Les cinq sous de Lavarède/ch28

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XXVIII

LA MAFFIA

— Les deux associations de brigandage d’Italie n’ont aucun rapport, messieurs. La Camorra ou Caldaïa, c’est la terre ferme. Elle est synthétisée par Fra Diavolo, musqué, pommadé parfois, le plus souvent bandit de grands chemins, pillard et cruel, à la fois condottière et bravo, mêlé par les ambitions gouvernementales à la politique. La Chaudière, — traduction française de notre mot Caldaïa, — conduisait à tout, témoins Antonelli l’Abruzzais nommé colonel par Murat ; Gaspareni, ancien « chef de la Montagne », vendant ses œuvres à Naples, et les nombreux galantuomi qui, dans les tripots, tendent la main aux joueurs heureux, jamais repoussés grâce à la formule magique : « Pour la Camorra, signor ! » Mais la Maffia, messieurs !… Oh ! la Maffia, c’est autre chose !

Celui qui parlait, un gros homme court, très brun, aux sourcils circonflexes, s’exprimant avec la volubilité et les gestes abondants des Siciliens, traversa le bureau, ouvrit la porte, s’assura que personne n’était aux écoutes et revint à ses interlocuteurs, MM. Bouvreuil et José Miraflor.

En débarquant, les deux coquins avaient tenu conseil. Le bateau sous-marin était détruit, réduit en miettes. S’ils portaient plainte contre Lavarède, les autorités interviendraient mollement, peu soucieuses de soulever un incident franco-italien que la disparition du torpilleur rendait sans intérêt.

Puis, le journaliste n’était pas homme à se laisser condamner sans protestations. Et alors… le passé de José lui interdisant la fréquentation assidue des hommes de loi, le Colombien se décida pour… la clémence, triomphant euphémisme qui arracha un sourire à Bouvreuil lui-même.

Tous deux confirmèrent donc le récit imaginé par Armand en présence de l’officier de port, et que ce dernier consigna en ces termes sur son registre des arrivées :

« Sept passagers étrangers — les noms suivaient — montant l’Espérance, bateau électrique, perdu en vue de Messine, par suite d’une explosion. Cause de l’accident : Inconnue. »

Cela fait, l’usurier et le rastaquouère tirèrent de leur côté et se rendirent chez le signor Giovanni Eserrato, de la maison Eserrato, Lifanti et Cie.

Bouvreuil avait depuis longtemps de l’argent dans cette maison. Il voulait profiter de son passage en Sicile pour se renseigner sur une mention, qui l’avait frappé dans le rapport imprimé après la dernière assemblée générale. Plusieurs pertes subies par la banque étaient justifiées au moyen de ce seul mot :

Maffia.

Voilà ce qui motivait le discours du signor Giovanni dans le bureau duquel se passait la scène.

Le pétulant banquier, la porte refermée, se rapprocha des visiteurs et baissant la voix :

— La Maffia, reprit-il, ce n’est pas une association, c’est un peuple, c’est la Sicile tout entière et rien que la Sicile. Tous en ce pays nous sommes, non affiliés, mais complices de la Maffia.

— Comment tous ? s’exclama le propriétaire. Pas vous, j’imagine ?

Eserrato appuya sa main sur le bras de l’actionnaire et avec une nuance de crainte :

— Ne parlez pas ainsi… je suis Maffioso et je m’en flatte.

— Vous ?

— Moi… Jamais je n’aiderai les poursuites de la police ou des bersaglieri contre les Braves de la Montagne.

Et tout bas :

— Je tiens à me garder des deux S.

— Les deux S ?

— Oui, chuchota le banquier, Stiletlata, Scoppietlata, un coup de stylet ou d’escopette, le fer ou le plomb. Les braves qui arrêtent les voyageurs pour en tirer une rançon n’ont jamais fait grâce aux dénonciateurs.

— Joli pays, grommela le père de Pénélope, des bandits qui vous rançonnent et des poltrons qui les soutiennent.

Le signer Eserrato eut un large rire :

— On veut faire ses affaires et vivre longtemps. Du reste, si vous habitiez ici, vous agiriez comme nous.

Bouvreuil se redressa :

— Moi, commença-t-il…

Mais il se souvint de la façon prudente dont son interlocuteur avait ouvert la porte un instant plus tôt. Peut-être un auditeur invisible assistait à la conversation. Si bien qu’il termina sa réponse par :

— C’est évident.

Et d’un ton si convaincu que le banquier s’écria :

— Vous le voyez. Vous voilà sacré Maffioso.

L’usurier adressa au Sicilien un regard étrange, qui tourna lentement et vint se fixer sur Miraflor.

— Après tout, fit-il entre haut et bas, c’est une ressource.

— Quoi donc ?

— Rien, je plaisante.

Serrant la main du banquier, Bouvreuil quitta le bureau avec José. Une fois dans la rue :

— Mon cher Miraflor, dit-il, ne trouvez-vous pas les explications du signer Giovanni éminemment suggestives ?

— Si, si, ricana l’Américain, il me semble qu’il y a quelque chose à faire en cette île, où personne ne vous dénonce aux carabiniers.

— N’est-ce pas ? Et quand on veut se venger d’un homme qui révolutionne Costa-Rica, qui détruit les torpilleurs électriques…

Les yeux de José brillèrent :

— Vous avez une idée, mon cher Bouvreuil ?

— Parbleu !

— Et c’est ?…

— Une petite Maffia…

— À notre usage…

— Personnel. Voilà !

Bras dessus, bras dessous, les dignes acolytes s’éloignèrent le visage épanoui. Tandis qu’ils complotaient contre son repos, Lavarède recevait les adieux émus de Langlois et de Yan, puis se mettait en quête d’un gîte. Il portait fièrement sous son bras le paquet contenant les provisions prises sur le bateau.

— J’ai le vivre assuré, disait-il gaiement, il ne me manque plus que le couvert… C’est du superflu en cette contrée heureuse où le soleil de février vaut notre Phébus de juin, mais je deviens sybarite.

Miss Aurett riait, gagnée par sa bonne humeur. Peut-être aussi, tout au fond d’elle-même, la gracieuse enfant songeait que Paris était tout proche, — pour une « tourdumondiste » comme elle, — deux mille kilomètres à peine, une journée de vol pour l’hirondelle, une simple promenade pour l’amour qui lui prêtait ses ailes.

Le palais, — lire l’hôtel, mot que l’ « accent » italien métamorphose ainsi — « della Gloriosa Italia », sur lequel sir Murlyton jeta son dévolu, était tenu par la signera Gabriela Toronti, forte matrone sur qui quarante ans écoulés avaient pesé lourdement. Elle se flattait de réparer du temps les funestes ravages, à l’aide de cheveux faux et d’un maquillage polychrome. Hélas ! son travail pictural ne servait qu’à accuser l’inanité de ses prétentions.

À l’arrivée des voyageurs, elle se précipita à leur rencontre. En robe de soie bleue, taillée à la française, une mantille blanche sur la tête, le front coupé par un accroche-cœur géant, figurant un point d’interrogation renversé, elle « fit l’article », avec des roulements d’yeux pâmés :

— Vos seigneuries veulent-elles honorer ce palais de leur présence ? Beppo, Andrei, Petrucchio, guidez ces Excellences vers leurs appartements.

Beppo, Andrei, Petrucchio n’eurent garde de paraître ; un tel personnel n’existait pas dans l’hôtel.

La signera Gabriela poursuivit :

— Sans doute, ces nobles personnages ont besoin de la collacione. Ils ne pouvaient mieux choisir. L’archange Gabrielo lui-même, mon bienheureux patron, les a conduits par la main. Ici on trouve la « polenta » unique au monde, et le vino de Zucco, si buono, si amoroso, que le Dieu tout puissant…

Elle se signa tout en continuant :

… S’il en avait goûté, établirait son paradis dans la Sicile.

Ici une pause motivée par la nécessité de reprendre haleine. Armand en profita pour saluer profondément l’hôtesse et lui débiter ces quelques phrases, de tournure fort italienne, en pur toscan :

— Ces titres : seigneurie, excellence ! conviennent à ce galantuomo et à la signorina, sa fille, gens riches, très riches, colossalement riches.

Le gentleman tira Lavarède par la manche et d’une voix contenue :

— N’ajoutez pas un mot, elle va me demander un prix de nabab.

— Mais non, rassurez-vous, fortune colossale en italien signifie dix mille francs de rente.

Et plus souriant, plus aimable, plus enveloppant que jamais :

— Moi, au contraire, je ne suis qu’un poète. Povero ! Fuyant le mercantilisme de mon pays, je viens demander à l’Italie, mère des arts, sa protection. De vous, cara signera, belle comme l’étoile du soir, suivante fidèle de Phoebé, je sollicite un lit pour délasser mes membres endoloris, un toit pour abriter ma tête.

Doucement remuée par les compliments amphigouriques du journaliste, Gabriela hésitait cependant. Il fallait porter le dernier coup. Prenant sa voix la plus insinuante, le Français reprit :

— Parisienne comme vous l’êtes de mise…

L’hôtelière prit une pose avantageuse. Dans toute l’Europe ce mot « Parisienne » représente un idéal critiqué à voix haute, envié tout bas.

— … Vous l’êtes sûrement d’esprit. Vous possédez évidemment un album. J’y mettrai des vers. Comme l’oiseau, le disciple d’Apollo paie en chansons.

— Vous feriez cela ? clama la grosse femme haletante.

— Tout de suite.

Et d’un air inspiré, les bras étendus dans une attitude d’adoration, Armand, délaissant la langue de Dante pour celle de Gavroche, susurra ce quatrain bizarre que les Anglais eurent la force d’écouter sans rire :

— Aux yeux charmeurs de l’étincelante signora Gabriela :

Tes yeux sont les plus beaux de la Sicile, et ils
Possèdent par bonheur un peu plus de six cils.
Chacune en est jalouse, aucune en toilette n’a
dans ses regards brûlants, ainsi que toi, l’Etna !

D’une poésie italienne, Gabriela aurait fait peu de cas, mais ces vers français, aux redondances cocasses, dont elle ne comprenait pas un mot, la subjuguèrent. Elle offrit au jeune homme la meilleure chambre de l’hôtel. Il dût se fâcher pour qu’elle consentit à lui consacrer seulement une mansarde. Le soir, elle réunit ses meilleures amies, quelques dames du haut commerce messinois. Tout heureuse de jouer à la protectrice des arts, elle exhiba son versificateur, comme « poète assermenté du palais de la Glorieuse Italie. »

Le lendemain, Lavarède reposé par une nuit de sommeil, réconforté par un déjeuner tiré de ses provisions, examina sa situation.

— Enfermé dans une île, c’est en bateau seulement que j’ai chance d’en sortir, par conséquent je vais faire un tour à la grève des matelots ».

Comme dans tous les ports marchands, il existe à Messine une place où les marins sans engagement se rassemblent. Les capitaines s’y rendent et y recrutent leur équipage. Depuis une heure, il attendait, reluqué curieusement par les assistants. Soudain il tendit l’oreille. Un homme de haute taille se promenait dans la foule répétant d’une voix forte :

— Un mécanicien breveté. Pas de mécanicien ?

Quand il arriva devant Lavarède, celui-ci l’arrêta :

— Un mécanicien, pour aller où ?…

— À Livourne, avec escales à Lipari, Naples, Civita-Vecchia et Piombino.

— Traversée de… ?

— Cinq à six jours.

— Je suis votre homme, ancien élève à l’École du génie maritime de Brest.

— Vous avez votre brevet ? interrogea l’embaucheur.

— Non, par la raison toute simple que j’ai fait naufrage hier, en vue de ce port, et que tous mes papiers ont disparu.

— Naufrage ?… Vous étiez donc sur le bateau électrique ?

Naturellement l’accident de la veille défrayait les conversations des marins et tous étaient au courant.

— Oui.

— Quel poste occupiez-vous ?

— Capitaine mécanicien.

— La preuve ?

— Un passager, sir Murlyton, était à bord. Il est descendu à l’hôtel de la Glorieuse Italie.

— Bien.

À ce moment, Lavarède aperçut, traversant la place, Langlois et Yan.

Il arrêta son interlocuteur qui se disposait à s’éloigner.

— Tenez, interrogez ces deux hommes.

— Pourquoi ?

— Ils formaient l’équipage du bateau.

Les Malouins confirmèrent son dire, et séance tenante, Armand fut engagé par le capitaine Pietro Antonell, commandant le trois-mâts à vapeur le Santa-Lucca, qui devait prendre la mer le surlendemain, 29 février, à trois heures.

Les matelots accompagnèrent le jeune homme jusqu’à la piazza del Senatorio, place de l’Hôtel-de-Ville, où ils lui firent leurs adieux.

— Mais on se reverra en France, n’est-ce pas, monsieur ! on vous remerciera de vos bienfaits.


Je suis une pauvre femme.

— Mes amis, il n’y a que les montagnes qui ne se rencontrent pas.

— Nous autres, fit Yan, c’est le 7 mars que nous quitterons la Sicile à bord d’un steamer venant de Gallipoli, à destination de Marseille. Jusque-là, nous résidons au fond d’un faubourg de Messine, dans la via Capranica.

— Presque la campagne, ajouta Langlois.

En arrivant à l’hôtel, le voyageur vit la porte encombrée par une bande de mendiants. Aurett avait fait le matin quelques larges aumônes. Le bruit s’en était répandu. Le ban et l’arrière-ban de la truanderie locale étaient accourus.

Les Anglais à leur retour eurent peine à traverser la foule en haillons quêtant une piécetta de Leurs Excellences. Ils parurent enchantés en apprenant que leur ami avait trouvé le moyen de continuer son voyage. La jeune fille surtout applaudit des deux mains.

— C’est de la curiosité, expliqua-t-elle en rougissant un peu sous le regard d’Armand. Je vous ai vu en caisse, en Bouvreuil ; vous vous êtes montré matelot, ingénieur, président de la République, guerrier, camelot, revenant, condamné à mort, aéronaute, bouddha, diplomate, médecin, conducteur de traîneau, banquier, électricien, poète… J’ai hâte de vous voir Parisien.

— Et moi donc ! murmura Lavarède avec un accent si caressant que l’Anglaise baissa les yeux, comprenant que lorsqu’on aime les mots les plus simples expriment encore l’amour.

Le 28, le voyageur alla visiter le Santa-Lucca afin de s’assurer que tout était en bon état dans la chambre des machines. Le capitaine Antonell accompagna son mécanicien improvisé, et fut émerveillé de ses connaissances. Dans une rapide inspection, l’ancien élève de l’École du génie maritime signala deux défectuosités, légères et facilement réparables, qui gênaient la transmission du mouvement à l’arbre de l’hélice.

— Faites exécuter ces petits travaux aujourd’hui, dit-il au maître du bord, et votre navire gagnera en vitesse près d’un nœud et demi par heure.

Pendant ce temps, sir Murlyton étant légèrement indisposé, Aurett loua un corricolo et se fit promener à travers la ville. Le palais archiépiscopal orné de fresque curieuses, la cathédrale où la fantaisie du gothique flamboyant s’unit à la légèreté audacieuse des édifices mauresques, l’intéressèrent vivement.

Elle parcourut la promenade du Corso, se rendit au phare du haut duquel on jouit d’un panorama incomparable.

Le soleil se couchait, incendiant l’horizon, dorant les toitures, plaquant de pourpre les façades des maisons. La jeune fille s’oublia dans la contemplation de ce spectacle féerique. Quand elle remonta en voiture, le jour baissait.

Une femme maigre, à la peau hâlée, aux yeux noirs, causait avec le cocher. Ce dernier désigna la voyageuse. Aussitôt la femme vint à Aurett et, tendant les bras d’un air suppliant, prononça des phrases rapides, entrecoupées. Bien qu’elle ne parlât qu’imparfaitement l’italien, la jeune fille comprit :

— Je suis une pauvre femme, mais fière. Je ne veux pas être confondue avec les mendiants professionnels qui pullulent ici. Mais j’ai été longtemps malade, le travail ne donne pas et mes enfants ont faim… Venez les voir et, si vous avez pitié, aidez une mère.

— Est-ce loin ? interrogea Aurett émue.

— Dix minutes à peine.

— Eh bien, ma pauvre femme, montez dans la voiture et dites au cocher où il doit nous conduire.

La sicilienne obéit après quelques façons. Elle lança l’adresse à l’automédon et la voiture s’ébranla, se dirigeant vers l’ouest de la ville.

Aux questions de l’anglaise, la femme répondait : Elle avait trois enfants, six ans, quatre et deux. La misère l’avait rendue malade. Trois mois on l’avait disputée à la mort au Grand-Hôpital. À sa sortie elle avait trouvé les petits pleurant près du lit où gisait leur père déjà froid. Il était couvreur et dans une chute s’était brisé la tête. Depuis des semaines elle luttait et ce jour-là, désespérée, vaincue, elle s’était décidée à tendre la main. Elle avait eu confiance en la bonté de l’étrangère blonde, à l’air doux, et elle était venue à elle. Le corricolo avait quitté les quartiers riches. Il roulait à travers un dédale de ruelles étroites, sinueuses.

Sur le pas des portes, aux fenêtres, on voyait apparaître des hommes, des femmes, vêtus de haillons. Ils lançaient sur les passants des regards acérés ; puis, en apercevant l’Italienne dans la voiture, ils riaient sans bruit, montrant leurs dents blanches.

— Nous sommes arrivées, dit la mendiante répondant à une demande que sa compagne n’avait pas formulée.

En effet, on s’arrêta presque aussitôt devant une maison de triste apparence, aux murs décrépis, à la toiture gondolée.

— C’est ici, fit-elle encore, venez et sauvez-les.

Aurett sauta à terre et suivit sa conductrice à l’intérieur. À l’extrémité d’un couloir sombre, celle-ci ouvrit une porte et les deux femmes se trouvèrent dans une chambre étroite, où l’air renfermé prenait à la gorge.

Un roulement se fit entendre dans la rue. Aurett esquissa un mouvement vers l’entrée, mais déjà la mendiante lui barrait le passage.

— Ce n’est rien, signorina, j’ai renvoyé la voiture.

— Renvoyé… pourquoi ?

— Inutile d’indiquer aux bersaglieri le lieu de votre retraite.

Une lueur traversa le cerveau de la jeune fille.

— Ah ça ! prétendriez-vous me retenir ici ?

Un ricanement de l’Italienne lui répondit et soudain la pièce s’éclaira. La mendiante avait allumé une lampe. Avec terreur, l’Anglaise aperçut six hommes immobiles. Les considérant attentivement, elle vit que deux lui étaient connus.

— Monsieur Bouvreuil, murmura-t-elle, et ce José !…

Souriant, l’usurier s’approcha d’elle :

— Vous n’avez pas à trembler, mademoiselle ; un séjour de vingt-quatre heures dans cette bicoque ne peut passer pour une chose agréable, mais nous ferons en sorte que vous n’y manquiez de rien.

Comme elle le regardait stupéfaite, avec un mélange de mépris et de crainte ; il ajouta :

— Moyennant cent louis, votre père vous reverra.

— Comment ? balbutia Aurett, retrouvant la voix, vous faites aussi ce métier-là ?

— Non, mademoiselle, mais ces quatre braves garçons, — il désignait les drôles rangés le long du mur, — n’ont consenti à nous servir que moyennant cinq cents francs chacun.

Et souriant :

— J’apporte une excellente affaire à sir Murlyton, il aura les millions de Lavarède, je ne veux pas payer la « commission ».

Sur ces mots, l’usurier salua l’Anglaise et sortit avec l’aventurier.

Voici ce qui s’était passé. En quittant le banquier Eserrato, les coquins s’étaient mis en quête d’individus capables de les aider dans un plan qu’ils venaient de combiner.

La tendresse de Lavarède pour Aurett n’avait pas échappé à l’usurier, il s’était dit :

— Le gentleman lui fait bonne figure. Si le journaliste gagne le pari, il lui accordera sa fille. Ce sera un moyen de rentrer en possession de l’héritage du défunt. Mais si le brave Armand n’avait plus le sou, cet Anglais pratique changerait de maintien. Plus que jamais, il faut donc ruiner Lavarède.

Et se souvenant que depuis Ève jusqu’à sa Pénélope, toutes les tribulations des hommes ont été causées par les femmes, il conclut :

— C’est donc par la jolie Aurett qu’il faut l’atteindre.

Aisément, le rastaquouère aidant, le propriétaire avait recruté quatre vauriens, dont l’un était uni en légitime mariage à la femme maigre qui avait attiré la victime dans le piège. Et maintenant, ravi, savourant par avance sa vengeance, l’usurier rentra dîner à l’hôtel de Sicilia e Roma, où il était descendu.

Après la visite à bord, Lavarède était revenu au palais de la Gloriosa Italia. Il avait trouvé le gentleman seul, occupé à mettre un peu d’ordre dans ses notes de voyage.

— Savez-vous, dit ce dernier en l’apercevant, que notre promenade n’est pas banale ? Grâce à vous, à votre ingéniosité, elle est d’un pittoresque achevé. Quel homme vous êtes ? Quand je pense que, sans débourser un centime, vous êtes arrivé de Paris en Sicile en passant par l’Amérique, la Chine et le Thibet ; que de plus, — je faisais le compte tout à l’heure — vous avez gagné plus de soixante mille francs que vous avez généreusement semés en route, je suis vraiment très enchanté d’avoir fait votre connaissance.

— Bon, répliqua modestement Lavarède, j’ai simplement profité des circonstances…

le guet-apens.

— Quand vous ne les avez pas fait naître, comme à Bordeaux, à Cambo, à San Francisco, à Lhaça, à Tchardjoui, à Bakou.

Commencée sur ce ton amical, la conversation se prolongea jusqu’à l’heure du dîner.

— Que fait donc Aurett ? dit l’Anglais, comme la cloche sonnait appelant à table les voyageurs, elle n’est pas encore rentrée.

Armand se leva.

— Où allez-vous ?

— Je vais m’informer.

L’inquiétude avait pâli le visage du jeune homme. Au bureau on lui apprit que la signorina était partie dans le corricolo du sieur Fierone, domicilié en face de l’hôtel.

Cette affirmation rassura Lavarède. Mais un instant après on vint lui dire que Fierone était de retour depuis longtemps déjà. Cette fois, il ne put s’empêcher de murmurer :

— Pourvu qu’il ne soit pas arrivé un malheur !

Dans la bouche d’Armand, toujours gai, une pareille supposition devenait effrayante.

— Que craignez-vous donc ? fit le gentleman.

— Ce que je crains ?… Eh le sais-je ? Mais nous sommes ici sur la terre classique du brigandage et la Maffia…

— Cela existe donc ? J’ai lu des histoires terribles dans les gazettes. Mais je me figurais que l’imagination des publicistes…

— Il n’en est rien, malheureusement !… Tenez, pas plus tard que l’an dernier, un pauvre diable qui ne put payer la rançon exigée par les Maffiosi fut réduit en bouillie.

— Mais alors… ma fille ?

— Venez chez ce cocher. Nous l’interrogerons.

Sur les indications de la signora Gabriela, ils trouvèrent facilement le logis de Fierone. Celui-ci dînait tranquillement. Sa femme le servait en fredonnant. Tous deux avaient l’air satisfait, ce qui n’eût point étonné les voyageurs s’ils avaient su que le Sicilien venait de toucher cent lires, pour avoir conduit la jeune Anglaise au lieu où l’attendaient Bouvreuil et ses complices.

— Que puis-je pour votre service, signori ? s’écria-t-il en voyant entrer les visiteurs. Une promenade sans doute ? Mieux que personne je connais la ville et ses environs.

Lavarède l’interrompit brusquement.

— Ce n’est pas cela. Vous avez pris tantôt une demoiselle habitant à la Gloriosa Italia.

Fierone échangea un regard d’intelligence avec sa femme, puis de l’air le plus ouvert :

— Cela est vrai, signor.

— Où l’avez-vous menée ?

— À l’archevêché, à la Cathédrale, au Corso et au phare.

— Et après…

— Nous revenions quand, place du Senatorio, un homme m’a fait signe d’arrêter.

— Un homme ?

— Oui, Excellence, grand, mince, brun et très richement vêtu. Il a parlé à ma cliente et celle-ci m’a payé en disant qu’elle rentrerait à pied.

— Ensuite ?

— Je suis revenu chez moi, où vous me trouvez. Mais ces questions ?… La jeune dame n’est donc pas de retour ?

— Non.

— Jésus !… Madona !… grommela le cocher, prenant un visage grave.

— Que signifient ces exclamations ! interrogea le gentleman.

— J’ai peur que tout cela vous coûte cher.

— Cher ?… pourquoi ?

— Les « Bravi della Montana », murmura le Sicilien en hochant la tête !…

À leur tour, les visiteurs se regardèrent anxieux. Ils sortirent sans remarquer l’expression ironique du digne ménage italien. Murlyton avait perdu son flegme.

— Mon enfant, répétait-il, aux mains de misérables !… et ne pouvoir rien pour la secourir !

— Peut-être, dit Lavarède pensif.

— Ah ! mon ami, vous avez une idée ?

— Attendez-moi là !

Le journaliste se précipita sous le vestibule brillamment éclairé du palais de la signera Toronti. Une minute après il reparaissait.

— Venez, fit-il.

— Où cela ?

— Chez le capitaine des bersaglieri.

Chemin faisant, il apprit à l’Anglais qu’à la suite d’une enquête sérieuse le gouvernement italien avait jadis acquis une étrange certitude. La plupart des gendarmes siciliens étaient affiliés à la Maffia. Aussi les crimes se multipliaient, tandis que les arrestations diminuaient de jour en jour.

Une mesure radicale s’imposait. La gendarmerie sicilienne fut transportée en masse sur le continent et remplacée par des carabinieri (gendarmes) venant du Nord ; à qui l’en adjoignit des bersaglieri, chasseurs à pied, dont le recrutement se fait principalement parmi les Piémontais. Ceux-là, au moins, font aux bandits une guerre sans merci.

Le gentleman prêtait l’oreille, imposant silence à ses angoisses paternelles pour comprendre. Il fallait apprendre ce pays bizarre. La vie d’Aurett était peut-être en jeu. Une course rapide conduisit les deux hommes chez le capitaine bersagliere Margaritora.

L’officier était prêt à sortir ; mais dès les premiers mots, il introduisit les visiteurs dans une petite pièce qui lui servait de bureau, ainsi qu’en faisaient foi les cartons étagés dans un angle. Avec grande attention, il écouta le récit d’Armand.

— Il y a un témoignage important, termina le journaliste.

— Ah ! et c’est ?…

— Celui du cocher Fierone. Il a vu l’un des acteurs du drame probable. L’homme qui l’a arrêté place del Senatorio est jeune, élégant…

Le capitaine haussa les épaules :

— Et brun, n’est-il pas vrai ?

— Vous le connaissez ? s’écrièrent les visiteurs avec espoir.

— Hélas non ! car il n’existe pas.

— Pourtant…

— Vous n’êtes pas du pays. Vous ne soupçonnent pas la lâcheté et le mauvais vouloir des Siciliens. L’homme brun fait partie de toutes les instructions judiciaires. Toujours un ou plusieurs témoins ont vu l’homme brun sur le lieu du crime. Bon moyen pour embarrasser la justice dans cette contrée où tout le monde est brun. L’homme brun indique que le témoin est Maffioso, celui qui ne sait rien est encore Maffioso, et la victime, elle-même, par crainte des vengeances futures, devient muette. Tous Maffiosi !… Parmi les cent vingt mille habitants de Messine, j’oserais parier qu’il s’en rencontre seulement cent cinquante et un hostiles à la Maffia, les cent cinquante hommes de ma compagnie et moi !

Et comme ses auditeurs le considéraient de leurs yeux désolés :

— Remarquez que je vais faire patrouiller, mais nous avons peu de chances de rencontrer les ravisseurs. Et même, ajouta-t-il avec une pointe de découragement, dans l’intérêt de la prisonnière, puisque vous êtes disposés à donner de l’argent, et que ces brigands ne désirent pas autre chose ; il est à souhaiter que l’on ne découvre pas leur retraite, car c’en serait fait de la jeune demoiselle.

L’officier fit un geste énergique :

— Chien de pays, gronda-t-il !… Ah ! j’aime mieux ma Lombardie… Moi je suis de Milan, on est civilisé par là.

— Mais alors, bégaya Murlyton éperdu, la loi italienne est impuissante à protéger les sujets de Sa Majesté britannique.

— À peu près… Soyez certain cependant que mes soldats feront de leur mieux.

— Et moi, ne puis-je ?…

— Vous ? Attendez ! ne quittez pas votre demeure. Demain, sans nul doute, vous recevrez un billet qui vous apprendra le chiffre auquel les « Braves de la montagne » évaluent mademoiselle votre fille. Surtout, rassurez-vous. Elle ne courrait un danger réel que si vous refusiez d’acquitter la rançon.

Bien que son cœur battit à lui briser la poitrine, bien que sa souffrance morale fut au moins égale à celle du pauvre père, Lavarède eut conscience que le capitaine disait vrai.

Guidant son ami chancelant, il revint à l’hôtel. Les deux hommes veillèrent ensemble. Il leur eut été impossible de dormir, et ils éprouvaient une satisfaction douloureuse à s’entretenir de celle qu’ils aimaient différemment, mais aussi tendrement l’un que l’autre.

Le jour remplaça la nuit. Les heures se succédèrent. Les horloges de la ville sonnèrent huit, puis neuf, puis dix coups. Le Parisien ne tenait plus en place. À midi précis il devait s’embarquer. Et à l’idée que, lié par son engagement, il lui faudrait partir sans connaître le sort de sa bien-aimée, il ressentait une peine aiguë et profonde, comme un déchirement de tout son être.

Onze heures et toujours rien ! Soudain un pas pressé résonna dans le corridor, et Gabriela Toronti ouvrit la porte. Elle tenait une lettre à la main.

— Pour le signor Inglese, dit-elle, on vient de trouver cette enveloppe sur la table du bureau.

Murlyton avait déjà saisi la missive. D’un geste impatient il l’ouvrit. Mais à peine y eut-il jeté les yeux qu’il poussa un cri désespéré.

— Qu’est-ce, au nom du ciel ? balbutia le Parisien bouleversé.

L’Anglais lui passa le papier.

— Lisez, mon ami.

Armand déchiffra ces lignes tracées d’une grosse écriture maladroite.

« Illustrissimo Signor,

« Un trésor était égaré ; c’est de votre figlia carissima qu’il s’agit. Nous avons été assez heureux pour la rencontrer et sommes disposés à la remettre entre vos mains. Séparé d’elle, vous deviez souhaiter la mort ; nous vous rendons la vie, et vous supplions humblement en échange d’assurer l’existence à de pauvres gens, qui béniront Votre Excellence. Une signora Inglese, appartenant au premier peuple du monde et à une des premières familles de ce peuple, a une valeur immense.

« Nous croyons donc être modérés en sollicitant de Votre Grâce la remise, contre la giovinetta, de quarante mille livres sterling. Vous ne portez pas pareille somme sur vous, mais votre parole appuyée d’une promesse sur papier timbré, suffira à nous remplir de joie. Votre mouchoir attaché à la barre d’appui, de votre fenêtre signifiera acceptation. Si d’ici à ce soir vous n’avez pas cru devoir faire ce signal, nous ferons les frais d’un linceul pour confier à la terre l’incomparable joyau que la Santa Maria beata a remis entre nos mains. »

— Les misérables ! gronda sourdement le jeune homme.

Puis haussant les épaules avec son insouciance d’artiste pour le veau d’or :

— Les cris sont inutiles. Ils demandent un million, il faut payer.

— Payer, répéta l’Anglais d’une voix rauque…

Lavarède le considéra avec étonnement. Il crut à une révolte de l’homme qui possède, et non sans sécheresse :

— Ils la tueront sans cela… Préférez-vous donc votre or à votre fille ?

Mais il regretta aussitôt ses paroles. Le gentleman avait pâli sous l’outrage, et se tordant les mains, il gémissait.

— Mon or ! Si j’avais la somme je la donnerais, quitte à me remettre au travail pour refaire ma fortune. Mais en réunissant tout ce qui est à moi, je trouverais à peine trente mille livres. Et ils ne me croiront pas, ces bandits puisque vous-même vous m’avez soupçonné !

Le jeune homme saisit les mains de son interlocuteur, les serra vigoureusement et, courant à la fenêtre, il fixa son mouchoir sur la barre d’appui.

— Que faites-vous ? s’écria Murlyton, puisque je vous affirme que je n’ai pas…

Il s’arrêta. Lavarède le regardait en souriant.

— Cher ami, dit-il, prêtez-moi dix louis.

— Ah ça ! vous devenez fou ? fit l’Anglais.

— Non, vous allez comprendre. Jusqu’à Livourne je dois servir sur le Santa-Lucca, j’ai donné ma parole. Mais une fois là, rien ne n’empêche de payer ma place en chemin de fer jusqu’à Paris. L’héritage de mon cousin vous appartient de la sorte, puisque j’aurai manqué à la clause testamentaire et la prisonnière est sauvée !…


Il fixa son mouchoir sur la barre d’appui.

Il disait cela simplement. Sans hésitation, sans regret, il renonçait à la fortune colossale.

— Non, répliqua l’Anglais, je ne puis accepter.

Mais le journaliste l’interrompit.

— Alors je n’ai plus qu’à me loger une balle dans la tête, pour vous contraindre à hériter de moi et à arracher aux mains des Maffiosi le « trésor », comme ils l’appellent, elle !…

Et faisant sauter du bout de l’ongle une larme qui perlait entre ses paupières :

— Dépêchez-vous. Déjà je devrais être à bord. Mes dix louis, mon ami ?…

Le gentleman ne résista plus. Il remit l’argent ; puis lui ouvrant les bras :

— Mon ami, bredouilla-t-il en pleurant… mon fils.

Un instant, les deux hommes demeurèrent embrassés ; et Lavarède se dirigea vers le port d’un pas léger. À trois heures cinq le Santa-Lucca quittait Messine en emportant son nouveau mécanicien.

Sur la jetée, Bouvreuil se promenait avec son inséparable associé Miraflor. Quand le bateau fut à une certaine distance, il se mit à rire.

— Maintenant, dit-il, nous pouvons rassurer ce brave Anglais.

— Vous êtes certain que tout a bien marché ?

— Le mouchoir a été attaché à la fenêtre par ce damné journaliste lui-même. Caché dans la maison de Fierone, je voyais dans la chambre et j’ai suivi la scène. L’Anglais a avoué qu’il ne possédait pas un million. Parbleu, sans cela, nous aurions demandé davantage !… Puis il a donné de l’argent au jeune homme. D’où j’ai conclu ceci : bête comme un fiancé, Armand a sacrifié sa fortune pour sauver sa belle.

— Les renseignements que vous aviez étaient donc absolument exacts ?…

— J’en étais sûr. Le banquier de Calcutta qui me les a donnés — alors que je passais pour un grand explorateur — possédait un tableau des fortunes anglaises. J’ai quelques propriétés là-bas et elles y figuraient à un penny près. Voilà pourquoi j’ai cru au reste. Mais laissons ce sujet. Retournez auprès de la petite, moi je me réserve le papa.

Les deux coquins se serrèrent la main, Bouvreuil prit le chemin du palais de la Gloriosa Italia.

Don José Miraflor s’enfonça dans le quartier populeux où était détenue Aurett. Tout en marchant, il monologuait :

— Pourquoi pas ! l’idée était bonne. Le vieil Anglais sera furieux, c’est évident ; mais il faudra bien qu’il s’amadoue.

Et un sourire sinistre écartait ses lèvres. Bientôt il atteignit une rue. Un écriteau à demi brisé portait « via Capranica ». Il s’arrêta à l’une des dernières maisons, longea un corridor sombre et pénétra dans la pièce, où la jeune fille, sous la garde de quatre gredins, était prisonnière depuis la veille.

José parla bas aux Siciliens. Ceux-ci sortirent, le laissant seul avec la captive. Alors, il vint à elle, et, narquois, menaçant :

— Mademoiselle, fit-il, à Cambo, on a interrompu notre conversation commencée ; ici, je l’espère, il n’en sera pas ainsi.

— Que voulez-vous dire ? murmura la jeune fille.

— Ceci. Mandé par une lettre, votre père vient ici. Il tombera dans le corridor d’entrée, percé de coups de couteau, si vous n’êtes mon épouse.

Et comme Aurett gardait le silence, épouvantée.

— Un bon moine habite tout près. Faut-il le prévenir. Il nous aura bénis avant l’arrivée de sir Murlyton.

L’Anglaise courba le front. Il lui fallait céder, renoncer au fiancé qu’elle avait choisi, sans cela son père serait assassiné. Et d’une voix basse, déchirante, elle dit :

— Prévenez le moine, mais épargnez mon père.

José poussa une exclamation de triomphe, mais soudain il se produisit dans le couloir comme un bruit de tempête.

La porte s’ouvrit, battant le mur avec fracas et trois hommes se ruèrent dans la chambre. Avant que le misérable eût pu se rendre compte de ce qui arrivait, un coup de bâton l’étendait sur le sol et Aurett, enlevée de terre comme une plume, était dans les bras de son père.

Quand elle fut revenue de sa surprise, on lui raconta ce qui s’était passé. Langlois et Yan, en attendant le 2 mars, s’étaient logés rue Capranica. Ils l’avaient dit du reste à Lavarède. Apprenant qu’une étrangère était séquestrée dans une maison voisine, ils s’étaient informés et avaient acquis la certitude que l’infortunée était la passagère du navire électrique. Eux, qui n’étaient pas de la Maffia, ils avaient couru aussitôt à l’hôtel de la signora Toronti. À l’heure même où le Santa-Lucca sortait du port, le gentleman recevait les braves marins et, dès les premiers mots, il se levait et partait avec eux pour délivrer sa fille. Sans peine, boxant en Anglais et cognant en Bretons, ils avaient culbuté les coquins rassemblés dans le couloir… ils étaient arrivés à temps.

Aurett ne demandait qu’à s’éloigner de ce lieu où elle avait souffert tant d’angoisses. On revint vers l’hôtel.

En route Murlyton lui apprit la résolution généreuse d’Armand. Elle frissonna tout entière, prise d’une joie infinie.

— Comme il m’aime ! dit-elle en tombant dans les bras de son père.

Et tout à coup elle demanda :

— Mais il ne perdra son héritage qu’après Livourne !

— Sans doute.

— Eh bien, mon père, il ne faut pas qu’il soit vaincu celui qui mérite tant de triompher.

— Comment l’empêcher ?

— Une dépêche.

— Mais à quelle adresse ?

— Sur le Santa-Lucca, dès son entrée à Livourne, urgent.

Tout heureuse, elle accompagna son père au télégraphe et ne se décida à quitter le bureau qu’après la transmission du télégramme.

À l’hôtel, on fit fête à l’anglaise, échappée aux mains des bandits. On parla d’un signor venu pour voir sir Murlyton après son départ. Au signalement, Aurett reconnut Bouvreuil.

All right ! grommela le gentleman, si jamais je rencontre cet individu, je jure de le corriger d’importance.