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Les cinq sous de Lavarède/ch27

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XXVII

LE « GOUBET »

Après avoir dépassé Szegedin, Schultze et Muller constatèrent avec stupéfaction que l’attitude de Bouvreuil s’était totalement modifiée. Plus de cris, plus de résistance. Le prisonnier, si nerveux la veille encore, était devenu subitement calme.

Même il souriait d’un air ironique, agaçant au possible, quand on l’interpellait sous le nom de Rosenstein.

Szabadka, — la Maria-Thérésiopel des Autrichiens allemands, — Baja, perchée au bord du Danube, Agram, Steinbruck, défilèrent sous les yeux des voyageurs sans que l’usurier s’expliquât. Mais à quelques kilomètres de Trieste, il dit à ses gardiens :

— Messieurs, je vous déclare que je me réclame du consul français, et que je demande à être conduit devant lui.

— Vous irez d’abord à la permanence de police.

— Soit, mais de là au consulat. C’est mon droit.

Sur les indications de Bouvreuil, le chancelier télégraphiait à Sens, où Pénélope attendait le retour d’Armand, et la réponse établit péremptoirement l’identité du propriétaire, qui en fut quitte pour quelques heures de « chambre de sûreté ». De là, une explication avec les policiers, au cours de laquelle ceux-ci mirent sous les yeux de leur ex-prisonnier la lettre fabriquée à Bakou par le Parisien.

— Mais c’est l’écriture de Lavarède ! s’écria Bouvreuil, la reconnaissant du premier coup.

À eux trois ils eurent bien vite reconstitué toute l’aventure. Pour Schultze et Muller, furieux de rentrer bredouilles, il demeura acquis que le journaliste avait volontairement trompé et dépisté les agents ; qu’il s’était livré au détriment de la police austro-hongroise à des manœuvres frauduleuses et ténébreuses, dont avait profité le vrai coupable ! De là à l’arrêter, il n’y avait qu’un pas.

Bouvreuil affirma que le mystificateur viendrait à Trieste. Il rappela la façon dont il avait réclamé son ticket. Il persuada ses auditeurs.

Le jour même le chef de la police, insuffisamment renseigné par les détectives que la rage aveuglait, mettait à leur disposition une brigade de sûreté, et des souricières étaient établies à toutes les gares, Saint-André, l’Arsenal, Trieste-port, pour pincer le délinquant au sortir du train.

Cependant celui-ci, mêlé à la czarda, marchait à toute vapeur sur la cité adriatique en raclant du violon. Infailliblement il allait être pris. Il lui faudrait des semaines pour démontrera la justice, boiteuse en tous pays, l’inanité des accusations portées contre lui et l’héritage lui échapperait.

Voilà ce qui réjouissait Bouvreuil qui, pour l’occasion, s’était fait policier volontaire. Mais le ciel n’était pas dans son jeu.

Le 25 février, à dix heures du matin, le train qui portait Lavarède et ses amis dérailla entre la halte de Miramar et Trieste. Bouvreuil avait tout prévu, tout… excepté un déraillement. Les voyageurs, contraints de devenir piétons, entrèrent en ville par la splendide via « Giacomo-in-Monte », que la police ne gardait pas.

Laissant à droite le château et la cathédrale de San-Giusto, ils gagnèrent la piazza Grande, puis le quai du port dit « del Mandrocchio », et se dirigèrent vers le Grand-Canal qui part de la mer et partage la ville neuve en deux.

Sir Murlyton et sa fille avisèrent l’hôtel Garciotti, sur la « riva » ou quai du même nom, et s’y arrêtèrent, tandis qu’Armand, confiant en son étoile, vaguait par les quais, cherchant un moyen de poursuivre son curieux tour du monde.

Le hasard heureux était absent ce jour-là. Le voyageur se promena vainement du molo del Sale au molo San Carlo, de celui-ci au molo Benita. Il eut beau parcourir les via Carradori, Antonio, de Vienna, le Corso, le Ponte-Rocco, pont rouge jeté sur le canal, l’inspiration ne venait pas. Avec cela le déraillement du matin avait empêché le déjeuner de la czarda, et l’estomac du jeune homme formulait des réclamations qui nuisaient au travail du cerveau.

Ennuyé, mais non découragé, Armand avait prolongé sa promenade jusqu’à la « riva Gramala », d’où il apercevait l’arsenal d’artillerie et la cantine du molo Santa Teresa, quand un groupe, criant et gesticulant, appela son attention.

Un matelot haranguait avec force gestes une dizaine de porteurs du port, désignant tantôt des caisses placées sur le quai et tantôt la mer. Ses auditeurs l’interrompaient pour pousser d’une voix gutturale toutes les onomatopées de la langue italienne, toujours parlée à Trieste au grand désespoir de l’Autriche.

Finalement, le marin leva un poing menaçant, et la bande à cette démonstration s’enfuit dans toutes les directions. Lavarède s’était rapproché.

— Tonnerre de sort ! hurla le matelot furieux, quels feignants que ces Italiens.

— Qu’y a-t-il donc, mon brave ? demanda le journaliste.

La figure bronzée du loup de mer s’éclaira. Sa colère tomba comme par enchantement.

— Un pays, fit-il.

— Oui, attiré par le bruit de votre querelle.

— Ne m’en parlez pas. Ces Chinois-là ne comprennent pas un mot de français. Je n’ai jamais pu leur faire entendre qu’il faut transporter les caisses que vous voyez là dans le François-Joseph.

— Le François-Joseph ?

— Oui, la coque qui est là à quai.

Lavarède regarda. Le long du quai, dépassant le niveau de l’eau de trente à quarante centimètres seulement, émergeait une étroite plate-forme métallique. Une légère balustrade l’entourait ; au centre, un petit dôme circulaire dont la partie supérieure était formée par une grosse lentille de verre. Comme apparence cela rappelait de loin le pont d’un torpilleur.

— Mais, murmura le journaliste, je connais ça… c’est le Goubet, le torpilleur sous-marin français dont j’ai suivi les expériences à Cherbourg avec mon confrère Émile Gantier.

Le matelot cligna des yeux et parut embarrassé.

— Cela y ressemble, monsieur… Oui, bien certainement, ça doit y ressembler… mais ce que vous voyez est le sous-marin électrique du seigneur José Miraflor.

— José Miraflor ?… C’est curieux, j’ai déjà entendu ce nom-là.

— Possible, si vous avez un peu voyagé.

— Mais pas mal, en effet… Est-ce que je ne pourrais pas le voir, ce noble étranger ?

— Oh ! son portrait est exposé dans le salon du bateau.

Armand eut un mouvement très vif de curiosité.

— Et ce bateau, qu’est-ce qu’il en fait ?

— Il cherche à le vendre à l’une des puissances de la Triple Alliance, et en attendant, il permet aux curieux de le visiter moyennant un florin d’entrée.

Le Parisien réfléchissait.

— Dites donc, reprit-il au bout d’un moment, ne me disiez-vous pas que vous aviez des caisses à embarquer ?

— Oui, des provisions et de la poudre, car on partira pour Fiume incessamment. Paraît que pour vendre il faut aller dans ce port militaire.

— Eh bien, je vais vous aider.

— Vous, monsieur ?…

— Tiens ! entre compatriotes…

— Je ne sais pas si je dois…

— Vous devez et, en échange, vous me ferez casser une croûte en visitant le bateau… à l’œil.

La locution faubourienne, employée à dessein par le jeune homme, décida son interlocuteur.

— Marché conclu.

En un tour de main, les colis passèrent du quai sur le pont. Le dôme pivota sur une charnière ainsi qu’un couvercle, démasquant une ouverture au bord de laquelle s’appuyaient les montants d’une échelle de fer.

— L’escalier du François-Joseph, dit le matelot.

— Vous présentez tout, sauf vous-même, répliqua Lavarède.

— Oh moi ! Marie-Anne Langlois, de Saint-Malo.

— Et moi, Armand Lavarède, de Paris.

Une à une, à l’aide de cordes, les caisses furent descendues à l’intérieur. La dernière embarquée, les deux hommes s’engagèrent sur l’échelle.

Le premier objet qui s’offrit à la vue d’Armand fut, dans le salon, le portrait de son ancienne connaissance de Costa-Rica. Il s’étalait, superbe, accroché à un panneau, portant cette flatteuse mais trompeuse indication, en allemand et en italien :

« Don José Miraflor, inventeur du torpilleur sous-marin, mû par l’électricité. »

— C’est bien lui, dit mentalement Lavarède ; par conséquent il ne peut y avoir de doute, je flaire quelque coup de coquin.

Le matelot offrit à son nouvel ami du pain, du fromage de chèvre, de la mortadelle et un fiaschetto d’excellent vin de Chianti, tout en lui montrant le navire.

— Voyez-vous, monsieur, c’est une espèce de poisson d’acier divisé en trois compartiments : à l’avant, le fanal électrique qui éclaire la route et le poste de l’homme chargé de signaler les obstacles. À l’arrière, la chambre des accumulateurs et de l’appareil moteur. Au milieu, un salon élégant avec une fenêtre ovale de chaque côté. Une lentille de verre ferme hermétiquement ces ouvertures, sur lesquelles une plaque de la carapace métallique du bateau glisse à volonté, formant volet. Pour passer d’un compartiment dans l’autre, pas de portes, mais une niche double pivotant sur son axe en un millième de seconde, et dont les points de contact avec la cloison sont garnis d’obturateurs de caoutchouc. Deux hommes d’équipage : mon fils aîné Yan, que je vous présente, à la proue, moi à la poupe, et don José Miraflor dans le salon, au tableau de direction.

Il montrait, en prononçant ces derniers mots, un clavier de manettes et de leviers, dont chacun portait une inscription.

Lavarède lut curieusement :

« En avant !

« Machine arrière !

« Montez !

« Immergez !

« Arrêt absolu !

« Pompes, etc., etc. »

Une dernière attira particulièrement son attention.

— Poids de sûreté, dit-il.

— Oui s’empressa de répondre le matelot ; sous la quille est un bloc de fonte et de plomb de trois mille kilogrammes. Supposez une avarie au fond de l’eau, crac, un tour de manette, le poids se déclenche… et le torpilleur délesté remonte à la surface comme un bouchon.

— Et c’est don José qui a inventé tout cela ?

Le matelot hésita.

— Dame ! dit-il de l’air de l’homme qui craint de se compromettre.

— Ce n’est pas vrai ! déclara le journaliste ! Je le connais ce don José, il est capable d’imaginer un guet-apens, mais non un appareil de ce genre. Et ceci, sauf les accumulateurs que mon camarade Goubet, les jugeant trop dangereux, avait remplacés par des piles, est exactement le bateau sous-marin que ce mécanicien de génie a proposé au gouvernement français.

— Qui l’a refusé d’ailleurs.

— Tiens !… vous êtes au courant, maître Langlois.

— Eh bien, oui, dit le marin, se décidant brusquement. Après tout, je ne suis pas cause si l’inventeur, ruiné par ses essais, s’est laissé « river à bloc » par le rastaquouère. Pour dix mille, et une part en cas d’achat, il a lâché le torpilleur.

— Et Goubet a consenti à la vente à l’étranger ?…

— Pas ça ! non, pas ça ! Il avait même stipulé le contraire ; mais, comme le répète monsieur Miraflor, « la soute aux picaillons » est vide, il ne fera pas de procès.

Le visage du Parisien était devenu sévère. Il se rapprocha du matelot et le regardant bien en face :

— Savez-vous que votre José est un voleur ?

— Je ne dis pas le contraire, balbutia le pauvre diable troublé par le ton d’Armand.

— Et une chose m’étonne : c’est que ce drôle ait trouvé pour le servir deux matelots français, deux Malouins.

La peau basanée de Marie-Anne Langlois prit des tons de brique. Ses yeux eurent une lueur fauve ; puis, se calmant soudain, il étendit les bras, avec un geste de résignation, d’abandon :

— Que voulez-vous ?… faut vivre !

Et, d’une voix sourde, voilée de larmes presque :

— J’étais patron d’une barque de pêche. Elle m’avait coûté vingt mille francs. Tout ce que les vieux m’avaient laissé, quoi ! La Margaret filait comme une mouette, elle se jouait de la vague. Un jour, la lame l’a enveloppée et elle a coulé à pic. Quoi faire ?… La ménagère, quatre gars et une petiote. Tout ça veut manger. Avec ça que le cadet, — qu’a une cervelle organisée, paraît, — est à l’École navale. Puisqu’il peut devenir officier, ne pas traîner l’existence aussi lourde que nous, faut qu’il y reste… mais faut solder le trimestre. Alors le Miraflor est arrivé. Il offrait une haute paye. J’ai accepté avec Yan, pour que les petits ne se gargarisent pas avec le vent du noroit et que le cadet porte l’uniforme. Voilà pourquoi je suis là.

Deux pleurs coulaient lentement sur les joues bronzées du Malouin. Ému par ce récit, Lavarède vint au marin et lui secouant la main :

— Il y a une chose à laquelle tu n’as pas songé, mon camarade.

Le tutoiement, cette forme familière et affectueuse du peuple, fit frissonner Langlois.

— C’est que, poursuivit Armand, ce bateau livré à la Triplice, lancera aux jours de guerre, des torpilles aux nôtres, et que peut-être, tu prépares la mort de ton fils, au moment où tu marches sur ta dignité pour lui assurer un grade dans la marine militaire.

— Nom de nom de nom, gronda l’homme, c’est que c’est vrai pourtant !

Et, après un silence perplexe, résolument il demanda :

— Dites-moi donc ce que je dois faire ?

— Appelle ton fieu.

Yan parut aussitôt. Mis au courant, il déclara sans hésiter que le monsieur avait raison.

— Alors, mes gars, nous sommes d’accord, s’écria Lavarède. C’est que j’ai aussi du sang breton dans les veines, et je ne veux pas que des pays fassent quelque chose d’inavouable… Je vais chercher deux amis installés près d’ici, je les embarque et nous ramenons le bateau en France.

— Topez-là !

— Nous ne volons pas don José ?

— Pas de craintes. Depuis un mois que nous allons de port en port, les visiteurs lui ont rapporté plus de cinquante mille francs.

— En ce cas, à vos postes, et au signal du « tableau » en route !

Les marins regagnèrent leurs compartiments respectifs, tandis que le journaliste grimpait l’échelle du François-Joseph en murmurant :

dans le salon du « goubet ».

— Je nargue la Triplice, et je reviens à Marseille sans bourse délier. Décidément ce José est ma providence.

En atteignant le pont, il poussa un cri de joie. Sur la rive Gramala, il venait d’apercevoir sir Murlyton se promenant avec sa fille. Il agita son mouchoir, et fit signe aux Anglais de le rejoindre.

Mais sa mimique attira l’attention de deux hommes qui débouchaient de la via Salita. C’étaient Bouvreuil et don José.

Lorsque la nouvelle du déraillement du train de Szegedin-Trieste lui était parvenue, l’usurier, éclairé par un pressentiment, n’avait pas hésité à déclarer que son ennemi avait dû prendre ce train là. Il convainquit Schultze et Muller, et escorté par eux, se mit à battre la ville. Dans ses allées et venues, il se trouva nez à nez avec Miraflor.

L’heure n’était pas aux explications. Puis, entre honnêtes gens de cette trempe, on s’entend toujours. José déclara vivement que sa situation était prospère, et qu’il se proposait de rembourser au propriétaire la somme dont il l’avait allégé en Amérique. Bouvreuil pardonna, l’autre connaissant la ville et pouvant l’aider dans recherches.

À la vue de Lavarède, le père de Pénélope frissonna de plaisir. Il courut aux policiers qui le suivaient à quelques pas, leur parla à voix basse et revint à son « ami ». Puis tous deux se dirigèrent vers le François-Joseph.

Pendant ce temps, Armand avait dénoué l’amarre qui attachait le torpilleur au quai. L’opération terminée, il se redressa et fut sur le point d’éclater de rire. Sur la passerelle accédant au pont il voyait, marchant derrière les Anglais, l’usurier et l’ex-gouverneur de Cambo.

— Descendez, dit-il seulement au gentleman qui le questionnant du regard, et vous aussi, mademoiselle.

— Vous faites à merveille les honneurs de mon bateau, remarqua Miraflor.

— Parfaitement, señor, vous plaît-il que je sois aussi votre cicérone ?

La proposition provoqua chez Bouvreuil une douce hilarité.

— Passez donc le premier, cher monsieur Lavarède.

— C’est bien pour vous obéir.

Bientôt tous furent rassemblés dans le salon. Avant de s’engager sur l’échelle, le propriétaire avait regardé sur le quai. Les agents s’y trouvaient.

— Mon cher monsieur Lavarède, fit-il goguenard, vous avez de moi un petit reçu de quelques milliers de francs, prix auquel vous avez estimé ma liberté.

— Oui, mon bon monsieur Bouvreuil.

— Eh ! eh ! votre liberté à vous vaut plus cher que cela.

— Trois millions tout juste.

— Il vous sera douloureux de perdre une pareille somme.

Le ton était si ironique qu’Armand dressa l’oreille.

— Que prétendez-vous insinuer ? demanda-t-il.

— Ceci seulement : La police vous attend sur le quai quand vous allez remonter.

Le visage du journaliste s’épanouit :

— Quand je vais remonter ?…

— Oui, mon_ excellent monsieur Lavarède.

— En ce cas, je descends… Merci de m’avoir prévenu.

Un claquement sec se fit entendre. Le Parisien avait tourné la manette servant à fermer le dôme qui recouvrait le trou de l’échelle. Debout auprès du « tableau », il avait saisi une autre poignée.

— Que faites-vous ? hurlèrent Bouvreuil et José stupéfaits.

— Vous le voyez, messieurs, je descends.

En effet, un bruissement singulier, froufrou de l’eau glissant sur les flancs du bateau, arrivait jusqu’aux assistants.

Les acolytes firent mine de s’élancer sur le jeune homme ; mais celui-ci étendit la main sur un bouton noir placé au centre du clavier, et, froidement :

— Un mouvement, et j’ouvre le Goubet à la mer !

— Le Goubet ! rugit l’aventurier en reculant cependant.

— Oui, le Goubet ; c’est le vrai nom de ce bateau que vous alliez livrer à l’Autriche, alors que l’inventeur, ruiné par ses patriotiques essais, vous l’avait confié uniquement pour que son idée triomphât dans son pays.

— Oh ! murmura Aurett, ce gentleman est donc toujours voleur.

Une sonnerie électrique retentit, et soudain une clarté verte emplit le salon. Les panneaux s’étaient ouverts. Le torpilleur reposait au fond du port, au milieu de la gamme verdoyante des eaux. Des poissons, effarés par la présence de cet hôte inaccoutumé, fuyaient, ombres noires, dans un brouillard émeraude.

La jeune fille ne chercha pas à retenir ses cris d’admiration, et les lèvres de son père s’ouvrirent sous la poussée d’un « Aoh ! » prolongé.

— Ce bateau volé, continua Lavarède après leur avoir laissé le loisir de regarder, je vais le ramener en France si vous n’y faites pas d’opposition.

— Je pense que cela est juste, répondit simplement sir Murlyton.

— Mais moi je proteste, clama Miraflor.

Profitant de l’inattention générale, le misérable avait armé son revolver ; maintenant il le braquait sur le Parisien…

— Bon, fit celui-ci d’un ton railleur, je vous connais comme tireur, vous visez mal et votre main tremble.

Écumant de rage, le Colombien élevait son arme, prêt à faire feu. Soudain, il passa comme un glissement dans l’air, et José fut enlevé, renversé à terre, et emprisonné dans un réseau de cordelettes qui le réduisit à l’immobilité la plus absolue.

Les niches communiquant avec les autres compartiments avaient tourné, amenant dans le salon, Langlois et Yan, appelés par une sonnerie du tableau. Sur un signe du nouveau capitaine, les Malouins avaient accommodé l’ancien, ainsi qu’on vient de le voir.

Lavarède s’approcha de Miraflor. Il se pencha sur lui et prit dans sa poche un portefeuille.

— Vous me dévalisez, hurla le vaincu.

Sans répondre, le journaliste tira du maroquin une liasse de billets de banque qu’il compta méthodiquement.

— Soixante-seize mille francs. Produit des visites que les Italiens et les Autrichiens ont rendues à bord, car vous n’aviez pas que je sache un sou vaillant. Il y a là trente-huit mille francs à vous et trente-huit à Goubet.

Et redevenu souriant :

— Parlant et agissant en son nom je défalque de sa part dix mille francs, que je joins à votre liasse, afin d’annuler le marché auquel la gêne l’a contraint et dont vous avez abusé. Soit quarante-huit mille que je renferme dans votre portefeuille et dans votre poche.

Il exécutait le mouvement en même temps.

— Quant aux vingt-huit mille restant, je les donne à Langlois pour qu’il puisse racheter une barque. Goubet ne trouvera pas que c’est trop, pour avoir sauvé son œuvre du déshonneur.

Et comme le Malouin se défendait :

— Prends donc, lui dit-il, tu peux être sûr que l’inventeur m’approuvera. Du reste je l’indemniserai j’espère. Avec l’aide de Gautier nous ferons une campagne de presse sérieuse et le ministre finira bien par nous entendre.

Puis, prenant l’accent du commandement :

— Yan, au fanal ! Langlois à la machine ! Si nous demeurons ici, la police va nous envoyer des scaphandriers.

D’instinct, en hommes habitués à l’obéissance passive, les matelots s’étaient élancés aux postes indiqués. Bouvreuil esquissa un mouvement vers le tableau de direction, mais Murlyton l’arrêta par ces mots :

— Non, vous ne sauriez pas. Inutile de nous faire périr.

Et il appuya ce conseil d’une solide bourrade.

Le bateau se mit en marche, glissant lentement à deux mètres du fond. Il obliqua à droite pour prolonger le Molo Santa Teresa, contourna la plate-forme de la Lanterne et piqua droit vers le Sud, dans l’Adriatique. Par les panneaux, les passagers voyaient filer les bandes vertes de l’eau, légèrement ridées par le frottement du Goubet, à qui désormais nous laisserons cette appellation française. Au-dessous du torpilleur la terre n’était plus visible.

— À quelle profondeur sommes-nous ? demanda miss Aurett.

Armand consulta le manomètre.

— À vingt-deux brasses.

— Et la brasse vaut ?

— Un mètre soixante… Ici les agitations de la surface ne se transmettent plus… Vous devez remarquer qu’aucun de nous ne souffre du mal de mer… Maintenant, comme le « creux moyen » de l’Adriatique est de deux cents mètres, je puis donner sans danger au bateau sa vitesse maxima.

— Qui est de ?…

— Ma foi, nous allons le savoir.

Un tour de manette, et le froufrou de l’eau s’accentua, devint strident. Le jeune homme avait les yeux fixés sur un cadran où une aiguille circulait rapidement. La pointe se fixa enfin.

— Cinquante milles à l’heure, dit le jeune homme ! c’est phénoménal et c’est effrayant.

Tous s’entre-regardèrent. Une même pensée traversa tous les cerveaux :

« À cette allure, un choc eût été un écrasement. »

Qu’un rocher se trouvât sur la route et le sous-marin sous la formidable poussée de son hélice éclaterait ainsi qu’une noix vide.

Une grande carte de la Méditerranée, indiquant les fonds, de Gibraltar à Candie, était accrochée au mur au-dessus du clavier directeur. À l’aide du compas, le Parisien relevait la route.

Le soir à neuf heures, après un dîner emprunté aux provisions du bord, on se trouvait en face d’Ancône. Chacun s’installa pour passer la nuit sur les divans qui faisaient le tour du salon. Don José, par précaution, n’avait pas été déficelé.

Seul Armand resta debout à son poste. Veillant pour tous, il releva successivement Civita-Nova, Benedetta, Cuilianova, Pescara, Vasto.

Comme la nuit il ne craignait pas d’être aperçu, il fit remonter le bateau et ouvrir la coupole pour renouveler l’air respirable sans avoir recours aux machines. Vers minuit il rasa l’île Tremiti.

Piesti, à l’extrémité du cap du même nom, Manfredonia au fond d’une baie pittoresque où une algue spéciale donne aux eaux une teinte safran, Barletta, Trani, Bari, Brindisi, port d’attache des vapeurs de la malle de l’Inde et de l’Australie, furent dépassés par le sous-marin dans sa course folle.

Quand Aurett ouvrit les yeux, vers six heures du matin, le Goubet sortait du canal d’Otrante et se trouvait en vue de la cité, mollement couchée à l’extrémité du talon de la botte italienne. Laissant à gauche l’archipel Ionien, à droite le golfe de Tarente, le torpilleur se dirigea vers la Sicile.

De temps à autre, Lavarède faisait plonger l’appareil. On descendait dans les vallées sous-marines tapissées d’algues, de fucus, de coraux, de spongiaires. Dans le cercle lumineux du fanal, les voyageurs collés à la vitre contemplaient un spectacle étrange, dont aucun paysage terrestre ne saurait donner l’idée.

Par suite de la densité du milieu, les goémons, les longues herbes de la mer montaient vers la surface en une verticale rigide. Et dans les anfractuosités de rochers, entre les végétations corallifères, des monstres insoupçonnés grouillaient : des poulpes, des araignées de mer aux yeux glauques, des homards gigantesques, surpris par l’irradiation électrique, accouraient du fond de l’ombre, se pressant, se bousculant vers le foyer lumineux. Tels les papillons autour de la flamme de la bougie. Mais ici, au lieu d’insectes gracieux, une légion d’êtres horribles qui semblaient vomis par un cauchemar.

Bouvreuil était éperdu. Peut-être tout cela lui rappelait-il ses mauvais rêves d’homme d’affaires véreux. Et puis il avait appris que, parmi les colis embarqués, se trouvait un baril de poudre. Si bien que, nouvel âne de Buridan, il ne savait si sa peur du mélange détonnant était plus grande que sa crainte des crustacés.

Une vision plus effrayante attendait les passagers. Dans une de ces descentes aux fonds, ils se trouvèrent en présence d’une coque de navire donnant la bande à tribord.

C’était un grand vaisseau. Les mâts coupés à un mètre du pont, le bordage déchiré sur une longueur de trois brasses, disaient la catastrophe. Ce bateau avait coulé à pic après avoir heurté un récif.


C’était un spectacle étrange.

Le Goubet suspendit sa marche et se rapprocha de l’épave. Un cri se fit entendre.

— Là, là, sur le pont, regardez, disait miss Aurett, en mettant la main sur ses yeux.

Parmi les lianes marines nées de la pourriture du bois, parmi les concrétions pierreuses des polypes, on reconnaissait des squelettes humains. L’un même à demi sorti de l’écoutille d’arrière, entièrement dépouillé de chair, lavé par les eaux salines, avait conservé l’attitude de l’agonie. Dans cette zone où n’arrivait aucune agitation de la surface, le squelette restait les bras en l’air, la tête renversée en arrière, semblant continuer un suprême appel, un dernier effort pour fuir l’asphyxie.

Lentement le torpilleur fit le tour de l’épave. Sur le tableau d’arrière à demi rongé, les voyageurs purent lire : la Sémillante. Et dans le silence la voix de Lavarède s’éleva grave, émue :

— La Sémillante transportait des troupes de l’armée de Crimée. Elle toucha un récif non porté sur les cartes et sombra, entraînant trois cent cinquante hommes d’équipage et neuf cent soixante-quinze soldats. Saluons, mes amis, c’étaient des Français !…

Le Goubet s’éloignait à toute vitesse comme s’il avait compris le désir de ceux qui le montaient.

Longtemps il fila ainsi, sans que personne songeât à parler. Tout à coup l’appareil éprouva une secousse légère. Le bruit du frottement de l’eau cessa. Le bateau restait immobile dans l’immobilité verte. Presque aussitôt Langlois parut :

— La machine ne fonctionne plus !

— Ah ! ricana don José, les accumulateurs sont taris, j’en attendais d’autres pour partir. Maintenant, nous ne pouvons ni monter, ni descendre.

Lavarède consulta sa carte :

— Nous sommes presque en face de Messine… à un kilomètre de la côte à peine.

— Alors, répond Langlois, le bateau démontable peut servir.

— Le bateau démontable ?

— Oui ! Il est enfermé dans une caisse. C’est un canot en peau que l’on tend sur une carcasse de bois. Une fois à la surface de la mer, nous monterons l’appareil et gagnerons la côte à l’aviron.

— Bon, répond Bouvreuil affolé, mais il faut revenir là-haut.

Armand haussa les épaules :

— Et le poids de sûreté ?… Goubet ne l’a pas attaché sous la quille pour rien.

Puis d’une voix sonore :

— Attention, que tout le monde se tienne bien.

Et se tournant vers Aurett, devenue très pâle :

— Cramponnez-vous à un meuble, miss. Ils sont fixés a la paroi… bien… vous y êtes ?

Elle fait oui de la tête.

— Alors, déclenchons !…

Sous la main du capitaine une manette grince à deux reprises.

— À Dieu-vat !

Une secousse violente se produit. Les passagers sont secoués comme la feuille par la tempête. Ils ont la sensation vertigineuse d’une chute en haut. Puis un nouveau choc qui les fait rouler pèle-mêle sur le tapis et le torpilleur s’arrête.

Bientôt tous sont sur le pont. Armand a dit vrai. C’est un paysage merveilleux qu’ils ont sous les yeux, le spectacle unique qu’offre la vue du détroit de Messine avec, d’un côté les grands monts de la Calabre, dont les torrents desséchés sont des chemins conduisant près de Reggio, — où a été fusillé le roi Murat, — de l’autre, la côte sicilienne dont l’Etna domine les hautes montagnes, pendant qu’au pied, mollement baignée de flots bleus, la ville de Messine, inondée de soleil, se montre étagée autour de son port.

Sans perdre un instant, Langlois et Yan mettent à flot le « démontable ». Don José Miraflor rit d’un mauvais rire.

— Nous verrons bien si les autorités italiennes permettront à monsieur Lavarède de ramener mon torpilleur en France ! dit-il à Bouvreuil.

Le journaliste tressaille. Le rastaquouère va porter plainte. Le bateau sera confisqué jusqu’après enquête. Des plans en seront dressés et l’invention française deviendra une arme pour l’Italie. Non, cela ne sera pas. Et le regard du jeune homme s’irradie d’exaltation sainte.

Tous les voyageurs ont pris place dans le canot avec des provisions soigneusement emballées par le Parisien. Les avirons sont bordés. Alors Armand a un geste farouche.

— À ma place, Goubet le ferait, murmure-t-il.

On le voit disparaître dans l’intérieur du sous-marin. Deux minutes s’écoulent. Le jeune homme revient un peu pâle. Il s’élance dans le canot et s’adressant aux matelots :

— À force de rames, les enfants !

Les Malouins ne comprennent pas, mais ils obéissent. La distance qui les sépare du bateau sous-marin augmente rapidement. Cent, deux cents, trois cents mètres sont franchis.

Brusquement, une détonation effroyable déchire l’air. Une colonne de feu et de fumée s’élève au-dessus du torpilleur, qui se perd dans un énorme remous.

— Il y avait de la poudre à bord, dit alors Lavarède les yeux brillants d’enthousiasme, j’ai fait sauter le Goubet !

Et, avec le sourire le plus ironique :

— Señor Miraflor, ajoute-t-il, vous devez être satisfait… Les débris du navire resteront dans les eaux italiennes.