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Les derniers Iroquois/16

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Lécrivain et Toubon (p. 227-240).


CHAPITRE XVI

l’insurrection


Filles de l’enthousiasme, les révolutions populaires ont la même durée que cette fièvre de l’esprit.

Si, après l’assemblée de Saint-Charles, les patriotes canadiens se fussent instantanément portés sur Montréal, il est vraisemblable que la métropole serait tombée en leur pouvoir, et qui peut dire qu’alors ils n’auraient pas été maîtres de la province !

Mais si Neilson et plusieurs autres étaient décidés à profiter de l’ardeur de leurs partisans, Papineau, chef réel du mouvement, balançait. Il paralysa par sa tiédeur tous ces braves qui ne demandaient qu’à voler au combat. Ne se croyait-il pas assez bien préparé, n’osait-il encore assumer la haute responsabilité qui incombe aux meneurs d’une insurrection ? ce n’est pas à nous de répondre. Nous sommes trop près encore de ces tristes événements. Leur appréciation appartient à la postérité[1].

Cependant, le lien entre l’exécutif et les Canadiens était brisé. Le renouer par des moyens pacifiques n’était plus au pouvoir de personne.

À Montréal, et dans les comtés limitrophes, on arma ouvertement.

Des bandes hostiles sillonnèrent le pays.

Les occupations ordinaires de la ville et des champs furent abandonnées. Chacun prit fait et cause pour un parti ou pour un autre. La guerre civile alluma ses torches.

« Le 7 novembre, les Fils de la liberté et les Constitutionnels ou les membres du Club Doric, comme les nommèrent les Anglais, en vinrent aux mains, avec des succès divers. La maison de M. Papineau et celle du docteur Roberston et autres furent attaquées et les presses du Vindicator saccagées. On appela les troupes sous les armes : elles paradèrent dans les rues avec de l’artillerie. »

L’autorité mit sur pied toutes les forces militaires, et inonda la campagne de détachements chargés de faire exécuter les nombreux mandats d’arrestation lancés contre les fauteurs de la Confédération des six comtés.

Depuis l’assemblée, Papineau, Neilson et leurs principaux partisans étaient restés dans le comté de Richelieu.

Entourés d’une foule d’hommes dévoués, ils s’y disposaient à la résistance, commettant cette grande faute, — faute irréparable ! — c’est d’attendre, c’est-à-dire de laisser se dissiper l’ivresse de leurs gens, au lieu de marcher droit à l’ennemi.

Leur quartier général avait été établi entre Saint-Denis et Saint-Charles, villages éloignés de sept milles l’un de l’autre, sur le Richelieu.

Le premier est a seize milles de Sorel, le second à dix-huit de Chambly, localités où le gouvernement anglais avait caserné plusieurs régiments.

Ces régiments reçurent, en même temps, l’ordre d’aller attaquer les rebelles, et de les prendre ainsi en avant et en arrière, — Saint-Denis et Saint-Charles se trouvent entre Chambly et Sorel.

Comme ils avaient à peu près la même distance à parcourir, ils devaient vraisemblablement se joindre à peu près à la même heure sur le théâtre des opérations.

Le 21 novembre au soir, le colonel Gore partit de Sorel avec cinq compagnies d’infanterie, une pièce d’artillerie de six et un piquet de police à cheval.

Le temps était mauvais ; il faisait froid et pleuvait à torrents. Tous les chemins avaient été défoncés et les ponts rompus par les paysans.

Néanmoins, le lendemain, le colonel Gore et ses troupes arrivèrent devant Saint-Denis, après une rude marche d’environ douze heures.

Il pouvait être dix heures du matin.

Aussitôt le tocsin laissa tomber dans l’espace ses notes funèbres.

Des barricades défendaient toutes les avenues du village, et un puissant rempart, construit avec des trônes d’arbres, interceptait la route.

Retiré dans une grosse maison de pierre qu’il avait fait fortifier et créneler, le docteur Neilson avait résolu de vaincre ou de mourir. M. Papineau, le docteur O’Callaghan et quelques officiers de milice s’y trouvaient avec lui.

Huit cents hommes, dont un quart à peine munis de fusils, le reste portant qui une lance qui un épieu, qui une fourche, qui une faux, ou de vieux sabres rouilles, faisaient retentir le village des chants de la Marseillaise et de la Parisienne.

Malgré leur nombre et leur détermination, Neilson doutait de la victoire.

— Monsieur, dit-il à Papineau, vous devriez Vous retirer à Saint-Charles ; ce n’est pas ici que vous serez le plus utile ; nous aurons besoin de vous plus tard.

— Que penserait-on de moi, si je m’éloignais à cette heure ? répliqua celui-ci.

— Vous êtes notre chef à tous ; à tous, vous devez compte de votre vie, reprit Neilson[2].

À ce moment le canon gronda.

— À nos postes, messieurs ! s’écria Neilson et souvenez vous que la patrie a les yeux sur vous !

Le feu des Canadiens répondit aussitôt à l’artillerie des troupes royales.

Mais que pouvait un seul canon contre des amas de pins hauts comme des maisons ?

Les insurgés se montraient à peine, lâchaient leurs coups de fusil et disparaissaient derrière les barricades.

La mousqueterie des Anglais ne leur faisait pas plus de mal que leur canonnade.

Cependant un boulet, passant à travers les souches, tua un membre de la Chambre législative, M. Ovide Perrault, blessa plus ou moins grièvement cinq hommes, et jeta quelque confusion dans les rangs des Canadiens.

Mais, vers deux heures, et après que le colonel Gore eut fait de vaines tentatives pour emporter les retranchements à l’assaut, les patriotes reçurent du renfort, et Neilson commanda une sortie.

Elle réussit complétement. Les royalistes, épuisés de fatigue, à court de munitions, lâchèrent pied et s’enfuirent vers les bois, en abandonnant leur canon, leurs fourgons et leurs blessés.

Fiers de ce triomphe, les Canadiens rentrèrent chez eux en chantant des hymnes d’allégresse. Mais ce n’était pas l’heure de s’endormir sur les premiers lauriers ; car, s’étant emparés d’un officier anglais, ils avaient appris que le colonel Wetherell s’avançait de Chambly sur Saint-Charles, à la tête de cinq compagnies, d’une troupe de police à cheval et de deux pièces de canon.

Après avoir réparé leurs fortifications, ils coururent prêter assistance à leurs amis de Saint-Charles.

Bon nombre d’habitants avaient quitté le village avec les femmes et les enfants. Mais madame de Repentigny et sa fille y résidaient encore ; la première ayant fait une rechute, et les médecins ayant déclaré qu’il était impossible de la transférer à la ville sans compromettre son existence.

Le 25 novembre, au matin, la pauvre femme sommeillait dans son lit, et Léonie, assise à son chevet, parcourait des yeux plutôt qu’elle ne suivait avec l’esprit un livre de piété.

C’était un touchant tableau !

La mère, immobile, les joues amaigries, le teint jaune comme l’ivoire du crucifix qui pendait dans la ruelle, déjà marquée au sceau de la mort, était l’image de la douleur profonde, mais résignée.

Pâle, les yeux cernés par l’insomnie et les angoisses, sa fille offrait une navrante personnification de l’inquiétude.

Tout à coup les roulements du tambour résonnent, déchirés par les notes perçantes du clairon.

Madame de Repentigny s’agite sur sa couche, Léonie tressaille,

— Qu’y a-t-il, mon enfant ? demande la première d’une voix affaiblie.

— Ah ! maman, maman ! ils vont se battre ! ils vont se battre ! répond la jeune fille en se levant et se jetant sur l’oreiller qu’elle baigne de ses larmes.

— Heureusement que ni ton père, ni sir William, ne sont là, dit la tendre mère en faisant un effort pour baiser sa fille. Ton père est à Québec, sir William à Montréal, prions Dieu pour eux !

— Et pour mon cousin, dit Léonie en tombant à genoux.

— Ah ! oui, il est à Saint-Eustache. Mais il ne court aucun danger, n’est-ce pas ?

— Je l’espère, maman.

Après ces mots, toutes deux joignirent les mains, et confondirent leurs cœurs dans un élan vers l’Éternel.

Le canon détona, accompagné d’une fusillade nourrie, alors qu’elles achevaient cette ardente oraison.

— Sonne donc pour savoir ce qui se passe au dehors, mon enfant, dit madame de Repentigny.

À cet appel, un domestique arriva ; mais il ne put rien dire, sinon que les troupes du roi étaient aux prises avec les rebelles.

Léonie se précipita vers la fenêtre.

— Prends garde ! ah ! prends garde, ma fille ! lui cria madame de Repentigny avec terreur.

— Il n’y a rien à craindre, bonne maman ; je vois parfaitement, mais on ne peut m’apercevoir ; et, d’ailleurs, on ne tire pas de ce côté, répondit Léonie en collant son visage contre les carreaux de la croisée. Ah ! voici les militaires qui chargent ; les insurgés plient ; le ciel est tout noir de fumée.

Le colonel Wetherell venait en effet de fondre sur les Canadiens avec une impétuosité irrésistible.

Quoique sorti de Chambly dans la nuit même où le colonel Gore sortait de Sorel, il n’avait pu arriver avant le 25 en vue de Saint-Charles, tant les habitants avaient semé d’obstacles sur sa route.

À midi, il prit position sur une colline qui domine la rivière, et braqua son artillerie contre le camp des patriotes.

Ce camp, fortifié par des ouvrages en terre et en bois, formait un parallélogramme, appuyé d’un côté sur la rivière, de l’autre sur la maison de M. Debartzch, un des instigateurs de l’insurrection.

Trouée par une centaine de meurtrières cette maison renfermait une foule de tirailleurs.

Deux petites pièces de campagne ajoutaient encore à la force des Canadiens.

Leurs dispositions, leur bravoure, leur permettaient d’espérer la victoire.

Malheureusement, ils étaient commandés par un Anglais mécontent, un certain T. Brown, — un lâche, — qui déserta son poste à l’heure même du combat.

Le signal de l’attaque donné le colonel Wetherell canonne les retranchements et lance ses troupes autour du camp pour l’envelopper.

Les Canadiens se défendent avec une incroyable énergie ; ils se montrent dignes de cette poignée de héros leurs pères qui, semblables aux trois cents Spartiates, culbutèrent sept mille Américains, le 26 octobre 1813, sur les bords de la rivière Châteauguay.

Ah ! si un Salaberry était à leur tête !

Mais, ils n’ont point de chef ; ils ne savent à qui obéir ; la confusion se met dans leurs rangs. Leurs faibles barrières sont enfoncées.

Les ennemis se précipitent sur eux, la baïonnette en avant. Ils les cernent ; ils les acculent ; ils frappent impitoyablement ces malheureux, qui, manquant d’armes, pour la plupart, se défendent avec leurs mains, avec leurs pieds, avec leurs dents.

C’est une atroce boucherie !

De sa fenêtre, Léonie voit tout. Elle tremble, elle palpite ; elle sent son cœur défaillir ; elle ne respire plus, et elle ne peut, la pauvre enfant, s’arracher au plus effroyable des spectacles.

C’est que, dans la foule des combattants, elle a distingué le Petit-Aigle qui, brandissant un sabre de cavalerie, enlevé à un officier de police, l’assène, à droite, à gauche, en avant, partout, et, aidé de son père, tient encore bon, alors que tout fuit autour d’eux.

Mais il tombe, accablé par le nombre. Les yeux de Léonie se ferment ; elle chancelle et tâche de se cramponner à l’espagnolette pour ne pas tomber aussi.

— Ma fille ! mon enfant ! au secours ! s’écrie madame de Repentigny, oubliant sa faiblesse, thésaurisant un reste de force, et se jetant à bas du lit pour recevoir Léonie dans ses bras.

Et elle s’affaisse à côté d’elle.

On les relève.

— Ah ! j’ai eu bien peur ! merci, ô mon Dieu ! murmure la tendre mère, en embrassant Léonie, qui, un peu remise de son émotion, s’occupe à border le lit.

Le crépuscule se faisait. Un éclair illumina soudain l’appartement.

— Le feu ! exclama la jeune fille en retournant, malgré elle, à la croisée.

Une scène nouvelle l’attendait.

Incendiant le village, les Anglais dansaient et proféraient des hurlements forcenés.

Et, à la lueur des flammes, Léonie vit une troupe de soldats qui se dirigeaient vers leur maison, en chassant à coups de plat de sabre et de crosses de fusil une longue file de prisonniers, parmi lesquels, à son costume pittoresque, quoique noirci par la poudre, maculé de sang et réduit en lambeaux, on remarquait Co-lo-mo-o.

Le jeune homme marchait d’un pas ferme, sa contenance était digne.

En l’apercevant, Léonie, qui l’avait cru mort, ne put retenir un cri de joie.

— Ma fille, lui dit madame de Repentigny en essayant de sourire, je voudrais être seule quelques instants. Va te reposer !

Après un long baiser, Léonie sortit.

— Marthe, dit alors la malade à sa femme de chambre, je sens que je me meurs ; cours chercher M. le curé, mais que l’enfant l’ignore.

Pendant ce temps, un domestique annonçait à mademoiselle de Repentigny qu’un officier anglais désirait l’entretenir dans le parloir.

Elle y descendit.

— Je vous demande mille pardons de vous déranger, mademoiselle, lui dit cet officier ; j’ai appris le triste état de madame votre mère et je voudrais pour tout au monde ne vous causer aucun trouble. Mais les lois de la guerre sont inflexibles. On m’a commandé de renfermer, pour jusqu’à demain, dans votre maison, plusieurs prisonniers, et quoi qu’il m’en coûte, j’obéis à ma consigne. Veuillez être assurée, du reste, qu’on ne fera aucun bruit.

— Je crains, dit Léonie, que nous n’ayons pas de chambres assez vastes.

— Qu’à cela ne tienne, mademoiselle. Il y a près de votre parc une basse-cour dont les murs sont élevés ; c’est assez bon pour des misérables dont le bourreau fera bientôt justice…

Un frisson glacial figea le sang de la jeune fille dans ses veines.

— Disposez-en comme il vous plaira, monsieur, balbutia-t-elle ; mais excusez-moi… la maladie de ma mère…

Des larmes lui coupèrent la parole.

Elle sortit du parloir. Cependant, au lieu de remonter à sa chambre, elle entra dans une petite serre attenant à la salle à manger, et appela :

— Antoine !

Un jeune homme parut ;

— Écoute, lui dit-elle d’une voix brève et palpitante, tu es mon frère de lait ; j’ai confiance en toi. Tu ne me tromperas pas, n’est-il pas vrai, car tu m’aimes ? Un Indien m’a sauvé la vie, dans la catastrophe du Montréalais, tu le sais. Cet Indien est prisonnier parmi ceux qu’on nous amène. Il faut le délivrer. Tu le délivreras, n’est-ce pas ?

— Je ferai tout ce que vous voudrez, ma chère sœur, mais le moyen ?

— Le moyen ? Il y en a un. On enfermera les captifs dans la basse-cour. Ils n’y sont pas encore. Glisse-toi parmi eux. Dis un mot à l’Indien. Passe-lui un couteau. Il fait presque nuit. La chose n’est pas impossible. Tu porteras la clef de la basse-cour au commandant de détachement qui conduit ces pauvres gens. On ne se défiera pas de toi. Puis tu offriras du vin aux soldats, et, dans la nuit, quand ils seront ivres, tu ouvriras la porte de la basse-cour, qui donne sur le parc ; m’as-tu comprise ?

— Oui, oui, oui, soyez tranquille, votre protégé s’évadera ou je perds mon nom.

— Dépêche-toi, j’attendrai le résultat dans ma chambre.

Antoine partit.

Nous renonçons à peindre l’anxiété dont Léonie fut dévorée pendant les cinq heures qui s’écoulèrent jusqu’à son retour.

— C’est fait, dit-il ; il est échappé.

La jeune fille se prosterna pour rendre grâces à Dieu ; puis, se relevant, elle alla, sur la pointe du pied, souhaiter le bonsoir à sa mère, avant de se coucher.

Un silence sépulcral régnait dans la chambre, faiblement éclairée par une veilleuse.

Léonie crut que madame de Repentigny dormait.

Elle se pencha sur le lit pour effleurer son front.

Ce front était froid comme un marbre.

— Ah ! je suis maudite ! s’écria la jeune fille en se redressant tout d’un coup, comme si elle eût été mue par un ressort ; je suis maudite ; j’ai un instant oublié ma mère, et ma mère est morte sans me donner sa bénédiction !

Et elle tomba à la renverse.

  1. Dans la deuxième édition de l’Histoire de M. Garneau, on trouve la note suivante :

    « Le docteur O’Callaghan m’écrivait d’Albany, le 19 juillet 1852 : Si vous devez blâmer le mouvement, blâmez ceux qui l’ont provoqué et qui doivent en répondre devant l’histoire. Quant à nous, mon ami, nous fûmes les victimes, non les conspirateurs ; et, fussé-je sur mon lit de mort, je ne pourrais que déclarer, en présence du ciel, que je n’avais pas plus l’idée d’un mouvement de résistance quand je quittai Montréal et me rendis à la rivière Richelieu avec M. Papineau, que je ne songe maintenant à être évêque de Québec. Je vous dirai aussi que M. Papineau et moi, nous nous cachâmes dans une ferme de la paroisse Saint-Marc, de peur que notre présence n’alarmât le pays, et ne servît de prétexte à la témérité !… Je voyais bien aussi que le pays n’était pas prêt. »

    M. Garneau a publié cette note en anglais.

  2. Textuel.