Les derniers Iroquois/19

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Lécrivain et Toubon (p. 277-289).


CHAPITRE XIX

le sourd-muet


La rue Sainte-Thérèse, au centre de Montréal, est parallèle aux rues Notre-Dame et Saint-Paul. Elle n’a pas deux cents mètres de long. On y arrive par les rues Saint-Vincent et Saint-Gabriel, aboutissant toutes deux, d’un côté à la rue Notre-Dame, de l’autre à la rue des Commissaires, ou le quai. Une troisième rue innomée tombe en outre perpendiculairement de la rue Saint-Paul à son milieu.

Le 2 novembre 1838, au soir, un observateur attentif eût remarqué qu’une foule de gens, venus des différents quartiers de la ville, se dirigeaient vers la rue Sainte-Thérèse.

Ces gens marchaient seul à seul ; ils avaient l’air de ne se point connaître. Ceux-ci se coulaient sournoisement le long des maisons et évitaient avec le plus grand soin les patrouilles qui sillonnaient la ville ; ceux-là suivaient bravement leur chemin, en se donnant une apparence aussi dégagée que possible.

La nuit était fort noire ; il tombait une pluie fine, serrée, qui glaçait les membres.

À tout instant, on entendait le cliquetis des armes et retentir le « Qui vive ? » des miliciens canadiens fidèles au gouvernement, ou le « challenge ! » des troupes royales.

Sur le carré[1] Chaboillez, dans la rue Saint-Joseph, une de ces patrouilles rencontra un individu qui trottait lestement en s’appuyant à un bâton.

Il était si petit que, dans l’obscurité, on l’eût pris pour un enfant de huit à dix ans.

— Où diable va ce gamin ? s’écria un des soldats en l’apercevant.

— Quelque gueux d’Irlandais qui quête !

— Qui quête à pareille heure ?

— Pourquoi pas ?

— Eh ! toutes les maisons sont fermées.

— Holà ! morveux, arrête un peu, mon ami !

Mais le personnage continua sa route sans répondre à cette invitation.

— Veux-tu bien faire halte ! répéta la même voix.

— Il feint de ne pas entendre, le polisson, dit un autre. Jack, mon brave, apprends-lui ce que parler veut dire.

— Tu vas voir, répliqua Jack, en tirant la baguette de son fusil dont il cingla les épaules du récalcitrant, tandis que ses compagnons criaient :

— Il faut déculotter ce babouin et le fouailler d’importance.

Mais Jean, c’était lui, pirouetta subitement en faisant tourner son gourdin comme une fronde, et il en assena au visage de maître Jack un coup si violent que le troupier alla rouler à quelques pas, en poussant des hurlements de rage.

Ses camarades partirent d’un éclat de rire dont le sourd-muet profita pour détaler à toutes jambes.

Par malheur, en frappant l’Anglais, Jean avait laissé tomber un petit papier que, pour plus de sûreté, il tenait roulé dans sa main, autour de la poignée de son bâton.

Découvrant bientôt la perte qu’il avait faite, il revint avec précaution sur ses pas ; la patrouille était éloignée ; il fouilla le carré Chaboillez en tous sens, mais il lui fut impossible de trouver ce qu’il cherchait.

Jean se jeta comme un fou dans la rue Saint-Maurice, et, traversant la rue Mac-Gill, arriva à la place de la Douane par les rues Lemoine, Saint-Pierre et Saint-Paul.

Un canot abordait, à ce moment, dans le bassin du Roi.

Craignant que ce canot ne fût monté par des Anglais, le sourd-muet se cacha à l’angle de la place et de la rue Capitale.

Un homme s’élança de l’embarcation sur le quai et traversa la place de la Douane.

Jean, qui le surveillait du regard, reconnut Co-lo-mo-o.

Il courut à lui.

La conversation suivante s’établit aussitôt entre eux par dactylologie.

co-lo-mo-o. — Que faites-vous ici ?

jean. — Je vais sans doute où vous allez !

co-lo-mo-o. — Comment ?

jean. — Vous allez à l’assemblée des Fils de la Liberté ; j’y vais aussi.

co-lo-mo-o. — Vous ?

jean. — Oui, moi ! vous en êtes surpris ?

co-lo-mo-o. — Qu’y allez-vous faire ? vous n’entendez pas, vous ne pouvez pas vous faire comprendre.

jean. — Je lis sur le visage les pensées des hommes.

co-lo-mo-o. — Mais quel intérêt y avez-vous ?

jean. — Mon père était patriote ; un jour les Anglais pénétrèrent chez nous, en l’absence de ma mère ; ils venaient pour arrêter mon père ; il se défendit, il tua deux de ses ennemis ; enfin, terrassé par le nombre, il fut mortellement blessé, puis crucifié, avec des clous, dans la ruelle de son lit[2]. Alors ma mère me portait dans son sein ; elle était enceinte de huit mois. En rentrant, elle s’évanouit… Elle me mit au monde avant terme.

co-lo-mo-o (prenant la main du sourd-muet et la serrant avec force). — Je comprends.

Jean-Baptiste alors lui apprit qu’il venait de Beauharnais où tout était préparé pour un mouvement, mais que, sur le carré Chaboillez, il avait égaré un billet important, dont on l’avait chargé pour les patriotes de Montréal.

En causant, ils atteignirent la rue Sainte-Thérèse, qui recevait alors des gens mystérieux par ses cinq avenues. Ces gens s’observaient avec une attention soupçonneuse, échangeaient quelques paroles avec des sentinelles postées à chaque coin de la rue, puis couraient tour à tour à une porte qui s’ouvrait dès qu’on l’avait poussée d’une certaine manière, et se refermait aussitôt sur chaque arrivant.

Entrés par cette porte, Co-lo-mo-o et Jean se trouvèrent dans les ténèbres.

Une main invisible les saisit l’un après l’autre par la main, leur fit avec les doigts des signes auxquels ils répondirent, et les guida à quelque distance. Ils s’arrêtèrent. On leur banda les yeux. Un nouveau conducteur s’empara d’eux et les mena dans une sorte de cave brillamment éclairée, où il enleva le bandeau qui leur couvrait les yeux.

La cave était remplie de monde.

À une table longue se tenaient cinq hommes masqués. Derrière eux on lisait ces inscriptions en gros caractères :

Association des fils de la liberté[3].
Qui parjure son serment mérite la mort.

La plupart des assistants portaient des armes.

Les hommes masqués avaient devant eux, sur la table, des épées en croix et une Bible.

C’étaient le président ou grand-maître de la société, le vice-président, le premier député grand-maître, le trésorier, le secrétaire et le maître des cérémonies.

Le grand-maître était inconnu, même à la plupart des initiés ; mais le bruit courait qu’il se nommait Villefranche, avait été jadis notaire à Montréal, qu’à la suite de chagrins domestiques il avait voyagé dans le désert américain, d’où il était revenu secrètement pour diriger l’insurrection canadienne.

Co-lo-mo-o alla droit à lui et l’entretint pendant quelques minutes, en tournant fréquemment les yeux sur le sourd-muet, resté près de la porte.

— Si cela est, répondit à voix basse le grand-maître, il faut taire cette fâcheuse nouvelle et précipiter le soulèvement. Vous irez cette nuit à Beauharnais et profiterez de l’exaspération causée par les dernières arrestations pour entraîner les habitants à Montréal.

— J’irai, dit le Petit-Aigle.

— Vous tâcherez d’arriver dans la matinée de dimanche, au moment de la messe. Les troupes seront à leurs temples ; nous nous jetterons sur les casernes pour y prendre les armes qui nous manquent.

— Bien.

— Et si vous rencontrez Robert Neilson[4], qui doit s’approcher par Napierville, avec une bande d’Américains, vous l’engagerez, de tout votre pouvoir, à vous suivre à Montréal. Nous jouons notre dernier coup, mais avec grande chance de gagner. Les atrocités de Colborne et de ses séides ont tourné de notre côté les partisans du gouvernement eux-mêmes. Allez donc, jeune Aigle, et recommandez à Jean-Baptiste de ne point faire mention du billet qu’il a perdu. Dimanche, à dix heures, nous vous attendrons à Montréal.

Co-lo-mo-o sortit en emmenant avec lui le sourd-muet.

— Citoyens, dit alors le grand-maître à la foule des conspirateurs, je vous avais prévenu que l’Angleterre nous leurrerait encore de ses promesses mensongères. La réalité a confirmé mes prophéties. À la suite de notre glorieuse tentative de l’année dernière, le ministère britannique a délégué ici, sous prétexte d’apaiser les justes murmures de la population, un lord Durham qui, après avoir paradé à Québec et à Montréal, après nous avoir bercés par ses fausses protestations d’amour et de respect pour nos personnes, vient de retourner dans son pays, nous livrant, nous, nos biens, nos femmes, nos enfants, à la brutalité des hordes barbares que sir John Colborne traîne à sa suite. Lord Durham s’est embarqué hier, et depuis lors, c’est-à-dire depuis vingt-quatre heures, plus de cinq cents personnes ont été entassées dans les cachots. Demain, il y en aura mille ; après-demain, cinquante poteaux seront dressés à Montréal et à Québec ! N’ayant pu vous faire abjurer votre nationalité, l’Angleterre la veut noyer dans votre sang !

— Nous résisterons jusqu’à la mort ! clamèrent plusieurs voix.

— Eh ! qui parle de résistance ! reprit l’orateur avec force. Où nous a-t-elle menés, la résistance ? Demandez-le aux ruines fumantes de Saint-Charles, de Saint-Eustache, de Saint-Benoît. Non, plus de cette tactique insensée ; plus de résistance passive ! mais l’attaque, mais l’agression, mais prenons l’initiative d’une rencontre avec nos ennemis.

Une violente rumeur, accompagnée d’un grand désordre, s’éleva en ce moment vers la porte de la cave.

— Les troupes ! nous sommes cernés ! s’écria un homme qui venait d’entrer brusquement.

— Ah ! murmura le président avec amertume, il y a un traître parmi nous ; et il ajouta d’un ton élevé : Citoyens, soyez sans crainte, nous nous échapperons par le passage secret qui traverse la rue Saint-Paul jusqu’au quai ; mais rappelez-vous de descendre en armes, dimanche, à neuf heures du matin. Encore une fois, citoyens, mes amis, je vous prédis la victoire, car le frère du vainqueur de Saint-Denis, Robert Neilson, débarquera à dix heures dans la rue des Commissaires, avec vingt mille hommes. Maintenant, filez sans bruit, la porte est ouverte !

Et, donnant l’exemple à tous, il s’élança par une trappe placée sous la table, dans un sombre couloir qui s’enfonçait profondément sous la terre.

Pendant qu’une compagnie du 32e régiment envahissait la cave, et pendant qu’une partie des conjurés réussissait à s’évader, Co-lo-mo-o remontait, en courant suivant la coutume indienne, le chemin de Lachine.

La pluie avait cessé pour faire place à un vent furieux qui tordait, brisait, déracinait les arbres et remplissait l’atmosphère de plaintes déchirantes.

Quand le Petit-Aigle arriva à Lachine, la tempête sévissait dans toute sa rage.

C’eût été folie que de songer à traverser le Saint-Laurent pour se rendre à Beauharnais, éloigné de trois lieues, environ. Nul batelier, si habile qu’il fût, n’aurait pu gouverner un canot sur le fleuve par un temps semblable.

L’ouragan dura toute la nuit. Bon gré, mal gré, Co-lo-mo-o dut attendre au lendemain pour remplir sa mission. Parti de Lachine à huit heures, il n’aborda vis à vis de Beauharnais que vers deux heures, si redoutable était encore la colère des eaux.

Environné aussitôt par une multitude de patriotes armés, avides d’avoir des nouvelles, le Petit-Aigle s’acquitta de son message.

Il déclara qu’il fallait envoyer un courrier à Neilson et descendre immédiatement à Montréal pour y joindre les Fils de la liberté dans la matinée du dimanche.

On se conforma à son avis ; mais, avant de quitter le village, les insurgés assaillirent la maison d’un certain Ellice, chef du parti anglais à Beauharnais et un des hommes influents de la colonie, grâce à son mariage avec la fille de lord Grey, wigh très-puissant dans la Grande-Bretagne.

Le siège de cette maison prit du temps, et les patriotes, après l’avoir mise à sac et s’être emparés d’Ellice, qui fut donné en garde au curé de la paroisse, s’acheminèrent vers Montréal par la rive méridionale du Saint-Laurent.

Leur dessein était de passer à Caughnawagha, où Co-lo-mo-o pensait recruter une centaine d’indiens autrefois dévoués à sa famille. Malheureusement, depuis la mort de Nar-go-tou-ké et le départ du Petit-Aigle, le pouvoir de Mu-us-lu-lu avait grandi. Par la séduction ou la terreur, il s’était gagné tous les Iroquois et avait rallié les dissidents à la couronne d’Angleterre.

Ce changement s’était surtout opéré pendant le séjour de Co-lo-mo-o à la baie de Ha-ha, et le jeune sagamo, revenu, il y avait une semaine au plus, et contraint de se cacher pour se soustraire au mandat d’amener qui le poursuivait, n’avait encore osé paraître à Caughnawagha.

Mu-us-lu-lu le savait dans les environs. Il mettait tout en œuvre pour le surprendre et le livrer aux Anglais.

Averti, par des espions, que le Petit-Aigle s’avançait vers Caughnawagha avec un gros bataillon de Canadiens, Mu-us-lu-lu, qui assistait alors au service divin, sortit de l’église et engagea les Iroquois à se porter au devant d’eux, comme s’ils étaient tout disposés à épouser leur cause.

— Vous les inviterez à boire et à se reposer, leur dit-il, et, quand ces damnés rebelles ne seront plus sur leurs gardes, nous les entourerons et les enchaînerons pour les mener au grand Ononthio[5], qui nous récompensera par des dons de poudre, de balles, de couvertes et d’eau de feu.

Personne ne se hasarda à combattre cette insigne perfidie.

Les insurgés, sans défiance, furent pris au piège.

Tandis qu’ils trinquaient fraternellement avec les Iroquois, ceux-ci se précipitèrent sur les armes qu’ils avaient disposées en faisceaux autour d’eux et massacrèrent les Canadiens.

Mu-us-lu-lu ne se montra qu’au moment de l’attaque, Il se jeta sur Co-lo-mo-o, le saisit par derrière, et, aidé de deux robustes sauvages, lui garrotta les mains et les pieds.

— Ouah[6] ! mon frère a fait la grimace sur ma fille, dit-il avec un rire diabolique, nous verrons quelle grimace nouvelle il fera au bout d’une corde !

Le jour même, Mu-us-lu-lu traîna le Petit-Aigle, avec soixante-dix autres prisonniers, à Montréal, devant sir John Colborne, qui lui adressa des compliments chaleureux.

Le chef indien en conçut un tel orgueil, qu’il s’écria avec toute l’emphase de la présomption exaltée à son dernier degré :

— Les Visages-Pâles ne savent pas faire la guerre ; que le grand Ononthio le permette à Mu-us-lu-lu, et avant que le soleil se soit couché deux fois Mu-us-lu-lu lui rapportera la scalpe de tous les chiens de Français qui sont dans ce pays[7].

Mais à peine avait-il parlé, qu’il pâlit, chancela et s’affaissa dans une mare de sang, sur la place Jacques Cartier où se passait cette scène.

Il avait été frappé mortellement dans le dos par un couteau poignard.

Une foule compacte de curieux se pressait autour de sir John Colborne et des prisonniers.

Vainement chercha-t-on l’assassin : il fut introuvable.

Néanmoins, de graves soupçons planèrent sur Jean, le sourd-muet de Lachine, qu’on avait vu se faufiler entre les spectateurs et rôder près de Mu-us-lu-lu.

Que ce fut lui ou non, il s’était éclipsé.

  1. Plus logiques que nous, les Canadiens ont traduit les mots anglais square par carré, wagon par char, rail par lisse, etc.
  2. Les exemples de cette horrible barbarie ne sont pas rares dans l’histoire du Canada. En 1832, un patriote canadien, Nadeau, fut pris par les Anglais et accroché, au moyen d’un clou planté dans la mâchoire inférieure, à l’aile d’un moulin à vent. Il mit trois jours à mourir !
  3. Voir la Huronne
  4. Il s’agit ici du frère de celui qui combattit à Saint-Denis.
  5. C’est le nom donné par les Indiens au gouverneur du Canada.
  6. Une des exclamations ordinaires des Indiens ; les Anglais l’écrivent waughl.
  7. Historique. — (English Reporter, années 1838-39.)