Les chasseurs de noix/21

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Texte établi par Montréal Impr. populaire, Édouard Garant (p. 151-162).

XXI

COMMENT FAIRE CUIRE UNE PERDRIX À L’ÉTOUFFÉ

Le Suisse passa le reste de la matinée près de la source. Ce ne fut qu’en approchant midi qu’il se décida à rejoindre son compagnon. Arrivant à l’endroit où ils avaient atterri, il trouva Roger endormi sur un tertre, à l’ombre des arbres bordant la rive et à deux pas du canot.

— En voilà une manière ! fit-il de sa voix rude, qui fit bondir le jeune homme sur ses pieds. En voilà une manière ! Moi qui croyais trouver le dîner prêt, je trouve le cuisinier endormi et rien à manger !

— C’est vrai ! J’ai fait la paresse ! répondit celui qu’il interpellait. Après avoir passé la nuit à avironner, j’ai voulu faire un somme et j’ai dormi plus longtemps que je l’aurais désiré.

— Mauvaise habitude, pour un coureur de bois ! Une des plus précieuses facultés que puisse avoir un homme dans notre position, est celle de pouvoir s’endormir et s’éveiller à volonté… Mais, fit-il tout à coup, en regardant autour de lui, où est donc la sauvagesse ?

— Ohquouéouée est partie pour retourner dans son pays.

— Déjà !… Et de but en blanc, comme cela ?… Puis, jetant un regard curieux sur son compagnon et changeant de sujet, il continua :

— Il doit rester un peu de poisson d’hier ?… Allume le feu, pendant que je vais préparer un peu de galette, que je ferai cuire. Nous nous contenterons de cela pour ce midi. Mais, pour ce soir, il nous faudra quelque chose d’un peu plus substantiel à nous mettre sous la dent. Comme tu n’es pas friand d’eau minérale, tu iras à la chasse, cet après-midi, pendant que je garderai le canot. Tâche de nous rapporter quelques bons gibiers.

Le Suisse avait une grande admiration pour l’adresse de Roger à l’arc. Comme leur provision de poudre était restreinte, il ne manquait jamais, toutes les fois qu’il s’agissait d’aller chasser pour leur nourriture, de laisser ce soin à son jeune compagnon qui, avec son arc et ses flèches, ne revenait jamais sans une ample provision de lièvres, perdrix et autres menus gibiers ; réservant ainsi les balles pour les ours et les autres gros animaux.

Tout en se rapprochant du canot. Le Suisse dit encore :

— En revenant de la source, tout à l’heure, j’ai aperçu plusieurs perdrix. Tâche de nous en tuer quelques-unes. Je les ferai cuire et, avec quelques poissons que nous pêcherons sans peine et quelques fruitages que nous trouverons bien dans les clairières environnantes, pour varier le menu, nous aurons de la nourriture pour plusieurs jours.

Si les citadins de notre temps, habitués de faire leurs trois repas par jour avec une régularité que rien ne doit déranger ; qui font une scène à leur épouse, ou menacent de congédier leur cuisinière si le repas est une fraction de minute en retard, ou si le potage n’est pas assez ou trop salé, ou si le rôti est trop ou pas assez cuit ; si ces citadins se voyaient obligés de suivre le régime auquel étaient soumis nos deux aventuriers, ils se croiraient les plus malheureux des hommes.

Cependant, Le Suisse et Roger ne faisaient que mener la vie ordinaire des coureurs de bois de cette époque. Et encore, ils la menaient dans la belle saison, quand le gibier, aussi bien que le poisson et les fruits sauvages de toutes espèces leur fournissaient une nourriture saine et abondante ; pourvu, seulement, qu’ils se donnassent la peine de la prendre. Cette vie, comparée à celle qu’étaient obligés de mener les coureurs de bois quand ils entreprenaient de longs voyages au milieu de l’hiver, ce qui arrivait très souvent aux premiers temps de la colonie, était une vie de luxe et de mollesse.

Ces hommes, les coureurs de bois, étaient ainsi faits qu’ils pouvaient rester plusieurs jours sans manger, ou ne mangeant que quelques bribes de nourriture par ci par là, quittes à manger en quantités doubles ou triples quand l’occasion se présenterait. Et malgré les excès de nourriture alternant avec les périodes de privations — ou peut-être à cause même de cela — malgré, aussi, qu’ils fussent, la plupart du temps, exposés au froid et aux intempéries, étant souvent obligés de coucher dans la neige avec leurs vêtements tout mouillés, malgré toutes ces souffrances et ces misères, ces hommes de fer parvenaient très souvent à l’âge de soixante-quinze ou quatre-vingts ans, et même au delà, sans la moindre maladie ou infirmité.

Est-il surprenant que ces hommes aient engendré une race d’athlètes et que, de nos jours, leurs descendants remportent les honneurs dans tous les concours de force ou d’agilité auxquels ils daignent prendre part ?

Les deux chasseurs dont nous suivons les pas étaient de cette race et de cette trempe. Rester deux ou trois jours sans manger ne les effrayait pas. Il n’est donc pas surprenant que Roger, la tête et le cœur pleins du regret que lui causait le départ d’Ohquouéouée, épuisé de fatigue et de manque de sommeil, eût oublié de préparer le dîner.

Quand le jeune homme fut revenu au bord de la rivière, après qu’Ohquouéouée l’eut quitté en revenant de la source, il s’était assis et s’était mis à songer. Ses pensées allaient tout naturellement à la jeune Indienne dont il venait de se séparer. Mais, comme il n’avait pas dormi depuis une quarantaine d’heures et comme, chez un jeune homme de son âge, la nature est toujours plus forte que l’imagination, voire l’émotion, il s’était laissé peu à peu choir sur la mousse, où le sommeil était venu tranquillement arrêter le cours de ses rêveries. Il aurait certainement dormi toute la journée si Le Suisse n’était venu le tirer de son sommeil.

Tout en parlant et pendant que Roger allumait le feu, Le Suisse avait pétri quelques poignées de farine de sarrasin avec de l’eau de la rivière. Il fit cuire cette pâte au feu et, avec les restes de poisson de la veille, les deux compagnons eurent vite fait d’expédier leur repas ; si l’on peut appeler repas le fait d’avaler quelques bouchées de pâte brûlante et à moitié cuite. Puis Roger, allant au canot prendre son arc et ses flèches, partit dans la direction de la source, mais en suivant le bord de la rivière.

Dès qu’il fut parti, Le Suisse se mit à l’œuvre. Prenant, d’une main, l’outil qui lui avait servi de bêche, de l’autre une hache, il suivit la berge, en remontant le courant, jusqu’à ce qu’il eût trouvé un banc de gravier s’avançant dans la rivière et formant une presqu’île. Après l’avoir examiné et avoir constaté que le milieu en était de plusieurs pieds plus élevé que le niveau de l’eau, il se mit à creuser, dans la partie la plus élevée, une fosse d’environ trois pieds de diamètre. Quand son trou eut atteint une couple de pieds de profondeur, il cessa de creuser et, prenant sa hache, il entra sous bois. En peu de temps, il eut trouvé ce qu’il cherchait : un arbre séché sur pied. C’était un de ces bouleaux à l’écorce blonde et toute frisée, que les bûcherons désignent sous le nom de « merisiers ; » arbre au bois assez dur et qui fait un excellent combustible. Il abattit l’arbre, en débita une partie en morceaux de grosseur convenable pour faire du feu, puis il s’en retourna au trou qu’il venait de creuser dans le banc de gravier, en apportant autant de bois qu’il pouvait en porter.

Rendu à destination, Le Suisse jeta sa charge à terre et, en frappant une pierre à fusil avec la lame de son couteau de poche, il fit jaillir quelques étincelles qui mirent le feu à des morceaux d’écorce enroulés qu’il avait arrachés au tronc du merisier sec. Il plaça les écorces enflammées au fond du trou, les couvrit de branches sèches et cassées menues, puis il éleva par dessus le tout une pyramide du bois qu’il venait d’apporter.

Il resta un moment en surveillance devant son feu, puis, quand il fut certain qu’il ne s’éteindrait pas, il s’en fut chercher d’autres morceaux de bois. À son retour, il vit que son feu flambait comme un incendie. Il y entassa le bois qu’il venait d’apporter, retourna en chercher encore une couple de brassées, qu’il empila par dessus le tout, puis il chercha un endroit où il pût se coucher et dormir.

Quand Roger revint, une couple d’heures plus tard, il trouva son compagnon couché sur la berge et dormant profondément, à une dizaine de pas de son feu qui, maintenant, était réduit à un monceau de braises emplissant le trou jusqu’aux bords. Il l’éveilla et, lui montrant six perdrix, il dit :

— Voilà notre souper.

Au premier mot, Le Suisse fut sur son séant. Son regard tombant sur les perdrix, il répondit, après un rapide examen :

— Six perdrix !… Avec le poisson et les fruits, nous en aurons bien pour trois ou quatre jours sans toucher à notre farine. Et c’est bien heureux, car nous n’en avons pas beaucoup de farine ! Heureusement, aussi, que nous sommes à la saison de l’abondance.

D’un bond, il se mit debout et ajouta :

Ouvre les oiseaux et vide-les, pendant que je vais préparer le four.

— Je vais commencer par les plumer ? interrogea Roger.

— Ne t’occupe pas de la plume ; enlève seulement les intestins. Quand cela sera fait tu iras à quelques pas d’ici, jusqu’à un merisier sec que j’ai abattu tout à l’heure. Tu en débiteras une couple de bonnes brassées de bois que tu apporteras ici.

Tout en expliquant à Roger ce qu’il attendait de lui, Le Suisse ne perdait pas son temps. Le banc de gravier où il avait creusé son fourneau s’étendait sur une dizaine de pas vers le milieu de la rivière qui, juste au-dessous de cet endroit, s’arrondissait en un remous dont la berge était formée de cette espèce particulière d’argile que les gens de la campagne appellent de la glaise bleue. Prenant de cette argile, Le Suisse la détrempa avec de l’eau de la rivière, la pétrit avec soin et en fit une pâte à peu près de la consistance de la glaise à modeler prête à être employée.

Ensuite prenant une à une les perdrix que Roger achevait de lui préparer, il se mit à les entourer de ce mortier ; faisant de chacune une boule dont le centre était occupé par la perdrix. Quand il les eut toutes arrangées ainsi, chaque perdrix formant, avec la glaise qui l’entourait, une boule d’environ un pied de diamètre, il prit la bêche, qui, maintenant, allait lui servir de tisonnier, vida le trou des braises qu’il contenait, plaça au fond les six perdrix, les recouvrit d’un bon pied de gravier rougi au feu sur lequel il remit les braises et, par dessus le tout, entassa le bois que Roger apportait justement.

Aussitôt, le bois prit feu et se mit à flamber. Le Suisse attendit que Roger fût revenu avec une deuxième brassée de bois, qu’il entassa par-dessus la première, puis il dit :

— Nous pouvons maintenant nous coucher et dormir tranquilles pendant deux ou trois heures ; quand nous nous éveillerons, le souper sera prêt.

Ils s’arrangèrent chacun un lit de mousse et de feuilles, et ils s’endormirent aussi confortablement qu’auraient pu le faire, dans leur lit de duvet, les bourgeois les plus fastidieux.

Quand ils s’éveillèrent, le soleil allait se coucher. De leur feu, qui flambait avec rage quand ils s’étaient endormis, il ne restait que quelques braises à demi enfouies sous la cendre.

Le Suisse se leva le premier. Il alla au brasier, écarta ce qui restait de tisons et se mit à creuser dans la cendre et le gravier au moyen de son outil redevenu bêche. Au bout de deux ou trois minutes de ce travail, il déterra une espèce de caillou, qu’il roula jusqu’à l’endroit où ils avaient dormi. Puis il se mit à frapper ce caillou à petits coups de sa bêche, en distribuant ses coups de manière à marquer une ligne faisant le tour de la boule. Soudain, celle-ci, comme une noix dont on brise l’écale, se fendit en deux moitiés qui, en s’écartant, firent voir à Roger émerveillé, une perdrix cuite à point et complètement dépouillée de sa peau ; celle-ci adhérant à l’intérieur de la boule, où elle était retenue par les plumes, restées prises dans la glaise durcie.

— Mange celle-ci ; je vais m’en tirer une autre, dit Le Suisse à son compagnon. Et il retourna au brasier.

Roger qui, tout en tenant sa perdrix par les pattes et en l’agitant en l’air pour la faire refroidir, n’avait pas perdu Le Suisse de vue, fut surpris de le voir, après qu’il eut retiré une autre perdrix du brasier, remplir le trou de gravier et de cendre.

— Et les autres ! s’exclama-t-il, qu’allez-vous en faire ?

— Les laisser dans leur trou, tout simplement, où nous les prendrons quand nous en aurons besoin. Ainsi enterrées sous ce gravier brûlant, elles peuvent se conserver chaudes et tendres, comme elles le sont à présent, pendant deux jours.

— Mais il faudra toujours bien les déterrer demain, avant de partir ?… À moins que nous ne les laissions ici ?… Car j’imagine que nous partons demain, n’est-ce pas ?

Le Suisse réfléchit quelques instants, puis répondit :

— Je n’ai pas l’intention de partir demain. Je ne fais que de commencer à ressentir les effets de l’eau minérale que j’ai bue hier et ce matin, et je crois qu’une couple de bonnes doses prises demain ne me feront pas de mal.

Ils s’étaient mis à manger et jouaient énergiquement des mâchoires depuis quelques instants en silence, quand Roger reprit :

— J’ai toujours entendu dire que, quand on se purgeait, il ne fallait pas manger. Cependant, l’eau que vous avez bue est une eau purgative, vous dites que vous en ressentez les effets, et vous mangez comme deux ?

— Voilà qui te montre l’avantage qu’il y a à se purger par des moyens naturels. Si j’avais pris quelques-unes des drogues que préparent les médecins et les apothicaires, il me faudrait me tenir tranquille, me priver de manger et probablement garder le lit. Tandis qu’avec cette eau, je continue de faire et de manger ce qui me plaît.

Tout en parlant, nos deux voyageurs avaient achevé leur repas. Des deux perdrix, il ne restait que les os. Leur appétit satisfait, ils érigèrent un toit de branches, afin de se protéger contre l’humidité de la nuit. Ces préparatifs achevés et les ténèbres étant venues à la suite du long crépuscule de l’été, ils s’étendirent sur leur lit de mousse et de feuilles et s’endormirent comme deux bienheureux.

Quand ils se réveillèrent, les rayons du soleil se jouaient sur leur figure. Roger, debout le premier, se secoua et remarqua :

— Je crois que nous avons dormi un somme !

— Nous avons dormi longtemps en effet, fit l’autre. Nous nous sommes endormis un peu après huit heures, hier au soir, et il est maintenant cinq heures passées, ajouta-t-il en levant les yeux vers le soleil. Hum !… Cela nous fait un somme de neuf heures ! Il est vrai qu’avant-hier, au lieu de dormir, nous avons passé la nuit à l’aviron !

— Êtes-vous toujours décidé de passer encore une journée ici ? questionna Roger.

— Certainement !… Je vais m’ingurgiter autant d’eau minérale que je pourrai, afin de me bien nettoyer les intestins avant de partir. Ceci te donnera le temps de tuer encore quelques-unes de ces excellentes perdrix, et de nous en faire une provision qui durera jusqu’à ce que nous soyons rendus au terme de notre voyage.

— Vous croyez que, par ce temps de chaleur, nous pourrons garder ces perdrix bonnes pendant une semaine que cela nous prendra bien pour nous rendre à destination ?

— Cuites comme je les fais cuire, nous n’aurons qu’à les laisser dans leur enveloppe de glaise pour les conserver en parfait état pendant dix jours s’il le faut.

Sans se hâter et tout en causant, les deux hommes procédaient à leur toilette. Opération des plus simples pour Le Suisse : un peu d’eau jetée au visage avec ses mains — pour s’éclaircir les yeux, comme il le disait — les mains passées deux ou trois fois sur la tête, pour aplatir ses cheveux ébouriffés par l’oreiller de mousse, et il se mit en route pour la source, non sans avoir recommandé à son jeune compagnon de ne pas s’éloigner du canot pendant son absence.

Dès qu’il fut seul, Roger se dépouilla de ses vêtements et, plongeant dans la rivière, il s’y baigna longtemps avec délices.

Nous avons déjà dit qu’il était bon nageur : il traversa et retraversa plusieurs fois la rivière, remonta le courant pendant quelques minutes et, faisant la planche, c’est-à-dire se laissant flotter à la surface de l’eau, il se laissa emporter par le courant jusqu’en bas de l’endroit où était amarré le canot. Puis, se remettant à nager, il revint à son point de départ, sortit de l’eau et s’étendit sur la berge pour se faire sécher, avant de reprendre ses habits.

Quand il fut sec, il se rhabilla et, pensant tout à coup qu’ils auraient besoin de bois dans l’après-midi, il s’arma de la hache et alla débiter le reste du merisier que Le Suisse avait abattu la veille. Cela fait et le bois rendu sur le banc de gravier, il se reposa un instant puis se mit à pêcher.

Quand son compagnon revint, vers midi, une douzaine de beaux poissons attendaient, nettoyés et lavés, prêts pour la cuisson.

En un tour de main, Le Suisse eut un feu pétillant et, une demi-heure plus tard, les poissons achevaient de rôtir devant les braises.

Quand ils eurent mangé, Le Suisse, ramassant ce qui restait des poissons, remarqua :

— Il nous en reste assez pour souper. Quand tu seras prêt, tu pourras aller faire un tour dans le bois, afin de nous rapporter encore cinq ou six perdrix ; et nous partirons d’ici, demain matin, lestés de provisions pour plusieurs jours.

Le Suisse ne fut pas déçu dans son attente. Quand Roger revint, une couple d’heures plus tard, il rapportait une autre demi-douzaine de perdrix. Pendant l’absence de son compagnon, Le Suisse avait, comme la veille, préparé ce qu’il appelait son four ; et les perdrix, vidées puis lavées à grande eau, furent entourées de glaise, enfouies sous les graviers brûlants et un bon feu entassé par-dessus.

— Maintenant, dit Le Suisse, qui bavardait sans cesse, pendant que Roger, d’un tempérament plus taciturne, ne parlait presque jamais, nous n’avons plus rien à faire qu’à attendre la nuit pour dormir. Comme nous avons encore au moins trois heures de jour devant nous, je vais me baigner un peu ; je crois que cela ne me fera pas de mal.

Joignant l’action à la parole, il enleva ses vêtements et entra dans la rivière…