Les conséquences philosophiques de la physique moderne

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LES CONSÉQUENCES PHILOSOPHIQUES DE LA PHYSIQUE MODERNE




La philosophie étudie les problèmes généraux qui naissent, non pas de telle classe de faits, mais de la réunion totale des données de l’expérience. Pour une philosophie établie selon les règles de la méthode scientifique, les résultats de toutes les sciences sont une base et un moyen de contrôle, de même que les faits immédiatement observés servent de base et de contrôle aux sciences particulières. Il en résulte que les découvertes faites dans un ordre quelconque d’études, lorsqu’elles ont le caractère de vérités générales, doivent exercer une action sur la philosophie. Cette règle de méthode est méconnue par les esprits spéculatifs qui ont la prétention de construire la science à priori, au moyen des données de la raison seule. La tentative est brillante, mais elle est chimérique. De tout système ainsi construit, on peut dire dans la langue de Corneille :

Et, comme il a l’éclat du verre,
Il en a la fragilité[1].

En réalité, toute philosophie sérieuse, qu’elle le sache ou qu’elle l’ignore, subit l’action du développement des sciences expérimentales. La théorie de Kopernik, par exemple, a puissamment agi sur les conceptions générales de la pensée. Elle a actualisé l’idée de l’immensité, du caractère infini de l’espace, idée qui existe virtuellement dans l’intelligence ; elle a aussi modifié dans ses applications la doctrine des causes finales. Un esprit initié aux découvertes de la physiologie moderne n’admettra pas volontiers la définition de M. de Bonald qui faisait de l’homme « une intelligence servie par des organes ». Les observations relatives à la connexion des phénomènes corporels et des phénomènes psychiques déterminent les vues avec lesquelles on peut aborder la question générale des rapports de l’esprit et de la matière.

Une science particulière acquiert-elle un développement assez considérable pour fixer fortement l’attention ? il peut se manifester à l’occasion de ce fait deux directions diverses de la pensée, selon que la pensée subit l’influence de l’un ou de l’autre de deux esprits analogues en apparence et profondément divers en réalité : l’esprit systématique et l’esprit philosophique. L’esprit philosophique a deux qualités : la généralité de l’étude et la recherche d’un principe d’unité. Toute philosophie digne de ce nom est un monisme, parce qu’elle s’efforce de découvrir l’unité dans la multiplicité des phénomènes ; mais elle ne doit conclure qu’après une revue sérieuse de tous les ordres de faits. Elle a pour condition essentielle une base d’analyse suffisante pour rendre valable un essai de synthèse. L’esprit systématique se manifeste dans des essais de synthèses prématurées. Il universalise un seul ordre de faits, ce qui conduit le plus souvent à la conception d’une unité arbitraire, étroite, et par conséquent fausse.

Le développement de la physique moderne[2] et la justification des théories de cette science par les admirables progrès de l’industrie sont un des caractères intellectuels de notre époque les plus saillants. L’esprit systématique s’est emparé de ce fait, et il en est résulté une modification très sensible dans l’état de la philosophie contemporaine. En 1843, M. Franck affirmait, dans la préface du Dictionnaire des sciences philosophiques, que la doctrine de la sensation était dépassée, et le matérialisme vaincu d’une façon qu’on pouvait croire définitive. Les chefs officiels de la philosophie française pensaient alors que les judicieuses observations des Écossais, les profondes analyses de Kant et les études de Maine de Biran avaient détruit le prestige des synthèses audacieuses que Condillac donnait pour des analyses, dans sa doctrine de la sensation transformée. Tout a changé depuis cette époque. Dans un grand nombre de publications contemporaines, l’affirmation que toutes nos idées ont leur origine exclusive dans la sensation reparaît comme un axiome ; et des ouvrages fort répandus reproduisent, sans changement pour le fond, le matérialisme du baron d’Holbach. Si l’on remonte aux origines de ce mouvement de la pensée, on trouve, comme cause principale, une physique transformée en philosophie, c’est-à-dire une science particulière érigée en science universelle, par une synthèse à laquelle une base suffisante d’analyse fait défaut. Ce phénomène intellectuel se manifeste d’une manière intéressante dans un récit de M. Tyndall. Il s’agit à la vérité d’une simple impression de voyage ; mais l’auteur a reproduit les mêmes pensées dans un discours adressé à une réunion scientifique[3].

M. Tyndall descendait du sommet du Cervin. Il remarqua, pendant une courte halte, que cette montagne, lorsqu’on la voit d’en haut, semble « mise en lambeaux par les gelées et les siècles ». Ce spectacle éveilla la pensée du savant, qui rend compte en ces termes de ce qui se passa alors dans son esprit :

« Cet état de ruine implique une période de jeunesse où le Cervin était, en quelque sorte, dans la pleine force de l’âge. Naturellement la pensée remonte aux causes qui ont pu le faire naître et grandir. Cette pensée ne s’arrête pas là ; mais errant plus loin, au delà des mondes disparus, elle va jusqu’à ces nébuleuses que les philosophes considèrent, avec juste raison, comme la source immédiate de toutes choses matérielles. Serait-il bien possible que le ciel bleu qui s’étend au-dessus de nos têtes fût un reste de ces vapeurs ? Et l’azur, qui devient plus vif sur les hauteurs, se changerait-il en obscurité profonde au delà des limites de l’atmosphère ? Je m’efforçai de fixer ma pensée sur ces vapeurs universelles, contenant en elles le germe de tout ce qui existe ; je m’efforçai de me les représenter comme le siège des forces dont l’action se traduit par le système solaire, le système stellaire et tout ce qu’ils renferment. Ce brouillard sans forme contenait-il donc virtuellement la tristesse avec laquelle je contemplais le Cervin ? Ma pensée, en remontant jusqu’à lui, ne faisait-elle que rentrer dans sa demeure première ? Et, s’il en est ainsi, ne ferions-nous pas mieux de refondre toutes nos définitions de la matière et de la force ? Car si la vie et la pensée sont comme l’épanouissement de celles-ci, toute définition qui omet la pensée et la vie est non-seulement incomplète, mais fautive[4]. »

Dans ce passage, les nébuleuses sont considérées d’abord comme la source de toutes choses matérielles. Huit lignes plus loin, ces vapeurs sont le germe de tout ce qui existe, et pour qu’il n’y ait pas d’indécision sur la portée de ces termes, l’auteur spécifie que la question qu’il se pose embrasse le sentiment de tristesse qui régnait dans son âme et les pensées qui s’étaient offertes à son esprit. Ce brusque passage de la considération des éléments physiques à celle de la totalité des existences se rencontre dans des écrits dont les auteurs s’arrêtent longuement à des théories d’histoire naturelle, jettent à peine un regard superficiel et distrait sur les faits spirituels, et concluent au matérialisme. M. Tyndall reconnaît que, pour faire sortir de la nébuleuse le sentiment et la pensée, il faut changer nos idées de la matière et de la force, et dans le discours scientifique où il a développé les pensées écloses sur les flancs du mont Cervin, il déclare qu’il discerne dans la matière « la puissance de toutes les formes et de toutes les qualités de la vie ». C’est nier positivement la doctrine de l’inertie. Nier la doctrine de l’inertie, c’est renverser la base des travaux de Fresnel, d’Ampère et de Faraday, comme ceux de Newton et de Laplace. Il semble donc que, ébloui par les progrès de la physique, le savant anglais ne s’aperçoit pas qu’il détruit les fondements de la science qu’il a cultivée lui-même avec éclat. Nous avons ici le spectacle d’une pensée qui prend son essor sous l’impulsion de l’esprit systématique. L’esprit philosophique ne permet pas ce brusque passage de l’idée des choses matérielles à l’idée de tout ce qui existe ; il ne permet pas de conclure des données d’une seule science à la solution du problème universel. L’esprit philosophique doit préserver de tout éblouissement et mettre toutes choses à leur place, la physique comme le reste. Mettre la physique à sa place, ce n’est pas renoncer à reconnaître les rapports qu’elle soutient avec la philosophie. Le but de mon travail est d’interpréter d’une manière légitime les données que cette science particulière fournit à la science générale.

La physique moderne est née de l’affirmation que les phénomènes matériels considérés objectivement se réduisent à des mouvements ; et de la doctrine de la constance de la force, c’est-à-dire du maintien à quantité égale de la puissance motrice dans les transformations diverses du mouvement. Elle cherche ses moyens d’explication dans l’application des formules mathématiques aux mouvements de la matière. Enfin, plus elle avance dans ses recherches, plus elle réussit à expliquer par un petit nombre de lois la multiplicité indéfinie des phénomènes. Son programme est loin d’être rempli. La route qui conduit au but à atteindre est longue et ménage peut-être bien des surprises ; toutefois, les bases de la science paraissent posées assez solidement pour qu’il soit permis d’en étudier les conséquences philosophiques. Je le ferai, en m’attachant d’abord à la question de la méthode, puis en passant en revue quelques doctrines importantes.

À l’époque où furent posés les fondements de la physique moderne, Galilée indiqua et pratiqua la vraie méthode scientifique. Il observa ; il fit des hypothèses, et il n’admit ses hypothèses pour valables que dans la mesure où leurs conséquences se trouvaient conformes aux faits. Mais, malgré l’exemple de ce sage esprit et malgré les revendications éloquentes de Bacon, les droits de l’expérience furent méconnus et la méthode à priori altéra l’œuvre de Descartes et de ses successeurs. Cette prévalence du rationalisme provient en partie du fait que les deux plus grands maîtres de la science, au xviie siècle, Descartes et Leibnitz, étaient des génies spécialement mathématiques. Ils crurent qu’on pouvait établir la science de la nature par les procédés déductifs qu’ils avaient mis en usage dans la géométrie analytique et le calcul différentiel. Vint la réaction en faveur de l’empirisme qui caractérise le xviiie siècle. Le rationalisme s’est relevé ensuite en Allemagne, dans la philosophie de la nature, et il a atteint son apogée dans les travaux de Hegel, qui a voulu construire à priori les lois de la physique et les combinaisons de la chimie, en même temps que l’histoire de l’humanité. La destinée de ces constructions altières a réalisé le proverbe que l’orgueil marche devant l’écrasement. Une nouvelle réaction s’est produite en faveur de l’empirisme et a atteint son apogée dans le positivisme, qui interdit à la pensée toute démarche allant au delà de la simple coordination des faits. Le positivisme n’accorde aucune valeur aux tendances de la raison qui désire expliquer les faits et non pas seulement les coordonner. La raison a tiré vengeance de ces dédains par le retour de l’esprit systématique se produisant sous le couvert de la méthode expérimentale. Il y a comme une sorte d’ironie dans les synthèses hardies et prématurées auxquelles se livrent bien des esprits contemporains, tout en professant les théories de l’empirisme.

Après les oscillations violentes qui viennent d’être rappelées, et qui ont fait passer les théoriciens de la méthode du rationalisme absolu à l’empirisme pur, et de l’empirisme pur au rationalisme absolu, le temps est venu de tirer de l’histoire de la science les leçons qu’elle renferme.

Pour s’orienter dans la question de la méthode, il est nécessaire de distinguer les principes directeurs de la pensée, principes qui ont un caractère simplement formel, et les affirmations à priori qui ont un contenu substantiel dont on peut déduire des éléments de système. « Le ciel est parfait, donc le soleil n’a pas de taches. » Cette affirmation, opposée par les disciples d’Aristote aux fondateurs de l’astronomie moderne, est un exemple de ces principes substantiels dont on tire des conséquences systématiques. En faire usage, c’est employer la méthode de construction que la science a dû répudier. « Le monde est intelligible ; les lois de la nature sont simples et constantes » : voilà des exemples de ces principes formels dont on ne peut rien déduire, mais qui dirigent la pensée dans le choix des hypothèses. Descartes a confondu ces deux éléments distincts, et il est facile de s’assurer que la partie durable de son œuvre a été le résultat des principes directeurs, et que la plupart de ses erreurs ont eu pour origine l’emploi de la méthode à priori. La confusion faite par le principal fondateur de la physique moderne a été faite par ses adversaires. En répudiant les constructions à priori, on a répudié les principes directeurs de la pensée. Il en est résulté que des vérités aujourd’hui retrouvées ont été méconnues pour un temps, parce qu’elles ont été enveloppées injustement dans la juste proscription des erreurs de la physique cartésienne[5]. L’histoire de la physique moderne démontre que la science est née de la rupture avec la méthode à priori, de l’observation des faits acceptée comme base et comme contrôle des théories, et d’hypothèses conçues sous l’influence de principes déterminés qui, sans fournir directement la connaissance d’aucune loi, ont dirigé les recherches dans la voie où les lois véritables devaient être découvertes[6]. Ainsi est mise en bonne lumière la méthode scientifique qui intervient entre l’empirisme et le rationalisme. Elle garde de l’empirisme la pensée que l’observation des faits est la base et le contrôle de toute théorie sérieuse, mais en abandonnant l’idée que l’observation soit la source unique de la science. Elle garde du rationalisme l’appareil logique qui est la condition de toute connaissance et les principes directeurs de la pensée, mais en rejetant la prétention de la construction à priori. La voie par laquelle l’esprit humain peut atteindre la part de vérité qui lui est accessible se trouve clairement indiquée. L’histoire de la physique est la confirmation la plus solide qu’on puisse rencontrer de la vraie théorie de la méthode. Voyons maintenant les conséquences que l’on peut déduire des découvertes de cette science pour la solution d’un certain nombre de questions qui rentrent dans le programme de la philosophie. Je commencerai par la détermination de l’idée de la matière.

Nous ne possédons pas encore et peut-être ne posséderons-nous jamais une doctrine ferme sur la constitution de la matière. La théorie de l’atomisme, c’est-à-dire de l’existence en nombre déterminé des éléments premiers des corps, a une base expérimentale dans la loi des proportions définies et dans celle des proportions multiples. Lorsque des corps sont mis en présence dans des quantités quelconques, ces corps se combinent toujours dans des proportions déterminées : c’est la loi des proportions définies. Lorsqu’un corps forme avec un autre plusieurs combinaisons, le poids de l’un varie à l’égard du poids de l’autre selon des rapports numériques simples : c’est la loi des proportions multiples. Ces deux affirmations, expérimentalement démontrées, s’expliquent par la pensée que les corps sont formés de parties indivisibles. Du reste, tout essai de synthèse mathématique destinée à rendre compte des phénomènes suppose que les éléments de la matière sont susceptibles d’une expression numérique. On peut donc considérer la théorie atomique comme exprimant un des postulats de la physique moderne. Mais, en admettant que cette théorie soit démontrée, quelle est la nature de l’atome ? Est-il impénétrable, comme on l’admet à l’ordinaire ? n’est-il qu’un centre de force, de manière que plusieurs atomes puissent coïncider en un même lieu, comme Bascovich l’a supposé et comme Faraday a cru pouvoir l’établir par quelques expériences ? Ce sont là des questions non résolues. Ce qui demeure certain, c’est que la divisibilité indéfinie, caractère indéniable du concept de l’espace, ne peut pas s’appliquer à l’élément des corps, dès qu’on considère cet élément comme une unité. La confusion établie par Descartes entre l’idée de l’espace et l’idée de la matière a été l’origine de quelques-unes de ses erreurs.

Les questions philosophiques relatives à la nature des atomes ne sont donc pas résolues. On peut en dire autant des problèmes relatifs à la nature première du mouvement. Pour préciser la question dans un de ses détails, la gravitation est-elle un mouvement primitif ou a-t-elle un antécédent physique, comme Newton l’a supposé et comme bien d’autres l’ont pensé après lui ? C’est ce que nous ne savons pas, dans l’état actuel des recherches.

La physique ne livre donc pas à la science générale une théorie démontrée relativement à la constitution de la matière et au mouvement primitif dont la matière est animée ; mais elle fournit la solution d’une question agitée dans les écoles de philosophie.

On a souvent distingué deux sortes de qualités ou de propriétés de la matière : les qualités dites premières, qui se représentent objectivement, et qui se rattachent à la forme et au mouvement, et les qualités dites secondes, qui sont les causes des sensations diverses désignées sous les noms de son, de couleur, d’odeur, de saveur. La valeur de cette distinction a été contestée. M. Saisset, par exemple, a écrit « La ligne de démarcation tracée diversement par Descartes, par Locke, par Reid, par Dugald Stewart, entre les qualités premières et les qualités secondes de la matière, est plus ou moins arbitraire et inconciliable avec les faits[7]. » La distinction dont M. Saisset n’admet pas la valeur disparaît également pour l’école philosophique, qui, avec Stuart Mill, définit la matière comme étant « une possibilité permanente de sensations ». Cette définition supprime toute étude sérieuse des phénomènes de la perception, en ne laissant en présence du fait subjectif de la sensation qu’une possibilité, c’est-à-dire une abstraction réalisée qui remplace fort indûment la conception nécessaire d’une réalité objective.

La distinction entre les qualités premières et les qualités secondes des corps, attaquée par des philosophes, est incontestablement justifiée par les théories de la physique actuelle. En effet, selon ces théories, les causes de nos sensations, qui sont indéterminées directement dans le fait de la perception, sont déterminées scientifiquement comme des mouvements divers, soit de la matière pondérable, soit du fluide éthéré. Nous expliquons les qualités secondes au moyen des qualités premières. Comment dès lors méconnaître la différence des phénomènes expliqués et de ceux qui leur servent d’explication, la différence des mouvements de la matière, phénomènes objectifs qui sont l’objet d’une représentation, et des états subjectifs qui résultent du rapport des êtres sensibles avec les mouvements ? Voilà, semble-t-il, une question agitée par les philosophes qui se trouve définitivement résolue par les progrès de la physique.

Il serait du reste avantageux de remplacer les termes de qualités premières et de qualités secondes par ceux de qualités essentielles et de qualités accidentelles. La forme et le mouvement sont des conceptions sans lesquelles l’idée du corps disparaît, elles sont donc essentielles ; tandis que le son et la couleur sont des qualités accidentelles, puisqu’elles peuvent disparaître, comme cela a lieu pour les sourds et les aveugles, sans que la notion fondamentale du corps s’évanouisse. La physique fournit donc à la philosophie des notions relatives à l’idée de la matière ; elle fournit des notions plus importantes encore pour l’idée de l’esprit, c’est-à-dire du sujet de la connaissance.

Rien ne peut être connu sans que l’esprit se connaisse lui-même dans le fait de conscience. Ce que nous avons à examiner ici, c’est la manière dont l’esprit se manifeste à lui-même dans la connaissance des corps qui est l’objet de la physique.

La distinction des phénomènes matériels et des phénomènes psychiques a fondé la physique moderne. Cette distinction se trouve nécessairement rappelée, spécialement à l’article de la chaleur, dans tous les traités élémentaires. Les sensations du chaud et du froid ont un caractère relatif. Elles sont variables selon la condition des individus et, pour le même individu, selon l’état de son organisme, à un moment donné. C’est pourquoi, pour faire une étude scientifique de la chaleur, il était indispensable de trouver un phénomène qui en manifestât les degrés divers, et qui fût indépendant des impressions personnelles. On a trouvé ce phénomène dans les mouvements nés de la chaleur qui produisent la dilatation de la plupart des corps et qui sont le principe commun de tous les thermomètres. Débarrasser l’étude de la chaleur des impressions personnelles qu’elle produit, c’est mettre à part le sujet des sensations, en le distinguant des causes objectives dont les sensations sont le produit ; c’est donc reconnaître l’existence distincte de l’être sensible. Pour réduire tous les phénomènes physiques au mouvement, il a fallu constater les rapports des mouvements avec des phénomènes d’un autre ordre, avec la pensée, au sens le plus général de ce terme. La science est née de cette distinction et elle la confirme. Dire que, dans les phénomènes matériels, il n’y a que forme et mouvement, c’est proclamer l’immatérialité de la pensée.

Il se fait maintenant, dans certaines régions du monde philosophique, un effort considérable pour détruire le dualisme de l’esprit et du corps. On affirme que les phénomènes physiques et les phénomènes psychiques ne sont que « le double aspect d’un même fait », ou bien « la face objective est la face subjective d’un même événement ». On dit que « la différence des états de conscience et des états de l’organisme se réduit à une simple différence dans le mode d’appréhension ». C’est la thèse de quelques auteurs contemporains, celle de Lewes par exemple[8]. Voilà une tentative dont le but est de ramener à l’unité la dualité des faits psychiques et de leurs conditions objectives. Cette tentative a une double origine : elle vient de la philosophie et de la physiologie.

Le dualisme de l’esprit et du corps a été établi par Descartes dans les prolégomènes de sa physique. Leibnitz, qui est cartésien à tant d’égards, s’éloigne de Descartes sur ce point de doctrine. Il raconte comment, après avoir été momentanément séduit par la doctrine du vide et des atomes, il avait rejeté cette conception purement mécanique et était arrivé à la notion que les éléments simples de l’univers sont des forces qu’il appelle monades. Il écrit « Je trouvai donc que leur nature consiste dans la force, et que de cela s’ensuit quelque chose d’analogique au sentiment et à l’appétit, et qu’ainsi il fallait les concevoir à l’imitation de la notion que nous avons des âmes[9]. » Étendre les idées du sentiment et de l’appétit à tous les éléments de l’univers, c’était détruire la barrière établie par Descartes entre les corps et la pensée. Leibnitz toutefois maintient énergiquement la distinction essentielle de l’esprit humain et de l’organisme. Après avoir parlé des animaux, il ajoute : « Les âmes raisonnables suivent des lois bien plus relevées et sont exemptes de tout ce qui leur pourrait faire perdre la qualité de citoyens de la société des esprits ; Dieu y ayant si bien pourvu, que tous les changements de la matière ne leur sauraient faire perdre les qualités morales de leur personnalité[10]. » Il est évident d’ailleurs que la doctrine de l’harmonie préétablie suppose la diversité essentielle et primitive des esprits et des corps. La pensée de Leibniz est engagée dans deux directions diverses, dont l’une le porte à rapprocher la matière de l’esprit et l’autre à établir leur différence. Ces deux directions de sa pensée sont-elles conciliables ? C’est une question pour l’historien de la philosophie. La première, dégagée du contrepoids de la seconde, a été fortifiée par les progrès des sciences naturelles. Les conditions organiques des phénomènes spirituels ont été soigneusement étudiées et incontestablement établies. Une médiocre connaissance de l’état actuel des études suffit pour démontrer l’erreur commise par Descartes, lorsqu’il a affirmé se connaître comme « une chose qui pense », abstraction faite de tout sentiment de l’existence du corps. Les données d’une psychologie exacte confirment pleinement, sous ce rapport, les résultats des travaux des physiologistes. Deux courants, dont l’un procède de la métaphysique leibnizienne et l’autre de la physiologie, se sont donc réunis pour produire dans l’esprit de quelques savants contemporains l’affirmation que les éléments corporels et les éléments spirituels que l’observation nous manifeste ne sont que le double aspect d’un même fait.

Cette thèse est difficile à entendre. Les mouvements physiologiques et les faits psychiques semblent irréductibles, par le fait de la diversité absolue du mode de leur connaissance. L’observation établit que, dans les limites de notre expérience, un état déterminé du corps est la condition des manifestations possibles de l’esprit. Lorsqu’on dit que l’on constate les relations de deux ordres de phénomènes distincts sans être séparés et réunis sans être confondus, cela se comprend ; mais que signifie l’affirmation que le même fait a deux aspects ou deux faces ? Affirme-t-on l’unité substantielle du support commun de phénomènes différents ? C’est une thèse de philosophie spéculative, et cette thèse a un double défaut. En premier lieu, elle est absolument stérile : d’une unité substantielle indéterminée et indéterminable on ne saurait rien déduire. En second lieu, la thèse est destituée de toute preuve valable. Pour l’établir, il faut affirmer que partout où il y a mouvement il y a quelque élément psychique, la sensation pour le moins. La sensation est un fait subjectif dont la conscience seule nous fournit l’idée. Admettre la sensibilité des animaux, c’est, pour les animaux supérieurs du moins, le résultat d’une analogie sérieuse. Cette analogie fait défaut lorsqu’on passe au règne végétal, et bien plus encore lorsqu’il s’agit de la matière inorganique. Attribuer un élément de sensibilité aux plantes et aux pierres, c’est une affirmation à priori, déduite de certaines conceptions philosophiques et que l’observation ne justifie pas. Du reste, les partisans de la doctrine que j’examine n’énoncent pas l’intention de formuler une thèse de philosophie spéculative. Ils ne parlent pas d’une unité substantielle, entendue dans un sens métaphysique ; ils parlent d’un fait. Puisqu’il est question d’un fait, il est naturel de demander par quelle expérience on le constate. Est-ce le fait subjectif, la donnée de conscience qui a une face objective ? Qu’est-ce que la face objective d’un phénomène subjectif ? Qu’on parle d’une condition objective, cela s’entend ; mais une face objective d’un fait subjectif, cela ne s’entend pas. Les termes mêmes que l’on emploie rappellent la nécessité de concevoir un objet qui se pose en face d’un sujet. Est-ce le fait objectif, le mouvement qui a une face subjective ? C’est ainsi que paraissent l’entendre les partisans de la doctrine. Selon M. Lewes, « il est nécessaire d’adopter franchement le point de vue biologique, c’est-à-dire de regarder les fonctions mentales comme des fonctions vitales[11]. » Le fait unique qui a deux aspects est donc le fait physiologique. Cette affirmation est fort claire en elle-même ; mais ce qui n’est pas clair du tout, c’est la manière de concevoir l’aspect subjectif d’un mouvement. Le mot qu’on est forcé d’employer rappelle la conception nécessaire d’un sujet distinct de l’objet. Admettons que ces remarques n’aient pas cette valeur. Il y a un fait unique qui a deux faces ou qui se présente sous deux aspects. Un aspect suppose un spectateur. « Tout événement, toute sensation a un double aspect, objectif et subjectif, selon le mode d’appréhension[12]. » Fort bien ; mais qui appréhende ? Est-ce le mouvement qui s’appréhende comme sensation ? Est-ce la sensation qui s’appréhende comme mouvement ? Aucun penseur sérieux n’oserait soutenir ces paradoxes. Deux classes de phénomènes distincts sont appréhendés par la conscience, qui perçoit directement les faits psychiques et, par leur intermédiaire, leurs conditions objectives. La présence du sujet qui perçoit ses propres modes et les réalités externes est implicitement affirmée par la théorie des « deux aspects ». Cette théorie met en lumière, par les termes mêmes dans lesquels elle est forcée de s’énoncer, la dualité de l’esprit et du corps ; elle la met en lumière, et elle l’impose à la science.

La recherche d’un principe d’unité est la tendance de la raison, tendance dont la philosophie est l’expression la plus complète. Nous avons ici l’exemple d’un des cas si fréquents dans lesquels cette tendance égare la pensée. Le besoin de l’unité ne peut pas se satisfaire dans la considération de l’un des éléments d’une dualité directement irréductible : la matière et l’esprit. La distinction qui a fondé la physique moderne subsiste ; l’esprit se manifeste dans la connaissance de la matière comme un sujet irréductible à son objet. M. du Bois-Reymond, s’adressant aux naturalistes allemands réunis à Leipsig, a présenté à ce sujet les considérations que voici. Après avoir signalé le mystère qu’offre à la pensée la nature de la matière et celle de la force, il continue :

« À une certaine époque du développement de la vie sur le globe, époque dont nous ignorons la date, qui du reste ne nous intéresse ici nullement, il surgit quelque chose de nouveau et d’inouï jusque-là, quelque chose d’incompréhensible comme l’essence de la matière et de la force. Le fil de notre intelligence de la nature, qui remonte jusqu’au temps infini négatif, se rompt, et nous nous trouvons vis-à-vis d’un abîme infranchissable ; en un mot, nous touchons à l’autre limite de notre entendement.

« Ce nouveau phénomène incompréhensible est la pensée. Je vais démontrer à présent, si je ne me trompe, d’une manière péremptoire, que non seulement dans l’état présent de nos connaissances la pensée n’est pas explicable à l’aide de ses conditions matérielles, ce dont tout le monde tombera d’accord, mais aussi que, en vertu de la nature des choses, elle ne le sera jamais. L’opinion contraire, savoir qu’il n’y a pas lieu de renoncer à tout espoir d’expliquer la pensée à l’aide de ses conditions matérielles, et que ce problème pourra être un jour résolu par l’esprit humain, grâce aux conquêtes intellectuelles qu’il aura faites dans le cours des siècles : cette opinion est la seconde erreur que je me suis proposé de combattre dans ce discours.

« Si, dans ce que je viens de dire et par la suite, je me sers du mot « pensée », il ne faut pas croire pour cela que je n’ai en vue que les degrés supérieurs de notre activité intellectuelle. Au contraire, par « pensée », j’entends, comme Descartes, l’activité intellectuelle dans toutes ses modifications, et ma proposition les embrasse toutes, jusqu’à la plus simple et pour ainsi dire la plus basse dans l’échelle. Pour avoir un exemple d’un phénomène inexplicable à l’aide de ses conditions matérielles, il n’est pas du tout nécessaire de se figurer James Watt imaginant son parallélogramme, ou Shakspeare, Raphaël, Mozart créant leurs chefs-d’œuvre les plus sublimes. Tout comme l’action musculaire la plus énergique et la plus compliquée d’un homme ou d’un animal n’est pas plus inexplicable, en dernière analyse, qu’une simple contraction d’une fibre musculaire unique ; tout comme une seule cellule sécrétoire recèle dans un intérieur le mystère de la sécrétion tout entier : ainsi l’activité intellectuelle la plus élevée n’est pas plus difficile à expliquer en principe à l’aide de ses conditions matérielles que cette activité dans sa forme la plus rudimentaire, c’est-à-dire que la sensation. Lorsque, au commencement de la vie animale sur la terre, l’être le plus simple éprouva pour la première fois un sentiment de bien-être ou de déplaisir, l’abîme infranchissable dont je viens de parler s’ouvrit, et le monde désormais devint doublement incompréhensible[13]. »

Ainsi, dans la pensée du professeur de Berlin, la science a un double point de départ : la matière en mouvement et les phénomènes psychiques. Ces points de départ sont absolument distincts, et ils demeurent incompréhensibles, comme toutes les données primitives.

L’esprit se manifeste donc dans la connaissance de la matière qui est l’objet de la physique comme un sujet irréductible à son objet ; et non seulement il se manifeste d’une manière générale, mais il se manifeste dans ses différentes fonctions, comme nous allons le constater.

Quelle est l’idée essentielle de la matière ? Sa résistance dans l’espace. Dans l’idée de la résistance l’analyse découvre deux éléments : l’effort et l’obstacle. L’exercice conscient du pouvoir moteur est l’origine de notre connaissance de la matière. Or, dans l’effort l’esprit se manifeste comme volonté. Dire que nous connaissons la matière comme résistance, c’est dire que l’exercice, de la volonté est la condition de l’idée du corps. La valeur de cette analyse est contestée dans les doctrines de l’empirisme anglais, doctrines dont j’emprunte le résumé au travail de M. Ribot[14].

La thèse fondamentale de cette école est celle de Condillac : « Le seul fait psychologique primitif et irréductible est la sensation. » Vient ensuite une autre thèse : « L’expérience fondamentale, irréductible, qui donne la notion de l’extériorité, c’est la résistance. » Comment ces deux thèses peuvent-elles être conciliées ? En affirmant qu’il existe « des sensations musculaires qui nous informent de la nature et du degré d’effort de nos muscles ». M. Ribot observe avec raison que ces sensations-là « forment comme un genre à part », tant elles se distinguent des autres. Pourquoi cela ? Si un muscle malade cause une douleur, c’est une sensation analogue à toutes celles qui résultent de l’état des organes. Si mes muscles sont mus par un antécédent purement physiologique, j’aurai conscience du mouvement dont je ne m’attribuerai pas l’origine, qui pourra même subsister contre ma volonté, comme il arrive dans un état convulsif conscient. La sensation musculaire se distingue de toutes les autres lorsqu’elle résulte d’un acte volontaire. Le cas alors est différent ; il y a un genre à part ; mais ce n’est pas un genre de sensations, ou du moins il intervient dans le phénomène un élément irréductible aux modes purs de la sensibilité : l’effort. Quel est le sujet de l’effort ? Dire que nos muscles font effort et que la sensation nous informe de l’effort de nos muscles, c’est confondre deux idées dont l’origine est absolument différente. Nous pouvons avoir conscience par l’intermédiaire de la sensation du travail de nos muscles, soit que ce travail résulte d’un antécédent purement physiologique, soit qu’il résulte d’un acte de volonté. Mais c’est dans ce second cas seulement qu’il y a effort. Le travail est une notion objective qui s’applique légitimement aux muscles, mais il n’en est pas de même de la notion subjective de l’effort. C’est le sujet, le moi, qui a conscience de son effort auquel les muscles cèdent en résistant. Cette résistance est accompagnée d’une sensation ; mais, dans les modes actifs de l’existence, la conscience de l’effort est primitive, la sensation est subséquente, tandis que dans les modes passifs c’est la sensation qui est primitive et l’effort subséquent, lorsqu’il y a réaction. La volonté est donc bien le point de départ du phénomène qui nous donne « la notion de l’extériorité ». Sans l’exercice de la volonté, nous n’aurions ni l’idée du corps propre ni l’idée des corps étrangers.

Le pouvoir moteur révèle à l’esprit les qualités essentielles de la matière ; d’où procède la connaissance des qualités secondes ou accidentelles ? La physique répond : Les mouvements physiques déterminent dans les corps vivants des mouvements physiologiques auxquels répondent les sensations. Sans l’existence des êtres capables de sentir, il n’y aurait plus de lumière, de chaleur, d’odeur, de saveur, mais seulement les mouvements qui sont les conditions objectives de ces sensations. Signalons ici en passant l’erreur des écrivains qui parlent d’un état primitif de l’univers purement mécanique qui, dans la série des siècles, aurait produit, par un développement naturel, les propriétés dites physiques. Un développement ne peut produire que ce qui est virtuellement contenu dans son point de départ. Or un état purement mécanique ne contient virtuellement rien d’autre que des transformations de mouvements et non, à aucun degré, l’apparition de phénomènes d’un autre ordre, tels que la sensation. Les siècles et les milliers de siècles n’y font rien. Sans l’existence des êtres capables de sentir, les propriétés des corps dites physiques, par opposition au mécanisme pur, ne sauraient faire leur apparition ; c’est l’enseignement positif de la science moderne. Dans la connaissance des qualités secondes, ou accidentelles de la matière, l’esprit se manifeste donc comme doué de sensibilité.

L’homme perçoit et sent ; le savant veut se rendre compte de l’objet de ses perceptions et de la cause de ses sensations. Le physicien cherche à expliquer les phénomènes en découvrant leurs lois. Les lois sont des conceptions de l’intelligence. On arrive facilement à entendre que, sans la présence d’êtres sensibles, les phénomènes qui supposent un élément de sensation ne pourraient pas exister. Il faut un peu plus d’effort pour entendre que, s’il n’existait pas d’intelligences, il n’y aurait pas de lois ; et pourtant cela est. Supposons que l’univers matériel existe seul ; les astres ne réaliseront-ils pas toutefois la loi de la gravitation ? Que la loi soit pensée ou ne le soit pas, les choses ne seraient-elles pas ainsi ? Il le semble ; mais, lorsque l’on réfléchit sérieusement, on arrive à comprendre que le terme ainsi suppose le rapport des faits à une pensée qui les conçoit. Qu’on supprime toute intelligence actuelle ou virtuelle, réelle ou possible, les choses seront, mais elles ne seront pas ainsi ; elles ne pourront pas être dites conformes à un ordre qu’aucun esprit ne pourrait formuler. L’idée de la loi disparaîtra, comme les idées de la lumière et de la chaleur disparaissent avec l’existence des êtres capables d’éprouver des sensations. Cette affirmation est valable, mais elle est difficile à entendre, parce qu’il faut penser à un état de choses dans lequel la pensée n’existerait pas.

La science de la matière ne se borne pas à constater des faits, elle aspire à découvrir des lois. Des lois ne peuvent exister que dans une intelligence qui les conçoit, et non dans les choses considérées en elles-mêmes, qui ne sont que les conditions matérielles de conceptions possibles. Donc, dans la science de la matière, l’esprit se manifeste comme intelligence. Ceci est vrai de toute science, quel que soit son objet ; mais la physique met cette vérité dans une spéciale évidence.

Un des caractères de la physique moderne qui résume plus ou moins tous les autres est l’explication mathématique des phénomènes. Les mathématiques supposent non-seulement l’intelligence en général, ce qui est le cas pour toutes les sciences, mais des données intellectuelles spéciales qui appartiennent en propre à l’esprit et forment une partie de sa dot, dans ce que Bacon appelle « un hymen chaste et légitime de la pensée avec les faits ». L’emploi des mathématiques met en vive lumière l’élément à priori de la raison. Les efforts tentés pour ramener à une origine purement expérimentale la science des nombres et des figures demeurent impuissants. Les notions qui sont à la base de l’arithmétique et de la géométrie se produisent à l’occasion de l’expérience. Sans le mouvement, nous n’aurions pas l’idée de l’espace et des formes ; sans les objets perçus, nous n’aurions pas l’idée du nombre. Les concepts de la raison ne sont actualisés que sous la condition d’un exercice pratique de nos facultés, sans cela, ils resteraient dans une virtualité éternelle ; mais la condition qui leur permet de se manifester ne les produit pas. Un germe ne se développe que sous la condition d’un certain degré d’humidité et de chaleur ; mais ce n’est pas la chaleur et l’humidité qui peuvent rendre raison du développement plastique dont un organisme est le résultat. De même, les idées qui sont à la base des mathématiques ne se développent que sous la condition de l’expérience, mais leur contenu n’est pas expérimental. Stuart Mill, voulant interpréter les conceptions géométriques dans le sens de l’empirisme, écrit : « Notre idée d’un point est simplement l’idée du minimum visible, la plus petite portion de surface que nous puissions voir[15]. » Le point des géomètres est le principe non étendu de toute localisation dans l’espace ; c’est, si l’on veut, une sphère dont le rayon est zéro. En faire une portion de surface, si petite que ce soit, c’est méconnaître la nature essentielle des conceptions fondamentales des mathématiques.

Quand on accorderait l’origine expérimentale des matériaux de l’arithmétique et de la géométrie, il resterait encore manifeste que les propositions et les théorèmes s’établissent par les seules lois de la pensée, sans recours à l’expérience. Il est donc permis d’affirmer que l’emploi toujours plus grand des mathématiques dans l’explication des phénomènes physiques met toujours plus en lumière le rôle de l’intelligence dans notre savoir.

En résumé : pas de connaissance des qualités essentielles de la matière sans l’exercice de la volonté ; pas de connaissance des qualités secondes ou accidentelles de la matière sans la présence de la sensibilité ; pas de science de la matière sans l’intelligence. Il suffit donc d’observer les conditions de la science des corps pour obtenir la notion de l’esprit dans ses trois fonctions : agir, sentir et penser.

La physique établit la distinction des faits et de la pensée ; elle manifeste aussi leur harmonie, qui seule rend le monde intelligible.

Dans l’ordre physique, les faits sont des mouvements perçus directement par les fonctions du toucher et de la vue, et perçus médiatement, comme causes des sensations, par les impressions que les mouvements produisent sur nous. La pensée, qui se manifeste dans toutes les sciences par ses éléments logiques, se manifeste spécialement en physique par ses éléments mathématiques. Les faits et la pensée forment deux ordres distincts et irréductibles. Si les faits sont bien observés, si les véritables lois des phénomènes sont découvertes, et si enfin les calculs effectués sont justes, il y a accord entre les faits et la pensée. Le mouvement des astres dans le ciel, les mouvements des molécules dans les corps, les ondulations de l’éther se trouvent conformes aux calculs du savant. Il résulte de cette considération que la physique mathématique renferme la réfutation du scepticisme, ou du moins du scepticisme général et complet. Quelle est, en effet, la source principale du scepticisme ? La voici : L’existence de la pensée est absolument certaine ; on ne peut nier la pensée qu’en l’exerçant, c’est-à-dire en tombant dans une contradiction manifeste. C’est là la partie irréfutable du cogito ergo sum de Descartes. On peut nier la légitimité du passage du fait de la pensée à l’affirmation de la réalité substantielle et durable exprimée par je suis ; mais il est impossible de contester la certitude de la pensée et de son inhérence à un sujet au moins phénoménal exprimé parle pronom personnel. Je pense : voilà une certitude absolue pour celui qui prononce ces mots ; mais c’est la seule connaissance dont le caractère soit immédiat. Condillac commence son Essai sur l’origine des connaissances humaines par ces mots : « Soit que nous nous élevions, pour parler métaphoriquement, jusque dans les cieux, soit que nous descendions dans les abîmes, nous ne sortons point de nous-mêmes, et ce n’est jamais que notre pensée que nous apercevons. » Comment établir l’accord de la pensée avec une réalité objective ? Il faudrait pour cela sortir de la pensée et la comparer à autre chose qu’à elle-même ; mais cela est impossible. Donc nous pensons ; mais nous ne pouvons pas établir le rapport de notre pensée à une réalité : telle est la base fondamentale du scepticisme universel.

Cette argumentation est spécieuse, mais elle ne résiste pas à un examen attentif. Considérons d’abord les mathématiques. Je me trompe dans un calcul d’arithmétique ou dans une démonstration de géométrie ; je me corrige, ou on me corrige en me signalant une erreur que je reconnais. Comment cela se peut-il ? Parce que la connaissance interne ou subjective par laquelle l’esprit se manifeste ne me révèle pas seulement ma pensée individuelle, mais aussi une autre pensée qui s’impose à moi, tantôt par une évidence immédiate et tantôt au moyen d’une démonstration. Il faut donc distinguer dans l’acte total de la conscience une observation spécialement psychologique, qui me fait connaître les modes de ma pensée individuelle, et une observation qu’on peut appeler rationnelle, qui me met en présence d’une règle dont ma pensée individuelle peut s’écarter, et à laquelle elle revient lorsqu’elle se corrige. Cette règle qui s’impose à mon esprit est en moi, sans être moi ni à moi. Ce n’est pas ma raison, dans un sens personnel, c’est la raison commune à toutes les intelligences semblables à la mienne et à laquelle je participe. La vérité mathématique résulte de l’accord de la pensée individuelle avec sa loi. Quand je possède cette vérité, je possède une pensée, qui n’est pas la mienne seulement ou celle de tel autre individu, mais celle de l’esprit humain. Nous voici hors d’un idéalisme subjectif qui constituerait le scepticisme complet ; mais une nouvelle question se pose : Comment établir le rapport de la pensée humaine avec une réalité étrangère à cette pensée même ? Après avoir échappé à un idéalisme personnel, resterons-nous dans un idéalisme collectif qui ne nous sortirait pas du scepticisme ? Non.

Les perceptions qui nous révèlent l’existence des corps n’ont lieu que par l’intermédiaire de la conscience ; mais ces perceptions s’imposent par une évidence sensible, de même que la vérité rationnelle s’impose par une évidence intellectuelle. La simple imagination qui me représente des objets matériels se distingue de la perception, comme ma pensée individuelle se distingue de la raison. Un homme qui aurait totalement perdu la faculté de concevoir les vérités mathématiques et serait incapable de reconnaître une erreur dans un calcul très élémentaire serait atteint d’imbécillité ou d’aliénation mentale. Pareillement (une réserve étant faite pour la question du sommeil), un individu qui ne peut pas distinguer une représentation purement subjective d’une perception réelle est atteint de l’état maladif désigné sous le terme d’hallucination.

Il est impossible de nier la différence essentielle qui existe entre la pensée abstraite qui se manifeste dans le calcul et la perception des réalités sensibles. Or l’objet des perceptions humaines est une série de phénomènes qui sont réglés conformément aux lois des mathématiques. Cette conformité des phénomènes aux lois de la pensée, ou des lois de la pensée aux phénomènes, est la condition d’une science possible ; et l’existence de la science réelle démontre que cette conformité existe. La physique mathématique ne fait et ne peut faire aucun progrès sans manifester toujours plus clairement l’accord des vérités expérimentales avec la raison.

La physique moderne a donc pour conséquence légitime la destruction du scepticisme universel tel qu’il se manifestait à l’époque des penseurs de la Grèce. On lit dans l’histoire légendaire de Pyrrhon que ce sceptique fameux, doutant du témoignage de ses sens comme de toutes choses, ne se serait pas détourné en présence d’un précipice ou à la rencontre d’un chariot, en sorte que ses disciples devaient l’entourer constamment pour préserver sa vie. De nos jours, on ne doute pas du témoignage des sens convenablement interprété, et on admet sans contestation que nous pouvons obtenir une connaissance vraie des phénomènes naturels. Nous croyons à la science, et l’industrie scientifique justifie la confiance accordée aux théories qui lui servent de fondement. Le doute général bat en retraite ; il ne peut plus se montrer que comme un jeu de l’intelligence auquel ceux mêmes qui s’y livrent ne sauraient attribuer une valeur sérieuse. Il y a là, dans l’histoire de la pensée humaine, un fait considérable et trop peu remarqué : le scepticisme des anciens a fait place au positivisme des modernes. Le doute qui porte sur les questions religieuses et métaphysiques n’a pas disparu ; il se maintient ; on peut même dire qu’il s’accroît ; mais pourquoi s’accroît-il ? C’est un doute comparatif qui résulte de ce qu’on oppose la certitude de la science de la nature a l’incertitude de tout ce qui dépasse l’expérience. On peut dire que c’est la lumière qui s’est faite sur une partie des connaissances humaines qui projette des ténèbres sur une autre partie de ces connaissances ; ou, si l’on veut user d’une autre comparaison, c’est parce que la pensée a trouvé un sol ferme dans l’étude des phénomènes de la matière qu’elle refuse de s’aventurer au delà de ce terrain.

Les progrès de la physique sont la cause principale de cette situation des esprits ; mais cette situation est instable. Le positivisme, si l’on consulte ses programmes officiels, n’admet aucune affirmation philosophique : ni l’idéalisme, ni le matérialisme, ni le théisme, ni l’athéisme. Nous ne pouvons que coordonner les données de l’expérience ; au delà, nous ne savons rien. Sous le couvert de ce doute officiel arrive la négation. À la formule « Nous ne savons rien au delà de l’expérience, » succède cette autre formule « Au delà des objets de l’expérience et de l’expérience sensible, il n’y a rien. » Cependant les tendances de la raison subsistent, et la raison porte en elle les notions transcendantes de l’infini, de l’absolu, du nécessaire. Il arrive donc souvent qu’on voit ces notions transcendantes appliquées à l’objet de l’expérience sensible. On affirme alors que la matière est éternelle et que les lois de la nature sont nécessaires : voilà le matérialisme. Que le positivisme, qui est officiellement le doute sur tout ce qui dépasse l’expérience sensible, se transforme fréquemment en matérialisme, c’est ce qu’il serait facile d’établir, en citant des faits et des textes. Le développement de la physique, qui a joué un rôle considérable dans la formation du positivisme, produit-il légitimement de telles conséquences ? Il y a de bonnes raisons pour penser autrement.

L’esprit systématique, en s’attachant d’une manière exclusive aux données de la physique, engendre le matérialisme. En appliquant aux résultats de cette science l’esprit philosophique, on arrive à des conclusions différentes. La physique moderne, qui détruit le scepticisme des anciens, détruit également leur matérialisme.

Pour Démocrite et Epicure, quelles étaient les données qui devaient fournir l’explication de l’univers ? Les atomes agrégés et désagrégés dans un nombre infini de combinaisons fortuites avaient produit enfin le monde actuel : tel est le matérialisme ancien. Le matérialisme moderne a d’autres caractères. Il explique le monde par une disposition primitive de la matière, par le mouvement et les lois de la communication du mouvement. C’est par un développement opéré selon des lois déterminées, ou, pour employer le terme le plus usité de nos jours, c’est par une évolution, que le monde, à partir d’un état primitif, est parvenu à son organisation actuelle. Or l’idée d’une évolution, d’un développement soumis à des lois que la science cherche à découvrir, diffère profondément de la notion antique des atomes se mouvant au hasard et formant une série d’agrégations fortuites. Ce sont les progrès de la physique qui ont opéré ce changement capital dans l’idée de la science. Le matérialisme peut sembler affermi par cette modification, en revêtant un caractère sérieusement scientifique qui lui manquait dans l’antiquité ; mais en réalité il se trouve détruit. En effet, les idées fondamentales de la science sont celles-ci :

Le mouvement universel est réglé d’une manière conforme aux lois de la pensée.

La force universelle, ou la puissance motrice initiale est constante.

La multiplicité indéfinie des phénomènes est produite par l’action combinée d’un petit nombre de causes.

Tels sont les résultats incontestés de la théorie qui interprète les données expérimentales. Si l’on veut s’élever à une doctrine relative au principe de l’univers, c’est-à-dire si l’on veut tenter une philosophie, on a donc pour point de départ les données suivantes :

Le premier moteur exerce son pouvoir selon l’intelligence.

Son action est constante et a pour effet d’obtenir d’innombrables résultats par un nombre limité de moyens.

Ce sont là certainement les caractères de ce que nous appelons la sagesse. Nous voilà fort loin du matérialisme. La physique, se bornant à l’étude directe de son objet, ne s’élève pas à des conclusions de cette nature ; mais les prémisses de ces conclusions se dégagent nettement des résultats les plus généraux de la science de la matière et font partie de la contribution offerte par cette science à l’étude du problème universel, qui est l’objet propre de la philosophie. Ce n’est pas tout : ces affirmations n’épuisent pas les conséquences philosophiques de la physique moderne.

La plus haute ambition de la physique est de généraliser l’hypothèse de la nébuleuse, en étendant à l’univers entier la conception formulée par Laplace en vue du système solaire. On pourrait alors déduire tous les phénomènes matériels de la disposition des éléments, d’un mouvement initial, et des lois de la communication du mouvement. Ce point de départ supposé est tenu pour primitif. L’organisation actuelle du monde serait expliquée au moyen de ces données, au delà desquelles la pensée ne remonterait pas. L’idée d’un développement, d’une évolution était étrangère à la plupart des esprits, au xviie siècle et même au xviiie siècle. L’opinion dominante, à cette époque, était que le monde avait été organisé dès l’origine comme il l’est maintenant. C’est à Descartes que remonte, dans les temps modernes, l’idée de rechercher comment le monde a pu être organisé progressivement, idée qui était familière aux philosophes de l’ancienne Grèce.

La théorie de l’évolution est l’expression d’un fait historique ; c’est l’énoncé d’une loi exprimant le mode de succession des phénomènes. L’indifférence dynamique du temps s’oppose à ce que l’on considère l’évolution comme étant l’expression d’un pouvoir producteur, d’une cause. On rencontre cependant, dans quelques écrits contemporains, l’idée que le temps est un facteur[16], et on oppose la doctrine de l’évolution à la doctrine de la création. Il s’agit d’une thèse de philosophie qui cherche son appui dans les progrès de la physique. L’appui est-il solide ? la filiation des idées est-elle légitime ?

L’hypothèse de la nébuleuse étant admise, quelle est l’origine de la nébuleuse, de la disposition de ses éléments, du mouvement initial, et des lois de la communication du mouvement ? Ces questions sont étrangères à la physique, qui, en sa qualité de science particulière, veut seulement constater les faits et rendre raison de leur enchaînement. Que le point de départ soit une existence par soi, la nature des choses, ou que ce soit le produit d’une volonté créatrice cela n’importe en aucune manière au travail des physiciens. Il semble donc, au premier abord, que les résultats de ce travail ne peuvent apporter aucune lumière à la philosophie pour la solution de son problème fondamental. Une étude attentive du sujet conduit à un autre résultat.

La théorie de l’évolution est née des découvertes de la géologie d’abord, puis de la doctrine du transformisme en histoire naturelle. L’idée que tous les organismes actuels sont provenus par voie de génération régulière d’organismes primitivement semblables s’oppose à l’idée de créations successives. Éloignons l’idée de création, pour écarter toute donnée étrangère au domaine de l’expérience. La question agitée entre les naturalistes est celle-ci : A-t-il apparu, à un certain moment, de nouvelles espèces végétales ou animales formées directement des éléments du sol et de l’atmosphère ; ou bien la faune et la flore proviennent-elles d’organismes semblables diversifiés sous l’action des causes physiques ? C’est une question de biologie, que des inductions expérimentales pourront résoudre peut-être, avec plus ou moins de certitude, et qui sort du cadre de mon étude actuelle. Restons à la physique.

Si l’on pense que le monde est fixe dans ses mouvements, que le système solaire et les autres systèmes analogues ont toujours été organisés comme ils le sont, on entend que le monde puisse être éternel, ou du moins on croit l’entendre. Cette pensée existait dans l’Inde antique. « Les fils de Çakya tenaient pour cette maxime que la révolution du monde n’a pas de commencement[17]. » Au xviie et au xviiie siècle, on pensait généralement, sinon que le monde n’a pas eu de commencement, au moins qu’il a commencé à être tel qu’il est. Voltaire se refusait à admettre « les changements qu’on croit voir dans la suite des siècles » et sur lesquels Buffon commençait à attirer l’attention des savants. Il écrivait : « Rien de ce qui végète et de ce qui est animé n’a changé ; toutes les espèces sont demeurées invariablement les mêmes : il serait bien étrange que la graine de millet conservât éternellement sa nature et que le globe entier variât la sienne[18]. » De nos jours, on ne conteste ni la diversité des espèces végétales et animales qui ont successivement couvert la surface du globe, ni les variations que le globe lui-même a subies : de là des conséquences importantes.

Tout développement suppose un commencement. En effet, un développement se produit dans un temps donné, à partir d’un point de départ. La matière a produit l’organisation actuelle du monde physique par les modifications successives de ses mouvements. Si la matière et son mouvement étaient éternels, le moment qu’on voudrait prendre pour point de départ aurait derrière lui un temps indéfini. Donc le monde aurait du arriver à son état actuel à un moment quelconque de la durée, puisque, à un moment quelconque de la durée il aurait eu le temps supposé nécessaire pour arriver à l’état présent. Dès qu’on fait intervenir la pensée de l’éternité, tout point de départ échappe. Dans ses leçons faites à Turin, en 1832, Cauchy proposait à ses auditeurs une démonstration mathématique de cette thèse : « La matière n’est pas éternelle. » Ce qu’on peut certainement démontrer, c’est qu’un mouvement qui produit un développement ne peut pas être éternel. Il faut nécessairement un point de départ pour la science. Quelle idée peut-on se faire de ce point de départ ? Sera-ce un état par soi, sans antécédent ? En rétrogradant dans l’évolution, on arrive à la nébuleuse ; supposera-t-on la matière de la nébuleuse éternelle ? Le mouvement s’y sera manifesté, à un moment donné. Pourquoi ? On ne peut trouver aucune cause dans le moment, c’est-à-dire dans la catégorie du temps. Il faudrait donc admettre une puissance dans la matière même, ce qui serait contraire à la doctrine de l’inertie, ou bien admettre la manifestation du mouvement sans cause, ce qui serait la négation des bases de toute science.

Si la matière de la nébuleuse n’est pas supposée éternelle, d’où vient-elle ? Est-ce le néant qui se sera transformé en être ? L’admettre, ce serait admettre la contradiction proprement dite, puisque le néant n’est pas moins la négation de l’être virtuel que de l’être actuel. Admettre la contradiction proprement dite, quoi que Hegel en ait pu dire, c’est ruiner la pensée dans ses fondements. Si l’on rapporte l’origine du monde à la manifestation d’une puissance par soi, qui soit conçue comme une puissance libre et créatrice, la nature de ce pouvoir et le mode de son action offrent sans doute à la pensée de grandes difficultés ; mais on aura du moins le moyen de comprendre pour la matière et son mouvement l’existence d’un point de départ qui donnera une base à l’évolution. Si l’on veut aborder la question, on ne peut choisir qu’entre la contradiction proprement dite et les difficultés inhérentes à la doctrine de la création. Il est permis, assurément, de ne pas se décider. On peut récuser la compétence de l’esprit humain en de pareilles matières, et personne n’est obligé de faire de la philosophie. Il faut éviter seulement de résoudre implicitement les questions en disant qu’on ne les aborde pas. Si l’on veut se décider, le choix ne saurait être douteux entre une conception difficile et la contradiction.

Auguste de La Rive a abordé ce sujet, en terminant une de ses leçons de physique à l’Athénée de Genève. Il venait de rappeler que tout développement exclut l’idée de l’éternité et suppose un commencement il ajouta : « Que ce commencement ait eu lieu il y a des milliers ou des millions de siècles, peu importe ; ce n’est pas l’éternité. Or le mouvement n’a pu naître spontanément ; il a fallu une cause extérieure pour l’engendrer, une cause ayant volonté et intelligence. D’où je conclus nécessairement à l’existence d’un Être suprême et personnel[19]. » Je n’affirmerai pas que les conclusions de ce physicien soient celtes de la physique. On ne peut pas conclure directement des résultats de la science de la matière à la pleine affirmation du théisme ; mais voici un raisonnement qui me semble solide : Le mouvement qui a produit le monde actuel ne peut pas être éternel ; il réclame donc un antécédent en vertu du principe de causalité. Cet antécédent doit être conçu comme étranger au mouvement, par la position même de la question. Il faut donc, pour employer les termes d’Aristote, que le premier moteur soit lui-même immobile. Cette condition est remplie par l’idée d’un esprit éternel et créateur.

La doctrine de l’évolution et la doctrine de la création ne peuvent pas se remplacer, parce que ce sont des théories de deux ordres différents. La première exprime une loi de succession des phénomènes, la seconde affirme une cause. Admettre que la loi remplace la cause est une erreur de métaphysique. On y tombe lorsqu’on parle de substituer l’idée de l’évolution à celle de la création, comme si le temps pouvait être une puissance. Dans une science particulière, on fait abstraction des causes premières, et l’on se borne à la considération de l’enchaînement des faits selon des lois déterminées. Si l’on aborde la question suprême de la philosophie, il faut reconnaître non seulement que la théorie de l’évolution ne saurait remplacer la doctrine de la création, mais que, loin de la contredire, elle lui apporte un assez ferme appui. En effet, elle met la pensée en présence d’un point de départ qui veut une cause autre qu’un antécédent qui serait soumis lui-même à l’évolution.

Ernest Naville.
  1. Polyeucte, acte IV, scène II.
  2. Le mot physique est pris ici, comme dans plusieurs écrits contemporains, dans un sens général où il désigne la science totale de la matière inorganique.
  3. Voir la Revue scientifique du 19 septembre 1874.
  4. Dans les montagnes, par John Tyndall, traduction Lortet, p. 349 et 350.
  5. Voir un article sur les Origines de la physique moderne dans la Revue scientifique du 15 mai 1875.
  6. Consulter à ce sujet deux articles contenus dans la Revue philosophique, août et septembre 1877. Ces articles ont été reproduits dans le volume intitulé La logique de l’hypothèse. Paris, 1880.
  7. Dictionnaire des sciences philosophiques, article Matière.
  8. Revue philosophique de décembre 1879, p. 643.
  9. Système nouveau de la nature et de la communication des substances, § 3.
  10. Système nouveau de la nature et de la communication des substances, § 8.
  11. Revue philosophique, décembre 1879, p. 643.
  12. Ibid, p. 644
  13. Revue scientifique du 10 octobre 1874, p. 341.
  14. La psychologie anglaise contemporaine, par Th. Ribot, 2e édition. Paris, Germer Baillière, 1875. Voir spécialement les pages 423 à 425.
  15. Système de logique, lib. II, ch. v, § 1.
  16. « Le temps me semble de plus en plus le facteur universel. » Ernest Renan, dans la Revue des Deux-Mondes du 15 octobre 1863, p. 762.
  17. Burnouf, Introduction à l’histoire du bouddhisme indien, p. 573.
  18. Les sciences au XVIIIe siècle, par Émile Saigey, livre I, ch. viii et ix.
  19. Chronique génevoise du 11 janvier 1868.