démontrer. Pour mieux faire comprendre tout de suite ma pensée, je vais emprunter un exemple à notre littérature contemporaine. Assurément les beaux livres de MM. Walckenaer, Sainte-Beuve et Cousin, sur les personnages et sur la littérature du siècle de Louis XIV, appartiennent, par leur date, au xixe siècle ; mais comme les écrivains que je viens de nommer se sont proposé de mettre dans un plus grand jour les choses du xviie siècle, leurs livres sont devenus inséparables de l’époque dont ils nous entretiennent ; et bien qu’il ne soit pas difficile de reconnoître la date véritable de leur composition, on n’en a pas moins le droit de les regarder comme autant de flambeaux pour l’étude de la littérature françoise et de la société sous le grand règne de Louis XIV.

Entre les Chansons de geste qui nous sont parvenues et les temps auxquels ces Chansons se rapportent, il y a la même distance qu’entre la Fronde et les études de nos plus illustres contemporains sur les personnages de la Fronde. Seulement, comme nous vivons dans le siècle de la critique littéraire, on soumet aujourd’hui les événements et les biographies du xviie siècle à un commentaire perpétuel, tandis que les trouvères, peu soucieux de comparaisons et de contrastes, se sont contentés de reprendre les œuvres anciennes et d’en modifier la forme pour les rendre plus accessibles à l’intelligence et au goût de leurs contemporains.

Quand les trouvères du xiie siècle renouvelèrent d’anciens ouvrages, ce fut en raison de l’intérêt que sembloit présenter le fond des récits ; ils ne s’avisèrent donc pas de toucher ce fond ; et, grâce leurs scrupules, nous pouvons espérer de retrouver, dans leurs remaniements, l’empreinte et la physionomie des hommes et des mœurs de l’époque Carlovingienne.

La critique moderne n’a pas reconnu tout de suite la véritable date des Chansons de geste. Il n’y a pas encore un demi-siècle que deux écrivains savants et illustres, M. Daunou et M. Fauriel s’y étoient complétement mépris. Le premier étoit persuadé que leurs auteurs n’avaient eu d’autre inspiration que la chronique grossièrement fabuleuse attribuée à l’archevêque Turpin ; le second pensoit et a plus d’une fois répété que ces poëmes, composés à l’occasion des Croisades, étoient tous postérieurs à la prédication de Pierre l’Ermite et au départ des premiers croisés. On sait aujourd’hui, à n’en plus douter, que la chronique des faux Turpin, loin d’avoir donné naissance aux Chansons de geste, fut, au contraire, elle-même inventée à leur occasion ; et que le dernier poëme, non le premier, auquel on puisse encore appliquer le nom de Chanson de geste originale, fut composé, par un pèlerin nommé Richard, pour célébrer la prise d’Antioche et les exploits des premiers croisés. Il faut donc reconnoître que ces grands ouvrages sont l’expression de la société françoise avant les Croisades, et c’est principalement sous ce point de vue qu’ils méritent d’attirer l’attention et de devenir l’objet des études du moraliste, du philosophe et de l’historien.

Je dirai, dans nos prochains entretiens, comment la Chanson de geste représente les temps épiques de notre pays, et comment elle se tut au moment où l’histoire, se débarrassant des langes de la langue latine, fut, pour la première fois, écrite en françois et mise à la portée de toutes les classes de la société. Je rappellerai les témoignages les plus anciens de cette forme primitive de la narration chantée, et je trouverai le moyen de lier ces témoignages à des textes originaux du ixe siècle, qui nous permettront de distinguer la Chanson historique primitive de la forme que lui donnèrent les trouvères des xiie et xiiie siècles. Aujourd’hui, dans une rapide esquisse, je dois me contenter de vous exposer les caractères généraux de ces grandes compositions, et d’aller au-devant de quelques objections qui pourraient vous empêcher d’en apprécier l’importance.

Les Gestes, dans leur forme la plus pure, nous ramènent aux temps où les rois de France faisoient de Laon leur place de sûreté, leur séjour habituel. Le caractère du récit, le costume et les mœurs des rois, des reines et des héros, tout s’accorde avec cette première indication chronologique, tout respire ici l’air âpre, violent, sauvage de la grande féodalité, de ces temps où les rois, n’ayant plus la main assez ferme pour tenir les rênes du gouvernement, promettoient la transmission héréditaire des bénéfices, puis se voyoient contraints, dans l’intérêt de leur conservation précaire, d’éluder cette dangereuse promesse. Nous demanderions vainement aux rares annalistes latins de ces temps orageux, l’expression des sentiments publics que nous reconnoîtrons à chaque ligne des Gestes, vénérables monuments encore aujourd’hui conservés de la poésie nationale. Et d’abord, pour ce qui touche à l’influence du sentiment religieux pendant le xe siècle, nous modifierons, en les étudiant, l’opinion qu’on s’en fait généralement. Le Clergé n’avoit pas en ce temps-là l’importance qu’il obtint dans les âges suivants. Les évêques, les abbés, les moines paraissoient, il est vrai, souvent sur la scène du monde, mais pour se mêler au mouvement qui entraînoit le reste de la société. Ils combattoient alors en faveur des intérêts matériels, et non pour remplir leur mission de moralistes et de précepteurs des peuples. On sent, ainsi que je l’ai déjà dit ailleurs, que le véritable esprit du christianisme n’anime pas encore ces générations vindicatives, et qu’il faudra, pour en reconnoître la salutaire influence, attendre la voix de saint Bernard et de saint Anselme. C’est donc seulement à partir du xiie siècle qu’on verra naître un certain mysticisme épuré dans les croyances religieuses, et, dans les habitudes des premières classes de la société, une politesse exaltée qui permettra de confondre dans le même culte la mère du Sauveur et toutes les dames. L’expression de cette nouvelle civilisation se retrouvera dans les romans de la Table ronde.

On ne trouvera rien de pareil dans nos Chansons de geste. Pour ce qui regarde la femme, les mères et les épouses y tiennent souvent une noble, une honorable place ; elles défendent les droits de leurs enfants, elles partagent les épreuves de leurs époux, elles hasardent parfois des conseils qui, bien ou mal reçus, témoignent toujours de leur bon jugement ou de leur sage prévoyance ; mais n’y cherchez pas l’amour proprement dit, et surtout la galanterie ; quand les filles du Roi, les dames, les jeunes damoiselles s’éprennent de passion pour les guerriers, elles prennent volontiers sur elles la confusion des premières avances, et cet expédient, qui leur inspire de faibles scrupules, ne leur réussit pas toujours. L’épopée française a donc ses Médée, ses Clytemnestre, ses Pénélope et ses Briséis ; elle n’a pas de Genièvre, de blonde Iseult, d’Héloïse et de dame de Fayel, touchantes victimes d’une passion coupable, mais pourtant délicate et raffinée. Les héroïnes de nos gestes s’exposent souvent à être battues, traînées par les cheveux, outragées le plus violemment du monde, et nous ne voyons pas qu’en prenant leur défense, leurs vengeurs invoquent les droits de leur sexe ou les lois de la chevalerie. Ces mœurs, singulièrement primitives et barbares, présentent un grand intérêt précisément parce qu’elles sont inattendues. Permettez-moi de vous en citer au hasard quelques exemples. Dans la chanson d’Aspremont, la Reine, femme du Sarrasin Eaumont, vit au milieu de ses femmes, enfermée dans une tour où vient de pénétrer le fils de Gérart de Frate ; elle ne compte pas sur la générosité du vainqueur, elle se contente de faire valoir, pour échapper à la mort, les services qu’elle et ses compagnes peuvent rendre. « Vous pouvez approcher ; » dit-elle, « nous ne savons pas lancer des flèches ou frapper d’un glaive ; si vous consentez à nous laisser la vie et à nous conférer le baptême, chacune de nous pourra devenir la servante de l’un d’entre vous ; elle le lavera, elle taillera, elle coudra ses vêtements ; elle fera le lit où il devra reposer ; voilà ce que nous savons faire, mais, avant tout, et au nom de votre Dieu, faites-nous donner à manger.

Nous ne savons ne traire, ne lancier…
Se vous volés nos vies respitier
Et vous nous faites lever et bautisier,
Bien sçait chascune servir un chevalier,
Son chief laver, ses dras coudre et taillier,
Et le lit faire où il se doit couchier.
Mais par cel Dieu que vous solés proier,
Car nous donés, s’il vous plaict, à mengier.

Voici, maintenant une autre scène, empruntée à la geste d’Auberi le Bourgoing. Deux princesses chrétiennes, Guibour, la reine de Bavière, et sa fille, la jeune Seneheut, se prennent de passion pour Auberi, en le voyant passer sous leurs fenêtres : toutes deux bientôt lui envoient de pressants messages. Nous ne voulons citer ici que la singulière querelle de la mère et de la fille. « Voyez, ma fille, dit la Reine, si vous êtes capable de juger des choses, comme cet Auberi est bien fait et bien taillé, comme il est large d’épaules et grêle par les flancs ! ne diroit-on pas que lui et son cheval ne forment qu’un. Ah ! plût à Dieu que le roi Orri fût taillé sur le même modèle ! » Seneheut, jetant alors un rire : « En vérité, ma mère, je crois que vous l’aimez. — Vous avez menti, répond la Reine, c’est vous qui avez les pires pensées. — Nous sommes, reprend Seneheut, dans une condition différente ; l’une peut faire ce qui est défendu à l’autre. Vous ne pouvez être accordée au Bourgoing, puisque vous êtes mère et mariée devant l’église à mon père ; mais moi je puis aimer sans scrupule ; je suis jeune, belle et attrayante, je puis aimer les hommes et en être aimée. C’est au Bourgoing que je veux me donner ; et s’il accepte l’amour que je lui offre, je serai plus heureuse que de la possession d’un riche trésor. »

Ce qu’il y a d’inattendu dans cette aventure, c’est que les avances de la Reine sont mieux reçues que celles de la jeune fille, et que les deux princesses n’en demeurent pas moins en parfaite intelligence.

La geste de Girbert le Loherain reproduit la même aventure. La femme et la fille du roi Anséis sont tombées amoureuses de Girbert ; Guérin, cousin de Girbert, dans l’intérêt de leurs communes vengeances, veut lui persuader de répondre aux avances des deux princesses. Girbert s’y sent assez mal disposé, il n’aime, il ne regarde que son cheval Fleury. Un jour que Girbert et Guérin chevauchoient devant le palais, ils virent aux fenêtres la fille du roi. « Elle avoit, dit le poëte, le corps gent, le visage coloré, la chair blanche comme la fleur de lys. » Guérin faisant alors signe à Girbert : « Regarde, cousin, comme cette dame est belle ! — Ah ! répond Girbert, quel excellent cheval que Fleury ! où trouver un meilleur coureur ? — Cousin, dit encore Guérin, voilà une merveilleuse jeune fille ! vois ses beaux yeux bleus, vois sa charmante fraîcheur ! Ne faudroit-il pas être vilain pour hésiter à la requérir d’amour ? — Sérieusement, répond Girbert, il n’y a pas dans toute l’Espagne un cheval comparable à Fleury. » Et Guérin eut beau faire, la jeune fille en fut pour ses avances.

Le type de la femme ardente et grossièrement passionnée est, pour ainsi dire, un lieu commun des Chansons de geste. Dans Garin de Monglane, l’impératrice Galienne, femme de Charlemagne, a trouvé dans Garin une vertueuse résistance. Elle ne jure pas de se venger comme Phèdre, ou comme la femme de l’échanson égyptien ; elle fait beaucoup mieux ; elle avoue franchement son crime à l’empereur lui-même. Nous pouvons reconnoître ici un tableau des anciennes mœurs. « Sire ! dit-elle à l’empereur, laissez une malheureuse ; je ne me soucie pas de votre affection, je ne demande que celle de Garin. C’est Garin qui m’empêche de savourer le piment, le vin pur, la chair de gibier ou de poisson ; c’est lui qui m’ôte le sommeil, je pense à lui durant la messe, pendant les psaumes et les leçons ; il me rend sourde aux mélodies de la harpe ou de la vielle, aux jeux des jongleurs flamands et bretons ; je ne regarde plus voler les vautours, chasser les éperviers ; quand vous approchez de moi, j’aimerois mieux sentir un chat, un chien, un bouc ; car enfin, avec un bâton, je me débarrasserois de ces bêtes, et de vous, je ne puis m’en délivrer. Cependant, je dois vous le dire et j’en prends Dieu à témoin, Garin n’a jamais voulu m’entendre, il a toujours protesté qu’il ne vous donneroit pas sujet de le haïr. Arrachez-moi donc le cœur, noble roi ! je le mérite et je ne vous demande qu’une chose en mourant, c’est que vous me pardonniez et que vous aimiez toujours Garin. » Parlant ainsi, elle se jeta aux genoux de l’empereur, qui l’avait écoutée avec étonnement et fureur, roulant des yeux, et fronçant les sourcils ; cependant la reine est si belle qu’il hésite à saisir un bâton pour la frapper ; mais il jure le Seigneur Dieu que Garin en perdra la tête.

« Pour lui ne m’a saveur ne chair ne venoison,

Ne piment ne claré, ne gasteaus ne poisson,
Ne je ne puis dormir en aucune saison ;
Je ne puis ouïr messe, oraison ne leçon,
Ne harpe ne viole, qués que en soit le son,
Ne les chans ne les jeus de Flamand ou Breton.
Je ne sors plus pour voir voler esmerillon ;
Et quand vous approchez de mon vair pelisson
J’aimerois cent fois mieus sentir un grand charbon,
Un chien ou bien un chat, un bouc ou un mouton ;
Car, je les chasserois, en prenant un bâton
Et, de vous ne puis faire se votre vouloir non.
Mais, j’en jure le Dieu qui souffri passion,
Plus loyal que Garin ne chaussa l’esperon,
Je lui promis en vain tous les plus riches dons,

Il jura qu’envers vous il ne seroit félon.
Tuez-moi, gentil roy, je vous en fai pardon,

Je l’ai bien desservi, tuez-moi, gentis hom. »
Et le roi la regarde qui le cuer eut félon,
Il roelle les ieus, il froace le grenon…
Vit la roïne belle et clere sa façon
Ne la vout adeser de fust ne de baston ;
Mais jure dame Dieu et son saintisme nom

Que Garin en perdra le chef sous le menton.


Enfin, pour mieux vous montrer qu’on ne traitoit pas encore les femmes avec la courtoisie la plus délicate, vous me pardonnerez de vous citer un dernier passage des Quatre fils Aimon. Le duc Beuves d’Aigremont refusant de paroître à la cour de l’Empereur, la duchesse hasarde quelques timides représentations : « Dame ! lui répond Beuves, allez vous cacher dans vos chambres et ne vous mêlez de conseiller que vos chambrières ; tordez et filez la soie, c’est là votre métier ; le mien est de manier l’épée, de frapper la tête haute et en pleine campagne. Maudite la barbe du noble prince qui va chercher des conseils dans la chambre des femmes ! »


Dame, ce dist li dus, alés vous ombroier

Là dedans en vos chambres et bien apparoiller.
Léans à vos puceles, prenés à chastoier,
Penés de soie tordre, ce est vostre mestier,
Li miens mestiers si est à l’espée d’acier
Et ferir et jouster encontre chevalier ;
Mal dahé ait la barbe à nobile princier

Qui en chambre de dame voit pour lui conseiller.


De pareils discours peuvent assurément rappeler quelque chose des mœurs homériques ; mais on n’y reconnaîtra pas les tableaux de mœurs que nous présente l’auteur des Mémoires sur l’ancienne Chevalerie. Les études de Sainte Palaye sont pourtant sérieuses et exactes, mais elles nous peignent la Chevalerie du xve siècle, non pas les guerriers contemporains de Charles le Simple et de Louis d’Outremer. Ceux-ci, on ne peut espérer de les retrouver que dans les Chansons de geste, et Sainte Palaye ne les avoit pas consultées.

Les Gestes présentent un récit, pour ainsi dire non interrompu, de scènes de conseil et de réception de messagers, de festins, de querelles, de défis, de combats et de réconciliations. C’est le tableau complet de la grande vie féodale. Les crimes que l’on y flétrit sont la spoliation de l’orphelin, les dénis de justice, le parjure et la trahison. Les grandes vertus qu’on y exalte sont la valeur guerrière, le respect des engagements contractés et de l’amitié jurée, la vengeance tirée des injures, et les représailles exercées sur ceux qui, loyalement ou traîtreusement, ont tué quelque parent ou quelque ami. Ne pas poursuivre cette satisfaction, c’est témoigner qu’on est indigne de porter les armes, et tout semble permis dans l’intérêt de la vengeance, même les guet-apens et les perfidies. Pour ce qui est des pratiques de dévotion, elles se réduisent au respect des jours maigres et de jeûne, à quelques formules d’oraisons auxquelles on attribue une certaine efficacité magique. Avant de marcher au combat, le guerrier entend une courte messe de très-grand matin, et emporte, quand il peut, quelques pains consacrés, dans la prévision d’une blessure mortelle. S’il est frappé sans avoir cette espèce de viatique, il rassemble toutes ses forces pour atteindre quelques brins d’herbe ou de paille, qu’il pose en croix et qu’il porte à ses lèvres. Quelquefois, à l’heure solennelle de la mort, des paroles de pardon sont prononcées ; mais alors le moribond semble y mettre pour condition qu’il ne guérira pas, et qu’il n’aura pas l’occasion de les désavouer.

La Chanson historique étoit une œuvre sérieuse : en dépit de tous les remaniements du xiie siècle, la Chanson de geste a conservé ce caractère. Même à cette époque de transformation, elle tire son principal intérêt de la sincérité qu’on lui suppose, et du respect de la tradition. Elle admettoit sans doute une sorte de merveilleux ; mais la foi des auditeurs regardoit ce merveilleux comme autorisé par une infinité d’exemples pieux ou profanes, que personne ne s’avisoit de mettre en doute. On croyoit à l’effet des oraisons et des paroles magiques, à la vertu de certaines pierres et de certaines armures. Il n’y a rien de commun entre ces préjugés, ces croyances populaires, et les fantaisies badines des poëtes et des romanciers du xiiie siècle, qui devoient, à leur tour, devenir un objet d’imitation pour l’Espagne et pour l’Italie. Ainsi, la Chanson de geste, indépendante de toutes les traditions de l’antiquité, répondoit à l’état des opinions contemporaines, et réclamoit la confiance comme l’histoire même. Le premier soin des Jongleurs, pour captiver l’attention de leurs auditeurs, étoit de protester de la vérité des récits qu’ils alloient faire. « Seigneur, lit-on au début des Quatre fils Aimon :

Seigneur oés chanson de grant nobilité,
Tout est de vraie estoire, sans peint de fausseté ! »

Et dans le Chevalier au Cigne :

Seigneur, n’a point de fable en la nostre chanson,
Mais pure vérité et saintisme sermon.

Et dans les Loherains :

Vielle chanson voire volés oïr,
De grant estoire et de merveillous pris ?

Vielle, c’est-à-dire que les nouveaux jongleurs m’ont pas imaginée ; voire, qui est demeurée telle que les précédentes générations l’avoient transmise. Il y a bien loin, Messieurs, de pareils débuts à ceux dans lesquels l’auteur, ou, comme on disoit au xviiie siècle, le chantre de la Henriade appeloit la Fable à son secours, pour ajouter à l’intérêt de la Vérité.

Descends du haut des cieux, auguste vérité…
Viens, parle, et s’il est vrai que la Fable autrefois
Sut à tes fiers accents mêler sa douce voix,

Si sa main délicate orna ta tête altière,
Si son ombre embellit les traits de ta lumière,
Avec moi, sur tes pas, permets-lui de marcher,

Pour orner ton éclat et non pour le cacher.


Les contemporains de Philippe Auguste et de saint Louis, auxquels on auroit ainsi parlé, n’auroient pas manqué d’abandonner la place. « Eh ! quoi, malencontreux jongleur, tu veux nous retenir, et tu nous promets de mêler des mensonges à ce que tu nous chanteras ! Mais comment nous apprendras-tu à les distinguer, et quel fruit nous reviendra-t-il d’entendre raconter ce qui ne sera jamais arrivé ? »

Cependant il est impossible de nier qu’au xiie siècle, et surtout au xiiie, les Chansons de geste, telles qu’on avoit encore tant de plaisir à les entendre, ne fussent très-éloignées de la vérité historique. Elles avoient graduellement subi des remaniements, des révisions, des transformations qui en avoient fait disparoître le premier caractère de sincérité. C’est là ce que je vais essayer de vous expliquer, en exposant les révolutions de la Chanson historique en France.

Les Gestes qui sont arrivées jusqu’à nous, grâce aux transcriptions des jongleurs du xiie siècle et du xiiie, ne sont pas les originaux de la poésie historique. À peine un seul fragment de chanson primitive nous a-t-il été conservé, et, comme vous le devinez déjà, nous en ferons l’objet d’une étude particulière. Cette chanson primitive étoit plus simple, moins longue et plus personnelle, si je puis employer cette expression. Elle paroît remonter à l’origine de la société gauloise. Avant les Francs, les Gaulois avoient l’habitude d’entretenir des bardes ou jongleurs qu’ils admettoient à leurs festins et qu’ils chargeoient de raconter en vers chantés l’histoire glorieuse des temps passés. Je ne reviendrai pas ici sur les nombreux témoignages qui constatent cet usage ; je me contenterai de rappeler trois vers de Lucain au ier de notre ère, quelques lignes d’Ælien au iiie et d’Ammien Marcellin au ive. « Ô Bardes ! dit le chantre de la Pharsale, vous qui transmettez aux âges futurs, dans vos nombreux poëmes, l’éloge des âmes fortes que la guerre a moissonnées.... »

« Vos quoque qui fortes animos belloque peremptos

« Laudibus in longum, vates, dimittitis ævum,

« Plurima securi fudistis carmina, bardi.
 »

« Les Gaulois, dit Ælien, ont pour usage de composer des chansons en l’honneur de ceux qui ont glorieusement péri. » — « Celtæ in honorem eorum qui fortiter occubuerunt, cantiones componunt… una eis materia laudes eorum qui fortiter occubuerunt. »

Et Ammien Marcellin : « Les bardes célèbrent en vers héroïques, qu’ils accompagnent des modulations de la lyre, les actions des grands hommes. » — « Bardi virorum illustrium facta heroïcis composita versibus, cum dulcibus lyræ modulis cantitant.... »

Ces trois témoignages décisifs sont encore fortifiés par l’histoire des Celtes que Possidonius d’Apamée avoit composée et dont il ne nous reste par malheur que les courts fragments cités par Athénée : « Les Celtes, écrivoit-il, se font accompagner de parasites, même au milieu des camps. Ces parasites ne manquent pas de faire un éloge général et particulier de tous ceux qui partagent le festin ; leurs paroles sont recueillies par leurs poëtes appelés Bardes, dont l’emploi est de courir le pays, en chantant les louanges des guerriers illustres. »

Ainsi, Messieurs, dès le temps de Possidonius d’Apamée, c’est-à-dire avant l’ère chrétienne, les Gaulois avoient des bardes ou trouvères qu’ils chargeoient de recueillir le souvenir des grandes actions et de les célébrer dans des chansons héroïques. C’étoit précisément la chanson de geste, et l’on ne voit pas quelle différence pouvoit se trouver entre celles dont parloit Possidonius, Lucain, Ælien et Ammien Marcellin, et celles des premiers jongleurs du Moyen âge.

Car un tel usage peut se transformer, non se perdre ; et, dans tous les cas, ce n’est pas l’invasion des Germains qui auroit amené cette révolution dans les mœurs de nos ancêtres. Les Germains, au rapport de Tacite, les Goths, au rapport de Jornandès, n’avoient pas d’autre moyen de perpétuer les grands souvenirs de leur histoire. Les Germains, dit Tacite, célèbrent dans des vers qui sont leurs seules annales, l’origine et les fondateurs de leur race. La mort d’Arminius, dit-il ailleurs, est encore célébrée dans les chants barbares. Les Goths, dit Jornandès, faisoient chanter publiquement les grandes actions des anciens avec accompagnement de lyres. « Etiam cantu majorum facta modulationibus citharisque canebant. »

Et cet usage d’accorder à ceux qui venoient de mourir en combattant un tribut d’éloge se retrouve dans nos chansons de geste. Dès qu’un chef a rendu le dernier soupir, on voit son meilleur ami, ou son parent le plus proche, s’empresser de prononcer une sorte de formule sacramentelle :

Lors le regrete com jà porés oïr :

« Tant mar i fus, frans chevalier gentis,

« Qui vos a mors il n’est pas mes amis !… »

Et tout doit nous porter à croire qu’on ne se contentoit pas de cette rapide oraison funèbre ; on chargeoit un trouvère de faire la chanson du défunt et de raconter les principaux incidents du combat dans lequel il avoit perdu la vie. Chacun des chefs avoit toujours, parmi les hommes de sa suite, un chapelain ou un ménestrel qui devoit remplir ce devoir. Mais en même temps que le mort avoit son panégyriste, le meurtrier avoit ou pouvoit un jour avoir le sien, et voilà pourquoi les guerriers de nos chansons de geste expriment si fréquemment une sorte de crainte des chansons défavorables qu’on pourroit faire contre eux. Dans Roncevaux, quand Olivier vient avertir Roland du danger de livrer bataille contre une armée vingt fois plus nombreuse :

Respont Rolans : Eh Dieu la nous otroit !
Bien devons ci ester pour nostre roi ;
Or gart chascuns que grans cos i emploit,
Male cançon de nous chanté ne soit !


Plus loin, quand tout espoir de vaincre a disparu, et que Roland ne pense plus qu’à bien mourir :

Je i ferrai de Durendal, m’espie,

Et vous, compains, ferrés de Hauteclaire,
En tans bons lieus les avonmes portées,

Male chanson n’en deit estre chantée.

Il y a quelque chose d’analogue dans Raoul de Cambrai ; si les enfants du comte Herbert rencontrent Raoul, la Chanson dira tout ce que lui aura coûté l’usurpation des domaines de leur père.

Dieu en jurerent et ses saintismes nons,

Se Raoul truevent, teus en ert la chanson,

Mar i reçut de lor terre le don.


Et pour constater cet usage de faire une chanson de geste le lendemain même du combat, le clerc Bertolais, dans la même geste de Raoul de Cambrai, entendant Bernier de Ribemont donner le signal du combat, promet d’en être l’historien poétique :

Dieu, dist Bernier, quel fiance ci a !

Mal dehait est qui premiers recréra,
Ne de l’estor primerain s’enfuira.
Bertolais dist que chanson en fera,

Jamais jougleres tele ne cantera.


Et Bertolais tint sa promesse, comme nous l’apprend le réviseur dont nous conservons le travail :

Mout par fu preus et sages Bertolais,

De la bataille vist tos les meillors fais,
Chançon en fist n’orois meillor jamais,

Puis a esté oïe en maint palais.

Je vous demande encore la permission de citer ce que dit ailleurs le même Bernier :

Soiés prudent et bon combatéours,

Chascun remembre de son bon ancessour,
Jà ne vouroie, por une grant valeur,

Povre chanson en fust, par jougléor.

C’est assurément une de ces gestes faites sur le champ de bataille dont nous parle le légendaire du ixe siècle, auteur de la vie de saint Pharon de Meaux. Pharon, dit-il, jouissoit d’un si grand crédit auprès du roi Clotaire II, qu’il est nommé dans la chanson que l’on fit pour célébrer la victoire du roi contre les Saxons. Ce chant public, dit-il, voloit partout, et les femmes l’accompagnoient de leurs modulations : « Ex qua victoria carmen publicum juxta rusticitatem, per omnium pene volitabat ora ita canentium ; feminæque choros inde plaudendo componebant. » Ces mots : juxta rusticitatem, semblent bien vouloir dire que la chanson étoit composée dans la langue vulgaire, soit romane, soit thioise. Le légendaire en donne le passage suivant traduit par lui dans un latin calqué sur l’original rustique.

« De Chlotario est canere rege Francorum

« Qui ivit pugnare in gentem Saxonum,

« Si non fuisset Faro de gente Burgundionum. »


Puis les derniers vers :

« Quando veniunt missi in terra Francorum,

« Ubi erat princeps transeant per urbem Meldorum,

« Instinctu Dei, ne interficiantur a rege Francorum. »


Il est impossible d’admettre que ces lignes latines non mesurées aient été empruntées à la chanson originale. Ceux qui ont lu quelques chansons de geste n’auroient même pas de peine à les coucher en vers françois :

Or chanterons du riche roi Lohier,
Qui vers les Saisnes ala son ost guier,
Tant mar i fussent de Sassoigne li més

No fust Farons de Borgoigne li ber....
Vont-s’en li més en la terre francor,

Miaus ont passé la cité de valor, etc.

De cette geste primitive, nous passerons à celle qui fut composée en mémoire de la victoire remportée sur les Danois par le jeune roi Louis III, fils de Louis le Bègue, en 881. Celle-ci, nous la possédons en thiois ou allemand, et vous verrez qu’il est impossible de ne pas en faire remonter la composition au lendemain de la victoire. Le temps ne me permet pas de vous la citer aujourd’hui, non plus que le précieux fragment, publié par M. de Reifenberg, d’une chanson de geste française sur le même événement ; chanson qui sans doute reçut quelques interpolations dans le xie siècle, mais qui devoit encore être en grande partie copiée sur l’original contemporain. Ce morceau précieux sera notre point de jonction entre la Chanson primitive et celle qui, composée de la réunion de plusieurs anciennes chansons historiques, est devenue la Geste des jongleurs du xiie siècle. Voyons maintenant comment on peut expliquer ce passage de la Chanson primitive à la Chanson de geste.

Plus l’usage étoit général de consacrer une chanson aux chefs morts dans les combats, plus ces chansons risquèrent d’être vite oubliées au profit de chansons plus nouvelles. À la fin d’un siècle, il n’en surnageoit qu’un petit nombre, et celles-ci devoient leur conservation soit à la grandeur des héros soit à celle des événements.

Combien n’avoit-on pas fait de chansons mémoratives sur les rois issus de Saint-Arnould de Metz ! On sait, dit le poëte Saxon contemporain de Louis le Débonnaire, combien de chants vulgaires célèbrent les ayeux de l’empereur Charles, combien vantent les Pepin, les Carle, les Loys, les Thierry, les Carloman, les Lohier.

« Est quoquo jam notum vulgaria carmina magnis
« Laudibus ejus avos et proavos celebrant,
« Pippinos, Carolos, Hludovicos et Theodoricos,
« Et Carlomannos, Hlothariosque canunt. »

On avoit de même prodigué les chansons aux comtes palatins du nom de Gérart, d’Aimeri, de Guillaume, de Garin, de Foulque, d’Albéric et de Renaud.Chacun de ces noms, portés par tous les aînés d’autant de grandes familles, durent finir par se confondre entre eux, au point de ne plus représenter qu’autant d’individualités ; car les dates de siècle ou d’année n’étoient pas recueillies, leur mention étant jugée inutile par les contemporains des héros et des événements. Les trouvères postérieurs ayant donc affaire à des hommes peu soucieux de la chronologie et de ce que nous appelons les synchronismes de l’histoire, eurent beau jeu pour fondre ensemble plusieurs gestes, et pour concentrer l’intérêt de dix aventures sur un seul personnage.

Prenons un exemple. Quand le comte Gérart eut perdu et reconquis son château de Roussillon, la chanson raconta, sans doute cette perte et cette reprise ; plus tard, une légende transmit la mémoire de la retraite de Gérart dans l’abbaye de Pontières, tandis que d’autres chansons racontèrent comment un duc de la haute Bourgogne, Thiéry d’Ascagne ou de Séquanie, avoit été chassé de ses domaines par Drogon, fils de Charles Martel, et avoit vécu sept ans caché dans les Ardennes, avant d’être rétabli dans tous ses honneurs par Louis le Débonnaire.

Une autre geste enfin disoit le mariage de Boson, duc de Bourgogne, puis roi d’Arles, avec la fille de l’empereur, sœur de la reine de France.

De ces quatre récits, les trouvères du xiie siècle firent un seul poëme. Ils représentèrent Girard, fils de Drogon, épousant la sœur de l’empereur Charles, défendant et abandonnant le château de Roussillon, vivant misérablement caché dans la forêt des Ardennes, rentrant dans les bonnes grâces de l’empereur et terminant pieusement sa vie dans les austérités d’une abbaye qu’il avoit fondée.

Tout dans ce récit est vrai ; tout avoit été raconté à l’époque des événements ; seulement, pour donner à ces récits l’unité qui leur manquoit, on attribua au même temps et au même personnage ce qui appartenoit à plusieurs personnages et à des temps divers.

De Girart de Roussillon passons à un autre héros non moins célèbre. Le Normand Guillaume Bras de fer avoit conquis la Pouille ; l’Aquitain Guillaume, comte palatin, avoit repris Orange aux Sarrasins. Un comte de Poitiers du même nom avoit défendu les droits des petits-fils de Charles le Chauve. L’un de ces Guillaume avoit épousé une princesse sarrasine nommée Orable ; les deux autres, deux dames chrétiennes nommées la première Guibour, la seconde Ermengarde. Tout cela étoit bien vrai : mais que firent les trouvères du xiie siècle qui parcouroient constamment les provinces de France, chantant ce qu’ils savoient et recueillant partout ce qui pouvoit devenir matière de nouvelles chansons ? Ils réunirent tous ces noms, et, dans une courte période de temps, ils nous montrèrent Guillaume Bras de fer, surnommé tour à tour, Fierebrace, Guillaume d’Orange et Guillaume au court nez, épousant d’abord Orable rebaptisée sous le nom de Guibour, puis Ermengarde de Pavie. Ils chantèrent la prise d’Orange, la conquête de la Pouille. Ce fut encore le même Guillaume, qui, dans leurs remaniements, replaça la couronne de France sur la tête du jeune roi Louis d’Outremer.

Il en fut de même du nom des rois. Il n’y eut plus pour les trouvères du xiie siècle qu’un seul Pépin, un seul Louis, un seul Charles. Voilà donc comment du vague souvenir des chants originaux sortit la Chanson de geste, longue narration d’événements historiques dans lesquels tous les noms, tous les lieux, tous les temps sont intervertis, dont tous les éléments, essentiellement vrais, sont employés au profit d’une combinaison mensongère.

Il nous faut accepter aujourd’hui ces narrations chantées, non pas telles qu’elles étoient dans l’origine, mais telles qu’elles nous sont parvenues. Si elles confondent en les décomposant tous les éléments de la science historique, elles demeurent cependant l’expression fidèle des mœurs et de l’état de la société, au temps où on les avoit faites, c’est-à-dire aux ixe, xe et xie siècles. Nous verrons que ces grands corps des récits renferment des beautés littéraires du premier ordre, et que nous pouvons sans exagération les opposer à toutes les épopées des autres peuples. Les caractères, les mœurs et les événements y porteront une empreinte particulière. Le roi, la reine, l’épouse et la jeune fille, les barons, les messagers, les clercs, sont comme les pièces du jeu des échecs, toujours les mêmes dans ces chansons, toujours distinctes de ce qu’elles sont dans les autres poésies, et même dans la plupart des chroniques monastiques. Je ne vous ferai pas l’analyse complète de toutes les gestes ; ce travail a déjà été fait pour la plupart d’entre elles, dans le XXIIe volume de l’Histoire littéraire de la France ; je m’attacherai à vous exposer les types généraux hors desquels il n’y a pas, à proprement parler, d’épopée française. Je commencerai par montrer quel est le Roi, dans chacune des gestes ; puis je passerai au type de la Reine, à celui des Barons, des Prélats, des Chevaliers, des Sergents, des gens de peine, des messagers, des hôteliers, des pèlerins, des jeteurs de sorts. Tels sont, autant que je puis m’en souvenir, les principaux types de la chanson de geste. Quand nous les connoîtrons bien, nous pourrons séparer aisément les imitations du xiiie siècle et du xive des textes plus anciens qui en furent les modèles, et nous nous ferons ainsi quelque idée des changements qui s’introduisirent dans la société.

Je connais une seule chanson de geste qui, tout en n’ayant pas été à l’épreuve des remaniements du xiie siècle, a conservé sa pureté historique primitive, sans mélange d’incidents empruntés à d’autres gestes. C’est la partie du Raoul de Cambrai qui se termine avec la vie du héros ; admirable monument d’histoire et de poésie anciennes. Nous nous attacherons particulièrement à cette chanson, pour, de là, chercher des analogies et des contrastes dans les autres ouvrages du même genre. Vous verrez qu’elle se recommande par la vigueur du style, par la variété des caractères et par l’intérêt du récit. Dans les armées que les Gestes mettent tant de fois en mouvement, on formoit au milieu des rangs un échafaud sur lequel on élevoit l’étendard ; c’étoit de là qu’on s’ébranloit et là qu’on devoit revenir. L’étendard suivoit toutes les ondulations de la bataille ; il avançoit, il rétrogradoit, mais toujours autour d’un bataillon formidable. De ce point, le chef donnoit des ordres, envoyoit des renforts, fortifioit les côtés faibles et pourvoyoit à tous les incidents inattendus. S’il arrivoit que l’étendard fût renversé, tout alors étoit abandonné, c’étoit le signal du sauve qui peut. Eh bien, Messieurs, Raoul de Cambrai sera notre étendard, dans la première campagne de cette année. Je vous en présenterai l’analyse rapide ; puis j’en étudierai avec vous toutes les parties, dans lesquelles semblent jouer tous les ressorts de la poésie épique : le roi, la duchesse, la mère, la religieuse, la fiancée, le baron féodal, le chevalier errant ou de fortune, le messager, l’évêque et le bourgeois. Nous ne pouvions trouver pour nos excursions à travers les Chansons de geste un meilleur point de repère, et tout ce que nous devons souhaiter, c’est qu’un bataillon d’auditeurs attentifs et surtout bienveillants reste fidèle autour de notre étendard.


PAULIN PARIS.


(Extrait du Bulletin du Bibliophile, mars 1859.)

  1. Prononcé le 6 décembre 1858.