Les cinq sous de Lavarède/ch24

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XXIV

DU TARIM À L’AMOU-DARIA

Au déclin du jour, les fugitifs atteignirent les premiers contreforts de la barrière de granit, qui ferme à l’Occident la plaine de Beharsand.

Murlyton proposa de s’arrêter. Les yaks donnaient des signes de fatigue, leurs jarrets nerveux avaient perdu de leur énergie. Mais le Parisien ne voulut rien entendre.

— Plus haut, répétait-il, plus haut ! Nous serons attaqués au point du jour.

Et de son kama thibétain, il piquait la croupe des animaux, auxquels la douleur rendait une vigueur passagère. Enfin les bêtes surmenées, se couchèrent sur un étroit plateau, à l’entrée d’un défilé.

— Parfait, fit Lavarède, ici nous aurons l’avantage du terrain. Dînons et dormons.

On lui obéit. Telle était la lassitude générale que, sous les tentes de feutre, l’inquiétude ne tint personne éveillé.

Le lendemain, dès que le soleil montra son disque rouge à l’horizon, Armand se leva et se dirigea vers le bord du plateau. Mais, au-dessous de lui, un voile d’ombre couvrait encore la plaine que les rayons obliques de l’astre n’atteignaient pas.

Le froid était pénétrant. Le jeune homme se mit à marcher pour se réchauffer.

Une demi-heure environ, il pratiqua cet exercice, tournant souvent la tête du côté de Beharsand. Continuant son ascension vers le zénith, le soleil lançait ses flèches d’or dans les vallons, chassant les ténèbres de leurs dernières retraites. La plaine devint visible. Les yeux du journaliste parcoururent sa surface aride, parsemée d’éblouissantes plaques de neige, et soudain son regard se fixa.

Au loin, dans une buée, quelque chose se mouvait, avançant avec rapidité. Cela n’avait pas de forme précise, mais Armand ne s’y trompa pas. Il courut aux tentes et secouant les dormeurs :

— Alerte, les voici !

En un instant, ses compagnons furent sur pied, les yaks chargés, et tous s’engagèrent dans le défilé.

C’était un passage étroit, une déchirure du granit causée par quelque crise géologique. Parfois les bêtes de somme avaient juste assez de place pour se glisser entre les murailles abruptes.

Le sol accusait une pente très forte.

À un détour du chemin, la gorge devint corniche, courant le long d’une falaise perpendiculaire et dominant un abîme.

— L’endroit est bon, murmura Lavarède avec un sourire.

Et s’adressant à Rachmed :

— Le sac à la vaisselle cassée, je vous prie.

Le guide le lui passa et le Parisien le vida méthodiquement, de façon à couvrir une dizaine de mètres de terrain de fragments hétérogènes qu’il contenait.

— Que signifie cette cérémonie ? hasarda l’Anglais qui avait suivi l’opération avec surprise.

— Vous vous en apercevrez tout à l’heure, pour le moment, en route ! Avant un quart d’heure les guerriers de Lamfara seront ici.

En effet, le bruit éloigné du galop des chevaux montait jusqu’aux voyageurs. Ils se remirent en marche. Le chemin, obéissant aux caprices du rocher, se déroulait sinueusement. La petite troupe atteignit un point d’où l’on dominait l’endroit où elle avait fait halte. Armand étendit la main :

— Arrêtons-nous !

— Mais les Kirghiz ?

— Ils ne parviendront pas où nous sommes. Regardez en bas, vous allez rire.

Les cavaliers ennemis s’engageaient sur la corniche. En tête se trouvait Lamfara. Il aperçut les Européens et les montra à ses hommes. Un hurlement de triomphe fit gronder les échos de la montagne. Aurett était devenue d’une pâleur de cire.

— Ne craignez rien, redit Armand, ils ne passeront pas.

Avec une témérité inouïe, les cavaliers maintenaient leurs montures au trot.

Soudain les chevaux s’arrêtèrent, produisant une bousculade. Deux bêtes perdirent pied et dévalèrent la pente, entraînant leurs maîtres dans une chute vertigineuse.

Lamfara, immobilisé comme ses soldats, s’agitait furieusement sur sa selle, éperonnant son cheval avec rage. Peine inutile, l’animal semblait pétrifié. Lavarède fit entendre un éclat de rire.

— Vous voyez. Ceci est un souvenir de ma vie militaire. Pour arrêter la cavalerie, parsemez la route de tessons de bouteilles. Dans la traversée d’un village, jetez dans la rue toutes les chaises, pas un cheval ne passera. En Afrique les zouaves ont obtenu le même résultat avec des billes de plomb coupées en quatre.

Tout en parlant, il armait son fusil.

— Ce n’est pas le tout d’empêcher le mouvement en avant de l’ennemi, il faut l’obliger à battre en retraite.

Il fit feu. Un homme tomba. Murlyton et Rachmed saisirent leurs armes et, durant quelques minutes, une grêle de balles s’abattit sur la bande kirghize. Déjà démoralisés par le brusque arrêt des chevaux, dont la cause leur échappait, les guerriers tournèrent bride, laissant sur le sol une douzaine de morts.

Seul le chef était resté.

Abandonné des siens, il ne voulait pas céder. Sautant à bas de sa monture, il se mit à gravir la pente à pied.

Tous le regardaient avec une vague tristesse. L’homme courageux qui marche à la mort émeut ceux-là même qui vont le frapper. Armand s’était placé devant la jeune fille, la couvrant de son corps.

Arrivé à cinquante pas, Lamfara épaula, visant lentement. Le Parisien s’empressa de l’imiter. Les deux détonations se confondirent, et le Kirghiz, étendant les bras, tomba sur les genoux. Mais par un brusque effort il se releva, fit de la main comme un geste d’adieu, et se renversa en arrière dans le vide.

Et, tandis que son corps roulait, rebondissant de rocher en rocher, les voyageurs portèrent instinctivement la main à leurs coiffures, pour rendre hommage à un brave.

— Belle mort, murmura seulement Murlyton, mais complètement inutile. Cet Asiate n’était pas un homme pratique.

Sur cette oraison, funèbre bien anglaise, la petite troupe continua son ascension.

À la nuit, elle atteignit le sommet de la montagne et Lavarède montra avec satisfaction à ses amis la formule sacrée des bouddhistes, gravée sur un bloc de granit :

« Om mané Padmé houm. »

— Ceci, dit-il, vaut un poteau indicateur. J’y lis que nous sommes dans le massif des monts Célestes, où ces paroles, que des millions de fidèles répètent chaque jour, se trouvent fouillées dans le roc un nombre incalculable de fois. Il existe une confrérie de lamas qui n’a d’autre fonction que d’en couvrir les sommets.

Non loin de là d’ailleurs, les voyageurs découvrirent un « obos », ou amas de pierres commémoratif, que les gens du pays, de même que les anciens Gaulois et les Arabes, élèvent aux endroits qu’il est important de reconnaître.

Tout le monde dîna gaiement. Le lendemain, on descendrait le versant opposé des hauteurs et on atteindrait sans doute un pays moins désolé.

Cet espoir devait être déçu. Durant plusieurs semaines, ils errèrent sur un haut plateau, n’ayant pour boisson que la glace fondue, pour combustible que l’argol, c’est-à-dire la fiente des yaks.

Péniblement, ils parcouraient quelques kilomètres ; puis ils devaient s’arrêter, terrassés par le mal des montagnes. Les jambes lassés, douloureuses, la respiration gênée, ils se glissaient, le soir venu, sous leurs tentes et s’endormaient d’un lourd sommeil, d’où ils sortaient plus fatigués encore. Et toujours s’étendait devant eux le même paysage de rochers en blocs, en anguilles, séparés par des flaques gelées ; paysage si constamment semblable à lui-même qu’il était presque impossible de marcher dans une direction donnée.

Tous supportaient courageusement ces épreuves que l’expérience de Rachmed adoucissait un peu. Mais Aurett, plus faible que ses compagnons, dépérissait à vue d’œil. Ses joues se creusaient. Ses pieds meurtris ne la portaient qu’au prix de souffrances aiguës. Il était facile de prévoir qu’avant peu elle ne pourrait continuer le voyage.

Quand un rayon de soleil attiédissait l’atmosphère, la jeune fille était hissée sur l’un des yaks, mais ces éclaircies étaient rares. À tout autre moment, par le froid rigoureux qui sévissait, cette immobilité relative lui eût été fatale.

Armand se multipliait, éclairant la route, encourageant ses amis, trouvant de douces paroles pour réconforter l’Anglaise. Elle le remerciait d’un sourire, mais le découragement la minait sourdement. Et lui se désolait.

La solitude permanente oppressait la jeune fille. Elle avait peur de ne pas sortir de ce pays affreux. Et comme si la situation des voyageurs n’était pas assez critique, un malheur plus grand que tous les autres s’abattit sur eux.

Un soir, dans une étroite vallée abritée du vent glacial de l’ouest, ils dressaient les tentes. Les yaks encore chargés étaient à quelques pas. Tout à coup, avec des beuglements éperdus, les animaux pris d’une peur soudaine s’enfuirent au galop, gravirent la pente du ravin et disparurent. Dans leur panique, ils emportaient les provisions de bouche et les munitions de leurs maîtres.

Sir Murlyton voulait s’élancer à leur poursuite. Rachmed s’y opposa :

— Vous vous égareriez, dit-il, et l’homme perdu dans les ténèbres est un homme mort. Il doit marcher sans cesse. S’il s’arrête, l’engourdissement le cloue sur place, ses paupières se ferment malgré lui et il s’endort pour ne plus se réveiller.

— Mais alors, que ferons-nous ?

— Nous ne dînerons pas. Demain, nous nous mettrons à la recherche de nos bêtes.

Encore que les estomacs criassent famine, il fallut se rendre au raisonnement du Tekké. Tous comprenaient le danger des recherches nocturnes, par 30 degrés de froid. Ils se couchèrent de méchante humeur.

Au matin, on se mit en chasse. Mais vainement on battit le pays, nulle part on ne retrouva trace des yaks. Sous l’influence de la terreur, ces animaux parcourent parfois des distances énormes. Ils devaient être bien loin à cette heure.

La tête basse, les voyageurs revinrent à leur campement. De l’argol, recueilli en route, leur permit, d’allumer un feu autour duquel, mélancoliques, ils se groupèrent. Ils en avaient besoin. Privés de nourriture depuis vingt-quatre heures, ils souffraient doublement des rigueurs de la température.

Ils restaient devant la flamme, immobiles, l’œil vague, enfoncés en des réflexions pénibles. Toute pâle, prise de fièvre, Aurett semblait oublier la présence de ses amis. Par moment ses dents claquaient. Peu à peu ses yeux devenaient inquiets, une tâche rouge montait à ses joues.

Près d’elle, Murlyton et Lavarède la couvaient du regard, sentant, avec une appréhension inexprimable, venir la maladie contre laquelle ils étaient désarmés. Déjà affaiblie par un voyage pénible, la jeune fille était sans force pour résister aux privations. Ce soir-là, ses compagnons durent la porter dans sa tente ; ses jambes pliaient sous elle. Les hommes eux-mêmes avaient conscience que leur énergie diminuait.

— Si cela dure encore un jour, personne de nous ne reverra l’Europe.

Ce fut le gentleman qui prononça ces paroles découragées. Armand eut un accès de colère. Il reprocha à l’Anglais de jeter le manche après la cognée. Pourquoi s’abandonner alors que les circonstances critiques exigeaient le concours de toutes les volontés ? Mais sa voix véhémente ne troubla aucunement son interlocuteur. Avec le flegme dont il ne se départait jamais, il se contenta de répondre :

— Cher monsieur, nous n’avons rien mangé hier, pas davantage aujourd’hui. Je me sens glacé jusqu’aux moelles. Dans six, huit ou dix heures, la fièvre me couchera auprès de ma fille et tout sera fini. Si j’en éprouve du chagrin, croyez que c’est uniquement pour elle, la pauvre enfant !

Les deux hommes essuyèrent furtivement une larme ; mais secouant cet instant de faiblesse, Lavarède reprit :

— Rien n’est désespéré. Ces sottes bêtes ont emporté nos provisions, mais nous avons nos armes.

— Votre fusil seul est chargé, monsieur Lavarède, et il vous sera aussi inutile que les nôtres. Qu’y a-t-il à chasser ici ? Des corbeaux toujours hors de portée, des loups qui demeureront invisibles tant que la faim ne nous aura pas réduits à l’impuissance, et parfois, un yak sauvage qu’un coup de feu n’abattrait pas !

Un bruit de voix retentit dans la tente occupée par Aurett. Armand, suivi de l’Anglais, y courut. La jeune fille parlait.

Assise, ayant repoussé les vêtements dont son père l’avait couverte, elle montrait un point dans le vide. Tout son être raidi tendait vers ce lieu que son imagination évoquait.

— Là… l’eau… les fruits magnifiques. Il fait chaud… Encore une de ces poires exquises…

— Le délire, murmura le Français avec accablement !…

Brusquement il sortit, prit son fusil et s’approchant de Rachmed :

— Pour combien d’heures avez-vous encore de combustible ?

— Jusqu’au jour.

— Bien. Alors, transportez le foyer sur un de ces hauts rochers qui dominent la vallée. Je m’arrangerai de façon à ne pas le perdre de vue.

— Vous vous éloignez, dans l’obscurité ?

— Oui les loups aussi doivent être affamés, et la nuit, ils oseront peut-être attaquer un homme seul.

— C’est de la folie.


Une pâleur livide couvrait les joues de la mourante.

— Possible, mais j’ai chance aussi de remporter de la venaison… Et mais, est-ce la sagesse d’attendre ici que la faim et le froid aient accompli leur œuvre ?

Le Tekké fit un mouvement.

— Je vous accompagne.

— Non, restez à la garde du feu. Notre compagnon, lui, veille sa fille.

Et ayant serré la main du guide, Armand s’enfonça dans les ténèbres. Quelques minutes plus tard, à la cime d’une aiguille rocheuse, une flamme claire s’élevait. Le Tekké éclairait la marche du chasseur.

Longue fut la nuit. Le gentleman agenouillé auprès d’Aurett, suivait avec une angoisse grandissante le progrès du mal. La jeune fille ne le reconnaissait plus. Plongée dans un état comateux, elle n’en sortait que par de brusques accès de délire. Mais ses forces s’épuisaient visiblement. Les crises devenaient moins longues et moins fréquentes. Les sources de la vie se tarissaient peu à peu. En vain, Murlyton en tassait les couvertures, la température de la jeune fille s’abaissait. La mort étendait sur elle sa main décharnée.

Au petit jour, Lavarède revint sans avoir pu tirer la seule balle qui lui restait. Nul être vivant n’avait passé à sa portée. À deux kilomètres, le Français avait rencontré une rivière gelée, au lit encaissé. Des peupliers peu élevés la bordaient. Un instant il avait espéré. Une bande de yaks sauvages s’était montrée sur l’autre rive ; mais sans doute les animaux avaient éventé l’homme car ils s’étaient enfuis précipitamment.

— Ah ! dit-il à Rachmed avec une rage douloureuse, si j’avais pu abattre l’une de ces bêtes, nous étions sauvés ensuite.

Le Tekké l’interrogea du regard :

— Oui, continua Armand, une rivière descend nécessairement vers une plaine. Pourvus de nourriture, nous aurions pu, avec les peupliers, assembler une sorte de radeau, de traîneau plutôt, et, nous abandonnant à la pente, sortir de cet affreux désert de montagnes.

Le guide se redressa, les yeux brillants.

— C’est un moyen dangereux, il est vrai, mais qu’importe ! Pourquoi ne pas le tenter ?

— Ah ! c’est elle que j’aurais voulu sauver !

Pensif, il gagna la tente d’Aurett. Il rendit compte au gentleman de l’insuccès de sa tentative.

Celui-ci haussa les épaules, et, du geste, désignai sa fille. Une pâleur livide couvrait les joues de la mourante ; ses paupières baissées avaient pris des tons bleuâtres ; de ses narines déjà pincées s’échappait avec peine un souffle haletant. Et comme ils étaient là, ne trouvant plus une parole, hébétés à l’idée du dénouement fatal, inévitable, un son étrange retentit au dehors.

Grave, sonore, on eût dit un appel de trompe.

D’un bond, Armand sortit de la tente. Il se heurta à Rachmed.

— Le cri d’un yak, n’est-ce pas ?

— Oui.

— Où cela !

La main du guide s’étendit vers l’ouest.

— Là-bas… Nous sommes sous le vent, peut-être sera-t-il possible de surprendre l’animal.

Avec des précautions infinies, les deux hommes gravirent la pente. En haut, le Tekké se coucha de façon que sa tête dépassât à peine la crête de l’escarpement.

Le Parisien fit de même. Un tressaillement parcourut le corps des chasseurs. À cinquante mètres d’eux, cinq yaks étaient groupés. Un peu à l’écart, un adulte, reconnaissable à son épaisse crinière, montait la garde.

— Visez bien, dit Rachmed, notre existence à tous dépend de votre coup de fusil.

Lavarède le savait bien. L’émotion faisait trembler sa main. Il se reprit à deux fois pour épauler. Se raidissant, il parvint à dompter ses nerfs, visant lentement le yak isolé.

La détonation éclata, répercutée comme un coup de tonnerre par les échos de la montagnes. Dans la fumée, les chasseurs avaient sauté sur la crête.

Les bœufs se sauvaient avec des mugissements fous, laissant en arrière leur sentinelle qui s’épuisait en vains efforts pour les suivre.

— Il a une jambe brisée, hurla le Tekké, aux couteaux !… il est à nous !

Ainsi que des bêtes fauves, tous deux se ruèrent vers l’animal blessé. Celui-ci, comprenant l’impossibilité de la fuite, fit tête à ses adversaires, leur présentant ses cornes menaçantes. Dans la toison épaisse qui couvrait son front, ses yeux brillaient de lueurs sanglantes.

— Attention, recommanda Rachmed, prenons-le en flanc, vous à droite, moi à gauche.

Tout en courant, le Français exécuta le mouvement commandé et bientôt le yak, impuissant à se défendre, roula sur le sol avec un beuglement d’agonie.

Le Tekké se coucha sur lui et, appliquant ses lèvres sur une de ses blessures, il but avidement le sang qui s’en échappait. Armand le repoussa brusquement.

— Pensez à celle qui va mourir si nous tardons !

— Pardonnez-moi, dit le guide honteux, j’avais tellement faim !…

En un moment, le lourd cadavre fut dépouillé. Après avoir chargé son compagnon de découper la chair de leur gibier, Lavarède, emportant la peau chaude encore, vola vers la tente d’Aurett. Écartant le gentleman ébahi, il jeta au loin les couvertures de la malade.

— Que faites-vous ? s’écria l’Anglais.

— Je la sauve, aidez-moi.

Fébrilement il dépouillait la jeune fille de ses vêtements, mettant à nu sa gorge de vierge.

— Mais ce n’est pas convenable, hasarda encore Murlyton.

— Préférez-vous qu’elle meure ?

Et, sur cette réplique brutale, il termina son opération. Après quoi, il enroula miss Aurett dans la peau sanglante et tiède, et la recoucha mollement. Alors, il se tourna vers l’Anglais.

— Ceci est un procédé pour ranimer les gens que le froid a terrassés. J’ai vu cela quand j’étudiais la médecine. Je m’en suis souvenu tout à l’heure, en apercevant le yak et je l’ai appliqué… Maintenant, un peu de nourriture et je réponds de notre compagne.

Il disait vrai. Le soir, ranimée par quelques cuillerées de jus de viande, la jeune fille souriait à son sauveur. La fièvre avait disparu. Le sang coulait plus chaud dans ses veines.

Elle bavardait, faisait déjà des projets d’avenir. On allait construire le radeau imaginé par le Français, on descendrait le cours du fleuve solidifié ; M. Lavarède gagnerait son pari et ensuite…

Là, elle s’arrêta brusquement. Ses paupières battirent. Elle avait été sur le point de dire toute sa pensée, de parler de son mariage, but délicieux de ce périlleux tour du monde, où elle avait appris à aimer.

Armand lui tendit la main, elle y mit la sienne, ferma les yeux et tout doucement s’endormit dans le grand silence du désert… Dans le sommeil même, d’une étreinte inconsciente, elle retenait près d’elle son ami.

Dès le lendemain, les voyageurs purent transporter leur campement au bord du cours d’eau signalé par le Parisien et ils se mirent aussitôt à l’œuvre. L’abattage des peupliers fut pénible. Il leur fallait les scier avec leurs couteaux thibétains, seuls instruments tranchants qu’ils eussent à leur disposition.

Heureusement, ces arbres, remplis à l’intérieur d’un aubier sans consistance, ne résistaient pas énormément à la morsure de l’acier. Il ne leur fallut cependant pas moins d’une semaine pour établir un plancher de six mètres de long sur quatre de large.

La peau d’un yak, découpée en minces lanières, leur avait permis d’assembler les pièces de bois.

De longues perches, fixées de chaque côté du singulier véhicule, devaient traîner sur la glace et servir à le diriger.

Enfin, le radeau fut mis à flot, selon l’expression d’Aurett, les tentes anciennes et les provisions nouvelles solidement arrimées à sa surface.

Tous y prirent place. Le journaliste et Rachmed s’étaient chargés de la manœuvre des perches directrices. Et la descente commença. Lente d’abord sur une pente insensible, elle s’accéléra bientôt dans une série de rapides.

Le « traîneau » improvisé filait avec la vitesse d’une flèche entre les rives escarpées, et les conducteurs avaient toutes les peines du monde à éviter les rochers trouant la surface glacée, qui eussent brisé comme verre l’appareil.

Au soir, profitant d’une rampe plus douce, les amis poussèrent le plancher de bois vers le rivage et l’y amarrèrent. Déjà le paysage était moins dénudé. Des silhouettes d’arbres se profilaient sur le ciel. Pour tous, c’était une joie de voir les branches noires dépouillées de feuilles. Le végétal remplaçant le rocher, c’était le printemps succédant à l’hiver. Lavarède, même, réédita le mot luxueux :

— Des arbres, donc des hommes.

Sur toutes les figures la phrase amena le sourire.

— Cela vous fera plaisir de retrouver des semblables ? continua le journaliste. Voilà l’influence salutaire du désert. Dans les villes, on ne songe qu’à les éviter. Voyez-vous, le désert bien appliqué supprimerait les procès et les tribunaux… Il suffirait d’une bonne loi ainsi conçue : « Tout quinteux sera condamné à un mois de hauts plateaux. » Ce serait le triomphe de la bienveillance universelle.

Le jeune homme avait repris toute sa gaieté, et l’Anglais lui-même applaudit à son paradoxe.

Durant deux jours le voyage continua sans autre incident que, de temps en temps, la nécessité de traîner le radeau, vu l’insuffisance passagère de la pente. Pendant les dernières heures on avait filé entre des rives couvertes de forêts. La nuit le thermomètre marquait seulement 15 ou 16 degrés au-dessous de zéro et miss Aurett en plaisantait, affirmant que la chaleur la faisait souffrir.

Le radeau était en bon état et les lanières de peau résistaient merveilleusement.

Ce matin-là, Lavarède affirma que la journée ne s’écoulerait pas sans que l’on rencontrât une habitation.

Aussi l’on partit très allègres. L’allure modérée du véhicule accusait une faible inclinaison de la surface gelée. Évidemment, les voyageurs atteignaient le pied de la montagne.

Vers onze heures cependant, un dernier rapide se présenta. On s’y engagea sans crainte. À perte de vue, le fleuve élargi présentait une surface unie. Le radeau, ainsi qu’un cheval qui s’échauffe, glissait de plus en plus vite, sans une secousse, sans un cahot. Les passagers n’avaient conscience de la rapidité de leur course que par le vent qui les fouettait avec violence et le galop échevelé du rivage, fuyant en sens inverse.

Soudain, Lavarède poussa un cri rauque. Tous les yeux se portèrent vers lui. Sa main s’étendit vers l’horizon. Ses amis regardèrent et leurs cœurs cessèrent de battre un instant.

la chute.

Une ligne nette coupait le fleuve dans toute la largeur et, bien loin, beaucoup plus bas, on apercevait le chemin de glace qui se continuait :

— Une chute !… murmura Murlyton.

Se cramponnant aux madriers, Armand et le guide s’étaient traînés jusqu’aux perches de direction pour tâcher de gouverner vers la berge… Mais à peine les avaient-ils saisies qu’un craquement sec se fit entendre… Sous la formidable poussée de la pente, elles s’étaient brisées net.

Le traîneau éprouva une secousse, oscilla un instant, puis poursuivit sa course rigide de train lancé à toute vapeur.

La catastrophe allait se produire. Rien ne pouvait l’empêcher. Le frêle radeau et son équipage seraient précipités, réduits en poudre. Les yeux dilatés par l’épouvante, tous regardaient la ligne barrant le fleuve, qui, par une illusion d’optique, paraissait venir à toute vitesse à leur rencontre.

La distance diminuait. Comme grisés par la rapidité folle, emportés par l’entraînement du rêve qui les conduisait à l’abîme, les voyageurs ne parlaient plus, ne pensaient même plus. La voix d’Armand s’éleva encore :

— Cramponnez-vous au radeau !

Deux cents mètres restaient à franchir. Il fallut deux secondes. Le traîneau atteignit la chute, la dépassa, et, décrivant une large courbe, retomba dans le vide. Les mains crispées aux troncs de peuplier, tous fermèrent les yeux, attendant la mort. Mais au lieu du choc épouvantable qu’ils craignaient, ils ressentirent une secousse relativement légère, tandis qu’une pluie tiède s’abattait sur eux.

Ils promenèrent autour d’eux des regards effarés. Le radeau flottait sur un petit lac d’eau libre.

— Qu’est-ce que cela signifie ? demanda le gentleman retrouvant l’usage de la voix.

Ce fut Lavarède qui répondit :

— Une source d’eau chaude entretient ici un bassin qui ne gèle pas.

En effet, du rocher jaillissait au milieu d’épaisses vapeurs un jet d’eau gros comme le corps d’un homme. Et comme les amis du Français reprenaient leurs esprits, des appels retentirent sur le rivage. Deux hommes sortis d’une hutte grossière faite de troncs non écorcés hélaient les voyageurs.

C’étaient des chasseurs, de braves gens qui passaient la plus grande partie de l’année dans ce pays perdu. La hutte était leur quartier général.

Ils avaient choisi cet emplacement à cause du voisinage de la source chaude qui, dans un rayon de cinquante mètres, entretenait une douce tiédeur. Au cœur de l’hiver, ces cénobites arrivaient à récolter des salades !

Ils firent fête aux voyageurs qui, par l’intermédiaire de Rachmed, apprirent qu’ils se trouvaient dans le pays du Wakan, ou Oakand, et que « leur fleuve » était l’Oxus des anciens, devenu maintenant l’Amou-Daria.

Lavarède appela à son aide son érudition, très oubliée pendant les dernières semaines.

— L’Oxus, dit-il, traversait autrefois le lac d’Aral et se jetait dans la Caspienne ; depuis, son lit s’est comblé entre ces deux nappes d’eau et il finit dans le lac.

Et Murlyton, en bon Anglais, déclara aimer beaucoup ce fleuve.

— Cela l’ennuyait de couler en territoire russe, affirma-t-il.

Après une nuit excellente, passée dans la maison de bois, les passagers du radeau dirent adieu à leurs hôtes.

— Nous savons où nous sommes, dit Aurett, mais nous ignorons où nous allons ?

— À Tchardjoui, répondit le journaliste avec un sourire.

— Vous en connaissez le chemin ?…

— Le chemin va nous y porter lui-même ; c’est le fleuve. Il paraît qu’à une trentaine de lieues d’ici, l’Amou-Daria doit être libre de glaces. Heureusement nous avons une voiture-bateau qui nous conduira à la ville Sarte de Tchardjoui.

— Qu’est-ce que cette ville ? interrompit le gentleman.

— C’est une station du chemin de fer transcaspien, établi par le général russe Annenkov entre la Caspienne et Samarcande. Remerciez-moi, je vous ramène dans les pays civilisés, ce sera plus commode pour vous, que pour moi… la civilisation admet difficilement que l’on voyage gratis, comme en pays barbare !

— Peuh ! murmura la jeune fille, après ce que vous avez fait, gagner Paris est peu de chose.

— Je ne suis pas de votre avis… par là, le voyage était plus dangereux ; par ici, il va devenir plus difficile.

Cependant le radeau avait été tiré sur la glace et l’on s’éloignait des chasseurs hospitaliers.

Le pays se peuplait. De temps à autre, une cabane apparaissait.

Au soir, on arriva à l’extrémité du banc de glace. Au delà, le fleuve limoneux, avant déjà une largeur de deux kilomètres, coulait entre des rives basses. Après quelques journées de navigation assez monotone, Armand montra à ses amis une bande sombre qui courait au-dessus de la surface de l’eau.

— Le Transcaspien, s’écria-t-il !… et là, sur la rive gauche, la ville de Tcharjoui.

Mais comme le gentleman exprimait un doute :

— Je reconnais le pont de bois d’Annenkov, qui, sur quatre kilomètres, porte les trains de Samarcande.

— Vous êtes déjà venu ici, dit Aurett.

— Oui, dans un fauteuil.

— Vous dites ?

— Que j’ai lu le livre illustré de mon ami Napoléon Ney « De Paris à Samarcande » et que je retrouve ici « l’original » de ses dessins.

Une heure plus tard, le radeau accostait un peu en amont du pont de bois, chef-d’œuvre d’audace et de patience, accompli en six ans par le premier bataillon des chemins de fer russes.

— Nous allons à la gare, fit alors Armand.

— En savez-vous aussi le chemin ?

— Rien de plus facile.

Et avisant un Sarte qui passait :

Vodza ? lui dit-il sur le ton de l’interrogation.

L’homme répondit des paroles incompréhensibles, mais ses gestes étaient clairs. Il fallait tourner à gauche, puis à droite.

— Vous ne nous aviez pas dit que vous saviez le russe, fit en souriant la jeune fille.

— Je ne connais que ce mot-là, « Vodza », toujours par le livre de mon ami… je m’en suis souvenu à propos, n’est-il pas vrai ?

Rachmed intervint.

— Je vais assurément vous quitter ici, puisque vous allez vers l’Occident, jusqu’au pays qui touche la mer ; ton pays, à toi, mon vaillant maître… Mais à Tcharjoui, je peux encore vous rendre service, je comprends et parle suffisamment la langue de nos frères slaves… Ne sont-ils pas un peu des asiatiques comme nous ?

— Merci, brave Rachmed, fils d’Iskender… Je commence à croire que la légende dit vrai et que vous avez du sang d’Alexandre le Grand dans les veines, car tu as été, en ces jours de péril, aussi courageux qu’habile… Merci, ton offre peut encore nous être utile ; mais je suis bien tranquille, le chef de cette gare doit parler le français…

— D’où vient cette assurance ? demanda Murlyton.

— Il est nécessairement officier russe et appartient au bataillon des chemins de fer…