Les choses qui s’en vont…/Une chose qui demeure

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Édition de La Tempérance (p. 171-186).



E lles s’en vont donc, ces vieilles choses, et tant d’autres encore !… Elles s’en vont… et de les voir partir ainsi comme gênées, presque honteuses, j’en avais de la peine. C’est pourquoi, avant qu’elles ne descendent la pente qui les mène à l’irrémédiable oubli ; pendant qu’elles reculent et s’attardent, regardant parfois en arrière comme ces personnes nées au village et qui le quittent pour n’y plus revenir ; pendant qu’elles sont encore près de nous, aux frontières qui séparent le passé de l’avenir, j’ai pensé leur dire merci, avec des mots anciens et rudes comme la terre, et qu’elles reconnaîtront. J’ai voulu les saluer de loin et les saluer encore au nom des gens de par chez nous. Pour eux, pour moi, pour tous, j’ai senti le besoin de leur dire adieu. Si elles emportent quelque chose de nous, nous garderons, n’est-il pas vrai, quelque chose d’elles.

Mais ce souvenir que nous désirons garder d’elles, s’il n’est qu’une pensée, un regret, survivra-t-il à la génération qui le professe ? S’il revêtait plutôt, comme c’est l’usage du souvenir, une forme sensible, à laquelle nos traditions pourraient insuffler la vie ; dont nos réminiscences feraient palpiter l’âme toute canadienne ; pour laquelle nos vieux mots du pays seraient un langage ; ne serait-ce pas assurer à ces « choses qui s’en vont… » autant qu’il est en notre pouvoir, une espèce d’immortalité ?

Cette survivance des choses de l’histoire était, pour ainsi dire, toute la religion des peuples anciens. Les monuments que les siècles nous ont conservés ; les statues qui ont surgi des ruines accumulées par le temps, nous disent quelle perfection d’art ces peuples savaient déployer, pour envelopper des formes parfois lourdes et souvent ingrates, dans le réseau serré de leurs lignes impeccables et donner ainsi à leur œuvre une empreinte, j’allais dire divine, et, dans tous les cas, immortelle. Ces glorieux vestiges nous révèlent encore à quelles ressources les habiles sculpteurs savaient recourir, pour objectiver l’histoire qu’ils avaient la mission de transmettre à la postérité. Et nous devons reconnaître que, si le génie est la faculté de faire sentir l’âme des choses, et de la faire sentir à d’autres âmes, les artistes de ces époques lointaines avaient reçu, à un degré supérieur, ce don auguste des dieux.

C’est ainsi que leurs ciseaux ont vaincu, dans un suprême effort qui les portait aux frontières de la vie, le granit et le marbre, le fer et le bronze, en les forçant à chanter en chœur l’apothéose de leurs héros qu’ils savaient revêtir de majesté, couronner de grandeur. Avec quel art magique ne les voyons-nous pas enrouler, autour des socles, épigraphes et armes, trophées et devises ; noms, dates et insignes qui dévoilent aujourd’hui le secret de l’emprise que ces hommes eurent sur la vie pour la modeler avec tant de force et d’harmonie qu’elle s’imposât d’elle-même à l’admiration des contemporain comme à l’idéal de tous les temps.

C’est ce culte du souvenir, fécondé par une pensée de filiale reconnaissance qui a fait germer et s’épanouir sur le sol ancestral du vieux Québec, cette fleur de bronze que tout le pays admire aujourd’hui : je veux dire, la statue de Louis Hébert, premier cultivateur français canadien, l’une de nos gloires les plus pures.

Inspiré sans doute par le zélé promoteur de l’œuvre nationale, en lequel la patrie salue le descendant authentique du premier colon du Canada ; et sûrement avec un sens très averti de notre histoire, le savoureux sculpteur semble avoir voulu couler en bronze ces vers bien connus de la « Légende d’un Peuple » :

« Hébert, qui suit, ému, le pas de ses chevaux,
Rentre, offrant à Celui qui donne l’abondance,
La première moisson de la Nouvelle-France. »

Loin de moi la prétention de vouloir remplir ici l’office virgilien. Je ne veux pas davantage m’avancer en intrus dans les domaines réservés aux critiques d’art qui ne manqueront pas de célébrer la vigoureuse élégance de ce buste tout musclé de soleil. Qu’on me permette, toutefois, d’exprimer une admiration bien sincère en louant hautement la vérité vivante du geste, qui confère à l’austère simplicité de cette silhouette, la noblesse et la grandeur d’un profil biblique. Épigraphes, trophées, armes et devises, nous donnent, si je puis dire, la note héroïque, pour prolonger parmi nous, et d’une façon durable, les profondes harmonies de cette vie chrétienne et laborieuse représentée par ces groupes d’un réalisme si captivant où nous aimons à reconnaître les lumineux symboles des causes primordiales de cette gloire, à la fois si modestement et si étonnamment féconde.

Et l’avouerai-je ? il me plaît infiniment de retrouver ici, comme à la tête du cortège nombreux des « choses qui s’en vont… » l’antique charrue des premiers guérets, la vieille faucille des premières moissons. Ces outils aux formes archaïques furent jadis à la peine : ils sont aujourd’hui à la gloire. C’est justice. Écho sonorisé de la voix de Hébert, ils nous parlent un peu de son âme et donnent à notre race, dans un langage compris de tous, une leçon de vertu.

Car, si la silhouette divinement paternelle de Mgr de Laval qui, du haut de son socle comme d’un premier autel, tient toujours étendue sa main bénissante, nous rappelle la sainteté de nos traditions religieuses ; si le profil élégant de Champlain qui se découpe en plein ciel au-dessus de cette terre dont il prit possession au nom du roi de France, nous rappelle la noblesse de nos origines nationales ; la statue de Louis Hébert, surgissant à cette heure critique de notre histoire comme un éloquent rappel à l’amour du sol, doit faire revivre en nous la fierté de nos origines populaires. Elle vient opportunément compléter autour du Monument de la Foi, comme autour de son centre nécessaire, le symbole de cette trinité qui présida aux destinées canadiennes : le génie latin fécondant les énergies françaises pour les consacrer à Dieu.

De l’élévation où les a placés l’héroïsme de vies différentes, mais toutes sœurs dans le même idéal entrevu, réalisé et vécu, Laval, Champlain et Hébert font entendre leurs voix. Âme canadienne, — Jeanne d’Arc de la Nouvelle France — ce sont « tes voix » ; voix auxquelles, ô mon pays ! tu dois vouloir, comme la sainte bergère, « user tes jambes jusqu’aux genoux plutôt que de faillir à leur appel ». Ce sont des voix qui descendent du ciel, et les seules — puisqu’elles parlent français — auxquelles tu reconnais le droit de remuer ton cœur jusque dans ses profondeurs sacrées.

Canada, ma patrie ! suis « tes voix » ; elles te conduiront certainement à la bataille, mais plus sûrement encore à la victoire.

Écoute.

« Sois fidèle à Dieu » te dit avec la solennelle brièveté d’un texte sacré, ton premier Pasteur, Mgr de Laval.

« Sois fidèle au génie latin comme à la langue de tes pères » reprend fièrement Champlain.

« Sois fidèle aux champs de tes aïeux » ajoute Hébert, avec une grave simplicité.

« Sois fidèle ! » Invitation séculaire à laquelle répond notre séculaire : « Je me souviens ».

Dieu, la langue, la terre. Voilà les trois parties mélodiques et de tonalités diverses du même chœur qui exécute l’hymne de nos traditions nationales. Tradition de la Foi qui se renouvelle à mesure que nous la vivons. Tradition de la « parlure » qui en fut le premier véhicule et qui en demeure la jalouse dépositaire et la gardienne vigilante. Tradition des sains labeurs du sol qui a formé la génération honnête autant que féconde et robuste dont nous sommes fiers d’être les descendants. Toutes traditions qui sont la source de cette force expansive, de ces énergies exubérantes auxquelles vient s’abreuver le progrès d’un peuple et loin desquelles il ne saurait que dégénérer en se déshonorant.

Être fidèle à Dieu ! Nos pères le furent admirablement, supérieurement, héroïquement ; soyons-le fièrement, généreusement, constamment.

Il n’est peut-être pas de chant plus doux aux oreilles du « canadien errant » que d’entendre sur des plages étrangères, parler ainsi de son pays : c’est un peuple de foi. C’est avec une sainte joie qu’il savoure toute la douceur réconfortante de ces paroles. Instinctivement alors, il se demande : À qui donc devons-nous d’avoir été préservés de la décadence qui fait les nations impies ? La réponse s’impose : c’est, après Dieu, au zèle de notre admirable épiscopat, fils et successeur de Mgr de Laval ; et, sous sa conduite, au dévouement inlassable des prêtres éducateurs et missionnaires dont les paroles enflammées et les exemples entraînants ont toujours trouvé en nous, sinon des imitateurs parfaits, du moins des disciples remplis de docilité et de vénération.

La docilité de notre obéissance à l’Église qui nous parlait par la bouche de nos pasteurs, met comme une riche enluminure à toutes les pages de notre histoire ecclésiastique et civile. Plus que jamais, elle a brillé en ces derniers temps d’un éclat incomparable.

C’était hier. Nos frères d’Ontario dans le but initial et sacré d’être fidèles en protégeant notre Foi qui est comme la moëlle de nos traditions ; dans le but secondaire, mais non poursuivi d’une ardeur moins vive, d’être fidèles à notre langue qui en fut, jusqu’ici, le rempart respecté ; nos frères d’Ontario, dis-je, se sont portés en rangs serrés vers une brèche que l’ennemi tentait d’ouvrir dans les lois de l’enseignement scolaire de sa province. Et comme s’il se fût agi de notre Foi elle-même, ils étaient décidés de combattre jusqu’à la fin et de résister quand même, pour défendre les murailles de cette citadelle inviolable que doit être la langue d’un peuple. Lutte et résistance qui ont immortalisé la mémoire de nos petits frères d’Ontario, les martyrs innocents de notre langue maternelle.

Mais le Pape a parlé. Le Pape dont le cœur est broyé par la douleur et les angoisses qu’accumulent les haines meurtrières qui ensanglantent l’Europe ; le Pape s’est tourné vers nous, les Canadiens, nous demandant le mot de paix qui doit consoler son cœur, et que les autres nations refusent à son désir de Père. Les Canadiens seront-ils dégénérés ? leur générosité sera-t-elle moindre pour Benoit XV qu’elle ne le fut pour Pie IX que nos zouaves défendirent si filialement ? Non certes. Puisque c’était la Foi que nous désirions protéger ; et que le grand Gardien de la Foi, l’immortel capitaine des armées du Christ, placé plus haut et voyant plus loin ; lui qui a le devoir de veiller sur les âmes de tous les peuples, nous commandait de cesser la défense, il n’y avait plus, si nous voulions rester fidèles à nos traditions de fils respectueux et aimants, qu’à baisser les armes. Ce fut fait. L’acte de soumission fut complet, admirable, et disons-le, héroïque. Les Canadiens-français ont compris qu’il faut parfois porter la fidélité aux extrémités où saint Jean-Baptiste, notre patron, l’a poussée, lui qui fut mis à mort pour avoir parlé sa langue, qui était celle de Dieu. C’est à des sacrifices de ce prix qu’on se montre vraiment prophète et que l’on prévient Dieu. « Précurseur et témoin de Jésus-Christ — a dit un chantre enthousiaste de nos gloires — voilà le rôle du Canada français ». Par notre obéissance au Pape et notre amour de la paix, nous annonçons le Christ à ceux mêmes qui nous taxaient de fanatisme ; et notre bel acte de fidélité n’était pas terminé, que déjà on entendait les pas du Sauveur qui s’avançait pour prendre possession du royaume des âmes.

Le sens de nos traditions, l’enseignement de nos origines tiennent tout entiers dans cette soumission. Puis nous vaincrons quand même, car « vir obediens loquetur Victoria » disent les Saintes Lettres, et


Nous parlerons français tant que nous parlerons.


comme l’écrit si fièrement M. Lozeau, et cela avec le double honneur d’avoir été fidèles à notre langue et à notre Foi.

Puis, comme l’edelweiss qui fleurit au milieu des neiges et des vents alpins, la langue française demeurera chez nous, parce que, essentiellement catholique, elle est faite pour les hauteurs. Elle demeurera, puisque les lignées des De Laval et De S.-Valier, des Marie de l’Incarnation et des Marguerite Bourgeois, consacrent leur vie à veiller sur elle. Tant qu’on vit pour une langue, elle ne peut pas mourir.

Elle demeurera et grandira encore, essentiellement loyale et franche, avec les Champlain et les Frontenac, les Maisonneuve et les Laviolette que représentent nos autorités civiles. Elles auront à cœur d’établir son règne sur les bases solides de lois justes qui lui assurent la paix au sein de laquelle prospèrent les choses acquises au prix des combats.

Elle demeurera, la langue française, essentiellement noble et vaillante et elle deviendra aussi forte qu’harmonieuse chez nous, grâce à nos Dollard, les légions chevaleresques de l’A. C. J. C. qui, poussées par les secrètes ardeurs d’un atavisme toujours vivace, ont juré de la défendre dix contre un et de mourir plutôt que de la trahir jamais.

Elle demeurera encore, parce que notre race, comme celle du peuple de Dieu, s’est multipliée, se multiplie et se multipliera comme les étoiles du ciel, avec les Hébert et les Couillard des temps modernes, pour révéler à l’univers, l’emprise du génie latin sur nos vies neuves ; à quelles profondeurs incroyables il plonge ses racines dans notre sol ; et avec quelle fierté et quel implacable vouloir nous désirons lui rester fidèles.

Elle demeurera, je dirai, surtout, parce qu’à côté des hommes d’action dont le prosélytisme a les vastes régions de notre patrie pour se mouvoir, dans l’ombre du foyer domestique, « l’amour, la plus grande des choses, et une mère, le plus grand des êtres » veillent. Elles se dressent les mères vigilantes, non seulement pour défendre « l’héritage lourd de gloire qu’elles ont accepté de transmettre à leurs fils » (Madeleine), mais encore pour enseigner à ces mêmes fils comment, pourquoi et jusqu’où nous devons l’aimer, afin de pouvoir ensuite répéter les paroles d’une grâce exquise que je voudrais être poète et musicien pour en faire une berceuse nationale : « Dormez en paix, mes aïeules ; vos filles veillent… »

Elle demeurera donc à jamais, parce qu’après l’avoir aimée depuis… toujours, pour les services qu’elle a rendus à notre Foi, nous l’aimerons davantage, maintenant qu’elle a souffert pour Elle et pour nous.

Nous l’aimerons aussi pour nous-mêmes, puisqu’elle est le merveilleux instrument à nous donné par la Providence, et propre plus que tout autre à servir le génie canadien pour le développement et la satisfaction de ses plus légitimes aspirations de l’esprit et du cœur.

Nous l’aimerons, parce que le Très-Haut qui nous l’a donnée il y a 300 ans, nous l’a conservée jusqu’à ce jour, par ce qu’on a bien voulu appeler le « miracle canadien. » Puis, comme la reconnaissance attire de nouveaux bienfaits, nous en remercierons le Seigneur. Et pour qu’Il nous fasse la grâce de ne pas être dépouillés de ce trésor, je voudrais que tous les petits enfants — nos hommes de demain — apprissent, pour la réciter souvent, cette courte prière qui résume les enseignements de « nos voix » :

Mon Dieu, je vous aime de tout mon cœur et par-dessus toutes choses, et j’aime mon Canada-Français, plus que moi-même, pour l’amour de Vous.