Les colonies de vacances

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Les colonies de vacances
Revue pédagogique, premier semestre 1887 (p. 193-198).

Nouvelle série. Tome 1.
15 Mars 1887.
N° 3.

REVUE PÉDAGOGIQUE

LES COLONIES DE VACANCES


[Le fascicule n° 19 des Mémoires et documents scolaires publiés par le Musée pédagogique, actuellement sous presse, est consacré aux Colonies de vacances. Il contiendra entre autres documents relatifs à cette intéressante institution. un mémoire historique et statistique rédigé spécialement pour cette circonstance par le premier fondateur de l’œuvre, M. le pasteur Bion, de Zurich. M. Francisque Sarcey a bien voulu écrire pour ce fascicule une préface dont nous sommes autorisés à offrir la primeur aux abonnés de la Revue : c’est une bonne fortune dont nous nous félicitons et pour nous et pour nos lecteurs. — La Rédaction.]

Eh bien ! je suis ravi, mais là, positivement ravi d’avoir été appelé à l’honneur de lire le premier les documents qui composent ce petit volume et de les présenter au public. J’ai fait, en les étudiant, connaissance avec un brave homme, avec un honnête homme, à qui je donnerais volontiers le beau titre de philanthrope, si l’on n’avait abusé du mot, si la gouaillerie parisienne, appelons-la de son nom, si la blague ne l’avait marqué d’un caractère d’ironie méprisante.

C’est M. W. Bion, pasteur à Zurich. Vrai ! cela rafraîchit le sang d’entrer en communication avec un homme qui consacre loyalement et son temps et ses forces à propager partout une idée utile, dont il a lui-même éprouvé l’excellence par une longue pratique.

M. Bion a eu, en fait d’éducation, une idée neuve. C’est déjà quelque chose, cela ; n’a pas une idée neuve qui veut. Mais une idée en éducation, non plus qu’en art, non plus qu’en théâtre, ne vaut pas grand’chose par elle-même ; elle n’a de prix que lorsqu’on la fait descendre des nuages de l’utopie pour la revêtir d’une forme qui la rende sensible aux yeux, pour la réaliser dans la pratique.

Des idées, mon dieu ! je ne dirai pas précisément que tout le monde en a ; car après tout ce n’est pas une denrée qui soit si commune. Mais enfin il n’est pas rare qu’un homme ne soit dans l’ordre moral frappé d’un abus à réformer, dans l’ordre de l’art d’un sujet à traiter, et ne tressaille à ce coup de lumière. Si vous saviez ce qu’il me vient de gens qui me disent :

« J’ai une idée de pièce ! »

Et en effet ils ont une idée de pièce, et cette idée souvent n’est pas mauvaise. Si elle n’est pas absolument originale, elle mérite d’être renouvelée par l’exécution.

Mais l’exécution, voilà le diable. Tant qu’une idée flotte dans les espaces, vague et brillante, capable seulement d’amuser l’imagination qui en admire les contours indécis, c’est comme si elle n’existait pas. Il faut qu’elle prenne corps, pour ainsi parler ; il faut qu’elle marche, vivante, sur le sol ferme de la réalité et se laisse manier à toutes les mains.

L’humanitairerie compte des légions d’’utopistes. Celui-là seul est un sérieux bienfaiteur de l’humanité, qui, ayant trouvé une façon nouvelle de soulager la misère et de faire le bien, ne s’est pas contenté de l’exposer en beaux termes et d’y trouver un thème à des développements pleins d’éloquence, mais qui a lui-même retroussé ses manches, et mis, comme on dit, la main à la pâte, qui n’a dit aux autres : « Faites comme moi » qu’après avoir achevé sa besogne.

C’est là le grand honneur de M. W. Bion ; vous lirez, avec le plaisir que j’y ai trouvé moi-même, le rapport si clair, si précis, d’un style à la fois si modeste et si franc, qu’il a écrit sur son œuvre ; je ne saurais en vérité ni mieux dire, ni même dire autrement.

Laissez-moi en causer avec vous, et vous dire comment j’ai fait connaissance avec elle.

J’ose à peine l’avouer à M. Bion. Quand son idée m’a été présentée pour la première fois, elle m’est arrivée sans nom d’auteur. Je savais vaguement qu’elle venait de la Suisse, d’où elle était originaire. J’ignorais de qui elle était fille. Il me semble qu’à cette heure je connais assez M. Bion pour savoir que cet aveu ne lui causera nul chagrin. ]l est de ceux qui tiennent infiniment plus à la propagande de leur idée qu’à la célébrité de leur nom. Pourvu que le bien se fasse, que leur importe qu’on sache la part qu’ils y ont eue ! Mais, s’ils sont assez modestes pour ne point tenir à une vaine gloire, c’est à nous de nous montrer reconnaissants, et d’attacher le nom de M. W. Bion à l’œuvre des colonies scolaires.

C’est par mon ami Cottinet que j’en ai pour la première fois entendu parler. Ua jour il entra chez moi, tout échauffé, et me parla de son idée avec cette chaleur de cœur, avec cette bonne grâce de langage qu’il porte dans tous les sujets qu’il lui plaît de traiter.

Il s’agissait de prendre dans les écoles primaires du neuvième arrondissement — nous appartenons l’un et l’autre à ce neuvième arrondissement — un certain nombre d’enfants pauvres, de les choisir parmi les plus malingres et les plus souffreteux, et les emmener pendant les vacances loin de Paris, en montagne ou en forêt, pour y faire une cure d’air.

— « Eh mais ! » lui dis-je, « votre idée n’est déjà pas si nouvelle. C’est celle des caravanes scolaires[1].

— Point du tout. À Dieu ne plaise que je dise du mal des caravanes scolaires. Elles ont leur grande utilité. Mais pour former ces caravanes, on prend naturellement des enfants vigoureux et lestes, on part avec eux, et l’on explore toute une région, allant d’étape en étape, sans s’arrêter nulle part plus longtemps que ne l’exige une visite rapide du pays. On marche pour marcher, pour se fortifier les jambes qu’il faut avoir bonnes ; les voyages en zig-zag de l’ami Tœppfer ont servi de modèle aux caravanes scolaires.

» Moi. ce n’est pas cela que je rêve.

— C’est, » lui dis-je en l’interrompant, « quelque chose comme l’hospice de Berck-sur-Mer, où l’on envoie les enfants scrofuleux et rachitiques se guérir au souffle vivifiant de la mer ?

— C’est un peu cela, si vous voulez, mais ce n’est pas cela. Berck est en effet, ainsi que vous dites, un hospice, et, comme dans tous les hospices, on y envoie aux frais de l’État ou de la ville des enfants qui n’en reviennent que guéris, quand toutefois ils peuvent l’être. Ils y restent à demeure toute l’année. Mon idée est autre.

» Que font durant les vacances nos enfants des écoles primaires ? Beaucoup vaguent sur le pavé des rues, respirant l’air empoisonné de la grande ville, mangeant la nourriture de la famille qui est souvent insuffisante et presque toujours frelatée, buvant l’eau de la Seine, remplaçant l’hygiène de l’école, qui n’est pas toujours des meilleures, par une hygiène plus mauvaise encore.

» Aussi regardez-les-moi, ces pauvres petits êtres chétifs et pâles, dont la poitrine est creuse, les épaules étroites, les jambes molles et tristes. Que leur faudrait-il pour se remettre ? un mois de bon air, de courses et de jeux, de nourriture saine et forte ; un mois loin de l’infect ruisseau de leur rue, en pleine montagne ou en pleine forêt.

» Eh bien ! rien n’est plus simple que d’assurer le bienfait de ces vacances régénérantes, sinon à tous nos petits Parisiens, à un certain nombre tout au moins, et pour commencer à ceux qui en auraient le plus besoin, aux plus malingres et aux plus pauvres.

» Il n’y a qu’à choisir dans un pays sain, et si l’on peut même, pittoresque, une station où l’on se chargera moyennant une rétribution très modique d’héberger et de nourrir une douzaine de nos enfants, quinze ou vingt au plus, qui formeront là une sorte de colonie, une colonie scolaire. Pendant les vacances, nombre d’établissements publics sont vides ; les chefs de ces établissements ne demanderont pas mieux que de les ouvrir à nos colons, et de leur fournir une chère qui ne sera pas délicate, mais qu’assaisonneront le grand air et la faim. De ce centre, où les enfants rentreront tous les soirs, ils rayonneront chaque jour en longues promenades.

— Sous la conduite de qui ?

— Nous trouverons aisément parmi les maîtres et les maîtresses de nos écoles des personnes de bonne volonté, qui, pour une légère rétribution, se mettront à la tête de la colonie, et profiteront pour elles-mèmes de la cure d’air que nous ménageons à nos enfants.

» Vous voyez par ces explications que notre institution ne saurait être confondue ni avec les caravanes scolaires, ni avec les hospices maritimes : elle leur ressemble et elle s’en distingue. Elle les complète, sans les imiter. »

Nous causâmes longtemps de ce projet, pour lequel Cottinet s’était assuré de la collaboration de notre maire du neuvième, l’excellent M. Ferry. On commença petitement ; car on n’eut d’abord qu’une assez faible somme à dépenser. Au reste, il n’y a rien de dangereux comme de vouloir, en ses sortes de choses, faire grand au début. Il était certain que l’on ferait des écoles, je veux dire que l’on commettrait des erreurs ; et il est vrai qu’il yen eut de commises, car on ne réussit à rien du premier Coup.

Mais les résultats ne tardèrent pas à montrer combien l’idée était juste en théorie et d’une pratique facile. Vous lirez avec un vif intérêt les rapports que Cottinet a adressés chaque année à son Comité. C’est une chose merveilleuse de voir que de bien il est possible de faire avec peu d’argent.

Ces pauvres petits ! ils avaient passé à l’inspection médicale avant le départ ; ils étaient au retour visités par le médecin. Quel changement ! la poitrine s’était élargie, les joues s’étaient remplies, les muscles fortifiés ; le poids avait augmenté chez tous, bien que les marches constantes eussent dû faire tomber la graisse encombrante, qui boursoufle les membres.

Le corps n’avait pas gagné seul. Il y avait eu — et c’est un point sur lequel la brochure qu vous allez lire n’insiste peut-être pas assez, mais Cottinel m’en a parlé avec admiration — il y avait eu dans l’esprit de beaucoup de ces enfants ce que nos pères appelaient un désemberlucoquement. Ces petits Parisiens, ils n’avaient jamais rien vu que le chemin qui mène de leur rue à l’école ; l’horizon de leurs pensées était borné à cet étroit espace. On s’imagine que le gamin parisien connaît Paris. Quelques-uns sans doute ont vagabondé à travers la grande ville. C’est le petit nombre. La plupart sont en quelque façon serfs du logis que leur père habite, et hors duquel il n’a pas le loisir de les promener. Cottinet en a vu qui, à l’âge de douze ans, passant dans le Palais-Royal, demandaient ce que c’était, et s’émerveillaient à regarder le Louvre, dont ils n’avaient pas même entendu parler.

À plus forte raison ne savaient-ils rien de la campagne. Ils étaient sur ce point d’une ignorance crasse, et n’auraient pas distingué un champ de blé d’un champ d’avoine. Les premiers jours qu’ils passaient à la colonie, roulés dans la nature, étaient pour eux des jours de griserie physique et intellectuelle. Ils étaient (cela est à la lettre) ivres de grand air et de sensations inconnues. Il leur fallait une semaine pour se remettre. Mais ils apprenaient plus dans ce mois, à ouvrir les yeux tout simplement, que durant toute l’année à l’école.

Ce sont là les bienfaits des colonies scolaires, Aussi l’institution s’est-elle répandue rapidement dans tous les pays d’Europe. Nous ne saurions restzr en arrière de ce mouvement. Le ministère a cru qu’en mettant sous les yeux du public des documents authentiques qui lui apprendront et les efforts déjà faits, et les résultats obtenus, et les services que peut rendre l’œuvre dans l’avenir, il préparerait les esprits à l’accueillir avec faveur ; à contribuer au succès en l’aidant et de sa propagande et au besoin même de sa bourse.

Il ne s’agit de rien de moins que de faire, avec des enfants dont le sang a été vicié comme l’âme par le séjour malsain de Paris, de fiers soldats et de bons patriotes. Et alors mème qu’on n’obtiendrait pas ce résultat dernier, n’est-ce donc rien que de donner, des petits êtres déshérités de toutes les joies de la vie, un mois de bon soleil, d’air pur, et de sensations heureuses ? N’y a-t-il pas là de quoi tenter votre cœur ?


  1. Voir, sur la question des caravanes scolaires, la conférence faite à la Sorbonne par M. Ch. Durier, et publiée par la Revue pédagogique dans son numéro du 15 mai 1883, p. 389. — La Rédaction.