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Les derniers Iroquois/13

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Lécrivain et Toubon (p. 185-198).


CHAPITRE XIII

une page d’histoire


Plusieurs mois se sont écoulés depuis les événements qui ouvrent ce récit.

La crise politique à laquelle le Canada était en proie a fait des progrès effroyables : elle touche à son paroxysme.

Quelques lignes d’explication sont nécessaires à l’intelligence des faits qui vont se dérouler.

On a vu que, lors de la cession du Canada à l’Angleterre par la paix honteuse de 1763, la colonie était presque entièrement française.

Une fois en possession du pays, la Grande-Bretagne remplaça tous les fonctionnaires civils et militaires ; puis elle poussa l’immigration de ses sujets vers les rives du Saint-Laurent.

Ces derniers étaient encore en très-faible minorité dans le pays, que, déjà, ils tyrannisaient les vaincus, grâce à l’appui de la force armée, dont ils disposaient arbitrairement.

Conformément au système gouvernemental anglais qui fut en partie adopté, les juges devinrent tout-puissants ; et, dès 1805, un de ces magistrats, M. Sewell, demanda la suppression de la langue française, l’abolition de la religion catholique, et l’exclusion des Canadiens-Français de toutes les charges publiques.

Si cette demande ne fut pas sanctionnée par un acte officiel de la mère-patrie, elle n’eut que trop d’admirateurs parmi les Anglais de la colonie, qui s’en autorisèrent pour redoubler leurs vexations.

Vainement nos malheureux compatriotes firent-ils preuve d’un dévouement sans bornes à leurs maîtres, soit lors de la révolution américaine de 1775, soit lors de la guerre de 1812, ils furent constamment traités comme des factieux, écrasés d’impôts et soumis aux plus atroces persécutions.

La prolongation d’un état de choses aussi anormal, aussi odieux, disons le mot, fut la source d’un fléau que la Grande-Bretagne n’avait pas prévu, mais qui devait inévitablement arriver : — Ses agents, investis de pouvoirs illimités, employèrent ces pouvoirs à la satisfaction de leurs passions personnelles, et bientôt ils frappèrent sur les colons anglo-saxons aussi bien que français.

Le trésor de la province fut livré à un gaspillage monstrueux. Les exactions et les concussions les plus éhontées devinrent à l’ordre du jour : tous les fonctionnaires s’en mêlèrent, à l’envi, tous, depuis le plus haut jusqu’au plus bas, depuis le gouverneur-général jusqu’aux simples schérifs.

Les noblemen d’Angleterre, sans fortune ou ruinés, sollicitaient le siège gubernatorial du Canada, pour y faire ou refaire leur fortune, et les négociants banqueroutiers s’acheminaient vers le Saint-Laurent dans le même but.

Des germes d’hostilités ne tardèrent pas à se montrer, même entre les oppresseurs.

Aurait-il pu en être autrement au milieu des injustices criantes dont se souillaient chaque jour les chefs de l’exécutif.

En 1816 la mesure était presque comble.

Pour qu’on ne suppose pas que j’exagère, je citerai un paragraphe de M. Garneau, historien très-impartial et très-précis dans ses renseignements.

« Le général Drummond, qui vint remplacer temporairement sir George Prévot (comme gouverneur général), s’occupa des récompenses à donner aux soldats et aux miliciens qui s’étaient distingués (dans la guerre précédente). On songea à les payer en terres, et pour cela il fallut recourir à un département où l’on ne pouvait jeter les yeux sans découvrir les énormes abus qui ne cessaient de s’y commettre. Les instructions qu’avait envoyées l’Angleterre sur les représentations du général Prescott, à la fin du siècle dernier, loin de les avoir fait cesser, semblaient les avoir accrus. Malgré les murmures de tout le monde, on continuait toujours à gorger les favoris de terres. On leur en avait tant donné, que Drummond manda aux ministres que tous ces octrois empêchaient d’établir les soldats licenciés et les émigrants sur la rivière Saint-François. Chacun s’était jeté sur cette grande pâture, et pour la dépecer on s’était réuni en bande. Un M. Young en avait reçu 12,000 acres ; un M. Felton en avait eu 14,000 acres pour lui-même et 10,000 pour ses enfants. De 1793 à 1811, plus de trois millions d’acres avaient été ainsi donnés à une couple de cents favoris, dont quelques-uns en eurent jusqu’à 60 et 80,000, comme le gouverneur R. Shove Milnes, qui en prit près de 70,000 pour sa part. Ces monopoleurs n’avaient aucune intention de mettre eux-mêmes ces terres en valeur. Comme elles ne coûtaient rien ou presque rien, ils se proposaient de les laisser dans l’état où elles étaient jusqu’à ce que l’établissement du voisinage en eût fait hausser le prix. Un semblant de politique paraissait voiler ces abus. On bordait, disait-on, les frontières de loyaux sujets pour empêcher les Canadiens de fraterniser avec les Américains. « Folle et imbécile politique, s’écriait un membre de la Chambre, M. Andrew Stuart, en 1823 ; on craint le contact de deux populations qui ne s’entendent pas, et on met pour barrière des hommes d’un même sang, d’une même langue et de mêmes mœurs et religion que l’ennemi. »

Ces réflexions étaient tellement sensées, qu’à la révolution de 1837-38 les Américains, comme on désigne les citoyens de la république fédérale, se joignirent aux insurgés du Haut-Canada, tout anglais, et parurent à peine dans le Bas-Canada, alors presque exclusivement français.

Mais ces abus que nous venons de signaler, était-ce tout ? Non, hélas ! ce n’était encore que la plus minime partie.

L’Assemblée législative faisant des difficultés pour voter les subsides, le bureau colonial, qui siège à Londres, dans Downing street, donna au gouverneur instruction de partager le droit de vote entre l’Assemblée et le Conseil législatif, nommé par la Couronne, conséquemment sa créature.

Cependant la Grande-Bretagne, toujours inquiète, tremblait que les Canadiens ne se révoltassent. Quoi qu’elle en eût, il lui en coûtait, comme il lui en coûterait considérablement de perdre cette colonie, un des plus beaux joyaux de son diadème.

Pour s’attacher les familles françaises, nobles, dispersées sur le territoire, elle avait laissé subsister les droits seigneuriaux, — les lods et ventes, — autre sujet de grief dont on se plaignait amèrement[1].

Elle alla plus loin, et elle, la rigoureuse protestante, caressa l’Église catholique : elle consentit à l’érection d’un archevêché à Québec. M. Plessis fut appelé à cette dignité en 1819. On le cajola pour avoir son appui ; et on l’obtint, tacitement au moins.

« Le prélat canadien ne fit aucune promesse à lord Bathurst de soutenir de l’influence cléricale les mesures politiques que l’Angleterre pourrait adopter à l’égard du Canada, quelque préjudiciables qu’elles pussent être aux intérêts de ses compatriotes ; mais on peut présumer que le ministre en vit assez, à travers son langage, pour se convaincre qu’en mettant la religion catholique, les biens religieux et les dîmes à l’abri, on pouvait compter sur son zèle pour le maintien de la suprématie anglaise, quelque chose qui pût arriver, soit que l’on voulût changer les lois et la constitution, ou réunir le Bas-Canada au Haut[2]. »

Les dîmes, le projet de réunion des Canadas sous une même législature, deux causes nouvelles d’irritation : la dîme obérait les habitants de la campagne, la réunion des Canadas devait être l’engloutissement de la race française dans l’élément anglais.

Pour y arriver, et pour favoriser davantage les sujets de la Grande-Bretagne établis dans le Haut-Canada, on exigeait du Bas le partage du revenu des douanes avec la province supérieure ! Iniquité révoltante s’il en fut, entre tant d’iniquités !

Nous ne sommes point au bout, car voilà que bientôt le bureau colonial propose un bill attentatoire à toutes les libertés. Ce bill restreint la représentation du Bas-Canada ; il confère à des conseillers, non élus par le peuple, le droit de prendre part aux débats de l’Assemblée. Il abolit l’usage de la langue française et atteint les prérogatives de l’Église catholique.

« Il réduisait, s’écrie M. Garneau, le Canadien-Francais à presque à l’état de l’Irlandais catholique. Le peuple libre qui se met à tyranniser est cent fois plus injuste, plus cruel que le despote absolu ; car sa violence se porte, pour ainsi dire, par chaque individu du peuple opprimant sur chaque individu du peuple opprimé, toujours face à face avec lui. »

Ce fut le signal d’une agitation immense. Dans tous les comtés du Bas-Canada on fit des assemblées pour protester contre cette proposition détestable. Elles donnèrent naissance à des pétitions appuyées par plus de soixante mille signatures.

Portées à Londres par les chefs du parti populaire, MM. Papineau et Neilson, ces pétitions furent éloquemment secondées dans le parlement.

On obtint l’ajournement du bill plutôt que sa suppression.

Le mécontentement croissait de plus en plus, alimenté par les fautes du cabinet anglais, aussi bien que par le désordre de l’administration coloniale.

En 1825, on découvre dans la caisse du receveur-général, M. Caldwell, un déficit de quatre-vingt-seize mille livres sterling, somme égale à deux années du revenu public.

Ce fonctionnaire était insolvable et n’avait pas fourni de caution.

À la même époque, le percepteur des douanes à Québec est reconnu défalcataire : on demande son changement ; l’Angleterre le refuse.

Voyez s’amasser l’orage.

Cependant l’assemblée veut la paix. Elle est honnête, elle craint les troubles. Elles vote les subsides.

Mais l’année suivante, on lui propose un budget tellement onéreux, avec si peu de détail sur les estimés, qu’elle se déclare forcée de les rejeter.

Lord Dalhousie, alors gouverneur, fait un coup d’État. Singeant Louis XIV, il monte à la chambre, « éperonné, l’épée au côté et accompagné d’une nombreuse suite couverte d’écarlate et d’or. »

Il insulte les représentants du peuple, dissout le parlement.

Ces outrages insensés blessent profondément les Canadiens. Ils se regardent, ils s’étonnent ; ils se comptent. J’entends fourbir des armes.

l’Ami du peuple, journal rédigé en français, à Plattsburg, sur la frontière des États-Unis, lance un appel :

« Canadiens, s’écrie-t-il, on travaille à vous forger des chaînes. Il semble que l’on veuille vous anéantir ou vous gouverner avec un sceptre de fer. Vos libertés sont envahies, vos droits violés, vos privilèges abolis, vos réclamations méprisées, votre existence politique menacée d’une ruine totale !

« Voici que le temps est arrivé de déployer vos ressources, de montrer votre énergie et de convaincre la mère-patrie et la horde qui, depuis un demi-siècle, vous tyrannise dans vos propres foyers, que si vous êtes sujets vous n’êtes pas esclaves. »

Elles avaient de l’écho dans la colonie, ces nobles paroles, car, en les reproduisant, le Spectateur de Montréal ne craignait pas d’ajouter :

« La patrie trouve partout des défenseurs, et nous ne devons pas encore désespérer de son salut. »

Son salut ! À quel degré de misère la Grande-Bretagne l’avait-elle donc réduite, cette riche contrée, pour que les Canadiens en fussent arrivés à douter de leur salut ?

Ah ! que de larmes, que de larmes de sang ils ont versées ces malheureux frères que la catinerie de Louis XV a lâchement vendus à l’étranger !

Mais l’insurrection commence. Elle est sourde, timide, incertaine à son éclosion. Elle se manifeste par des troubles partiels aux élections, par des meeting tumultueux, par l’adoption de résolutions qui condamnent violemment les mesures administratives.

L’exécutif répondit en faisant arrêter la plupart des moteurs de ces résolutions.

L’Angleterre s’émut ; mais, suivant l’habitude, son émotion se dissipa en speeches plus ou moins parlementaires. Whigs et tories tirent provision de capital politique, pour se grandir dans l’esprit de leurs commettants.

On n’essayait toujours aucune réforme propre à mettre un terme aux dissensions du Canada ; mais on hasardait tout pour les aggraver.

Des élections législatives eurent lieu. Elles amenèrent à la chambre un grand nombre de jeunes gens animés par des idées libérales.

« MM. de Bleury, La Fontaine, Morin, Rodier, et autres nouvellement élus, voulaient déjà que l’on allât beaucoup plus loin que l’on ne l’avait encore osé. Il fallait que le peuple entrât enfin en possession de tous les privilèges et de tous les droits qui sont son partage indubitable dans le Nouveau-Monde ; et il n’avait rien à craindre, en insistant pour les avoir, car les États-Unis étaient à côté de nous pour le recueillir dans ses bras, s’il était blessé dans une lutte aussi sainte.

« Ils s’opposèrent donc à toute transaction qui parût comporter la moindre fraction des droits populaires. Ils se rangèrent autour de M. Papineau, l’excitèrent et lui promirent un appui inébranlable. Il ne fallait faire aucune concession. Pleins d’ardeur, mais sans expérience, ne voyant les obstacles qu’à travers un prisme trompeur, ils croyaient pouvoir amener l’Angleterre là où ils voudraient, et que la cause qu’ils défendaient était trop juste pour succomber. Hélas ! plusieurs d’entre eux ne prévoyaient pas alors que la Providence se servirait d’eux plus tard, en les enveloppant d’un nuage d’honneur et d’or, pour faire marcher un gouvernement dont la fin première serait « d’établir, suivant son auteur[3], dans cette province une population anglaise, avec les lois et la langue anglaises, et de n’en confier la direction qu’à un législateur décidément anglais, » qui ne laisserait plus exister que comme le phare trompeur du pirate, cet adage inscrit sur la faulx du temps : « Nos institutions, notre langue et nos lois. »

Montréal était le foyer du libéralisme.

L’élection d’un député, en mai 1832, y fut signalée par une lutte affreuse entre les troupes et le peuple.

Plusieurs individus restèrent sur le théâtre du combat.

Les assemblées et les pétitions recommencèrent de plus belle. L’exécutif ne tint compte ni des unes, ni des autres.

Les Bas-Canadiens n’étaient que courroucés, on les exaspéra.

Le 7 janvier 1834, le gouverneur informa les chambres que le roi avait nommé un sur-arbitre pour faire le partage des droits de douane entre les deux Canadas, et que le rapport accordait une plus grande part que de coutume au Haut.

Aussitôt les hommes avancés du corps législatif parlèrent de se séparer de l’exécutif.

La motion ne prévalut pas, et Papineau énuméra dans un acte devenu célèbre sous le titre de : Les quatre-vingt-douze résolutions, les griefs de la colonie contre l’Angleterre.

Mais, je l’ai dit déjà, malgré le tapage que firent ses orateurs autour des quatre-vingt-douze résolutions, l’Angleterre les considéra à peu près comme non avenues.

Les Canadiens se préparèrent à une guerre civile. Des clubs, des associations secrètes furent formées par les Patriotes et par les Loyalistes. Si les premiers enfantèrent les Fils de la Liberté, les seconds donnèrent le jour à un corps de carabiniers au nom de God save the king (Dieu sauve le roi).

Dans le même temps les journaux des deux partis se livraient continuellement à des sorties furibondes. Un des plus prudents, le Canadien, allait jusqu’à dire :

« Ce n’est qu’avec des idées et des principes d’égalité que l’on peut gouverner maintenant en Amérique. Si les hommes d’État de l’Angleterre ne veulent pas l’apprendre par la voie des remontrances respectueuses, ils l’apprendront, avant longtemps, d’une façon moins courtoise ; car les choses vont vite dans le Nouveau-Monde. »

La chambre refuse de voter la liste civile : elle est prorogée.

Plus un coin de ciel bleu à l’horizon. Des grondements sinistres s’élèvent de toutes parts ; la tempête est à la veille d’éclater.

La Minerve et le Vindicator embouchent la trompette de révolte :

« Des protestations nouvelles, énergiques et telles qu’on ne puisse les méprendre, nous semblent nécessaires. »

Papineau et ses amis parcourent le pays ; ils soulèvent les masses par leurs discours incendiaires.

Papineau occupait un poste élevé dans la milice provinciale. Le gouverneur, furieux de ce qu’à une assemblée publique, à Saint-Laurent, on avait voté des résolutions blâmant sa conduite, lui fait écrire par son secrétaire d’État pour le sommer d’avoir à se justifier.

Papineau répond :

« Monsieur,

« La prétention du gouverneur à m’interroger touchant ma conduite à Saint-Laurent est une impertinence que je repousse avec mépris et silence.

« Toutefois, je prends ma plume pour dire au gouverneur simplement qu’il est faux qu’aucune des résolutions adoptées à la dernière assemblée du comté de Montréal recommande une violation des lois, comme dans son ignorance il peut le croire ou du moins il l’affirme.

« Votre obéissant serviteur,


« Louis-Joseph Papineau[4]. »


L’épée était tirée. Hélas ! elle ne devait rentrer au fourreau que teinte du sang français le plus pur.

À quelque origine qu’il appartienne, tout juge impartial condamnera la conduite de l’Angleterre dans cette sombre tragédie, — une des pages les plus ignominieuses de son histoire, malheureusement pour elle si grosse, si noire de forfaits politiques.

  1. Abolis par un acte du parlement en 1855 seulement.
  2. Garneau, Histoire du Canada.
  3. Rapport de Lord Durham, envoyé après les premiers troubles pour faire une enquête sur les affaires du Canada.
  4. Historique. — Il est à regretter que M. Garneau n’ait pas reproduit, dans son Histoire du Canada, cette lettre qui me semble avoir l’importance d’un document d’État.