Les cinq sous de Lavarède/ch30
XXX
À LA COURSE
La soirée était avancée que Lavarède marchait encore.
— Où suis-je ? se demanda-t-il, car il avait traversé plusieurs villages.
À travers les volets de la salle basse d’un bâtiment rustique, une lumière filtrait, éclairant un poteau indicateur.
— Saint-Germain-au-Mont-d’Or… Bon ! C’est bien la route de Paris… il s’agit de trouver un gîte pour cette nuit. Ceci a l’air d’une ferme importante. Frappons !
Le bruit d’une conversation animée cessa aussitôt. À la campagne, on est méfiant, et l’on n’aime pas surtout les mendiants, chemineaux, traîneurs de besace. Il se le rappela, rien qu’à la rude façon dont on lui répondit : « Qui va là ? ». Il se donna comme un fameux marcheur, un recordman, puisque les « records » sont à la mode.
— Le célèbre Lavarède, qui est allé de Dunkerque à Perpignan en dix jours !… eh bien, c’est moi !… Je reviens maintenant de Perpignan à Dunkerque… vous savez bien, tous les journaux ont parlé de cette course.
« Ah ! c’est vrai !… Je l’ai lu, dit un gars de la ferme.
Victor Hugo avait bien raison, on trouve toujours quelqu’un qui a vu et qui sait mieux que les autres. Et puis, il y a en tant de records et de courses depuis quelque temps qu’on pouvait confondre ; et Armand y comptait bien un peu.
— Je viens simplement vous demander une botte de paille pour cette nuit, dans un coin d’étable.
— Ça ne se refuse jamais, ça.
— Oh ! je paie toujours mes dépenses ; mais aujourd’hui je suis obligé de faire exception. Profitant de la presse, quand on m’attendait au passage à Lyon, un filou s’est glissé dans le public et m’a fait mon porte-monnaie. Je ne peux plus trouver de subsides qu’à Villefranche, au contrôle de la course à pied. Aussi je me contenterai d’un morceau de pain et d’un verre d’eau.
Demandé sur ce ton, le croûton de pain se transforma en une tranche de lard, une assiettée de choux et même… un délicieux petit fromage de chèvre du pays, le tout arrosé d’un franc vin clairet.
Le fermier et son fils avaient repris leur discussion. Ils parlaient du marché de Tonnerre, dans l’Yonne. Jean, le fils de l’agriculteur, devait y mener quatorze chevaux. Deux wagons complets.
— Je les embarquerai au chemin de fer, à 3 h. 42 du matin, et je prendrai place dans l’un des véhicules.
Sept chevaux et un homme, on serait à l’aise.
Mais il prétendait qu’un garçon de ferme lui serait indispensable pour conduire les bêtes à la gare, tandis que le père soutenait qu’il n’avait besoin de personne.
— Voulez-vous que je vous mette d’accord, dit Lavarède entre deux bouchées ?
— Allez-y.
— J’accompagnerai monsieur Jean. Cela me fera commencer mon étape de bonne heure, et me procurera le plaisir de vous rendre un léger service en échange de votre hospitalité.
La proposition fut acceptée aussitôt, à la grande joie du Parisien dont le cerveau fertile venait d’imaginer un nouvel expédiant.
Le 21 mars, à trois heures, le jeune homme quittait la ferme. Il guidait un groupe de sept chevaux. Jean menait les sept autres.
Le paysan s’étonna en constatant que son compagnon avait retourné son vêtement, de façon que la doublure fût en dehors. Il lui demanda la cause de ce déguisement. Le journaliste répondit gravement :
— Je n’aime pas attirer l’attention. Je remplis les fonctions de palefrenier, je dois avoir l’air d’en être un. Or, la doublure de flanelle à larges carreaux me donne l’aspect d’un cocher en corvée. Rien de plus naturel dès lors que de me voir embarquer des chevaux.
Jean fut surpris de ce scrupule de mise en scène ; sa face rougeaude prit une expression ahurie, mais il n’insista pas.
Au voleur.
Lavarède s’acquitta de son rôle à merveille. Il surveilla l’embarquement des bêtes, installa le fils du fermier dans son wagon avec une sollicitude dont le garçon lui fut reconnaissant, et l’enferma soigneusement.
Cela fait, il promena autour de lui un regard circulaire. Les employés du chemin de fer ne s’occupaient pas de lui. Jean était du pays, connu de tous ; ou n’avait aucune raison pour surveiller ses mouvements. L’instant était propice au voyageur, qui, d’un bond, s’élança dans le second wagon et se dissimula derrière les bottes de foin empilées dans un coin pour nourrir les animaux durant la route.
Il mettait à exécution le plan conçu la veille à la ferme.
Le coup de sifflet du départ retentit, un soupir de satisfaction lui répondit. Lentement le train s’ébranla. On était en route pour Tonnerre.
Mais bien longue fut la journée !… Par bonheur, Armand s’était muni d’un solide « talon de pain » qui empêcha la faim de le talonner.
Villefranche, Mâcon, Chalon-sur-Saône, Chagny furent franchis sans difficulté, mais à Perrigny, près de Dijon, le voyageur non déclaré faillit être surpris. Profitant de l’arrêt de deux heures, Jean vint renouveler la nourriture des chevaux. Heureusement l’obscurité était profonde déjà, sans cela il eut immanquablement découvert le journaliste tapi dans un angle du wagon.
On repartit. Fatigué, Lavarède s’étendit sur le plancher et s’endormit. Durant son sommeil, le train filait dépassant Dijon, puis Nuits-sous-Ravières.
Vers onze heures du matin, le 22 mars, il entrait en gare de Tonnerre.
Là, il fallait s’esquiver rapidement. Le jeune homme ouvrit la portière, regarda au dehors. Rien d’inquiétant n’était en vue. Il sauta sur le quai. Mais il jouait de malheur. À l’instant où ses pieds touchaient le sol, Jean quittait lui-même le wagon qui, depuis trente et une heures, lui servait de logis.
Reconnaître l’hôte de son père, se persuader que cet individu ne pouvait sortir d’un véhicule loué par lui sans les plus noirs desseins, fut pour sa défiance villageoise l’affaire d’une seconde. Et sans hésiter, d’une voix retentissante qui attira tous les employés, il hurla :
— Au voleur !
Lavarède eut un geste de rage. Ce niais allait ameuter le personnel contre lui. Il serait arrêté et alors…
Eh bien ! non, il ne serait pas dit qu’il échouerait au port, sans avoir tout mis en œuvre pour éviter ce malheur.
Comme des ressorts ses jarrets se détendirent et, à une allure éperdue de fauve traqué, il traversa la gare, la cour des marchandises et se trouva dans la ville.
À cent mètres en arrière, Jean entraînait les facteurs, les hommes d’équipe accourent, clamant :
— Au voleur ! au voleur !
Une ruelle était en face du fugitif. La porte ouverte d’un jardinet contigu à la première maison le fit arrêter dans son élan.
— Dépister un ennemi est plus sûr que chercher à le gagner de vitesse, murmura le jeune homme.
Il entra dans le jardin, repoussa le battant derrière lui et attendit. Des semelles ferrées sonnèrent sur le pavé de la rue. Il respira. Ses adversaires dépassaient sa retraite.
— Je l’ai vu au tournant de la rue, là-bas, clama un employé.
Et toute la bande hurlant : au voleur, fila dans la direction indiquée. Armand se crut sauvé. Mais voici qu’un bruit léger le fit tressaillir. Une jeune fille était sortie de la maison.
Voyant un étranger dans son jardin, elle ne put réprimer un cri d’effroi.
Le Parisien la dévisagea. C’était une gentille brunette au teint rosé. Sa camisole blanche, son jupon court et surtout le fer à repasser qu’elle tenait à la main, disaient sa profession : blanchisseuse.
Son parti fut vite pris. Il s’inclina respectueusement, se découvrit et de l’air le plus aimable :
— Mademoiselle, dit-il, ce jardin est merveilleux, on y voit même des fleurs animées.
Elle baissa les yeux, un vague sourire flottant sur ses lèvres très rouges. Le compliment l’avait rassurée.
— C’est un suppliant qui vous adresse la parole, continua Lavarède sans avancer d’un pas. Charmante, vous devez être bonne, et prendre en pitié un pauvre garçon que les fatalités de la politique ont enfermé chez vous.
— La politique, dit-elle avec une réelle stupéfaction ?…
— Oui, mademoiselle, ajouta-t-il avec un aplomb formidable.
Et il pensa à part lui :
— Mon Dieu ! pourvu que cet enfant-là ne comprenne rien au jeu de nos institutions parlementaires !…
Il raconta une histoire invraisemblable :
« Compromis dans une conspiration qui avait pour but de renverser le ministère, on voulait l’arrêter pour avoir des papiers dangereux. Il s’était heureusement souvenu d’un gracieux visage entrevu un jour à la fête patronale de la ville et il venait lui demander asile jusqu’à la chute du jour. »
Heureusement, la fillette était naïve que d’âme poétique ; sauver un conspirateur d’aspect avenant lui parut héroïque ; au fond même elle était enchantée de jouer ce rôle de Providence, et ce ne fut qu’à la nuit close qu’elle lui permit de partir en lui souhaitant un bon voyage, — après avoir constaté par écrit l’heure de son départ, sans trop comprendre pourquoi :
Sans encombre, Lavarède dépassa les dernières maisons de la ville et se trouva en rase campagne. À sa gauche, les signaux lumineux du chemin de fer guidaient sa marche. Il était certain de ne pas s’égarer en réglant son itinéraire sur les disques.
Et pourtant ce raisonnement, si logique en apparence, lui fit perdre sa route. Il ne s’aperçut pas qu’il quittait la ligne de Paris pour celle de Saint-Florentin à Troyes ; si bien qu’au matin, un paysan qu’il interrogea lui apprit qu’il avait fait une vingtaine de kilomètres en pure perte.
C’était désolant. La journée du 23 commençait et par suite de l’incident survenu à Tonnerre, le journaliste se rendait compte du danger de se présenter dans une gare. On pouvait avoir télégraphié dans la région. Son signalement, assurément fourni par M. Jean, était entre les mains des gendarmes. Il fallait compter surtout sur ses jambes.
Seulement les lieues inutilement parcourues dans la nuit provoquaient une certaine lourdeur des membres ambulatoires… Mais désespérer n’était pas « le genre » de Lavarède.
Courageusement, il poursuivit son étape. Un fermier auquel il réédita l’histoire d’un record à pied sans argent, lui offrit à déjeuner et certifia la chose. Un autre lui donna place dans sa charrette et le voitura près de quatre lieues.
À la nuit, le piéton harassé s’endormit dans une grange, après avoir dévoré un morceau de pain. La station de Joigny était proche.
Le jour venu, il se rendit dans cette ville et rôda autour de la gare. Mais un employé le regarda de travers.
— On dirait l’homme de Tonnerre, grommela-t-il.
Avant que le doute de l’agent se fût transformé en certitude, Armand jugea prudent de déguerpir. Il commençait à douter du succès. Le lendemain avant six heures du soir, il devait être à Paris, rue de Châteaudun, sous peine de perdre tout droit à l’héritage de son cousin. Et cent soixante kilomètres lui restaient à franchir.
Tout le jour, il marcha désespérément. Mais l’étape forcée de la veille pesait sur lui. La nécessité d’éviter les villes au moyen de longs détours ralentissait sa course.
Avec cela ! pour toute nourriture, il ne prit qu’une jatte de lait et un croûton que lui octroya une paysanne.
À la nuit tombée, il était en vue de Sens ; mais ses genoux pliaient sous lui. Au coin d’un petit bois, deux hommes en blouse avaient allumé un feu. De leurs bissacs, posés à terre, ils tiraient des tranches de pain, charité des chaumières.
Le jeune homme vint à eux, se soutenant à peine.
— Je n’ai pas d’argent, leur dit-il, je suis las et j’ai faim.
— Assieds-toi et mange, répondit l’un des personnages d’une voix enrouée, nous sommes des « roulants ». On va de ville en ville pour avoir de l’ouvrage, on sait ce que c’est qu’avoir l’estomac vide. Voilà du pain et tout à l’heure, tu prendras ta part des pommes de terre qui cuisent sous la cendre et de la chopine de vin qu’est dans ma gourde.
Les pauvres gens partageaient ce qu’ils possédaient. Avec eux, Armand n’avait pas eu besoin d’imaginer un conte. Il lui avait suffi de prononcer ces mots :
— J’ai faim.
Tandis qu’il se livrait à ces réflexions philosophiques, tout en cassant une croûte, les deux hommes avaient repris leur conversation interrompue.
— Tu disais tout à l’heure que tu pariais pour Chapurzat ?
— Oui, je le disais : vingt sous qu’il arrive le premier.
— Tope là. Moi, je tiens pour Serrant.
— Vingt sous ?
— Vingt sous.
— Tiens, questionna le journaliste, vous pariez sur quoi donc ?
— Ben, sur la grande course de bicyclettes organisée par le Petit Journal entre Lyon et Paris, les coureurs partent ce soir de la place Bellecour.
Et après un silence, l’homme ajouta d’un air entendu :
— Il y a des champions sérieux. Serront a gagné la course de Brest et Chapurzat a battu le record de Hœlurs. Ça sera disputé.
Lavarède admira ce « roulant » si au fait du sport vélocipédique.
Mais les pommes de terre étaient cuites. Il reçut sa part, but un coup de vin et s’allongea par terre à côté de ses compagnons.
Il se réveilla frais et dispos. Les ouvriers furent ahuris, lorsqu’il les pria de certifier qu’ils lui avaient accordé l’hospitalité de la belle étoile ; mais il leur serra la main de si vigoureuse façon qu’ils le regardèrent s’éloigner sur la route de Sens en disant :
— Je ne sais pas ce que c’est, mais c’est un zig.
Armand filait d’un pas élastique vers la cité sénonaise. Il allait jouer son va-tout. Le soir même, à six heures, on l’attendrait chez maître Pallabert, dont l’étude était distante de Sens d’environ trente lieues.
À tout prix il fallait se procurer un véhicule plus rapide que les jambes humaines. Il n’y avait plus à barguigner. Au risque d’être arrêté il prendrait le chemin de fer.
À neuf heures du matin, il atteignait Sens et se faisait indiquer l’emplacement de la gare. Renseigné, il se lança dans les rues de la ville. Tout à coup, un cri le cloua sur place :
— Monsieur Lavarède !
Il leva les yeux et demeura stupéfait. Mlle Pénélope Bouvreuil était devant lui. Plus sèche, plus anguleuse que jamais, la fille de l’usurier lui souriait.
— Ah ! reprit-elle, dire que depuis un an, j’attends votre retour ici.
— Vraiment ! fit Armand, pour dire quelque chose.
Il cherchait comment il pourrait se débarrasser de cette amante tenace.
— Si vous saviez comme j’ai été heureuse, quand papa m’a télégraphié de Messine. « J’arrive. Lavarède renonce au testament. » J’ai pensé aussitôt : je puis l’épouser… faire son bonheur.
— Vous êtes bien aimable, fit machinalement le jeune homme.
— En vain mon père me répétait : « Ce monsieur Armand n’est pas un parti pour toi… » Je sentais en moi-même qu’il se trompait. J’avais raison, puisque vous voici… vous êtes venu, enfin !
Le journaliste serrait les poings en écoutant ce discours :
— Et monsieur Bouvreuil ? demanda-t-il.
— Vous jouez de malheur ; il est parti pour Paris tout à l’heure. Je viens de l’accompagner à la gare ; il va chez le notaire, m’a-t-il dit… Mais cela ne fait rien. Venez à la maison. Il sera bien content de vous trouver à son retour, ce soir.
Câline, elle passait sa main sous le bras du jeune voyageur, qui au mot de « notaire » avait commencé de rager.
— Vous avez fait courir ce pauvre papa, ajouta la tendre Pénélope. Figurez-vous que le médecin l’a menacé d’une congestion s’il reprenait sans transition ses habitudes sédentaires d’autrefois. Il lui a prescrit un vigoureux exercice quotidien. Si bien qu’il a acheté une bicyclette et que tous les jours, il s’impose trois ou quatre heures de pédales.
— Sapristi, laissa échapper le voyageur !…
— Vous dites ?
Il changea incontinent de ton et de manières…
— Que je suis impardonnable. Je vous tiens debout au milieu de la rue. Acceptez mon bras, je vous prie, et conduisez-moi vers la maison où vous avez rêvé de me donner le bonheur.
Pénélope ne se fit pas répéter l’invitation. Sa main sèche agrippa le bras d’Armand et d’un pas rapide elle entraîna le futur de son choix. Les pieds de la jeune personne ne touchaient pas la terre.
Elle avait des ailes !
En quelques minutes on atteignit l’habitation Bouvreuil. Une coquette maison précédée d’une cour fermée par une grille ouvragée. À droite et à gauche se trouvaient l’écurie et la remise. Mlle Bouvreuil montra la première :
— C’est là qu’est le cheval de papa… sa bicyclette.
Elle riait de sa plaisanterie.
— Voyons le cheval, riposta gaiement Lavarède.
— Oh ! il est très joli, nickelé, muni de « pneus », avec tous les derniers perfectionnements… Il est superbe.
Armand ouvrait la porte et, pour examiner le vélocipède, le tirait dans la cour.
— Et il se tient là-dessus ? fit-il après un moment.
— Très bien.
— Cela doit être horriblement difficile.
— Il paraît que non.
En parlant, le Parisien enfourchait le bicycle, mais l’appareil penchait à droite, à gauche, aussitôt qu’il tentait de poser les pieds sur les pédales. Pénélope s’esclaffait. Son amoureux prit une mine froissée.
— Ici, dans cette cour pavée, c’est impossible… Sur une route j’y arriverais.
— Essayez, la chaussée de la rue est en terre.
Armand sortit et recommença ses essais. Zigzaguant, manquant de tomber à chaque pas, il s’éloignait insensiblement. Et debout sur le trottoir, Pénélope se tenait les côtes.
Soudain elle demeure comme pétrifiée, la bouche ouverte. Parvenu à trente ou quarante mètres d’elle, son fiancé avait brusquement et solidement sauté en selle, la machine conservait son équilibre.
— Monsieur Lavarède, clama la fille du propriétaire !…
L’autre se retourna.
— Je vais rejoindre votre père, je vous renverrai le vélo ce soir par chemin de fer.
Sur ces mots, il se prit à « pédaler » avec un tel entrain qu’il disparut avant que l’abandonnée fut revenue de sa surprise.
Alors Armand commença une course folle. Penché sur le gouvernail, il allait tête baissée, sentant avec une sorte d’ivresse la route glisser sous ses roues. Il traversait les hameaux, les villages, sans un arrêt, sans un regard aux commères qui, du seuil des maisons, s’étonnaient de la fougue de ce cycliste.
À Champagny, il vint donner dans une troupe de vélocipédistes. Des exclamations se croisèrent, cris de surprise, en des inflexions ahuries.
Il n’y prit pas garde. Gagné par la griserie de la vitesse, il laissa le groupe en arrière, sans voir les gestes animés des promeneurs.
Mais en arrivant près de Montereau, Lavarède croisa un jeune homme monté sur une bicyclette et dont la culotte courte, le maillot, la petite casquette ronde disaient assez la passion pour le sport vélocipédique. Celui-ci eut aussi un « Ah ! » de stupeur. Mais, plus curieux que les précédents, il évolua et se lança a la poursuite du journaliste, qu’il rejoignit dans la ville.
— Comment ! c’est vous, déjà ? dit-il en marchant sur la même ligne.
Sans lever la tête, Armand répliqua :
— Oui, c’est moi.
— Bravo ! courage. Ils ne vous rattraperont jamais. Je vais télégraphier… Ça c’est tout à fait étonnant.
— Que va-t-il télégraphier ? bougonna le Parisien « pédalant » toujours.
Les kilomètres succédaient aux kilomètres. Par moment le jeune homme éprouvait des crampes dans les jambes.
La bicyclette de Bouvreuil.
Il ralentissait alors son allure et prêtait quelque attention au paysage forestier. Dans un de ces « repos reatifs », un poteau dressé sur un côté de la route, lui fournit cette indication.
— Fontainebleau, 1 kil. 200 m.
Devant lui, la chaussée s’étendait à travers bois, toute droite jusqu’aux premières maisons de la ville. Un mouvement bizarre se produisait là. Des gens allaient et venaient. En approchant, Armand constata qu’une table était dressée sur le trottoir.
Des messieurs, la boutonnière ornée d’un flot de rubans multicolores, se tenaient immobiles. Mais à l’arrivée du voyageur, ils se précipitèrent vers lui :
— Arrêtez-vous un instant.
— Je n’ai pas le temps.
— Vous prendrez bien un verre de champagne ?
— Cela volontiers.
Une flûte d’aï mousseux lui rendit sa vigueur première. Il reprit sa course.
— Je ne comprends rien à ce qui se passe… mais qu’importe. Le champagne était bon.
À Melun, c’est autre chose : Avec force politesses, on le supplie de prendre du chocolat. Il accepte encore, toujours sans s’expliquer ces gracieusetés.
Et ainsi, tout le long de la route, du thé, du cognac, des cordiaux.
— Ces gens sont fort aimables, mais le diable m’emporte si je comprends pourquoi ils s’intéressent tant à moi.
De lieue en lieue, des bicyclistes l’accompagnent, fendant l’air devant lui. Toute la France semble comprendre son désir d’atteindre Paris.
À quatre heures, il fait une entrée triomphale à Charenton, et là, déguste un excellent consommé agrémenté de boulettes de blanc de poulet.
— Ne vous trompez pas de chemin dans Paris, lui crie un cycliste.
Et il lui donne un itinéraire de rues aboutissant au Petit Journal.
arrivée au « petit journal ».
— Juste à l’entrée de la rue de Châteaudun, pense Armand… Qui donc a dit à ce jeune homme que j’allais chez le notaire ?…
Presque à la même heure, sir Murlyton et miss Aurett suivaient la rue Lafayette, à Paris, se rendant pour la cinquième fois de la journée, chez maître Panabert.
Leurs visites précédentes les avaient remplis d’inquiétude. Aucune nouvelle n’était parvenue au notaire, depuis la lettre datée de Livourne. Aussi le gentleman était-il grave et sa fille un peu triste.
Ils marchaient côte à côte, sans échanger une parole. Qu’auraient-ils dit ? Sinon que l’absence de leur ami leur paraissait inexplicable. Lui, si adroit, comment n’était-il pas encore arrivé, comment n’avait-il pas donné signe de vie ?…
À la hauteur de l’hôtel du Petit Journal, les Anglais furent arrêtés par la foule. On se pressait sur les trottoirs, on discutait. Les fenêtres de l’hôtel étaient garnies de curieux.
M. Figard, organisateur de la course vélocipédique de Lyon-Paris, se montrait partout. Tantôt à une croisée, tantôt dans la rue, il parlait avec de grands gestes. Tout en lui trahissait l’effarement.
— Non ! c’est invraisemblable, répondait-il aux nerveuses interrogations des badauds. Ce n’est pas possible !… Ils ont quitté Lyon hier soir, aucun ne saurait encore être si près de Paris… Il y a erreur ou fausse alerte.
Comme pour railler sa juste appréciation, sur l’immense écran disposé sur l’entablement du premier étage un garçon du journal appliquait une pancarte qui souleva les acclamations des assistants. Elle portait ces mots :
« Le premier est signalé à Charenton, on ne sait pas son nom. »
Sir Murlyton et Aurett s’éloignèrent en haussant les épaules. Ils ne se doutaient pas que tout ce bruit était provoqué par leur ami, monté sur la machine de Bouvreuil.
À l’étude de maître Panabert, ils ne virent pas Armand mais seulement le propriétaire radieux.
— J’ai voulu constater de visu, la défaite de « mon gendre », dit-il avec un sourire victorieux.
Depuis Messine, il lui appliquait de nouveau ce titre. En quittant l’hôtel de la Glorieuse Italie, où il s’était rendu pendant que le gentleman délivrait sa fille avec le concours des Malouins, l’usurier s’était rendu rue Capranica. Il y avait trouvé son complice, râlant, le crane fracassé, et avait vite deviné la scène. Ne se souciant, ni de se trouver en présence de l’Anglais, ni d’avoir maille à partir avec la police, il avait abandonné José et était rentré en France. À Sens, il avait déclaré à Pénélope que le journaliste ne serait jamais envoyé en possession de son héritage, il en était persuadé lui-même ; mais le matin du 25 mars, une crainte mal définie l’avait saisi.
Le voyage de Paris en chemin de fer — une simple plaisanterie pour un homme arrivant de Chine — n’était pas pour l’arrêter. Il le fit. Aussi, dans le cabinet du notaire, Bouvreuil manifestait hautement sa joie.
— Quand je me suis mêlé de quelque chose, disait-il, gonflé de vanité, ça a toujours réussi. Je n’ai jamais fait une mauvaise affaire, moi.
Sans le saluer, le père et la fille s’assirent, attendant.
Cinq heures sonnèrent.
Et tout à coup un brouhaha monta de la rue. Dix secondes n’étaient pas écoulées que le timbre de l’entrée résonna. Des pas rapides frappèrent le plancher de l’étude. La porte du cabinet s’ouvrit et Lavarède couvert de poussière parut sur le seuil. Trois cris saluèrent son apparition.
— Lavarède !… Lui !… Ah !…
Le jeune homme eut un doux regard à l’adresse d’Aurett ; puis il s’approcha de maître Panabert.
— Aujourd’hui, 25 mars, à cinq heures, c’est-à-dire en gagnant une heure sur le délai fixé par feu mon cousin Richard, j’ai accompli le tour du monde en ne dépensant que vingt-cinq centimes. Jusqu’à Messine, sir Murlyton, ici présent, me contrôlait ; à partir de ce point, voici des certificats qui établissent l’emploi de mon temps. Veuillez vérifier, maître Panabert. Un mot cependant. À Sens, ce matin, j’ai pris un vélocipède ; je n’ai aucun papier le prouvant, mais demain les journaux en parleront ; c’est, je crois, suffisant.
Puis, pendant que le notaire feuilletait les constatations, il se tourna vers l’usurier et, un peu narquois, bien que très poli :
— Mademoiselle Pénélope m’a prêté votre bicyclette. Elle est excellente. On me la garde en bas, vous pouvez la reprendre… Vous remercierez bien mademoiselle votre fille de ma part.
— Tout cela est parfaitement en règle, déclara le notaire ; mes compliments, monsieur, l’héritage est à vous… Un détail seulement, en votre absence, mon cher monsieur, des créanciers vous ont poursuivi. Votre concierge se souvenant de mon adresse est venue me consulter. Et moi, certain que vous voudrez bien me conserver votre clientèle, j’ai pris la liberté de faire porter ici tous les papiers timbrés, protêts, jugements, commandements, saisies, etc., afin de procéder au règlement dès votre retour.
Le journaliste se prit à rire.
— Je n’ai qu’un seul créancier, c’est monsieur Bouvreuil. Il avait racheté toutes les créances et les avait confiées à des huissiers divers, à ce que je vois.
— Dame ! vingt liasses au moins de papier timbré font une somme de frais de douze mille francs au moins.
— Vous remettrez le compte à monsieur… c’est lui qui règle cela, ainsi qu’en fait foi l’écriture que voici…
Il présentait la quittance complète et définitive remise par l’usurier près de Szegedin. Le père de Pénélope poussa un sourd grognement.
— Tout est liquidé, reprit joyeusement le jeune homme. Après les satisfactions d’amour-propre, donnons-en une à l’amour pur.
Et s’inclinant devant le gentleman :
— Mon cher ennemi, dit-il d’une voix émue, j’ai l’honneur de vous demander la main de mademoiselle votre fille.
— Et moi, mon cher ami, s’écria l’Anglais en le serrant dans ses bras j’ai le grand plaisir de vous l’accorder.
Aurett s’était levée, rougissante. Armand embrassa la blonde fille d’Albion.
— All right ! fit Murlyton, et maintenant que la question conjugale est traitée avec monsieur Lavarède, j’en ai une autre à régler avec monsieur Bouvreuil ici présent.
— Avec moi ? susurra le propriétaire d’un ton aimable.
— Avec vous-même, monsieur ; quand vous avez, à Messine, séquestré ma fille, j’ai juré de vous corriger la première fois que je vous rencontrerais.
— Me corriger ?
— Oui. Je tiens parole.
Et le poing de l’Anglais, lancé violemment en avant, frappa, avec un bruit mat, le visage de l’usurier. Décidément, ce jour-là, Bouvreuil n’avait pas fait une bonne affaire. C’est Lavarède qui l’avait faite en trouvant tout ensemble la fortune et le bonheur.