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Les deux Anneaux/05

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La Minerve (p. 22-25).

V

Pendant que tout Montréal se livrait au plaisir et courait au spectacle de la plaine, la tristesse s’introduisait au sein d’une famille où jusque là l’on n’avait jamais vu régner autre chose qu’une douce satisfaction, que l’allégresse et la sérénité. Cette famille, une des plus opulentes et, par les mœurs surtout, une des plus recommandables de la ville à l’époque dont il s’agit, était celle de M. René Aubert, le directeur local de la compagnie dont il a été déjà tant de fois question. Les rêves de bonheur que faisait naître le prochain établissement d’une fille, — enfant unique de cette maison, — idolâtrée de ses parents et qui méritait de l’être par ses vertus et les plus aimables qualités, commençaient à s’évanouir comme s’ils n’eussent été en effet que de vains songes et sans toutefois faire place à la réalité. Carla note de M. Aubert, cause de ce changement, la note trouvée par Blanche sur sa table à son retour du promenoir où elle était allée, le matin, avec sa mère, ne s’expliquait bien nettement que sur un point : M. Aubert entendait absolument que le mariage de sa fille avec M. Bronsy fut différé ; mais le doute planait sur tout le reste. Quelle était l’intention ultérieure ? C’est ce qu’on ne pouvait pas deviner.

Cette incertitude affligeait beaucoup Mme Aubert, non-seulement à cause de l’affection qu’elle avait pour sa fille, mais parce qu’elle craignait d’y voir l’indice d’une méfiance de la part de son mari. Elle ne s’expliquait la réserve qu’il semblait garder à son égard, qu’en l’attribuant à une résolution d’en venir à des mesures qu’il savait devoir lui être désagréables. Cette idée palliait quelque peu l’offense dirigée contre sa dignité d’épouse, mais son amour maternel s’en alarmait vivement. Elle se garda bien d’en faire part à sa fille.

Quant à Blanche, depuis qu’elle s’était vue obligée d’annoncer à celui qu’elle aimait une nouvelle aussi attristante que celle contenue dans la note de son père, — car elle appréhendait le résultat, malgré les espérances confiées à sa lettre ; — elle était aux prises avec la douleur et n’avait ni la force ni la volonté de réfléchir profondément sur la cruelle situation qu’on lui faisait. Il lui avait fallu, pour se résoudre à écrire cette lettre, appeler à son secours tout ce que peut inspirer d’énergie le sentiment d’un devoir impérieux. Le devoir une fois rempli, et la lettre confiée au porteur, Blanche était allée s’enfermer dans sa chambre. Pauvre jeune fille ! elle voulait cacher ses larmes à sa mère. De son côté Mme Aubert, craignant de l’affliger elle-même par celles qu’elle se sentait prête à répandre, n’avait pas tenté de la retenir.

Blanche, accoudée sur la table où le fatal billet s’était trouvé, contemplait, les yeux baignés de pleurs, ses habits de noce, qui lui avaient été apportés dans la matinée et qu’elle n’avait pas encore eu le temps de revêtir pour l’essai. Le cœur navré, mais espérant toujours, elle attendait, avec quelle ferveur se conçoit aisément, que M. Aubert fût de retour, pour se jeter à ses genoux et le désarmer à force de tendresse filiale, dans le cas où, comme elle en avait quelque crainte, il eût retardé son mariage dans la prévision qu’il pourrait éventuellement juger à propos de s’y opposer tout à fait. Dans cette attente, sa pensée la plus intime adressait au ciel les plus pieuses effusions pour le succès de ses vœux.

Cependant, de longues heures devaient s’écouler avant que Mlle Aubert pût voir entrer son père chez-lui. Par bonheur, il se trouvait, au foyer même de cette maison, une personne capable d’en chasser d’un coup l’affliction qui l’envahissait ainsi inopinément, et cette personne était une jeune fille attachée spécialement au service de Blanche, qui, certes, était bien loin de soupçonner qu’elle pût lui apporter une aussi douce consolation que celle qui lui semblait ne pouvoir venir que de la bouche de M. Aubert. Lors donc qu’elle entendit sa servante frapper à sa porte, bien doucement selon que cette jeune fille en avait l’habitude, elle n’était pas disposée à l’admettre ; mais la jeune fille entra précipitamment.

Étonnée d’une telle brusquerie, elle lui dit : Si je n’ai pas ouvert, Christine, c’est que je préférais être seule.

Mais Christine ne répondit rien à ce reproche ; elle courut embrasser les genoux de sa jeune et charmante maîtresse et lui dit en lui couvrant les mains de ses baisers : Pardonnez, mademoiselle, mais voilà plus de deux heures que je guette l’occasion de vous voir pour vous parler d’une chose qui vous intéresse. Ne vous voyant pas paraître comme de coutume, j’ai pris le parti de laisser là un instant l’ouvrage que vous m’aviez donné à faire pour venir vous trouver. Mlle Aubert lui fit signe de la tête de continuer.

Christine poursuivit : — Je ne sais pas si ce que j’ai à vous dire vous est déjà connu, mais en tout cas, il n’y aura point de mal à vous le répéter ; car je n’y vois que de l’agréable pour vous, surtout à la veille de vos noces.

— Il ne faut pas parler de cela maintenant. Tout est suspendu, Christine !

— Ah ! je vois que vous le savez, et certes je le pensais bien ; mais alors c’est donc autre chose qui vous chagrine, car, chère petite maîtresse, fit Christine en serrant affectueusement les deux mains de Blanche dans les siennes ; je n’ai pas coutume de vous voir si changée. Quelque chose vous pèse sur le cœur, et pourtant votre mariage se prépare,

— Avec M. Bronsy ?

— Mais sans doute, avec votre beau cavalier.

— Comment peux-tu dire cela Christine ? car voilà précisément ce que j’ignore moi-même.

— Je vois bien à présent que vous ne savez pas tout. Votre papa ne vous a pas encore vue, car il est sorti avant votre retour de la promenade de ce matin et n’est pas encore rentré ; mais moi, j’ai tout entendu.

— Comment ! dit Blanche, que ce dernier mot de la jeune fille ranima soudainement ; qu’as-tu entendu ?

— Tout ce qui s’est passé ce matin dans le salon entre M. Aubert et le monsieur qui est venu le voir et qui se nomme, je crois, M. Boldéro-Crozat.

Blanche tressaillit ; un intérêt immense s’attachait pour elle à la révélation de sa servante. Mais à la pensée que Christine eût pu commettre une indiscrétion impardonnable, elle se contint et lui dit : — J’espère, au moins, que c’est par des moyens honnêtes que vous vous trouvez en possession de ce que vous savez ?

— J’allais, reprit Christine, prévenir ce reproche. Il faut vous dire que ce matin, pendant que j’arrangeais le salon avec Colette, la nouvelle fille de chambre de madame votre mère, elle ferma tout à coup sur moi la porte du petit cabinet où je me trouvais pour lors ; c’était pour me jouer une niche. Elle se mit ensuite à contrefaire la voix de madame en me commandant de rester là en pénitence jusqu’à ce qu’il lui plût de revenir, puis elle affecta de s’approcher de la porte comme pour sortir du salon ; Colette s’esquiva et moi je me trouvais prise dans le cabinet.

— À la bonne heure ! dit alors Mlle Blanche aux joues de qui commençait à revenir la teinte des roses que d’ordinaire on y voyait s’épanouir. Maintenant, Christine, achève ton récit.

— Eh bien ! en entrant, ils se sont dit d’abord quelque chose que je n’ai pas bien compris, mais bientôt ils sont venus s’assoir près de moi. Ils parlaient d’un voyage que M. Boldéro proposait d’entreprendre, disant qu’il avait découvert un trésor dans les environs de St. François ; c’est une grande quantité de ginseng, si rare depuis quelques années et pour lequel il compte obtenir de vingt à vingt-cinq francs la livre. Mais pour l’avoir, il fallait disait-il, se rendre sur les lieux, car les Sauvages à qui il appartient ne veulent en traiter que là ; ils ont profité de la saison où les chefs de leur tribu devaient se rendre à Montréal avec leurs gens, pour disposer de cette marchandise, qu’ils tiennent cachée dans les forêts où ils l’ont trouvée. Ces sauvages se rendaient à Québec pour cette affaire lorsqu’ils ont rencontré M. Boldéro qui en venait et à qui ils l’ont proposée. M. Boldéro a expliqué tout cela beaucoup plus au long que je ne le fais, mais voilà ce que j’ai compris ; il a terminé en disant qu’il croyait avoir trouvé là une mine qui valait bien celles de St. Maurice. Cela a d’abord fait rire un peu M. Aubert qui ensuite a dit : « Oui, certes, je crois qu’on peut en tirer un excellent parti ; le ginseng est déjà très rare en Canada, quoique le P. Lafitau n’ait découvert cette précieuse racine dans nos forêts qu’en 1718. Seulement il faudrait en avoir une quantité suffisante, nous pourrions le vendre à Québec, où il s’est déjà vendu vingt-cinq francs la livre, ou bien fréter un vaisseau et l’envoyer nous-mêmes en Chine où il se vend mieux encore. Les chefs abénaquis sont ici, je vais les sonder ; je verrai bien s’ils sont dans le secret, car ce n’est peut-être qu’une ruse qu’ils ont imaginée pour faire payer plus cher leur marchandise. Dans tous les cas, c’est un voyage que nous devons entreprendre ; mais comment faire ? Vous ne pourriez pas vous absenter avant quelques jours et moi je marie ma fille. » Alors, continua Christine, j’ai entendu M. Boldéro qui soupirait, puis, après une pause, il a dit : « Est-ce que cela ne pourrait pas se remettre ? » Mais votre papa a répondu : « J’ai donné ma parole, tous les préparatifs sont à peu près faits, ma fille doit recevoir sa robe de noce ce matin, ses bans sont à l’église. » Là-dessus, M. Boldéro s’est mis à solliciter et tourmenter votre père avec une ardeur qui me désespérait. Votre père a combattu longtems pour vous, mais l’autre lui a vanté outre mesure les avantages de l’entreprise ; il a dit que s’il ne partait pas dès aujourd’hui, il perdait assez de pistoles pour en remplir, je crois, toute une chambre. À la fin, M. Aubert s’est laissé gagner. Après cela ils se sont mis à se promener dans le salon. Pour le reste, quoique j’aie tout entendu, je n’ai pas tout bien compris, parce que leur conversation n’a plus roulé que sur quelque chose qui s’est passé entre eux hier à la veillée et qu’ils n’ont pas expliqué pendant que j’étais dans le cabinet. Mais M. Boldéro a parlé de la France, de la Louisiane, du Canada et de mille autres choses que je n’ai pas bien saisies, puis il s’est arrêté tout à coup devant la porte où j’étais, — je le voyais bien par le trou de la serrure, — et tirant de sa poche un bijou en or, comme il m’a paru, il a dit, en le montrant à votre père : « Voici le portrait dont je vous parlais hier. » M. Aubert a fait un cri de surprise : « C’est elle-même, a-t-il dit ; je la reconnais bien sous ces traits tracés de main de maître ; elle était belle comme cela, il y a vingt-ans quand elle partit pour la France. » À cet instant, l’horloge s’est mise à sonner, j’ai compté jusqu’à neuf. Aussitôt votre père a dit à M. Boldéro : « Voici notre heure, partons ; attendez seulement que je parle à ma femme et surtout à ma fille, car c’est elle qui est la plus intéressée à la chose. Cette pauvre Blanche ? je crains de l’affliger. » Il sortit du salon et revint au bout de quelques minutes, disant que vous étiez allée sur le promenoir avec votre mère et qu’il avait, en conséquence, laissé sur votre table quelques lignes écrites au crayon ; puis, il ajouta : « Après tout mon voyage ne sera pas long et j’espère bien, sitôt que je serai de retour, conduire moi-même le jeune couple à l’autel. » Voilà
« Ils cueillaient des fleurs sur le bord du ruisseau et ne voyaient pas le danger qui les menaçait. »
tout, mademoiselle, ce qui s’est passé. Ils sortirent alors, eux de la maison et moi de ma cachette.

Blanche écouta cette narration avec un plaisir inexprimable. Le nuage que la douleur avait répandu sur son front pur comme l’azure du ciel, s’était évanoui pour faire place aux rayons de l’espérance. Elle se leva toute radieuse et courut faire part de son bonheur à sa mère. Mme Aubert avait encore plus besoin de consolations que sa fille, car elle souffrait comme mère et comme épouse. Quand Blanche eut fini de lui rendre compte de ce qu’elle venait d’apprendre, leurs larmes, cette fois, purent se confondre, et ce fut les yeux baignés, non plus de tristesse, mais de joie et de reconnaissance.

Ces besoins du cœur une fois satisfaits, venaient toutes les exigences de l’esprit. On trouvait la différence si grande entre le billet de M. Aubert et le rapport de la jeune domestique ! On résolut de la faire venir, pour voir si elle se contredirait ; mais Christine répéta presque mot pour mot ce qu’elle avait déjà dit. Colette, mandée à son tour, comparut devant le tribunal de ses maîtresses, plutôt comme un criminel que comme l’eut pu faire un témoin impartial. On l’interrogea cependant. Son témoignage l’inculpait gravement, mais il tendait à confirmer celui de Christine. On jugea donc qu’attendu les circonstances atténuantes, Colette devait être graciée, à condition toutefois de ne plus jouer de niches. Les témoins furent congédiés et les délibérations se continuèrent à huis clos. On décida très joyeusement, mais avec beaucoup d’humilité, que le compte-rendu de Christine étant irrécusable, il était de toute évidence, que M. Aubert n’avait pas encore eu l’occasion de s’expliquer pleinement sur ses intentions ; qu’il n’avait pas eu le temps de consigner toute sa pensée au billet trouvé sur la table et qu’il s’en était fié aux égards qu’avaient pour lui sa chère épouse et sa fille chérie de ne pas se désespérer inconsidérément.

Le voyage qu’il entreprenait devint le thème de mille conjectures. Le portrait montré par M. Boldéro excita la plus vive curiosité ; on se demandait quelle personne, évidemment femme, M. Aubert avait ainsi reconnue dans ce portrait ; cela inquiéta surtout Mme Aubert qui se rappelait avoir vu partir, depuis vingt ans, tant de personnes pour la France, qu’il devenait bien difficile de deviner quelle pouvait être celle dont la beauté provoquait encore l’admiration de ce côté de l’Océan. On se promit bien d’approfondir ce mystère. Cependant la personne dont s’occupèrent le plus Mme Aubert et son aimable demoiselle fut, comme on le pense bien, le fortuné lieutenant Bronsy. Les bons souhaits et les éloges ne tarirent point sur son compte. Blanche lui eût volontiers écrit une autre lettre pour réparer de suite le mal produit par la première, mais comment la lui faire parvenir ? Cela était impossible, car outre les deux servantes nommées plus haut, tous les autres domestiques de la maison étaient allés à la fête du jour. D’ailleurs, M. Bronsy ne pouvait pas tarder encore longtemps à venir lui-même, surtout, se disait Blanche, après avoir reçu la lettre et l’anneau que je lui ai envoyés ce matin. En attendant sa venue si ardemment désirée, elle partagea le reste du temps qui devait encore, s’écouler entre les soins qu’elle devait à se toilette nuptiale et ceux qu’exigeaient les préparatifs du prochain départ de son père, La paix et l’allégresse régnaient encore une fois dans cette heureuse maison.