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Les contes de nos pères/5

La bibliothèque libre.
chez Chlendowski (p. 197-217).

JOUVENTE DE LA TOUR.



B eaucoup d’Anglaises d’un certain âge fréquentent le bac de Jouvente, qui est en rivière de Rance, à une demi-lieue de Saint-Servan. Ces filles majeures d’Albion, trompées par une ressemblance de nom, viennent chercher là le fabuleux cosmétique célébré par les poètes du moyen âge. Mais il n’y a point de fontaine dans les petites îles qui se groupent en gracieux archipel au milieu de la rivière ; les bateliers de Solidor, intéressés à prolonger l’erreur des naïves ladies, les promènent de rocher en rocher, ils auraient scrupule d’oublier le moindre écueil. Aussi, le soir venu, les Anglaises courbaturées regagnent tristement leur hôtel avec un appétit britannique et quelques rides de plus à leurs fades visages.

À Jouvente, la Rance est dix fois plus large que la Seine. Ses rives, dont les pentes régulières semblent ménagées par la main d’un paysagiste habile, se couvrent à perte de vue de parcs magnifiques, de châteaux séculaires, de villas toutes neuves, et de clochers à dentelles. Les îles jetées au milieu du courant forment, dans toute la bonhomie du terme, un délicieux séjour. Bernardin de Saint-Pierre eût volontiers planté sa tente dans l’une de ces microscopiques solitudes, aussi vertes que les tableaux de chevalet qui veulent représenter le paradis terrestre. Son inoffensive misanthropie eût été là fort à l’aise, car, à part les Anglaises dont nous avons parlé, on n’y rencontre que des courlis, des harnaches, et quelques douaniers très-mal vêtus qui sont un peu plus sauvages que les oiseaux de mer.

En face des îles, sur la rive gauche de la Rance, gît un monceau de ruines à demi caché par un bouquet de hauts châtaigniers. C’est l’ancien prieuré de Jouvente, qui, suivant l’opinion commune, a donné son nom au passage. L’opinion commune se trompe ici comme en beaucoup d’autres cas : le passage et le prieuré furent baptisés tous deux par le même parrain, et l’histoire de ce baptême se trouve consignée dans les vénérables lambeaux d’un manuscrit sur parchemin écrit en langue latine, qui forme la partie intéressante de la bibliothèque publique du bon bourg de Langourla (Côtes-du-Nord). L’excellent curé de Langourla, tout en attachant à ce précieux débris l’importance convenable, le communique libéralement, et va même jusqu’à traduire les passages

jouvente de la tour.
Gravé par Verdeil.
les plus remarquables aux personnes qui n’ont point fait leurs humanités.

La Rance est une des plus charmantes rivières qui soient au monde, et il y a des soles héroïques au bon bourg de Langourla. Aussi invitons-nous ceux de nos lecteurs qui sont gens de loisir, à diriger, par quelque belle matinée d’été, leur promenade vers le passage de Jouvente. C’est un peu loin ; mais ils pourront feuilleter le manuscrit latin, si mieux ils n’aiment ouïr la version du digne curé.

Voici la nôtre :

À une époque fort reculée et qu’il n’est point possible de préciser autrement, vivait sur la rive gauche de la Rance un batelier nommé Jouvente (Juventus). Il était beau, robuste, vaillant et de race noble. Le manuscrit s’explique formellement sur ce dernier point ; ce qui nous induit à penser que Jouvente n’était pas un batelier ordinaire, mais un tenancier de la châtellenie voisine, qui possédait à fief le passage. Il habitait une petite tour au bord de l’eau. Sa vie était solitaire et laborieuse. Toujours prêt à sauter dans son bac dès que le cor résonnait sur la rive opposée ou que la main impatiente du voyageur mettait en branle la cloche de son donjon, Jouvente ne dormait jamais que d’un œil ; nuit et jour il orientait sa voile ou appuyait sur ses avirons pour couper l’inégal courant de la Rance.

Il avait dix-huit ans. Quel ermite de dix-huit ans n’a ses rêves ? Quand le crépuscule du soir surprenait Jouvente à l’autre bord et qu’il revenait seul à sa tour par un beau clair de lune, souvent, bien souvent ses mains cessaient de peser sur la rame, sa tête s’inclinait, sa bouche murmurait des paroles que nul n’aurait su comprendre ; une vague langueur voilait son regard qui suivait une lueur lointaine, brillant à travers les châtaigniers de la rive. Pendant cela, le bac, abandonné à lui-même, suivait impétueusement le courant. Les îles disparaissaient dans le brouillard des nuits, la lumière elle-même se cachait bientôt derrière l’arête d’un cap. Jouvente alors s’éveillait brusquement, comme si un lien mystique eût existé entre la lueur lointaine et son rêve. Il saisissait ses avirons et remontait le fleuve à force de rames. Puis, quand le cap doublé laissait voir de nouveau la lumière, Jouvente souriait doucement, et sa bouche se fronçait comme pour donner un baiser.

Arrivé au bord, il gagnait la plate-forme de sa tour, et, avant de s’étendre sur sa couche, il jetait un dernier regard vers la lumière qui, plus rapprochée maintenant, scintillait capricieusement entre les feuilles des arbres. Le plus souvent il demeurait bien longtemps à cette place, et, quand la lumière s’éteignait, Jouvente devenait triste et murmurait : — Bonsoir !

Il se couchait ; le sommeil venait lentement ; mais dès que sa paupière était close, sa bouche se prenait à sourire. On eût dit qu’une vision aimée descendait à son chevet pour enchanter ses nuits. — Il dormait et souriait ainsi jusqu’à ce que la rude voix d’un passager attardé vînt le jeter hors de son rêve.

À une portée d’arbalète de la tour de Jouvente, il y avait un modeste manoir habité par un vieillard et sa fille. Le vieillard se nommait Rostan du Bosc et sa fille avait nom Nielle. C’était une douce enfant qui soutenait pieusement dans la vie les derniers pas de son vieux père. Elle était belle ; de longs cheveux blonds encadraient son visage, plus suave que celui d’une sainte ; l’angélique pureté de son âme rayonnait dans la prunelle bleue de son grand œil, et, lorsqu’elle courait gaiement dans les bruyères, on pensait involontairement à ces gentilles fées que voyaient, dans leurs hautes extases, les bardes inspirés de l’antique Bretagne.

C’était au manoir de Rostan du Bosc, dans la chambrette de Nielle, que brillait cette lueur lointaine qui faisait dériver chaque soir le bateau de Jouvente. Jouvente aimait Nielle. Quant à celle-ci, le manuscrit latin dit qu’elle n’aimait point autre chose que son vieux père, l’ombre des chênes, la fleur d’or des genêts et la douce voix du rossignol qui chantait, les nuits d’été, devant sa fenêtre ouverte. Mais Nielle n’avait que quinze ans : l’amour prend son temps avec les jeunes filles de cet âge ; il sait que l’heure vient où tombe tout à coup cette enfantine indifférence, et il attend, en dieu d’esprit, sûr de son fait.

Jouvente attendait aussi ; mais c’était fort à contre-cœur. À mesure que passaient les jours, sa solitude se faisait plus triste ; la pensée de Nielle, qui, autrefois, emplissait son âme de joie, amenait maintenant avec soi d’inquiets désirs et de douloureuses aspirations. Le soir, la lumière brillait toujours, mais Jouvente ne la voyait plus qu’à travers des larmes ; il souffrait et n’avait point de cœur ami pour prendre une part de sa souffrance. Peut-être savait-il un remède à son mal. Parfois, quand toute la largeur de la rivière le séparait du manoir de Rostan du Bosc, il se sentait venir un fier courage ; son cerveau s’exaltait ; il faisait dessein d’aller vers le vieillard et de solliciter la main de sa fille ; à moitié route, sa résolution chancelait ; il se demandait si mieux ne vaudrait point attendre Nielle sous la châtaigneraie, tomber à ses genoux et lui dire…

Mais la rive approchait ; à travers l’eau verte et diaphane, on distinguait déjà l’or du sable de la grève. Jouvente avait peur et tremblait ; les deux expédients, si aisés de loin, lui apparaissaient tout pleins de terribles difficultés ; il montait, la tête basse, les degrés de sa tour ; il demeurait morne et pensif jusqu’à la nuit. — La nuit, il s’asseyait sur sa plate-forme ; la lumière se montrait dans la chambrette de Nielle, et Jouvente, le pauvre fou, lui disait tout bas des mots d’amour.

Si bien que ses affaires n’avançaient pas le moins du monde.

L’auteur du manuscrit en langue latine exécute ici une fort habile et longue transition qui fait les délices du bon curé de Langourla ; mais l’immense majorité des lecteurs dédaigne les transitions, et nous respectons cette faiblesse d’une classe estimable à tant d’autres égards. — Passons.

Un matin, Rostan du Bosc appela sa fille à son chevet. Il était pâle, sa voix chevrotait et sa tête chauve oscillait lentement.

— Ma fille, dit-il. Dieu m’a donné de longs jours et je l’en remercie, car tu n’as plus de mère et j’ai veillé sur toi… Mais la vie me quitte enfin et il te faut un autre protecteur.

Nielle ne répondit point ; elle saisit la main de son père qu’elle pressa sur sa bouche en pleurant.

— Il faut te marier, ma fille, reprit le vieillard.

— Je veux rester avec vous, mon père, avec vous toujours !

Le vieillard secoua sa tête chenue.

— Toujours ! répéta-t-il en souriant tristement : — c’est bien long à ton âge, ma fille ; au mien, c’est un mois, une semaine, une journée peut-être…

— Non ! oh ! non ! murmura Nielle dont les sanglots étouffaient la voix.

Rostan lui mit au front un baiser et poursuivit :

— Il te faut un époux dont le bras fort remplace mon bras qu’ont affaibli les années… Réponds, ma fille : n’as-tu point choisi déjà, dans ton cœur, l’homme dont tu voudrais être la compagne ?

— Jamais je n’y ai songé, mon père.

— N’as-tu point remarqué que Jouvente de la Tour est beau et bien fait ?

— On dit qu’il a le cœur noble et bon, mon père.

— On le dit, ma fille… Ne voudrais-tu point être la femme de Jouvente de la Tour ?

Nielle rougit, puis elle essaya de sourire ; elle eût voulu éluder cette explication dont le début avait été si douloureux, mais Rostan du Bosc répéta sa question d’une voix grave et ferme ; Nielle mit sa blonde chevelure dans le sein du vieillard et répondit enfin :

— S’il vous plaît que je devienne la femme de Jouvente de la Tour, cela me plaît aussi, mon père.

Une heure après, le vieux Rostan sonnait la cloche de Jouvente. Celui-ci était en rivière et ne se doutait point de l’heureuse aubaine qui l’attendait au retour. Il avait été appelé sur l’autre rive par un pauvre voyageur portant besace et pèlerine, comme les gens qui reviennent de terre sainte.

— Combien paye-t-on pour le passage ? demanda ce pauvre étranger.

— Mon compagnon, répondit Jouvente, on paye un denier rennais, — à moins qu’on ne préfère gagner le gué qui est à six lieues d’ici, au-dessus de la ville de Dinan.

L’étranger retourna tristement ses poches : elles étaient vides.

— Mes pieds saignent et je suis bien las, murmura-t-il ; mais il me faudra remonter jusqu’à la ville de Dinan, afin de trouver le gué.

— Ne faites point cela, mon compagnon, dit Jouvente, touché de compassion ; entrez dans mon bateau, je vous passerai pour l’amour de Dieu.

L’étranger n’eut garde de faire la sourde oreille. Il sauta dans le bac assez lestement malgré sa fatigue, et s’assit à l’arrière auprès du gouvernail. C’était un homme arrivé à cette période de la jeunesse qui précède immédiatement l’âge mûr. Il était beau ; sa riche chevelure noire tombait abondamment sur son front sans rides ; il y avait du feu dans sa prunelle, et ses façons étaient celles d’un noble homme. Jouvente ramait, le dos tourné à l’avant de la barque, de sorte que l’étranger et lui se trouvèrent face à face. Tous deux se regardèrent et tous deux eurent la même pensée.

— Dans un combat corps à corps, se dirent-ils chacun à part soi, mon voisin ferait rudement sa partie.

Mais c’était là une pensée vague et inspirée seulement par les mœurs batailleuses de l’époque. Loin d’avoir motif de querelle, Jouvente et l’étranger se devaient assistance et bon vouloir mutuel à cause du service rendu. En arrivant au bord ils se serrèrent la main.

— Mon compagnon, dit l’étranger, je prie Dieu qu’il me permette de vous payer ma dette quelque jour. En ce moment, je ne suis qu’un pauvre voyageur, sans ressource et sans asile ; mais mon père est un riche seigneur et sa mort me fera puissant.

— Le peu que j’ai fait pour vous, répondit Jouvente, je l’ai fait de bon cœur, et s’il y avait place pour deux sous mon toit, je vous offrirais l’hospitalité… Vous plaît-il partager ma bourse ?

Jouvente versa dans le creux de sa main le contenu de son escarcelle et en fit deux parts égales.

— Merci-Dieu ! s’écria l’étranger, vous êtes un généreux cœur, mon homme, et je veux mériter l’enfer si cette aumône ne vous porte pas bonheur… Enseignez-moi, je vous prie, la demeure de quelque noble du voisinage, afin que j’aie la nourriture et le repos.

Jouvente se retourna pour indiquer du doigt le manoir de Rostan du Bosc ; ce mouvement lui fit apercevoir le vieillard lui-même qui se dirigeait vers la grève, aussi rapidement que le lui permettaient ses jambes alourdies par l’âge.

— Voici l’hôte de tous les nécessiteux, dit Jouvente. Nul n’a jamais frappé en vain à la porte de Rostan du Bosc. Adressez-vous à lui.

Mais Rostan du Bosc avait autre chose en tête pour le moment : il attendait Jouvente depuis une heure et prétendait lui parler sur-le-champ. Lorsque l’étranger s’avança vers lui, découvert et dans une humble posture, il l’écarta d’un geste. Celui-ci n’avait point menti : son père, Éloi de Coëtquen, sire de Combourg, était un opulent seigneur ; mais Robert de Coëtquen (c’était le nom de l’étranger) avait encouru la colère paternelle et se voyait réduit depuis longtemps à errer de manoir en manoir, réclamant partout un gîte et place à table, chose que l’hospitalité bretonne ne sait point refuser. Le malheur abat la fierté ! Robert de Coëtquen, tout fils de baron qu’il était, obéit au geste du vieillard et se retira en silence à quelques pas.

— Mon fils, dit Rostan du Bosc à Jouvente, je te connais pour honnête, vaillant et craignant Dieu ; si tu veux, tu seras l’époux de ma fille.

Jouvente devint pâle et ne répondit point. La joie frappe aussi rudement parfois que la douleur. Jouvente étouffait ; ses jambes fléchissaient sous le poids de son corps.

— Refuserais-tu ? demanda tristement le vieillard qui se méprenait à ce silence.

Deux larmes jaillirent des yeux de Jouvente et sillonnèrent lentement sa joue pâlie. Ne pouvant parler, il prit la main du vieux Rostan qu’il pressa contre sa poitrine. Celui-ci comprit et fut heureux.

— Mon Dieu !… mon Dieu ! dit enfin Jouvente, j’ai bien prié, mais je n’espérais pas tant de joie. Merci, mon père ! Je l’aime ; elle est la pensée de mes jours et le rêve de mes nuits…

Et Jouvente couvrait de baisers les mains du vieux Rostan, lequel souriait au ressouvenir de ses jeunes années et répétait doucement ;

— Tant mieux ! mon fils, tant mieux ! Nielle sera une heureuse femme et n’aura plus besoin de moi.

Ce soir-là, Jouvente regarda gaiement la lumière de Nielle briller à travers les branches des châtaigniers. Il lui envoya de loin des millions de baisers, et, quand elle s’éteignit, Jouvente se prit à sourire en murmurant : — À bientôt !

Quant à Robert de Coëtquen, le pauvre étranger, il passa la nuit au manoir de Rostan du Bosc. On doit croire que l’hospitalité du vieillard lui plut outre mesure, car il resta le lendemain et la nuit du lendemain ; le jour suivant, il resta encore ; puis des semaines se passèrent, et il restait toujours. À l’aide de la bourse de Jouvente, il avait acheté, en la ville de Saint-Malo, des habits de noble homme, et le manuscrit latin dit que, sous ce nouveau costume, on eût difficilement trouvé plus fière mine que la sienne, depuis l’embouchure de la Rance jusqu’à sa source. Il avait vu du pays et savait le monde, ce qui rendait sa conversation pleine d’attraits. Rostan l’écoutait durant de longues heures sans fatigue et sans ennui ; Nielle surtout dévorait avidement les récits de galanterie ou de guerre que savait si bien faire l’étranger. La bouche demi-ouverte, l’œil fixé sur le beau visage de Robert, elle donnait son âme entière à ses émouvantes paroles. Sa naïve intelligence s’exaltait aux poétiques tableaux du conteur ; son cœur se passionnait pour ces héros d’amour qui, dans toute honnête légende, enlèvent de douces recluses, injustement enchaînées et fiancées à de détestables tyrans.

— Que ne puis-je ainsi vous donner ma vie, Nielle ? disait Jouvente à la fin de ces récits.

Mais Nielle ne trouvait point à Jouvente un air suffisamment chevaleresque ; elle l’aimait d’une amitié de sœur et le considérait comme son futur époux. Là se bornait son obéissance aux volontés de son père. Cette fine fleur de tendresse qui est au fond du cœur de toute jeune fille, ce n’était point Jouvente qui devait la cueillir.

Il était bien heureux, pourtant. L’année qui sépare les fiançailles du mariage suivait son cours ; encore quelques mois, et Nielle serait sa femme !

Avant cette époque, il arriva deux événements au manoir. D’abord, le vieux Rostan du Bosc rendit son âme à Dieu, qui lui gardait place en son paradis ; ensuite, Robert de Coëtquen hérita du château de Combourg et autres fiefs du seigneur son père, ce pourquoi Robert partit en toute hâte ; mais, avant de partir, il dit à l’oreille de Nielle, qui rougit sous son voile de deuil :

— Je reviendrai.

Nielle aimait bien son vieux père ; elle fut inconsolable. Tant que durait le jour, elle pleurait. Le manuscrit, en une phrase obscure et de mauvaise latinité, laisse percer l’opinion que le souvenir de Robert était pour quelque chose dans cette douleur amère et obstinée. Nous ne donnerons point notre avis là-dessus. Toujours est-il que Jouvente perdit son temps à vouloir sécher les larmes de sa fiancée ; le pauvre garçon se désolait, car le jour du mariage approchait, et c’est une lugubre fête qu’un mariage où l’épousée pleure.

La veille des noces, Jouvente se rendit comme d’habitude au manoir où l’attendait cette fois une agréable surprise. Nielle ne pleurait plus ; elle avait même disposé avec une sorte de coquetterie sa sombre toilette. C’était un changement aussi rapide que complet.

— Aurais-je amené le bonheur dans mon bac ? demanda joyeusement Jouvente. Hier, j’ai conduit sur cette rive un cavalier qui ne m’a point voulu montrer son visage.

Nielle détourna vivement la tête ; mais Jouvente poussa un franc éclat de rire.

— Il m’a donné un écu d’or pour son passage, continua-t-il ; j’en aurais donné vingt, moi qui suis un pauvre homme, pour retrouver ton doux sourire, Nielle, ton sourire que tu me cachais depuis si longtemps.

Il baisa le front de sa fiancée et regagna sa tour, impatient de voir le soleil du lendemain.

Le soir de ce jour, il faisait grande tempête en rivière de Rance. Vers dix heures avant minuit, la cloche de la tour résonna bruyamment. Jouvente mit sa tête à une fenêtre.

— Je suis chrétien et ne veux point tenter Dieu, dit-il ; passez votre chemin, mon bac ne prendra pas l’eau par cette terrible nuit.

— Descends, mon homme, répondit une voix brève et impérieuse.

— Je connais cette voix ! pensa Jouvente ; c’est celle de mon voyageur à l’écu d’or… Attendez à demain, ajouta-t-il tout haut.

— Demain, il sera trop tard. Descends, te dis-je… As-tu donc peur ?

Jouvente descendit. Le voyageur était en effet l’inconnu qu’il avait passé la veille. Une femme, qui cachait son visage derrière un long voile, s’appuyait à son bras et tremblait.

— Embarque ! dit l’inconnu.

— J’embarquerai parce que tu m’as défié, répondit Jouvente ; mais je veux voir ta figure.

— Tu la verras sur l’autre bord.

L’inconnu et la femme voilée entrèrent dans le bac que Jouvente poussa au large d’un vigoureux coup de pied.

La tempête faisait rage ; la Rance, grossie par le flux, avait de grandes vagues comme l’Océan. À peine lancé, le bac fut pris par le ressac et tressauta si violemment, que Jouvente lui-même crut qu’il allait se briser ; mais le bac était bon et Jouvente savait son métier. On franchit sans accident la ligne d’écume qui bordait la grève ; c’était un péril évité ; il en restait mille. La nuit était si sombre, que nul indice ne pouvait guider la marche du bac ; parfois seulement un éclair, déchirant le ciel au-dessus des montagnes de Saint-Suliac, éclairait subitement les deux rampes qui encaissent le fleuve comme deux berges gigantesques, allumait au loin la crête blanchie des lames et allait s’éteindre, du côté de Saint-Malo, dans l’opaque nuit du large. Quand les éclairs manquaient à Jouvente, il tournait ses yeux vers le manoir de Rostan du Bosc, espérant s’orienter à l’aide de la lumière de Nielle ; mais, ce soir-là, Nielle n’avait sans doute point allumé sa lampe, Jouvente ne voyait rien.

Il ne perdait pas courage pourtant et ramait avec énergie ; le bac était à moitié route, et les contre-courants du petit archipel commençaient à tourmenter sa coque fatiguée. Jouvente pensait à Nielle et au bonheur du lendemain ; cette pensée lui fit jeter les yeux sur la femme voilée dont chaque éclair lui montrait la taille gracieuse. L’inconnu et cette jeune femme étaient deux amants sans doute : Jouvente était content de servir deux amants.

Tout à coup le vent déferla furieusement sur le bateau qui venait de dépasser le groupe des îles ; le manteau de l’inconnu fut arraché de ses épaules ; le voile de la jeune femme eut le sort du manteau. En même temps le ciel s’embrasa, Jouvente vit les traits de ses deux passagers : les avirons s’échappèrent de ses mains et il demeura comme foudroyé.

La femme voilée était Nielle, l’homme était Robert de Coëtquen-Combourg.

Le bac s’en allait à la dérive ; — Jouvente se leva, chancelant et la tête égarée ; il mit sa main sur l’épaule de Robert.

— Autrefois je t’ai fait l’aumône, dit-il, et maintenant tu me voles mon bien le plus cher… Est-ce ainsi que tu payes ta dette, monseigneur ?

Un sourire railleur vint à la lèvre de Robert.

— Ma dette ! répéta-t-il ; je te l’ai payée hier soir.

Jouvente lâcha l’épaule de Robert et fouilla son escarcelle où il prit l’écu d’or qu’il avait reçu la veille ; puis, faisant un pas en arrière, il lança l’écu qui frappa Coëtquen en plein visage. Celui-ci tira son poignard ; Jouvente était en garde déjà.

Ce fut un étrange combat ; le bac, qui n’était plus dirigé, présentait son travers à la lame et menaçait naufrage à chaque coup de vent ; le roulis était si violent, que les deux adversaires avaient peine à se soutenir ; ils chancelaient, ils tombaient, mais ils frappaient. L’obscurité restait profonde, la foudre seule éclairait la lutte qui se poursuivait silencieuse, acharnée, au milieu du redoutable choc des éléments soulevés.

Nielle, accablée d’épouvante et peut-être de remords, s’était évanouie et gisait au fond du bac.

— Renonce à elle ! cria Jouvente qui venait de terrasser son adversaire.

Robert sourit sous le poignard levé.

— Tu peux me tuer ; mais elle m’aime.

Cette idée n’était point venue encore à Jouvente. Il croyait combattre le ravisseur de Nielle, et non pas son amant. Il fut frappé au cœur.

— Elle t’aime ! répéta-t-il machinalement ; mais alors… elle ne m’aime pas, moi !

Robert sourit plus fort.

À ce moment le bac toucha contre un écueil. Les débris de sa coque se dispersèrent. Il ne resta sur l’eau que le mât pourvu de sa longue vergue. Robert songea d’abord à lui-même et saisit le mât. Jouvente ne pensa qu’à Nielle. Il la soutint sur l’eau et parvint à s’accrocher à la vergue qui fléchit sous son poids.

Au choc, Nielle avait repris ses sens.

La situation de nos trois naufragés était désespérée, le mât ne pouvait les supporter tous trois. Jouvente soutenait d’une main Nielle que la terreur affolait ; de l’autre, il cherchait son poignard à sa ceinture. Robert avait laissé échapper le sien.

Jouvente trouva son poignard. Chaque vague submergeait le mât ; il fallait en finir, Jouvente leva son arme et se dressa pour frapper.

Robert n’essaya point de se défendre, mais il dit avec une résignation pleine de triomphe :

— C’est moi qu’elle aime !

Jouvente retint son bras et se sentit hésiter. L’angoisse du doute déchirait son cœur. Son regard désolé errait de Nielle à Robert. Enfin, il se pencha vers cette dernière.

— Est-ce vrai ? demanda-t-il d’une voix tremblante.

Nielle, à son tour, hésita.

— Il a menti, n’est-ce pas ? s’écria Jouvente dont un espoir passionné réchauffa l’âme ; dis-moi qu’il a menti, Nielle.

Il brandissait de nouveau son poignard.

— Je l’aime ! prononça faiblement la jeune fille.

Jouvente jeta son poignard loin de lui. Il était pâle comme la mort, et ses yeux sans larmes regardaient le ciel.

— Il n’y a place ici que pour deux, murmura-t-il ; monseigneur, faites-la bien heureuse !

Ce disant, il lâcha prise et disparut sous une vague. Le mât, à demi submergé, se releva.

— Jouvente ! Jouvente ! cria Nielle en pleurant.

Le vent apporta un adieu lointain déjà. Puis on n’entendit plus rien que l’assourdissant fracas de la tempête.

Le flux et le courant poussèrent le mât dans le havre de Solidor, sur les bords duquel s’élèvent maintenant les blanches maisons de la ville de Saint-Servan. Nielle et Robert furent sauvés.

Nielle devint dame de Coëtquen et de Combourg et d’autres lieux encore, mais elle ne fut point heureuse. Au bout de quelques années de mariage, elle quitta le monde pour se renfermer dans une pieuse retraite qu’elle fit bâtir de ses propres deniers à la place du manoir de Rostan du Bosc. Elle donna à cette fondation le nom du pauvre Jouvente de la Tour, dont le souvenir venait bien souvent visiter sa solitude. Ce nom de Jouvente resta au monastère quand on en fit un prieuré, et le passage l’a conservé jusqu’à nos jours.

À ce propos, le manuscrit latin fait une réflexion assez raisonnable dans sa naïve banalité. Il dit que le tardif repentir de Nielle ne valait pas, en bon compte, la dixième partie d’un denier rennais, bien qu’il faille douze de ces deniers pour faire un sou. Le digne curé de Langourla ajoute d’ordinaire à cette observation quelques paroles de blâme à l’adresse des femmes sensibles.

Le bedeau de la paroisse, qui sait aussi un peu de latin, réserve toute sa mauvaise humeur pour Jouvente, et prétend que Ce fluvialis nauta (il traduit naturellement cette expression par marin d’eau douce) fit preuve en tout ceci d’une bonhomie approchant de la sottise. Il déclare que lui, bedeau, eût noyé Robert et peut-être Nielle par-dessus le marché.

Il y a du bon, suivant nous, dans l’opinion de ce bedeau.