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Les courses de taureaux (Espagne et France)/04

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Les courses de taureaux : Espagne et France
E. Maillet (p. 47-).


IV

Effet démoralisateur des courses


Croirait-on que chaque année voit périr, dans le seul cirque de Madrid, plus de deux cent cinquante taureaux ! Quel doit en être le nombre pour tout le royaume ! À lui seul, Pedro Romero, qui est mort en 1839, en aurait tué cinq mille six cents, dans sa longue carrière ; et Cucharès, qui exerce encore son périlleux métier, en a déjà, d’après la Correspondancia de Séville (juillet 1868) abattu sept mille !

Pour les chevaux, on en sacrifie annuellement plusieurs milliers. Dans plus d’un cas, il a fallu recourir aux attelages des voitures de place, pour ne point manquer de victimes. Joseph Townsend affirme que soixante de ces pauvres bêtes ont été tuées en un jour. « J’ai vu, dit M. le baron de Bourgoing, dans son Tableau de l’Espagne moderne, j’ai vu jusqu’à huit ou dix chevaux déchirés, éventrés par un seul taureau. Alors les expressions manquaient pour célébrer ces prouesses ; c’était un trépignement, une furia délirante[1]. »

Avec cette surexcitation permanente des instincts féroces et des passions populaires, qui pourrait compter les actes coupables, les cas de folie ou d’autres troubles profonds causés par de tels spectacles ? Je regrette qu’un de nos savants aliénistes, le docteur Brière de Boismont, qui a donné, dans l’Union médicale, la relation d’une course de taureaux à Saint-Sébastien, n’ait pu trouver l’occasion d’aborder ce point délicat des perturbations mentales. Bien qu’il ait admiré l’adresse et le sang-froid des toreros, le courage si mal employé, si stérile de ces bouchers élégants, et l’enthousiasme de la foule, il n’en souhaite pas moins la suppression de ces drames abrutissants. Loin de désespérer de voir pénétrer, en Espagne, comme ailleurs, les sentiments de compassion envers les animaux, l’horreur des joutes barbares où tant de victimes succombent, il fixe à ce progrès une date prochaine, en s’exprimant ainsi :

« Lorsque la tranchée qui se fait du côté des Pyrénées aura ouvert un chemin aux nations, bien des préjugés seront modifiés ; la raison fera valoir ses droits ; alors peut-être les Espagnols se surprendront-ils, à désirer comme nous, la fin de ces spectacles ; peut-être penseront-ils que la vue du sang inutilement versé, fût-il celui d’un pauvre cheval ruiné, est un divertissement barbare, qui, pendant des siècles, a pu être la satisfaction d’un instinct, mais qui n’a plus aujourd’hui sa raison d’être. Ce jour-là, les combats de taureaux auront vécu[2]. »

Ce jour-là, pourrais-je ajouter aussi, soyez sûrs qu’on ne verra plus le poignard ou le couteau catalan servir de dénouement à la moindre querelle. On respectera mieux la vie des hommes, quand, de gaîté de cœur, on ne sacrifiera plus celle des animaux.

Que l’on ne vienne pas nous dire que ces spectacles entretiennent l’ardeur guerrière d’une nation. Le courage guerrier et la cruauté sont deux choses distinctes. Les combats de gladiateurs et de bêtes sauvages dans l’arène ne sont devenus très-fréquents à Rome qu’à l’époque où la population de cette capitale du monde se composait presqu’exclusivement d’affranchis et de gens sans industrie, vivant aux dépens du trésor public, et ne demandant à l’autorité que du pain et les spectacles du cirque — panem et circences. — Or, suivant Montesquieu, la vue continuelle des combats de gladiateurs rendit, à cette époque, les Romains extrêmement féroces. « On remarque, ajoute ce grand écrivain, que Claude devint plus porté à répandre le sang, à force de voir ces sortes de spectacles. L’exemple de cet empereur, qui était d’un naturel doux et qui commit tant de cruautés, fait bien voir que l’éducation de son temps était différente de la nôtre. »

« La populace commença par le spectacle des lions et des panthères qui s’entre-déchiraient, pour en venir bientôt, comme si son appétit une fois éveillé, fût devenu chaque jour plus exigeant, à repaître ses regards de l’extermination mutuelle d’esclaves et de captifs, jusqu’à ce qu’enfin ce devint l’amusement favori et le plaisir le plus vif des dames romaines de rire de l’agonie des évêques et des confesseurs chrétiens[3]… »

« Six siècles de guerre, a dit le savant et bon Pariset, qui fut secrétaire perpétuel de l’Académie de médecine et le premier des présidents de la Société protectrice, six siècles de guerre contre tous les peuples et contre eux-mêmes avaient allumé dans le sang des Romains une cruauté effroyable. Rassasiés de carnage sur les champs de bataille, ils allaient s’en repaître encore dans les jeux sanglants de leurs amphithéâtres. Ces affreuses délices avaient pénétré partout. Saint Augustin les rencontra chez les Maures de Césarée. Sa touchante parole leur fit ouvrir les yeux sur l’opprobre de ces atroces voluptés. Ils pleurèrent sur eux-mêmes et furent corrigés pour jamais[4]. »

Sans doute, aux époques glorieuses de son histoire, l’Espagne a eu des courses de taureaux ; mais elles ne se sont généralisées, elles ne se sont établies dans les moindres bourgades, qu’après l’expulsion des Maures, quand l’agriculture et l’industrie de ce beau pays furent anéanties ; alors son esprit guerrier ne tarda pas à se perdre ; et ce peuple, qui avait longtemps occupé le premier rang parmi les nations, descendit presque au dernier. De nos jours, il fait de louables efforts pour reconquérir sa splendeur. N’hésitons pas à proclamer qu’un des meilleurs moyens d’y parvenir serait la fermeture de ses cirques.

On sait que, sur les quinze grands États fondés par l’Espagne dans l’Amérique, treize, depuis leur émancipation, ont aboli les courses à mort.

Le sentiment qu’éprouvent les étrangers, en assistant pour la première fois aux scènes d’égorgement et d’éventration qui passionnent les habitués, et font vibrer si profondément la fibre nationale, est une impression repoussante, un serrement de cœur, un éblouissement mêlé de dégoût, de terreur et de pitié ; mais, hélas ! après quelques séances, une espèce de fascination et d’enivrement succède au dégoût ; la pitié s’efface : on jouit des coups portés et reçus et des convulsions de la mort.

Les vrais amateurs — aficionados — et même les simples habitués, hommes et femmes, établissent une sorte de statistique, en marquant, avec une épingle, les coups de pique et les estocades, les chutes des hommes à cheval, le nombre des bêtes ou gens mortellement frappés, sur de petites cartes-programmes achetées à l’entrée du cirque et portant le nom du taureau, son âge et les couleurs de la bouverie plus ou moins célèbre qui l’a vu naître[5]. On peut dire, avec M. Davillier, que presque toutes les piqûres faites dans ces cartons correspondent à autant de trous dans la peau d’un taureau, ou dans celle d’un cheval, et quelquefois aussi dans celle d’un homme.

Aux incidents les plus tragiques de la lutte, des femmes ardentes, enthousiastes, témoignent leur émotion par des applaudissements, des gestes, des cris. Il en est même, et dans toutes les classes, qui vont jusqu’à se passionner d’amour pour ces hommes, pour des égorgeurs, presque tous d’une basse origine. Les auteurs qui citent ce trait de mœurs ajoutent : « Ce sont ordinairement des bouchers qui embrassent le périlleux métier de toreros[6]. Les Grands d’Espagne, assure-t-on, leur font de magnifiques présents. Aux funérailles du fameux Montes, leurs carrosses suivaient le pompeux cortège.

On lit dans le Journal des Débats du 6 avril 1853, que les obsèques de Chiclanero, mort quelques jours auparavant, furent magnifiques. « Pendant deux jours, le cercueil renfermant ses restes mortels fut exposé en public, dans l’église de Saint-Sébastien. Le char funèbre était attelé de six chevaux et suivi de cent cinquante-deux équipages, parmi lesquels on remarquait celui du gouverneur civil de Madrid, et de plusieurs grands personnages. Après ces voitures marchaient, dans un silence profond, plus de vingt mille personnes. »

Qu’aurait-on fait de plus pour un bienfaiteur de l’humanité, pour Christophe Colomb ?

Malgré le riche traitement que reçoit le torero, chaque année, rarement il arrive à se créer une aisance qui lui permette de se retirer du cirque avant l’âge des infirmités. Dissipateur, gourmand et débauché, c’est, dans la plupart des cas, à l’hôpital qu’il finit sa carrière.


  1. Une note insérée au Moniteur, en 1867, rappelle, d’après une correspondance espagnole, qu’en 1861, le nombre des chevaux qui ont péri dans les courses est de 3,680 ; en 1866, ce chiffre est plus élevé. Celui des taureaux, pour la même année, est de [2,3[illisible]5]. La somme totale que représentent ces animaux est de 7,800,000 réaux environ.
  2. L’Union médicale, septembre 1862.
  3. Extrait d’un sermon prêché à l’église anglicane de la rue Daguesseau, par M. Thomas Jackson. — Bulletin de la Société protectrice, juin 1860.
  4. Introduction aux Statuts de la Société protectrice des animaux, 1846.
  5. Au moment de sortir du toril, pour porter l’irritation à son comble, on lui enfonce dans l’épaule gauche, avec un fer aiguisé en hameçon, une touffe de rubans, aux couleurs de son propriétaire. — Alexandre Dumas. (De Paris à Cadix)
  6. « Ce qui n’était autrefois qu’un passe-temps pour la noblesse est devenu aujourd’hui, dit M. Oduaga-Zolarde une profession à laquelle ne se consacrent que des hommes sortis des rangs du peuple. » Pepehillo, dans sa jeunesse, était apprenti cordonnier ; Costillares fut, comme ses parents, employé dans l’abattoir de Séville.