Les choses qui s’en vont…/Les moulins-à-vent

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Édition de La Tempérance (p. 75-85).

Les moulins-à-vent.



D e notre temps, c’est-à-dire à une époque, mon Dieu ! oui, tout à l’heure reculée, le voyageur qui montait de la Pointe-Lévis à Pain-Sec, ou qui descendait de Sommerset à la Rivière-du-Loup, apercevait partout dans les campagnes, comme un clocher au-dessus des bâtiments des cultivateurs, un bras de moulin-à-battre. C’était un peu comme les stylos de nos jours, tout le monde en avait. Personne d’ailleurs ne songeait à s’en plaindre, le paysage moins que tout autre ; et le pauvre voyageur, lui, trouvait ainsi sur sa route, comme des jalons, ces bras terminés par une petite croix qui semblait tenir une bénédiction élevée sur son voyage.

J’ignore si, aujourd’hui, il y a encore des voyageurs sur les vieilles routes, si généreusement bordées de framboises et de cerises-à-grappes ; tout est si changé ! Somerset, on n’a jamais su pourquoi, est devenu Plessisville. La Rivière-du-Loup, dont la rivière est bien encore là, mais où il n’y a jamais eu la queue d’un loup, a pris — peut-être à cause de cela — le nom plus aristocratique de Fraserville. Et ainsi de suite un peu partout dans le pays.

Serait-ce le mot magique de ville, ajouté parfois ou substitué trop souvent à celui de la paroisse, qui nous voudrait ces changements ? Seuls, pourraient nous le dire les auteurs de ces innovations ridicules. Quoi qu’il en soit, si vous passez aux jours d’aujourd’hui, sur ces mêmes chemins du roi, à dix lieues à la ronde, vous ne verrez plus un seul moulin-à-battre ; et ce que l’on peut constater aussi à l’œil nu, c’est que le paysage est d’une platitude admirable.

Autrefois, les bâtisses de la ferme, avec ces bras de moulin en guise de mât, paraissaient, — dans la houle des blés et amarrées au quai des chemins — des navires à l’ancre ; et ce qui est exquis, des navires qui ne partent jamais. Maintenant, les bâtiments farauds s’écrasent autour de la grange fardée qui a, la plupart du temps — humiliante réminiscence — une girouette : ça vire toujours, ça crie souvent, ça reluit quelquefois, et avec tout cela c’est inutile.

Le moulin-à-battre, lui, ne virait pas toujours, ne criait pas souvent, ne reluisait jamais, et malgré tout cela était utile.

Sans aucune prétention de figurer jamais dans l’illustre généalogie du mouvement perpétuel, le moulin ne virait pas toujours. Pendant une grande partie de l’année, il se permettait à peine des quarts de tours, lorsque par condescendance, il voulait servir de balançoire aux enfants. C’est justement là qu’il criait quelquefois, et ce devait être de joie, comme ces grands-pères qui rient en faisant sauter leurs petits-fils sur leurs genoux.

Les hirondelles en quête de bonheur en notre pays, accouraient, attirées par ces cris de joie. Charmées de voir le vieux colosse se prêter si complaisamment aux caprices des tout petits, et subitement apprivoisées elles-mêmes par sa douceur, elles bâtissaient leurs nids dans la grand’roue. Pour calmer alors la sollicitude inquiète du jeune couple, le moulin laissait garrotter ses bras de géant avec les souples liens de leurs envols gracieux, noués et renoués sans cesse près du nid. Il devenait si impassible, que la mousse veloutait son frein, jusque sous la roue, tandis qu’à ses pieds, l’herbe St-Jean, la marguerite et le pissenlit lui prodiguaient leurs peu estimables richesses.

Lorsqu’à l’automne, les hirondelles repartaient avec la génération nouvelle pour le « pays où fleurit l’oranger », le moulin, témoin discret de leur bonheur passé, les regardait partir et les suivait très loin, de son geste d’adieu triste.

Seule la neige qui avait rencontré les voyageuses en chemin et qui lui en apportait des nouvelles, avait le pouvoir de le réveiller, de le tirer de son engourdissement. Obéissant alors aux secrètes puissances du devoir, et peut-être aussi pour imiter ses petites amies absentes, le moulin se laissait poser des ailes et préparer pour la saison des battages.

Cette saison de son annuelle activité s’ouvrait dans les premières semaines de l’hiver, avec un bon vent de nordais qui, s’il est bien franc, est — entre parenthèse et même sans parenthèse — le vent classique pour écorner les bœufs. Les préparatifs qu’il réclamait n’étaient d’ailleurs ni longs ni compliqués : enfoncer quelques carvelles, resserrer quelques coins. Après avoir huilé l’arbre de la grand’roue, il était prêt à marcher. Au premier bon vent, il n’y avait plus qu’à décotter le moulin. Alors l’une après l’autre, les fières vergues s’abaissaient, s’inclinaient jusqu’à terre, vaincues par la force impérieuse du vent, tandis qu’à l’intérieur de la grange retentissait un roulement de tonnerre dans une nuée de poussière. Les gerbes montaient sur le pont, pour redescendre dans la grand’passe en paille assouplie, tandis que dans l’ombre, le grain pleurait ses larmes d’or.

Ordinairement, la journée du battage commençait après le train du matin, alors que le vent n’est encore ni régulier ni violent. Sur les dix heures, alors qu’avec le soleil il avait pris de la force, il fallait souvent dévoiler un peu, à moins que le vent lui-même nous eût prévenus ; alors on en était quitte pour aller cri les voiles dans les écores du ruisseau, sinon plus loin, piquées dans quelque banc de neige. Vers les quatre heures, avec le soleil baissant, le vent perdait de sa violence ; et comme en hiver la brunante vient vite, on avait autant d’acquet d’accoter le moulin, et d’aller faire le train du soir.

Plusieurs fois, pendant la journée, la grand’mère, derrière sa fenêtre, avait daigné arrêter son rouet, et après un coup de pouce à la câline, la main en abat-jour devant les yeux, elle avait suivi du regard les mouvements du moulin. Il était si joli d’ailleurs ! Qui ne l’aurait pas admiré lorsque sa silhouette grise se profilait sur le toit de chaume verglacé de la grange, aux bords duquel la poudrerie accrochait ses franges flottantes ! Il semblait alors défier les rafales qui poussaient le long des clôtures ou dans les coulées, pour l’amasser en bancs, toute la neige de la dernière bordée. Il était d’une joliesse si captivante, qu’il n’en fallait pas plus pour calmer les cris du petit dernier qui faisait ses dents : la grosse bébelle consolait de tous les chagrins, guérissait de tous les maux.

Maintenant, les enfants peuvent faire leurs dents tout seuls et crier comme on sait. La memère sera peut-être encore là pour les dodicher et les consoler, mais elle n’aura plus la grosse bébelle à leur montrer. Le beau vir-vir est parti… chassé par l’impitoyable progrès.

Avant de disparaître toutefois de nos horizons et de fuir devant ce maître d’hier, les moulins ont protesté ; comme jadis devant Don Quichotte, ils ont résisté ; que dis-je, ils se sont abaissés jusqu’à faire des concessions. Oui, des concessions : voyez plutôt. Ils ont consenti d’abord — et qui dira avec quelle peine — à se laisser couper les ailes. C’était, du même coup, leur enlever une partie de leur gloire et toute leur beauté ! ils se sont résignés pourtant.

Hélas ! ce n’était qu’un prélude à de plus cruelles ignominies. Profitant de ce qu’ils ne pouvaient plus marcher, on les a couchés à terre et fait tourner par des bœufs. Des bœufs, pour remplacer le vent ! je vous demande !… Des bœufs pour remplacer les hirondelles !… cela manquait de poésie, et c’était tout de même, avouons-le, un peu fort. Les vieilles machines ont senti l’ironie, l’odieuse dérision : elles en ont été profondément humiliés ; et blessées au cœur, elles sont mortes !

Voyez maintenant si le progrès est habile[1]. Avant que la terrible nouvelle ne se répandît dans les rangs, sachant bien que nous tenions à nos vieux usages incommodes, il a rassemblé tous les bras de nos moulins écartelés, et les a vendus aux compagnies du téléphone qui les ont plantés drus, le long des routes, afin de prévenir les réclamations importunes d’un voyageur encore possible, et grincheux, naturellement. Il s’est douté ensuite — car le progrès a du cœur quand cela fait son affaire — que les hirondelles les reconnaîtraient quand même ; il a voulu les consoler aussi. Comme ces mêmes compagnies de télégraphe et de téléphone avaient du fil à retordre pour faire parler les gens d’un bout à l’autre du pays, il leur a demandé d’en jeter sur ces vieux bras de moulins, toujours tendus au vent, par un reste de vieille habitude, afin que les petites voyageuses pussent y tenir leur congrès annuel, à l’arrivée et au départ de la nouvelle migration.

Ces deux plaintes prévenues ; ces deux sources de regrets taries ; le progrès a songé à remplacer la machine antique par une invention nouvelle, créée à son image et à sa ressemblance. C’est peinturluré en rouge et ça défie toute description comme toute analogie avec tout ce qui, de loin ou de près peut se rapprocher de l’esthétique la plus sauvage. Deux chevaux ahuris et résignés, marchent quelque part là-dessus, avec la consolante illusion d’avancer. Il faut dix hommes administrés et prêts à mourir, pour satisfaire ses exigences à la voix de ferrailles. Ça fait un vacarme d’enfer où le vent du ciel n’a rien à voir, Dieu merci ! Mais ça bat la récolte en trois jours : voilà le triomphe.

Il ne manquait plus que cela, cependant, et on peut l’appeler, je crois, un comble. Ces machines nouvelles circulent par les rangs de nos paroisses, et s’arrêtent aux mêmes portes de granges auprès desquelles se tenaient leurs victimes : n’est-ce pas cruel ! Pour les venger de ce dernier affront, avec moins de grâce et de vie que d’amour, j’ai voulu esquisser, à coups de plume, dans le clair-obscur de mon style qui ignore le progrès, lui, cette silhouette à jamais effacée de nos paysages, afin que nos vieux moulins se tiennent debout dans l’imagination de nos neveux, tels qu’ils restent toujours dans nos plus lointains souvenirs.

En perdant le moulin-à-vent, le paysage a perdu un élément de beauté ; il a vu s’évanouir en même temps un peu de sa vie et beaucoup de sa poésie. Quand j’aurai ajouté, pour ne pas critiquer déraisonnablement le progrès, que la nouvelle machine est plus pratique — seul éloge qu’il ambitionne, d’ailleurs — vous me laisserez bien, en paix, regretter nos vieux moulins, au moins pour les hirondelles…

  1. Ici, un mot, s’il vous plaît. Lorsqu’un avocat se charge de défendre une cause désespérée, contre un adversaire qui a toutes les chances de succès, il n’entre pas, que je sache, dans son procédé de défense, de faire le panégyrique de ce même adversaire, fût-il son meilleur ami, hors du Palais. C’est mon cas. « Choses qui s’en vont » est ma cause désespérée. Or, comme j’ai renoncé d’avance à émouvoir le jury, j’essaie de le faire sourire. Et vous savez, un homme qui sourit, c’est un homme perdu, je veux dire, gagné. J’ai dit.