Les cinq sous de Lavarède/ch8

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VIII

L’ODYSSÉE D’UN PRÉSIDENT

Pendant ce temps, qu’advenait-il de Lavarède ?

Éveillé plus tard que les autres, la tête alourdie par les libations, et aussi par la chimie de la veille, il demeura d’abord un certain temps sans se rendre compte de sa situation. Où était-il ? Que faisait-il là ? Les chimères du rêve hantaient encore son esprit.

Mais un rayon de soleil vif, chaud, éclatant, faisant irruption dans sa chambre, le ramena à la réalité. Il se souvint des menaces de Bouvreuil, du péril qu’Aurett allait courir, et il s’empressa de se lever. Là, une surprise l’attendait, comique d’abord, — bien fâcheuse ensuite. Plus de vêtements… plus d’armes… Après l’étonnement, l’indignation :

— Ces mozos, ces soldats peut-être… des voleurs !

Puis la réflexion :

— Pardieu, c’est un tour de coquin… donc cherchons le coquin… nul autre que Bouvreuil !…

Et avec colère :

— Nous sommes le 13 juin… Ah ! ça, est-ce que le 13 me porterait malheur ?

Alors, Lavarède appelle. Concha accourt. Il demande l’heure. Il est près de huit heures du matin. Depuis le point du jour, il apprend que tout le monde est parti.

— Votre Grâce, lui dit Concha, est seule à présent dans le rancho.

— Pourtant j’entends des voix, en bas, sous ma fenêtre.

— Oh ! ce sont les soldats qui gardent Votre Grâce.

— Des soldats ?… Quel honneur !… ou quelle précaution !

— Oui, avec Hyeronimo « le brave ».

— Hyeronimo le muletier !

— Lui-même.

Dans l’autre hémisphère, tout comme en notre vieux monde, les femmes sont un tantinet bavardes, — surtout lorsqu’elles causent avec un élégant cavalier, fût-il en costume sommaire. Lavarède put donc à l’aise faire parler la gente Concha.

— Dites-moi, belle ranchera, savez-vous d’où lui vient ce surnom… Hyeronimo « le brave » ?

— Oh ! tout le pays le sait aussi bien que moi.

— Mais moi je ne suis pas du pays.

— C’est à la suite d’une de nos révolutions, il y a plus d’un an… C’est lui, dit-elle fièrement, qui a donné le signal du pronunciamiento !…

— Ah bah !

— Oui… et il y a deux mois, quand on a renvoyé le président général Zelaya pour reprendre le président docteur Guzman, c’est encore lui qui a tiré le premier coup d’escopette.

— Alors son fusil est à répétition…

— Je ne comprends pas.

— Cela ne fait rien… Il fait les révolutions aller et retour… mais c’est un gaillard que ce muletier !

— Oh ! señor, il a l’âme sensible, il ne ferait pas de mal à un cobaye… il tire toujours en l’air… D’ailleurs c’est bien connu qu’en Costa-Rica nous ne sommes pas sanguinaires comme dans les autres républiques voisines… nos révolutions n’ont jamais fait couler une goutte de sang.

Armand ne put s’empêcher de sourire en écoutant cette leçon d’histoire, donnée par un si gracieux professeur. Mais se penchant à la fenêtre, il vit un quatrième personnage qui causait avec ceux qu’il appelait plaisamment « sa garde d’honneur ».

— Jésus-Maria !… fit Concha… Voilà le général Zelaya !

— L’ancien président ?

— Lui-même !

— Celui d’avant le docteur Guzman ?

— Parbleu, il n’y en a pas deux…

— Est-ce qu’il voudrait revenir ?

— Cela, señor, je n’en sais rien… mais je cours le recevoir, car il était très aimé.

— Tiens ! alors pourquoi l’a-t-on renversé ?

— Parce qu’il a refusé de l’avancement à tous les colonels… Il trouvait qu’il y avait assez de généraux.

— Et combien donc y en a-t-il ?

— Trois cents.

— Et combien de soldats dans l’armée ?

— Cinq cents.

Lavarède partit d’un bon éclat de rire que l’air étonné de Concha rendit plus bruyant encore. Cependant, elle sortit pour aller se mettre aux ordres du général, laissant notre ami peu vêtu, mais muni d’un bagage complet de politicien costaricien. À présent, il connaissait sa république comme personne. Et il prêta d’autant plus d’attention à l’entretien qui se poursuivait dans le patio (la cour), entre le général et « sa garde ». Voici ce qu’il entendit ?

C’était l’ex-président Zelaya qui parlait :

— Hyeronimo, notre parti compte sur toi. Ce misérable Guzman, venu au nom de los serviles, n’a tenu aucune de ses promesses, et par surcroît, il veut ramener les Jésuites ! L’an dernier, le signal de la révolution est parti de la province de Nicoya… Qu’il parte cette fois du golfe Dulce, et que ce soit comme toujours, Hyeronimo le Brave qui le donne. Mais qu’as-tu donc ? tu parais hésitant…

— Excellence, répondait le muletier, je ne refuse pas absolument… mais j’ai besoin d’être mieux éclairé… y a-t-il du danger ?

— Aucun… Cambo, la résidence de José, ainsi que son château, comme dit pompeusement cet Européen, sont peuplés de nos amis. Notre parti est prêt ; tu sais bien que lorsque los libres font de l’agitation, c’est qu’ils sont assurés du succès.

— Mais moi, personnellement, qu’est-ce que je gagnerai à cette nouvelle révolution ?

— Tu demanderas ce que tu voudras, pour toi et ces deux hommes, tes serviteurs, sans doute ?

— Non, excellence, nous gardons à vue un Français que José veut éloigner pour aujourd’hui du château de la Cruz.

— Laisse ce Français en paix, les affaires de José n’intéressent que lui. Je compte sur toi, et vais sur la route de la capitale préparer le mouvement.

Et lui jetant sa bourse pleine de piastres et de dollars, le général Zelaya partit. Mais il n’avait pas semé seulement l’idée de révolte chez le siens ; un mot avait ravivé les soupçons de Lavarède.

Pourquoi José voulait-il l’éloigner tout un jour ?

Évidemment pour accomplir quelque vilaine entreprise contre la jeune Anglaise, son amie. À tout prix il fallait donc la rejoindre et arriver au château de la Cruz.

Mais comment ? Une minute de réflexion, puis il sourit. Il avait trouvé.

En son costume primitif, il descendit aussitôt dans le patio après s’être muni d’une chaise, et s’adressant au muletier…

— Mon ami, j’ai tout entendu et, si vous le voulez, je suis des vôtres… marchons contre don José.

Mais, à sa grande surprise, Hyeronimo fit un geste de dénégation. Les soldats eurent un mouvement de résignation fataliste.

— Non, señor, dit le muletier avec un certain sens pratique… Cette fois, je ne donnerai pas le signal… D’abord vous pensez bien que ce José résistera, le général m’a prévenu sans s’en douter… Il n’a pas encore touché son traitement, donc il ne voudra jamais s’en aller les mains vides… Et puis, nous venons d’y songer : il a habité l’Europe, il est armé, il nous tirera dessus !… Il n’est pas comme nous un vieux Costaricien ; le sang coulera. Nous sommes décidés à ce que ce ne soit pas le nôtre.

— Eh bien ! je vous offre que ce soit le mien…

Les trois hommes le regardèrent stupéfaits. Ils le trouvaient chevaleresque, mais un peu fou. N’y a-t-il pas d’ailleurs toujours un grain de folie dans l’héroïsme, folie noble mais certaine ?

Mais il brandissait sa chaise de façon tant soit peu menaçante. C’était une bonne chaise en bambou, solide, élastique ; une arme dangereuse dans la main d’un homme déterminé. Les indigènes, sans avoir besoin de se consulter, tombèrent d’accord. Il ne fallait pas contrarier l’Européen. Mais, tout en acceptant le sacrifice que leur proposait ce nouvel adhérent au parti, l’idée leur vint de prendre quelques précautions sages, inspirées par l’esprit de raison.

— C’est fort bien si la conspiration Zelaya réussit, fit le muletier ; mais si elle échoue… don José ne me pardonnera pas de vous avoir laissé échapper pour aller à Cambo donner le signal de la révolution.

— Et à nous non plus, ajoutèrent les deux soldats.

Lavarède fronça le sourcil et frappa le sol de sa chaise. Aussitôt l’un des guerriers, Indien terraba de naissance, — ce sont de très doux agriculteurs — eut une idée pratique.

— Que le seigneur Français veuille bien nous attacher, nous entraver au moins les jambes ; comme cela il nous aura mis dans l’impossibilité de le poursuivre et il sera évident que nous ne sommes pas ses complices.

— Soit, dit Armand, mais le temps presse… ligotez-vous réciproquement à la première mauvaise nouvelle que vous recevrez et cela suffira.

— Votre Grâce est trop bonne.

— Quant à toi, Hyeronimo, je vais prendre ta mule, la meilleure.

— Oh ! seigneur, mon gagne-pain !

La chaise frétilla.

— Prenez, prenez, s’empressa d’ajouter l’arriero ; la meilleure, c’est Matagna… regardez-la, on dirait un cheval anglais.

— Bien… il ne me manque plus qu’un vêtement convenable… Je ne me vois pas faisant une révolution… en caleçon de toile… même dans un pays chaud.

— Votre Excellence ne veut pourtant pas me dépouiller de mes habits !…

Tranquillement, le journaliste enleva le siège de bambou à bras tendu, et souriant :

— Mais justement si, mon Excellence ne veut pas autre chose. C’est même le meilleur moyen de te couvrir en cas de représailles… Allons, je te dépouille de gré ou de force.

— Tu as deux costumes, fit observer le Terraba, un de cuir en dessous et un de velours brodé par-dessus.

C’est l’usage, lorsqu’un convoi de muletiers doit traverser un pays de montagnes ou la température subit de brusques changements, comme en cette région. Hyeronimo regarda l’Indien de travers, donna un coup d’œil à la chaise et finalement se dépouilla de la large culotte à lacets et du gilet-veste de cuir qu’Armand revêtit aussitôt. Un sombrero emprunté au ranchero acheva la métamorphose.

Notre Parisien avait tout à fait l’air d’un indigène.

— Au fait, demanda-t-il, quel est donc ce signal que je dois donner ?

— Comme l’année dernière… trois coups de feu.

— Confie-moi alors ton revolver.

— Mais je n’en ai pas !… et puis j’en aurais un que je ne le donnerais pas à Votre Grâce…

— Pourquoi ?…

— Avec vos mauvaises habitudes d’Europe, vous seriez capable de tirer sur des gens.

— Allons, fit Armand en riant, il faudra que je trouve un fusil qui parle tout seul… En route.

Et ayant enfourché Matagna, la mule au trot rapide, Lavarède courut d’une seule traite du rancho aux mines d’or et de quartz, à travers la montagne. Déjà travaillés par Zelaya, des groupes l’attendaient au passage. Ils avaient reconnu la mule d’Hyeronimo et lui firent une ovation.

— Viva le libérateur des peuples !…

— Bon ! voilà que je suis libérateur, pensa Lavarède, il leur faut un petit speech en passant.

Il y a des phrases qui réussissent toujours, il les employa.

— Hyeronimo le Brave est en route pour soulever les peuples de l’Orient du Costa-Rica, leur dit-il en substance… Moi, je soulève les peuples de l’Occident ! Suivez-moi à la Cruz et renversons les tyrans.

Vivan los libres ! répondirent les conjurés.

Lavarède donnait bien une légère entorse à la vérité ; mais les philosophes eux-mêmes reconnaissent qu’il faut quelquefois mentir au peuple… quand c’est pour son bien. Or rien n’encourage les hommes à « se lever contre les tyrans » comme de savoir que d’autres ont commencé.

À chaque hacienda, à chaque rancho devant lequel il passait, quelques partisans se joignaient à sa troupe. À chaque pueblo traversé, la foule grossissait. Parvenu à quelques kilomètres de la Cruz, Lavarède se trouvait à la tête d’un nombre respectable de gens, que sa parole chaude avait enflammés. Ce qui prouve que, s’il est bon de connaître la langue anglaise pour voyager, il n’est pas moins utile de savoir aussi la langue castillane.

Sa petite armée le gênait pourtant un peu, car elle le contraignait à mettre sa monture à l’allure ralentie d’une troupe a pied. Et il avait hâte d’arriver là où miss Aurett était peut-être en danger. Il usa d’un stratagème :

— Mes amis, nous allons ici nous diviser, et vous pénétrerez au château de la Cruz par petites fractions… Nos frères y sont en groupes, reconnaissez-vous les uns les autres… moi, je vais devant, seul, afin que nul d’entre vous ne coure de risque… C’est la place du chef d’être le premier au danger ! Suivez-moi prudemment et attendez pour agir tous ensemble que je donne le signal convenu.

Jamais chef de conspiration n’ayant opéré ainsi, Lavarède, — que ses Costariciens appelaient « La Bareda » — fut salué de vives acclamations.

— Vive le libérateur des peuples !…

Les échos de la Cordillera de Las Cruces renvoyèrent ces cris à la Llanura Alta de Canas Gordas. Et pendant que le señor Liberador filait au trot allongé de Matagna, d’autres partisans descendaient les pentes voisines pour se joindre à la promenade militaire d’où allait surgir une révolution.

Dans sa hâte de voler vers Aurett, Lavarède oublia de se munir d’un revolver. Il atteignit le château de la Cruz.

…Au moment même où la mule pénétrait dans le patio, José venait de rentrer dans la salle du rez-de-chaussée, où était prisonnière la pauvre Aurett.

— Choisissez, disant-il, de condamner votre père a mort ou de devenir ma femme.

Sur le pavé sonore et sec, les pieds de la mule firent comme un appel, auquel, inconsciemment, la petite Anglaise répondit.

Elle courut d’instinct vers la fenêtre. C’était un secours providentiel qui lui arrivait… au trot. Elle reconnut le cavalier. Malgré les efforts de José, qui l’enlaçait, elle ouvrit et cria :

— Armand !…

Dans sa situation désespérée, la rigide vertu britannique oublia les lois du cant ; elle ne cria pas : « Monsieur Lavarède ! » ; mais de son cœur, sans le vouloir, partit ce seul mot, résumant tout :

— Armand !…

Lavarède, d’un bond, franchit la barre d’appui et sauta dans la chambre. Sa main vigoureuse saisit José et l’envoya à l’autre extrémité de la salle, l’éloignant de sa victime miraculeusement sauvée.

— Monsieur, lui dit-il avec indignation, vous êtes une rude canaille ; mais moi vivant vous ne toucherez pas un cheveu de cette jeune fille !…

José, jaune de colère et de rage se ramassait derrière un meuble, et sa main droite se crispait sur la crosse d’un revolver qu’il venait de tirer de sa ceinture. Une idée lumineuse traversa l’esprit de Lavarède.

— Je n’ai pas d’armes ; ce revolver… c’est lui qui va donner le signal, — et gaiement — une révolution pour miss Aurett !

Puis, reprenant tout son sang-froid, il commença, lui, désarmé, de railler son adversaire armé.

— Prends garde, José, tu blêmis… tu as peur et tu vas me manquer.

Le rastaquouère allonge le bras et tire. Un cri de la jeune fille répond à la détonation. Mais Armand n’a pas bronché.

— Je te l’avais bien dit.

Il est souriant, les bras croisés, et nargue encore l’Américain. Celui-ci ajuste, mieux cette fois sans doute.

— Manqué encore, fait le Français, auquel pourtant échappe un mouvement imperceptible…

Mais, de son épaule gauche, un filet de sang coule sur sa veste de cuir.

Aurett l’a vu… Elle se précipite pour le couvrir de son corps… José hésite à tirer, il ne veut pas atteindre la belle Anglaise aux millions. Armand voit cette appréhension. D’un geste, il écarte son amie et redevient provocant.

— Lâche ! crie-t-il à José… tire donc une troisième balle… je la veux, tu n’oseras donc pas ?… une troisième, te dis-je !… poltron !

Sous l’injure, le misérable se redresse comme sous un coup de fouet. Livide, il vise, il vise lentement, droit au cœur… au moment où il presse la gâchette, sa face blême s’éclaire d’un mauvais sourire…

Il tire !

C’en est fait, Lavarède, cible vivante, doit être mort. Mais une main a fait dévier la balle. Miss Aurett, au risque de se faire tuer, s’est élancée sur José. D’un mouvement rapide elle a relevé son bras armé, et la troisième balle est allée se perdre dans la muraille. Lavarède est sauvé par elle.

Un éclair de joie illumine leurs visages. Chez miss Aurett, c’est le bonheur d’avoir préservé les jours de son ami. Chez lui, c’est un autre triomphe encore.

En réponse à la troisième détonation, des cris tumultueux ont retenti au dehors. C’est la révolution qui commence. Et Armand, quittant le rôle passif qui ne lui est plus utile, se précipite sur José terrifié et le désarme.

Aussitôt quelques hommes pénètrent dans la chambre, et s’emparent du gouverneur. D’autres envahissent le patio. Par la fenêtre du rez-de-chaussée, ils voient Lavarède et l’acclament. Ce sont ceux qui ont fait route avec lui et qui le reconnaissent pour chef. Mais une émotion s’empare d’eux. Leur ami « La Bareda » est couvert de sang. Il défaille.

Miss Aurett s’empresse auprès de lui pour le soigner. Heureusement la blessure n’est que légère. La balle de José n’a fait qu’effleurer l’épaule, un pansement rapide arrête l’hémorragie. En deux minutes, tous ceux qui sont présents au château savent la nouvelle. Il a été blessé, son sang a coulé pour la bonne cause. Cela suffit. D’eux-mêmes, tous se rangent sous ses ordres. Et le voilà du coup qualifié de « général » par les partisans de Zelaya et de Hyeronimo. Il est le général La Bareda, libérateur des peuples, martyr de la révolution, plus encore si cela lui plaît !… Revenu de son évanouissement passager, il songe au père d’Aurett et donne l’ordre de le délivrer. Les quatre soldats qui l’ont attaché et le gardent le lui amènent immédiatement. Une idée plaisante lui traverse l’esprit.

— Emparez-vous de cet homme, ordonne-t-il en désignant don José, et liez-le solidement avec les mêmes cordes qui ligotaient la victime de son arbitraire.

Il n’y a pas de bonne révolution sans ces compensations-là. Les palais restent les mêmes ainsi que les prisons ; ce sont seulement les locataires qui changent. Les quatre hommes s’acquittaient consciencieusement de leur besogne lorsque sir Murlyton les arrêta d’un geste.

— Qu’y a-t-il ?… que voulez-vous ?…

— Aoh ! dit l’Anglais, avant de l’attacher, je voudrais boxer lui.

— Soit, dit le libérateur, boxez…

Ce disant, il accompagna cette marque de condescendance et d’autorité d’un de ces mouvements superbes comme en eut le roi Salomon, lorsqu’il rendait la justice.

En un clin d’œil, on se transporta dans la cour ; on forma le cercle, Lavarède assis sur un siège élevé, miss Aurett auprès de lui. Et au plus grand ébaudissement de l’assistance, don José reçut une formidable dégelée de coups de poing, administrée dans les règles les plus correctes de l’art. Les joues bouffies, les chairs meurtries, les yeux pochés et sanglants, il fut enfin arraché à la fureur vengeresse de l’Anglais. Celui-ci, qui avait évidemment la colère concentrée, ne s’était pas départi de son calme habituel.

— Je suis satisfait, dit-il avec un grand flegme… ma dignité est vengée.

— Et mon honneur est sauf, ajouta à voix basse miss Aurett, grâce à notre ami M. Lavarède.

— Aoh ! ce était tout à fait un gentleman.

Et il alla lui serrer la main avec cordialité. Pendant qu’ils échangeaient le shake hands un brouhaha se produisit vers la porte du château. Un homme cherchait à se sauver. Interpellé, il n’avait pas répondu. Alors, deux ou trois montagnards lui avaient couru après et le ramenaient de force. Tout naturellement, ils le conduisirent devant leur général. Le Libérateur partit d’un franc éclat de rire. Le prisonnier était penaud et tremblant.

— Ah ! maître Bouvreuil ?… fit Armand… Eh bien, qu’en dites-vous !… Du jour au lendemain les rôles sont changés en ce pays.

— Ah ! je l’ai vu tout à l’heure, quand cette foule vous acclamait… je n’ai songé qu’à me sauver.

— Pour éviter mon juste courroux !… Mais vous ne savez pas un mot d’espagnol, vous ne seriez pas allé bien loin.

— Hélas !

— Dites, mon bon monsieur Bouvreuil, hier vous me faisiez arrêter, si je vous faisais fusiller aujourd’hui ?…

— Oh !… oh !… Lavarède, mon doux ami… vous ne ferez pas ça… tenez, voici vos quittances, voilà mon désistement, mes billets de banque… tout ! tout ! voulez-vous ma fille avec ?… Prenez tout, mais ne me prenez pas la vie !…

Les Costariciens n’entendaient pas ce dialogue, échangé en français ; mais ils comprenaient parfaitement les mouvements extérieurs.

— Qu’ai-je à faire de votre fortune, répondit Lavarède avec un geste de refus ?… J’ai cinq sous, vous le savez bien, et ils me suffisent.

Il n’y avait pas à se méprendre à cette pantomime. Un chef de révolution désintéressé, cela est assez rare pour enthousiasmer la foule sous toutes les latitudes. Pour l’exalter encore :

— Nous ne sommes pas des voleurs, s’écria Armand, en castillan cette fois, nous sommes des libres citoyens.

Un hourrah immense lui répondit. S’il avait seulement levé le doigt, Bouvreuil et José eussent été sur place écharpés par ceux-la mêmes, capitaine Moralès en tête, qui leur obéissaient quelques heures auparavant. Mais le Libérateur en avait décidé autrement. Cette révolution qu’il avait faite uniquement pour sauver sa petite amie Anglaise, cette révolution qui s’accomplissait, il ne savait encore au profit de qui ; il la voulait pure de tout crime, exempte de sacrifices humains.

— Non, dit-il, majestueusement Bouvreuil et à José, non, je ne veux pas votre mort ! Cette blessure légère que j’ai reçue, je la bénis, car elle m’a fait le chef de tous ces braves gens, et vous ne la paierez pas de sévères représailles. Seulement vous comprenez bien que je ne veux pas vous retrouver sur mon chemin… J’ai un trop grand intérêt à continuer ma route pour ne pas me débarrasser de vous. Capitaine Moralès, vous allez, sous bonne escorte conduire ces deux messieurs, par les montagnes, jusqu’au rivage de l’Atlantique. Vous irez à Puerto-Limone, et vous les ferez embarquer sur le premier navire en partance, dans n’importe quelle direction, pourvu que ce soit loin de la terre de Costa-Rica. Il vous faut assurément quinze jours pour exécuter cet ordre ; après quoi vous reviendrez à la capitale de la République, à San José, où vous recevrez la récompense que mérite votre mission. Je vous la promets aussi considérable que le service rendu. Voici votre ordre écrit. L’argent que nous laissons à vos deux prisonniers servira à payer leurs voyages et à entretenir l’escorte que vous commandez. J’ai dit. Allez ! Et Vivan los libres ! »



viva le liberador des peuples !

— Nous avons la vie sauve, murmura José bas à Bouvreuil, rien n’est perdu encore… Je connais le pays et je vous réponds que nous nous retrouverons face à face avec ce trop confiant Français.

Un peu remis de la bourrasque passagère, sir Murlyton se rendit compte du service qu’Armand venait de lui rendre, ainsi qu’à sa fille. Celle-ci, de son côté, l’avait compris de suite. Aussi leur reconnaissance s’en accrut avec leur amitié pour le bon diable, au destin de qui ils étaient attachés pour toute une année. Et ce fut pour eux une simple question de conscience de rappeler à Lavarède qu’il n’était pas en route uniquement pour renverser don José de son trône préfectoral.

— Votre voyage, dit l’Anglais, ne doit pas souffrir de tels retards. Honnêtement, je suis prêt à décompter de sa durée les jours perdus ici pour notre salut personnel.

— Non pas, fit Armand, ce sont là menus incidents qu’il faut prévoir lorsqu’on voyage sans argent. C’est la compensation nécessaire.

— Soit, mais que comptez-vous faire maintenant ?

— Parbleu, continuer ce que j’ai commencé ici.

— La révolution !

— Certes… de ce coin perdu de la Cordillère américaine, où irai-je pour trouver mieux et m’avancer un peu… Je ne puis exécuter de besogne plus avantageuse que celle de révolutionner le pays. D’ailleurs, je ne le voudrais point que j’y serais forcé… Ces gens n’ont d’autre objectif que de marcher sur la capitale ; je suis leur chef, je dois les suivre, ainsi que disait chez nous Ledru-Rollin en 1848… Réfléchissez-y, au surplus ; en agissant de la sorte, je reste dans mon programme ; la capitale, San José, est dans la direction du Nord. Je dois aller vers le Nord pour m’efforcer de rejoindre San Francisco. Par conséquent, je marche à la tête de ma troupe, je m’adresse au nouveau président, une fois arrivé la-bas, et, à titre de récompense, je lui demande le moyen de continuer mon voyage.

— Avez-vous songé aux difficultés qui vous attendent pour atteindre San Francisco ?

— Non. Je les rencontrerai toujours assez tôt.

— Mais il vous faudra traverser tout l’isthme américain… qui n’est pas riche en voies carrossables, ni en chemins de fer ; franchir le Nicaragua, le San Salvador, le Guatemala ; ensuite c’est le Mexique à parcourir dans toute sa longueur… jamais vous n’arriverez.

— Surtout, interrompit gaiement Lavarède, surtout si je ne commence pas… Donc commençons !

Et ayant donné à ses partisans le signal du départ, le « général » enfourcha sa mule et se mit en route. Fidèles historiens de cette aventure, nous devons reconnaître qu’il ne courait pas grand péril. À son arrivée, ce n’était partout qu’acclamations et vivats. Sur son passage, on tirait des coëtes, des pétards, on se disputait l’honneur de le loger, de l’héberger, lui et sa suite, c’est-à-dire Murlyton et Aurett. Déjà même, parmi les gens de son armée et dans les contrées que l’on parcourait, le bruit s’était répandu que ces deux personnes étaient sa femme et son beau-père ! Et quelques-uns des siens répétaient cela aux autres, avec un petit air entendu, des hochements de tête significatifs, que seuls, nos trois voyageurs ne comprenaient pas. À la fin miss Aurett voulut en avoir le cœur net. La troupe se dirigeait vers le pays des Guetarez ; on suivait un chemin au pied de la montagne Dota et le hasard de la route avait logé l’état-major de la petite colonne dans une hacienda, la Cascante, dont Mlle Luz, une aimable señorita, faisait les honneurs. Pendant que Lavarède pansait sa blessure de l’épaule avec l’aide accoutumée de sir Murlyton, les deux jeunes filles causèrent et Aurett apprit tout de la bouche de Luz :

— Un article de la Constitution du 22 décembre 4871 porte que le président de la République costaricienne est élu pour quatre ans, non rééligible ; il doit justifier d’un capital de 50 000 francs, être d’au moins trente ans et être marié.

— Bon, pensa la petite Anglaise, M. Armand a l’âge nécessaire, il est en train de gagner quatre millions, et ses amis le croient marié… Je ne dois pas les dissuader… je continuerai de passer pour sa femme et ce sera plaisant, très humbug, de le faire acclamer président.

Elle accompagnait ses réflexions d’un sourire matin qui involontairement, en disait plus long même qu’elle ne pensait. C’est qu’elle se prenait tout de bon à tendrement aimer, — d’amitié certes, mais d’amitié profonde, son jeune et courageux défenseur.


Allô !… allô !… disait une voix.

Le voyage se continua sous les mêmes auspices. Moins de vingt jours après le départ du Golfo Dulce, notre ami fit une entrée triomphale à San José, où la rumeur publique avait annoncé son arrivée. Les dépêches télégraphiques aidant, un coup de théâtre inattendu guettait ici « le général La Bareda ». Les cloches sonnaient à toutes volées, les deux canons de la ville tonnaient, le peuple clamait, et les bourgeois, petits et grands, attendaient résignés, sentant qu’il n’y avait pas à lutter contre la poussée populaire.

Partis de Cambo deux cents, les amis du Libérateur des peuples étaient six mille en arrivant à San José. Sur la place Mayor l’attendaient l’armée rangée sur un côté, cent cinquante hommes environ, les délégations des villes de Puntarenas, d’Orosi, d’Angostura, rangées sur une autre face du carré ; on remarquait surtout les délégués de Cartago, la cité rivale, qui étaient venue saluer le Libérateur. En face de l’armée se tenaient les autorités de toute sorte, et les généraux et colonels en grand nombre. Le quatrième côté appartenait aux chefs de la troupe victorieuse.

Le peuple se pressait à toutes les issues, criant à pleins poumons. Une foule hurlante grouillait sur les toitures des palais de justice, présidentiel et national, des églises de la Soledad, de la Merced, des Dolorès du Carmen, des temples protestant et maçonnique, du séminaire, de l’Université, du collège de Sion, de l’Orphelinat, partout enfin où il y avait place pour un manifestant. La population ordinaire de la capitale était doublée, et trente mille voix criaient :

— Viva le général La Bareda ! Viva le Liberador des peuples ! Viva notre président.

— Mais qu’est-ce qu’ils disent donc ?… fit Armand inquiet.

Le président des douze députés de la République s’avança :

— Ils disent, illustrissime général, que par ton origine française, tu es latin comme eux, comme nous ; et que l’acclamation populaire t’a désigné pour être le président de cette République de Costa-Rica que tu as délivrée des tyrans… Vive le président La Bareda !…

Cette fois, notre ami tombait des nues.

— Allons, bon !… me voilà président à présent… quel dommage que je ne sois pas monté sur un cheval noir, ce serait complet !

— Que voulez-vous dire ? demanda miss Aurett qui ne le quittait pas.

— Rien, miss… un souvenir de mon pays.

Les corps constitués allèrent ensuite présenter leurs hommages à la petite Anglaise. On l’appelait « madame la présidente » gros comme le bras. Elle était ravie et s’amusait infiniment. Murlyton allait esquisser une protestation qui, du reste, eût été vaine ; elle se serait perdue dans le brouhaha et le tumulte universel. Aurett l’arrêta :

— Papa, vous ne devez en rien contrecarrer les actions de M. Lavarède… Ne dites donc pas un mot, ce serait une déloyauté.

Murlyton, un peu abasourdi, demeura bouche béante en face de ce spectacle multicolore, chatoyant et archibruyant, fait pour étonner ses yeux et ses oreilles d’Anglais calme, gris et terne. Un officier s’approcha respectueusement d’Armand.

— Excellence, l’armée attend que vous lui fassiez l’honneur de la passer en revue.

— J’y vais, dit dignement Lavarède en piquant des deux au trot de sa mule Matagna.

Le petit nombre des soldats sous les armes le surprit tout d’abord ; il se souvenait de la leçon donnée par Concha.

— Mais Costa-Rica, dit-il à l’officier, peut mettre cinq cents hommes sur pied en temps de paix… où sont donc les autres ?…

— Excellence, il ne reste plus que ceux-ci… les autres sont en face, colonels ou généraux, suivant qu’ils ont eu plus ou moins de chance dans les précédents pronunciamientos.

— Parfait, répondit le président en gardant son sérieux, nous allons arranger cela.

Et s’étant placé face à la troupe, il dit en pur et sonore castillan :

— Soldats, vous n’avez pas voulu tirer sur le peuple, vous êtes nos frères… Il faut que ce jour soit heureux pour tous… Demandez-moi ce que vous voudrez… Comme je n’ai rien promis d’avance, je tiendrai plus que les autres… Dites, qu’est-ce que vous désirez ?

— De l’avancement ! répondit un chœur unanime.

— Très bien !… Je vous nomme tous généraux, passez à droite, et vive la Liberté !

— Viva La Bareda !…

Ce cri était poussé non seulement par les soldats qui prenaient le pas de course pour traverser la place, et rejoindre les autres veinards, ceux des premières promotions, mais aussi par tout le peuple qui, du haut des maisons, des terrasses, des fenêtres, des balcons, avait vu et compris cette scène, où l’Égalité n’était pas un vain mot. Lavarède, ayant satisfait aux vœux des soldats, pénétra avec sa suite dans le palais présidentiel où ses appartements étaient préparés. Vers le soir, toute la ville flamboya des rayons blancs de l’électricité. Il crut d’abord à une illumination spéciale. Non pas, San José est éclairé à la lumière électrique depuis cinq ans.

— Eh mais ! dit-il au conseiller Rabata — qui occupait les fonctions de secrétaire auprès de sa personne — ma capitale n’est pas aussi arriérée qu’on pourrait le croire.

— Elle l’est beaucoup moins que vous ne le supposez ; car si Votre Excellence vent bien écouter ce que va lui dire le téléphone, elle saura que déjà un complot s’ourdit contre elle.

— Un complot pour me tuer ?

— Ici… oh jamais !… pour vous faire partir.

— Ah ! par exemple, j’en suis de ce complot ! j’ai fait aujourd’hui le bonheur de tous ceux qui m’ont approché, je n’ai pas perdu ma journée… mais puisque je peux tout, je pense que je puis aussi m’en aller.

— Tout, excepté ça… le président ne quitte pas le territoire… cela lui est interdit.

Armand fit la grimace. Au lieu de faciliter son voyage, sa grandeur devenait un obstacle.

— Voyons, mon cher secrétaire, voilà le soir venu, mes nouveaux sujets s’entassent à l’hippodrome de Mata-Redonda, ensuite tout le monde ira se reposer… Vous m’avez conduit en ce palais, je vais faire comme les autres, après le banquet, — car je pense que l’on est nourri comme président ? — et nous reparlerons de mon départ aussitôt après, car je n’ai pas l’intention de moisir chez vous.

— Cependant la Constitution ?…

— Comme celle de tous les pays, elle est faite pour être violée… d’abord, je ne suis pas naturalisé…

— Les députés ont voté.

— Ensuite je ne suis pas marié…

— Le peuple a ratifié.

— Nom d’un chien ! jura plaisamment Lavarède, je ne veux cependant pas rester ici… j’y perdrais trop… quatre millions !… Enfin, la nuit porte conseil, venez causer avec moi demain à mon réveil…

— J’obéirai, Excellence ; mais avant de passer dans la salle du banquet, où vous attendent les autorités et votre famille…

— Pas ma famille, mes amis.

— Soit… auparavant, dis-je, ne voulez-vous pas connaître le complot ? Le directeur de votre police n’a pas encore coupé la communication.

— Ah ! c’est vrai… écoutons le téléphone.

Le messager électrique, imaginé par Edison, communiquait du palais à l’habitation de l’ex-président, le docteur Guzman, située près de la promenade du parc Central. Dans une salle étaient réunis trois hommes qui discutaient avec animation ; leurs voix résonnaient sur la plaque métallique.

— C’est votre faute à vous, Guzman, disait le général Zelaya ! Si vous n’aviez pas fait des concessions au parti noir, si vous n’aviez pas rêvé de faire rentrer les jésuites, chassés de chez nous depuis tant d’années, vous n’auriez pas été renversé si aisément.

— Mais c’est bien plus votre faute à vous, général, ripostait le docteur !… Si vous n’aviez pas préparé le mouvement, pensant qu’il tournerait à votre profit, si vous n’aviez pas soulevé les ouvriers et démoralisé l’armée, cet aventurier étranger n’aurait pas réussi en un tour de main.

— Et moi, geignait Hyeronimo d’un ton lamentable, si je ne lui avais pas confié ma mule Matagna que tout le peuple connaît, si j’avais donné moi-même le signal, c’est moi qui serais aujourd’hui président à sa place !…

Tout à coup ils s’interrompirent, la sonnette d’appel tintait résolument.

— Allô ! Allô ! disait une voix, vous êtes en communication avec le palais présidentiel.

Les mécontents pâlirent. Ils se crurent perdus.

— Qu’y a-t-il ? demanda Zelaya venant de son côté à l’appareil.

— Il y a qu’il vous arrive un appui pour renverser La Bareda.

— Vous êtes donc de l’entourage du président ?…

— J’y touche de très près.

— Qui êtes-vous ?

— La Bareda lui-même.