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Les derniers Iroquois/04

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Lécrivain et Toubon (p. 47-63).


CHAPITRE IV

l’île au diable [1]


Par une splendide soirée du mois d’avril, Nar-go-tou-ké et Ni-a-pa-ah causaient dans leur hutte.

L’intérieur se composait de trois pièces.

L’une à l’entrée s’appelait, comme chez les Canadiens, la salle. C’était le lieu commun de réunion. Les deux autres servaient de chambres à coucher. Ces chambres étaient un luxe inusité chez les Iroquois de Caughnawagha. Du vivant de sa belle-mère, la Vipère-Grise, Nar-go-tou-ké n’avait osé se le procurer, car la vieille squaw, fermement attachée aux traditions de ses ancêtres, eût soulevé contre lui la population indienne, sur qui elle exerçait, en sa qualité de medawin ou sorcière, une influence irrésistible.

Mais, depuis qu’elle était morte, au commencement de 1830, Nar-go-tou-ké se livrait, dans la mesure de ses moyens, à son goût pour le confort européen.

Il avait construit sa maisonnette avec une coquetterie bien faite pour piquer davantage la jalousie de Mu-us-lu-lu, qui habitait une cahute en argile de l’aspect le plus misérable.

Dans la salle où devisaient la Poudre et sa femme, on voyait des trophées d’armes indiennes, fixées contre les murailles blanchies à la chaux ; des peaux de bêtes fauves étaient accrochées çà et là ou tapissaient le sol.

Sur un cuir d’orignal passé, apprêté à la pierre ponce, et cloué à deux lances, reparaissait encore le blason du chef iroquois.

Un poêle de fonte, quadrangulaire, à deux étages, haut de cinq pieds, large de deux, ronflait au milieu de la pièce, car le temps était froid encore, quoique le soleil commençât à reverdir les campagnes.

Assis sur un escabeau, une poche remplie de plomb en fusion dans une main, un moule dans l’autre, Nar-go-tou-ké s’occupait à couler des balles de fusil, tandis que sa femme lui parlait, accroupie à son côté.

Son costume était celui des habitants[2] canadiens : tuque bleue, capot et pantalons en laine grise fabriquée dans le pays, souliers en cuir de caribou non tanné, et ceinture fléchée multicolore.

Ni-a-pa-ah avait conservé le costume national, la couverte en drap bleu foncé, bordée d’une frange étroite jaune clair, les mitas aux longs effilés, les mocassins élégamment brodés.

Sa couverte ramenée en capuchon sur sa tête, de façon à cacher la moitié du front, enveloppait étroitement son buste, retenue à la taille par ses mains mutilées, et flottait en larges plis autour d’elle.

Ainsi embéguinée comme une religieuse, et drapée comme une Mauresque, on ne voyait de toute sa personne qu’une partie du visage, et, de temps en temps, le bout de son petit pied, quand elle faisait un mouvement.

Une chaîne en or, dont elle se montrait très-vaine, descendait de son col sur son sein et soutenait une grosse montre d’argent, cadeau de son fils, le Petit-Aigle.

Deux chiens de la plus grande espèce, noirs comme l’encre, dormaient allongés près d’elle, le museau enfoui dans leurs pattes de devant et fourré jusque sous le poêle.

L’un répondait au nom de Ka-ga-osk, l’Éclair.

L’autre répondait au nom de Ke-ou-à-no-quote, la Nuée-Orageuse.

— Voilà, dit Ni-a-pa-ah, en jetant un coup d’œil vers l’unique fenêtre de la salle, voilà que le soleil baisse et Co-lo-mo-o ne rentre pas. Il y a déjà longtemps qu’il est parti. Je crains qu’il ne lui soit arrivé un accident. Quand il a quitté le wigwam, j’ai vu deux corbeaux qui se battaient dans l’air. C’est un mauvais présage. Si ma mère n’était retournée chez les esprits, elle ne l’aurait pas laissé sortir.

— L’épouse de Nar-go-tou-ké a tort de prendre de l’inquiétude, répondit le sagamo. Co-lo-mo-o n’est pas en retard.

— Dans deux heures il sera nuit.

— Les jours sont courts en cette saison ; Ni-a-pa-ah le sait bien.

— Ordinairement, reprit la squaw, en s’agitant, Co-lo-mo-o est de retour avant le coucher du soleil.

— Oui, mais c’est pendant l’été, lorsque le fleuve est libre.

— Si le fleuve était libre, je n’aurais pas ces craintes. Co-lo-mo-o est habile, il connaît la manœuvre, il n’y a pas dans le village un pilote plus adroit que lui. Mais quand le fleuve charrie des glaçons…

— Que Ni-a-pa-ah se rassure, interrompit Nar-go-tou-ké, en suspendant son travail. Le fils de ma femme n’est point un novice. Le premier, l’année dernière, il a sauté les rapides avec le Montréalais. J’étais à la roue, près de lui. Je suis certain qu’aucun de nos jeunes gens ne gouverne aussi bien.

Co-lo-mo-o sera un grand chef ! répliqua la squaw en relevant la tête avec une expression d’orgueil intraduisible.

— Oui, il aura la gloire de m’aider à chasser les Kingsors des territoires qu’ils ont volés à notre race.

— Nar-go-tou-ké veut-il donc l’emmener avec lui ? dit Ni-a-pa-ah d’un ton anxieux.

— Nar-go-tou-ké l’emmènera avec lui, répliqua simplement le sagamo en reprenant son opération.

Il y eut un moment de silence. Ni-a-pa-ah aurait voulu combattre la résolution de son mari, mais elle n’osait le faire ouvertement, car, comme les femmes indiennes, elle avait été élevée à obéir, sans murmurer, à toutes les volontés du maître qu’elle s’était donné.

Cependant, après quelques réflexions intérieures, elle hasarda ces mots :

— Nar-go-tou-ké se souvient que la Vipère-Grise était inspirée par Athahuata ?

Le chef ne répondit pas, et l’Onde-Pure poursuivit ;

— La Vipère-Grise avait tenu l’oreille ouverte au discours d’Athahuata, et il lui avait prédit qu’il arriverait malheur à sa fille dans les pays où le soleil se couche.

À cette allusion, Nar-go-tou-ké frémit ; un éclair de ressentiment traversa son visage. Mais Ni-a-pa-ah tenait ses yeux baissés ; elle ne remarqua point la colère qu’elle venait d’allumer, et imprudemment elle continua :

— La Vipère-Grise avait dit juste. L’esprit l’avait sagement éclairée. La femme de Nar-go-tou-ké a été cruellement punie de sa désobéissance aux recommandations de la Vipère-Grise.

En achevant, la pauvre Ni-a-pa-ah, sortit ses poignets informes de dessous sa couverte et les étendit sous les regards du sagamo.

Aussitôt celui-ci, laissant tomber le moule qu’il avait à la main, se leva, les sourcils froncés, et, frappant du pied avec une violence qui justifiait bien son nom, la Poudre, il s’écria :

— Que le courroux de mes pères s’appesantisse sur moi ! que la foudre du ciel tombe sur ma tête et me réduise en poussière ! que la terre s’entr’ouvre et engloutisse ce qui restera de Nar-go-tou-ké s’il ne venge pas les tortures infligées à Ni-a-pa-ah ! Mais que son fils, que Co-lo-mo-o soit changé en femme, qu’on le condamne à porter toute sa vie un peigne et des ciseaux[3], s’il ne vient pas avec son père châtier les Habits-Rouges des outrages dont un de leurs chefs a abreuvé sa mère !

— Mon seigneur fera à son plaisir, dit tristement l’Onde-Pure, en courbant la tête.

— Nar-go-tou-ké et Co-lo-mo-o agiront comme il convient à des Iroquois insultés dans ce qu’ils ont de plus cher, répliqua le sachem d’un ton ferme, mais qui déjà avait perdu toute son exaspération.

Il se rassit, ramassa les balles qu’il venait de fabriquer et les serra dans les poches de son capot.

— Cependant, fit Ni-a-pa-ah en glissant un regard timide vers son mari, la Vipère-Grise voyait dans l’avenir.

— Oui, dit la Poudre d’un air distrait.

— Et, ajouta sa femme, enhardie par cette concession, elle a déclaré que si Co-lo-mo-o déterrait la hache de guerre contre les Habits-Rouges…

Elle s’arrêta, interdite par le coup d’œil terrible que lui lança son mari.

— Il périrait ! acheva celui-ci avec un accent sarcastique ; eh bien, qu’il périsse ! Mais qu’il rende à ses ennemis tout le mal qu’ils ont fait à son père et à sa mère ! Ma femme croit-elle donc que je n’ai pas souffert, moi non plus ! croit-elle que le cœur du chef n’a pas saigné de toutes ses blessures ! croit-elle…

À ce moment, on siffla devant la maisonnette.

Les deux chiens se dressèrent sur leurs pattes, mais sans aboyer, et étirèrent paresseusement leurs membres.

— C’est Jean-Baptiste, dit Nar-go-tou-ké, en se tournant vers la porte.

Un individu entra en sautillant : un nain. Il n’avait pas plus de quatre pieds et demi de haut. Sa tête était énorme, son corps rabougri, fluet, ses jambes grosses et presque aussi longues que celles d’un homme de taille moyenne. Avec cela, elles étaient bancroches, tournées en dehors, de sorte qu’en marchant les pieds se trouvaient à angle obtus, et la gauche dépassait la droite de deux pouces au moins.

Ce pauvre petit être, si difforme, avait pourtant une figure intéressante et pleine d’intelligence. Mais, pour comble d’infortune, et comme si la nature ne l’eût pas assez maltraité, il était né sourd-muet.

Quels étaient les parents de Jean-Baptiste ? On l’ignorait. Un jour, plusieurs années avant les événements que nous rapportons, il était tombé, comme des nues, à Lachine[4], village situé exactement en face de Caughnawagha, sur l’autre rive du Saint-Laurent, et y avait fixé sa résidence dans un des magasins abandonnés de la Compagnie de la baie d’Hudson.

Les habitants de Lachine l’avaient baptisé Jean-Baptiste, du nom de leur patron national, et sobriquétisé le Quêteux, parce qu’il vivait d’aumônes.

Jean-Baptiste traversait souvent le fleuve pour aller mendier dans les paroisses de l’Est. Bien accueilli par les Indiens de Caughnawagha qui, comme tous les sauvages, pensent que les fous et les estropiés de naissance sont cloués d’un pouvoir magique, il s’était pris d’une affection mystérieuse, mais profonde, pour la famille de Nar-go-tou-ké.

Seuls au monde peut-être, le chef et son fils pouvaient échanger des pensées avec lui.

Ces communications avaient lieu par des regards et des signes.

Du reste, Jean-Baptiste se montrait très-réservé avec les Canadiens et vivait solitaire.

Jamais personne n’avait pénétré dans sa demeure. Il était l’effroi des petits enfants ; les jeunes gens même craignaient de l’affronter, bien que quelques-uns eussent donné beaucoup pour visiter l’intérieur du Quêteux.

Mais, malgré ses infirmités, il possédait une agilité et une force extraordinaires.

Toute cette agilité, toute cette force s’étaient réfugiées dans ses jambes. Ils l’avaient appris à leurs dépens ceux qui s’étaient frottés à Jean-Baptiste. Dès qu’on l’irritait, le nain se jetait sur le dos, ouvrait ses longues jambes, comme un poulpe ouvre ses bras, un crabe ses pinces, saisissait son insulteur, le serrait, et, quelle que fût l’adresse ou la vigueur de celui-ci, il était incapable de sortir de cet étau qui le pressait de plus en plus, jusqu’à ce que la douleur l’obligeât à implorer son pardon.

La méchanceté ne composait pas le fond du caractère de Jean-Baptiste, mais il était fidèle à ses rancunes comme à ses amitiés.

Il s’avança dans la salle en jouant avec un bâton noueux, plutôt qu’il ne s’en faisait une aide.

Dans ses yeux, Nar-go-tou-ké lut une nouvelle fâcheuse : le front du sagamo se rembrunit.

Par une mimique aussi rapide que la parole, le nouveau venu étendit l’index vers Montréal, puis vers Lachine, puis éleva dix doigts en l’air, ensuite le bras droit, et rassembla ses mains comme si elles eussent été liées.

Nar-go-tou-ké comprit : dix hommes commandés par le grand connétable accouraient de Montréal pour l’arrêter.

— Merci ! fit-il, en frappant sur son cœur pour témoigner de sa reconnaissance.

Et s’adressant à Ni-a-pa-ah, consternée par cette scène, dont elle devinait à demi la signification :

— Maintenant, prononça-t-il d’une voix ferme, la hache de guerre est déterrée. Quand Co-lo-mo-o rentrera, que la femme de Nar-go-tou-ké lui dise que son père l’attend. Les Kingsors viendront ici. Bientôt leurs chevelures pendront à la ceinture du sagamo iroquois. Ni-a-pa-ah leur répondra que le chef est parti pour les territoires de chasse. Mais qu’elle prenne garde que le Petit-Aigle ne tombe sous la dent de ces loups-cerviers. La destinée de Nar-go-tou-ké était de venger les os de ses pères qui blanchissent encore sans sépulture, sur les bords des Grands-Lacs ; sa destinée s’accomplira.

— Nar-go-tou-ké permettra-t-il à sa femme de l’accompagner ? demanda la squaw d’une voix suppliante.

— Non, elle doit rester ici, répliqua la Poudre.

Ni-a-pa-ah laissa retomber sa tête sur sa poitrine, et des larmes emplirent ses paupières.

Cependant le sachem interrogeait Jean-Baptiste du regard.

Avec son bâton, l’autre figura un navire sur le sol.

— Ils s’embarquent pour traverser, Nar-go-tou-ké doit partir, dit le chef.

Il décrocha un fusil à deux coups, suspendit une hache et des pistolets à sa ceinture, plaça le fusil sous son bras, jeta sur ses épaules une robe de peau de buffle, et, serrant la main de sa femme, il lui dit :

— Les yeux de Ni-a-pa-ah ont été rougis par les pleurs qu’elle a versés ; mais Nar-go-tou-ké rougira la terre par le sang de ses ennemis, et un ruisseau de ce sang de lièvre paiera pour chacune de ses larmes. Que Ni-a-pa-ah se réjouisse donc ! qu’elle se rappelle qu’elle descend de la Chaudière-Noire. Le cri de guerre des Iroquois va retentir !

Après ces mots, le sachem, se carrant majestueusement dans sa peau de bison, comme un empereur dans un manteau de pourpre, sortit avec dignité du wigwam, en faisant signe au nain de l’accompagner.

Une fois sur la place du village, Nar-go-tou-ké indiqua du doigt à Jean le chemin de la Prairie, village distant de deux lieues de Caughnawagha, sur la même rive.

Le bancal saisit immédiatement le sens de cette indication, et il se mit à arpenter le terrain avec une célérité qui eut fait envie à un coureur de profession.

L’indien alors descendit au bord du Saint-Laurent. Il sauta dans un tronc d’arbre creusé en forme de canot et suivit pendant quelque temps le cours de l’eau.

Le soleil, au terme de sa carrière, achevait de ronger son disque enflammé derrière les bois de Lachine. Moutonneux, bruyant, le fleuve, inondé de ses tièdes rayons, réfléchissait des lueurs éblouissantes, qui scintillaient parfois, ainsi que des éclairs, quand une banquise voguait sous leurs larmes de feu ; car, après avoir été, pendant cinq mois, emprisonné, par l’hiver, dans une barrière de glace, le Saint-Laurent venait enfin de forcer les murs du cachot, et se trémoussait en fuyant vers son embouchure avec l’ardeur d’un captif qui a brisé ses fers.

À un faible intervalle, on entendait le mugissement des ondes sur les rapides[5] du Sault Saint-Louis.

À chaque instant, des piverts rasaient la surface à tire d’aile, eu poussant leur note aiguë, et des bataillons de canards sauvages sillonnaient les airs.

Bientôt Nar-go-tou-ké tourna brusquement à gauche et remonta le courant en traçant une ligne diagonale.

Devant lui, à trois ou quatre cents brasses, apparaissaient deux îlots.

L’un en amont, à une portée de fusil du second, et d’un accès assez facile ; l’autre au-dessous, hérissé d’écueils, que le fleuve déchirait de ses flots rageurs avec un fracas formidable.

Le pied de ce dernier baigne dans les rapides, et sur sa tête, constamment battue par des vagues aussi hautes que des montagnes qui rejaillissent en poussière liquide dans l’île, se présente comme un front de chevaux de frise en granit, infranchissables.

C’est l’île au Diable, la justement nommée. Elle a au plus un demi-mille de circonférence.

Inabordable par en bas et par en haut, elle n’offre aucune baie, aucune anse, aucune crique sur ses flancs. Bien des gens croient encore qu’il est impossible d’y pénétrer. Du reste, plus d’un batelier audacieux et téméraire a péri en essayant d’aller la reconnaître. Je ne sais rien d’affreux, rien de sauvage comme ce lieu inhospitalier. On dirait qu’il n’a été jeté au milieu du Saint-Laurent que pour narguer l’esprit ingénieux des blancs et servir de trône aux martins-pêcheurs, qu’on voit, en toute saison, insolemment juchés à la cime des rochers et des broussailles qui le défendent[6].

Il est notoire cependant que quelques canots montés par des Indiens ont réussi à y atterrir.

C’était vers l’île au Diable que tendaient les efforts de Nar-go-tou-ké.

Durant une demi-heure, il scia le courant du fleuve, et, parvenu à la hauteur du premier îlot, il se laissa emporter au fil de l’eau, en imprimant, avec sa pagaie, une légère oblique à l’embarcation ; puis, sans s’émouvoir des fureurs de l’élément sur lequel son canot dansait comme une plume que ballotte la brise, sans s’inquiéter des paquets d’eau écumante qui le couvraient à toute minute, il se contenta de maintenir le léger esquif en équilibre, jusqu’à ce qu’il atteignît un chicot en face de l’île au Diable, à vingt brasses de celle-ci.

Le canot dérivait avec une effrayante vitesse.

Lâchant sa pagaie, l’Iroquois s’étendit tout de son long à la proue, et, en rasant le récif si près qu’on eût cru qu’il l’aurait heurté, ce qui pour lui eût été la mort, il empoigna un câble qui flottait devant.

D’abord, il laissa filer le câble dans sa main demi-fermée, car s’il eût arrêté subitement son bateau, le contrecoup l’aurait sans doute fait chavirer. Et, après avoir ralenti, peu à peu, la course du canot, il revint à l’autre extrémité et le fit remonter tout doucement en le halant par la corde.

Cette corde tournait le chicot ; elle était fixée par le bout à un anneau de fer, scellé dans une anfractuosité des rochers de l’île au Diable.

Dès qu’on la tenait, il n’était plus guère difficile, avec des précautions et la connaissance de la localité, d’arriver au but de la périlleuse navigation.

Continuant de haler son embarcation, et se faisant de sa pagaie une gaffe pour l’empêcher d’être brisée par la violence des remous contre les énormes cailloux erratiques dont la côte est jonchée, Nar-go-tou-ké se dirigea habilement à travers les terribles obstacles qui se dressaient autour de lui, et, à la nuit tombante, il débarquait sain et sauf dans l’îlot.

Ayant tiré sur la grève et caché son canot, il se faufila, en rampant sur les pieds et sur les mains, sous des buissons si fourrés qu’ils paraissaient impénétrables, si épineux que quiconque eut ignoré le passage secret pris par l’Indien se fût vainement déchiré le corps pour essayer de les franchir.

Au bout de deux minutes celui-ci déboucha dans une étroite clairière ombragée par un cèdre à la large envergure.

Une cotte de halliers semblables à ceux que Nar-go-tou-ké venait de traverser le cuirassait.

Et à son pied s’élevait un énorme monolithe, représentant une figure étrange, grossièrement sculptée, assise sur une sorte de trône à dossier.

Cette statue avait bien vingt pieds de hauteur et dix de large à sa base. Des mousses, des lichens, des graminées l’habillaient d’une épaisse robe de verdure.

En se redressant dans la clairière, Nar-go-tou-ké découvrit une immense colonne de fumée et de flammes, qui ondulait du côté des rapides en haut de la Prairie.

Puis le glas funèbre du tocsin, dont les notes vibrantes dominaient le vacarme de la cataracte, frappa son oreille.

— Qu’est-ce que cela ? mes alliés seraient-ils déjà entrés sur le sentier de la guerre ? murmura-t-il.

Et, s’élançant sur la statue, il grimpa jusqu’aux premiers rameaux du cèdre.

De ce point, l’œil embrassait une vaste circonférence.

Nar-go-tou-ké ne l’eut pas plus tôt atteint qu’il s’écria avec un indicible accent de stupeur :

— Le Montréalais est en feu ! Jouskeka, protège mon fils !

  1. Je ne crois pas inutile de prévenir mes lecteurs que toutes les localités que je cite existent et que, dans mes descriptions de ces localités, je tâche et tâcherai toujours d’être aussi exact que possible, mon but, en publiant ces ouvrages, étant de raconter, sous une forme anecdotique, mes voyages dans l’Amérique septentrionale.
  2. Au Canada, les gens de la campagne sont ainsi nommés, et cette qualification leur a sans doute été appliquée aux premiers temps de la colonisation par opposition aux gens qui faisaient la chasse ou couraient le pays en quête d’aventures, tandis qu’eux ils habitaient des demeures fixes.
  3. Marques de la dégradation d’un homme chez les sauvages de l’Amérique septentrionale.
  4. Voir la Huronne.
  5. On sait que les rapides sont des écueils à fleur d’eau.
  6. Durant l’hiver de 1854-55, le froid fut excessif au Canada. Le thermomètre descendit jusqu’à 35° Réaumur. Pour la première fois, de mémoire d’homme, une partie des rapides du Sault Saint-Louis gela, et je fus assez heureux pour pouvoir, avec deux amis, visiter l’île au Diable, en y passant de la rive septentrionale sur le pont de glace. Cette petite expédition fit événement dans le pays, où bien peu de personnes peuvent se flatter d’avoir exploré l’île en question.