Les civilisés/Préface

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Librairie Paul Ollendorff (p. V-VIII).
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Préface

À Monsieur Pierre Louÿs. 

   Mon cher Ami,

L’an passé, je risquais mon premier livre ; et ce livre, — très jeune, — vous teniez à le présenter vous-même au public, à le couvrir de votre nom comme d’une égide. Vous écriviez une préface exquise, et je sais que beaucoup de gens sans indulgence ont pardonné à l’auteur par admiration pour le préfacier.

Elle n’était pas seulement très belle, cette préface. Elle était adroite, et presque insidieuse. Elle piquait la curiosité du lecteur. Le lecteur n’aime rien tant que découvrir la personne de l’écrivain derrière ce qu’il écrit. Cette découverte lui présente tout l’attrait d’une incursion furtive dans les coulisses du théâtre littéraire. Votre préface, mon ami, conduisait le lecteur dans notre intimité. Vous racontiez véridiquement le hasard singulier qui nous mit en relations, et comment je fis ma première visite à Pierre Louÿs un quinze juin, jour de Grand Prix. — À mon tour de conter mon anecdocte. Mon ami, nous sommes de plus vieilles connaissances que vous ne pensez : je vous ai rencontré pour la première fois, — la vraie première fois, — six ans avant le quinze juin que je rappelais tout à l’heure. Mais de cette rencontre-ci, vous ne pouvez point avoir gardé mémoire, — et pour cause. J’avais vingt ans bien juste. J’allais partir pour un très grand voyage — pour le Sénégal, les Antilles et New-Orleans. Et, je passais à Marseille, chez un ami, ma dernière semaine de France. Une nuit d’insomnie entêtée, j’avisai sur ma table les trois ou quatre derniers romans parus, et j’en pris un au hasard, qui me séduisit par sa robe couleur de citron pâle et son titre imprimé en bleu. Ce roman s’appelait Aphrodite. Je l’ouvris au milieu, comme on ouvre toujours les romans, et j’essayai, par son secours, de conquérir le sommeil.

Or, le sommeil fut insaisissable. Vainement j’allai jusqu’à la dernière page, puis je repartis de la première. Je recommençai. Je recommençai encore. Peine perdue : l’aurore me trouva éveillé. Dans cette seule nuit, j’ai lu six fois tel chapitre que je relis encore, — je le dis très bas, à cause de votre modestie, — comme je relis les classiques impeccables de mon cher XVIIe siècle…

Depuis, j’ai médité sur cette nuit de lecture. Nul livre jamais, c’est positif, ne m’a conquis comme fit Aphrodite. Et j’étais probablement alors un lecteur plus sévère que je ne suis devenu. J’étais un écolier de la veille. Sophocle, Racine, La Bruyère m’avaient enseigné le dédain des modernes et de leurs procédés : le romantisme et le naturalisme m’irritaient pareillement. Je méprisais les tumultueux, les bouches rondes, les excessifs, comme autant de catégories d’impuissants. Je détestais toutes brutalités, toutes violences, toutes emphases. Je haïssais le mouvement qui déforme la ligne. Oui vraiment, j’étais un féroce lecteur, sectaire, et tout à fait intransigeant dans sa religion…

Au fait, mon cher ami, voilà pourquoi votre Aphrodite s’empara si vite de moi, et me posséda entier. C’est qu’elle était de ma religion, — la religion des belles lignes harmonieuses et immobiles, la religion de la Beauté toute nue et toute pure. Très exactement, vous me donniez la déesse même adorée en mon temple ; et vous me la donniez vivante, toute chaude, en place des statues froides qui seules m’étaient encore connues. À plusieurs siècles de distance, une œuvre littéraire nous apparaît en effet comme figée et morte. Si belle qu’elle soit, elle ne vibre plus : sa chair s’est muée en marbre. Or, nous ne pouvons aimer d’amour qu’une chair vibrante. — Aphrodite fut ma première maîtresse, — oui, la première matérialisation de mon désir. Mon cher ami, c’est en lisant Aphrodite que j’ai compris la possibilité d’écrire à notre époque des livres tout ensemble modernes et antiques, — classiques et vivants. Votre exemple a tracé ma route. Si j’ai donc pris la plume à mon tour, vous en êtes responsable un peu, vous, de qui je me sens profondément le disciple. Je vous demande donc aujourd’hui, mon maître, d’accepter la dédicace du livre que voici. Il fut écrit pour vous. Vous plairat-t-il ? je l’ignore. Accueillez-le quand même, comme un gage de mon admiration fervente pour votre œuvre, et de mon amitié pour vous.

C. F.