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La Minerve (p. cov-).

LES DEUX ANNEAUX,
LÉGENDE DE LA NOUVELLE-FRANCE,


« Montréal, qui n’était pas alors une ville de 60 000 âmes, mais qui pouvait déjà en compter 10 000. »

LES DEUX ANNEAUX.
LÉGENDE DE LA NOUVELLE-FRANCE.

I

Autrefois, lorsque le Canada faisait encore partie des colonies françaises, que de scènes, que d’événemens dignes de relation durent marquer la vie intime de sa jeune population ! et cependant les souvenirs traditionnels des générations qui l’ont successivement remplacée n’en ont presque rien transmis à celle qui l’habite aujourd’hui. Plus d’une histoire de ces temps-là se racontent néanmoins sur la foi de légendes dont on ne trouve nulle part la trace dans les annales authentiques. Celle qui suit est peut-être de ce nombre.

Quoi qu’il en soit, il paraît qu’un jour, il y eut grand remuement à Montréal, qui n’était pas alors une ville de 60,000 âmes, mais qui pouvait déjà en compter 10,000, un peu plus, un peu moins, qu’importe ? Ô ce jour là, tous ses habitans, animés par une même pensée, quittaient leurs logis pour se diriger sur un même point, attirés par le plaisir du spectacle qui s’y préparait. Hommes, femmes et enfants, parés comme pour un jour de fête, tous se pressaient, se précipitaient comme s’ils eussent craint de ne pas y arriver assez tôt. Les propos joyeux, les rires d’une gaîté inexprimable éclataient de toutes parts et témoignaient de l’unisson des cœurs à ce mouvement, tumultueux sans désordre, confus et surexcité dans ses détails, mais plein d’harmonie et de calme dans son ensemble. Tout ce monde se portait vers la porte qui, à l’ouest, débouchait sur une vaste plaine, où il s’était donné rendez-vous et qui, dans ce temps reculé, servait de forum au bon peuple de Montréal.

Pendant ce long défilé de la ville, et même avant qu’il eût commencé, des groupes de bourgeois et de jeunes gens se formaient aux abords de l’hôtel du gouvernement, en face duquel une partie des troupes de la garnison, rangées de chaque côté de la rue, attendait l’ordre de se mettre en mouvement. Contre ces haies de baïonnettes venait s’arrêter le flot de la population qui s’écoulait par la rue Notre-Dame, en sorte que le nombre des curieux, augmenté sans cesse par les nouveaux venus, devint bientôt considérable. On pouvait bien passer, mais on ne pouvait pas se refuser au plaisir d’admirer un instant la belle tenue de ces braves soldats sous les armes, qui avaient figuré dans tant de combats et que la rupture de la paix pouvait encore, d’un jour à l’autre, appeler sur le champ de bataille ; c’eut été manquer à la patrie que de ne point, en un tel moment de loisir, promener un long regard d’amour et d’envie sur ses défenseurs les plus dévoués et que l’on savait décorés d’une gloire si chèrement acquise. Jusqu’alors, leur présence à Montréal n’avait jamais été de longue durée, puis ils ne s’y trouvaient que depuis peu de temps. Aussi le peuple rassemblé sur ce point s’empressa-t-il de témoigner l’enthousiasme qu’il éprouvait à l’aspect de ces vétérans de la Nouvelle-France, en restant près d’eux et les reconduisant lorsqu’ils reçurent l’ordre de gagner la plaine où, d’ailleurs, tous avaient hâte d’arriver.

Mais en attendant cet ordre, les soldats, immobiles, restaient appuyés sur leurs fusils ; leurs officiers encombraient les avenues de l’hôtel, d’où ils pouvaient mieux que des rangs, jouir de l’admiration qu’excitaient leurs troupes et qui se concentrait par moments sur eux mêmes, ce qui les consolait de ne pouvoir en ce moment mêler l’éclat de leurs uniformes aux brillantes toilettes des dames qui se promenaient avec leurs partenaires dans toutes les allées du jardin sur lequel ils avaient vue. Ceci était vrai surtout pour les plus avancés en grade ; quant aux plus jeunes, leurs subalternes, qu’une gaîté plus expansive paraissait animer, il eut été difficile de dire au juste s’ils ne prenaient pas autant de plaisir à concentrer leur propre admiration sur les jolies têtes qu’ils voyaient qu’à recevoir celle de la foule. Les longs et fréquents regards qu’ils semblaient jeter sur les frais ombrages et les verts gazons des promenoirs qui se déroulaient devant eux pouvaient s’interpréter par la foule enthousiasmée comme un indice de leur désir de se soustraire à l’ardeur du soleil ; car la matinée était belle, et, sans être excessive, la chaleur qu’il faisait pouvait naturellement faire naître un tel désir chez ceux qui, comme ces jeunes messieurs et la foule elle-même, y étaient exposés. Mais, pour l’observateur attentif, il était désormais constaté que, malgré leur dévouement pour leur patriotique profession, leurs cœurs n’étaient pas tout à l’amour des armes. Leurs tendres mais respectueuses missives, transmises discrètement à travers l’espace avec toute la rapidité du télégraphe électrique, auquel on était pourtant loin de rêver à cette heureuse époque, recevaient assez souvent de douces et modestes réponses de la part des beaux yeux auxquels elles s’adressaient ; ce qui prouvait que ces aimables et mystérieuses correspondances avaient dû être entamées ailleurs et qu’elles ne se renouvelaient ici que par continuation.

L’un de ces jeunes officiers surtout, qu’à son costume on reconnaissait pour un des lieutenants du bataillon de milice qui avait été appelé à partager les honneurs du jour, jeune homme d’une figure intéressante et sur la physionomie duquel se développait la plus heureuse combinaison de l’âme et de la chair, de l’intelligence avec les plus nobles instincts du cœur ; ce jeune homme ne se lassait pas de regarder du côté vers lequel les regards de ses camarades ne cessaient aussi de se reporter, sans trahir toutefois d’autre préoccupation que celle qui pouvait naître de leurs habitudes de politesse et de courtoisie ; mais il y avait dans l’aspect du jeune milicien quelque chose qui tenait de la fascination. On pouvait facilement deviner qu’un intérêt plus qu’ordinaire pour lui s’attachait au tableau qu’il contemplait avec ravissement. Une joie intérieure se lisait dans ses yeux et lui donnait en quelque sorte l’air de partager la gaîté de ses amis, à laquelle pourtant il était complètement étranger, bien qu’il eût le soin de temps en temps de paraître goûter les bons mots, les saillies qui formaient le fonds inépuisable de leur joviale conversation, comme s’il eût craint le reproche d’être livré corps et âme aux étreintes d’un sentimentalisme outré et de s’attirer le terrible châtiment de leurs railleries, arme qu’il redoutait mille fois plus que leurs épées, déjà si redoutables pourtant. Mais, malgré tous ses efforts pour ne point paraître moins gai que les autres, il ne put réussir à cacher jusqu’au bout sa distraction. Ceux qui étaient le plus près de lui finirent par s’en apercevoir. Les distractions qui les avaient eux-mêmes jusque là si bien aidés à convertir en plaisir la peine d’une attente prolongée commençaient à disparaître pour les uns, à s’éteindre pour les autres dans la jouissance du moment ; ils allaient donc se faire une distraction de celle de leur compagnon d’armes.

Ils venaient de faire une précieuse découverte : l’abondance leur venait au moment de la disette.

Le jeune milicien ne s’apercevait plus de ce qui se passait autour de lui, tant il était absorbé par l’idée de ce qu’il voyait au-delà, lorsqu’un de ses voisins, qui le contemplait lui-même depuis un quart d’heure en souriant, se pencha doucement vers lui et lui souffla ces mots à l’oreille :

— Mon cher lieutenant, vous paraissez jouer là une intéressante partie.

— Oui, répondit un autre aussitôt ; j’espère que vous n’y avez pas encore joué votre dernière carte.

— Vous voyez bien que la dernière carte est jouée, reprit un troisième, puisque monsieur savoure déjà les délices de la victoire.

— Certes, il faut convenir, dit un autre, qu’il a raison d’être fier de sa victoire, car le prix en est beau.

— Le traité de paix est-il conclu ? demanda le premier des interlocuteurs.

— Non sans doute, répondit un autre, puisqu’il en préparait tout à l’heure les principaux articles dans le silence de ses méditations.

— Espérons qu’il saura se montrer aussi habile diplomate qu’il est heureux conquérant.

— Puisse-t-il placer un bouton d’or dans sa couronne de lauriers !

Le jeune milicien, averti dès les premiers mots sur les conséquences de son étrange distraction, s’en était remis bien vite ; il essuyait le feu roulant de ses agresseurs avec un courage admirable, sans toutefois leur riposter, de peur sans doute de rendre leurs attaques plus vives encore ; ce qui ne les empêcha pourtant point de revenir à la charge. Lui cependant ne perdit point contenance et persista dans son excellent système de défense jusqu’au bout. Malgré le sourire et la charmante humeur avec lesquels il accueillait toutes leurs épigrammes, il devenait pourtant, sur la fin, évident qu’il n’aurait pas été fâché de quitter le champ de bataille, surtout depuis qu’il avait vu disparaître du promenoir un groupe de dames où se trouvait l’objet tant admiré ; car on a déjà deviné que ce n’était pas les beautés végétales du jardin, mais une autre beauté, que nous ferons mieux connaître tout à l’heure, qui avait captivé l’attention du jeune lieutenant. C’était donc pour l’amour de celle-ci qu’il endurait depuis une demi-heure tous les tourments de sa situation. Pour y mettre fin, il crut pouvoir intéresser ses spirituels mais cruels amis et détourner leur attention, trop concentrée sur lui, en leur faisant observer que l’heure du départ devait être arrivée, et il leur exprimait sa surprise de ce que l’ordre n’en eut pas encore été donné, lorsqu’ils virent un jeune homme en livrée, qui venait de fendre la foule, les aborder, tenant à la main une lettre qu’il venait de tirer de ses poches et qu’il leur présenta en leur disant : « C’est pour monsieur le lieutenant Claude Bronsy. » C’était le nom de notre jeune milicien, de celui-là même qui désirait si ardemment pouvoir échapper aux amicales boutades de ses camarades, ne fut-ce que pour mieux se livrer à la jouissance de ses douces inspirations. Il s’empressa de prendre la lettre des mains du laquais dont la venue était si opportune et s’éloigna rapidement en se dirigeant vers l’hôtel où il entra, se félicitant intérieurement que le hasard l’eût si bien servi.

Il rencontra dans l’antichambre le commissaire aux soins duquel la maison avait été confiée par le gouverneur, parti de Montréal depuis quelques jours pour aller rejoindre le gouverneur-général qui l’avait mandé près de lui. Le commissaire crut que ce jeune officier venait s’enquérir de l’ordre qu’on attendait pour mettre les troupes en marche ; il lui dit : « Lieutenant, je comprends bien qu’on ait hâte de partir ; voilà près d’une heure que vos troupes attendent, mais j’attends moi-même l’ordre que vous venez chercher. D’ailleurs, votre colonel sait bien que je dois le lui transmettre. »

— Pardon, monsieur, dit le lieutenant Bronsy s’inclinant profondément afin de mieux voiler l’embarras que lui causait le reproche du commissaire ; je ne suis pas venu pour cela. Je viens de recevoir une lettre que je soupçonne devoir être de quelque importance, puisqu’on n’a pas cru convenable d’attendre un peu pour me la remettre, et c’est tout simplement pour la lire sans témoins que je suis entré.

— En ce cas, reprit le commissaire, je loue fort votre discrétion. Ici, vous pourrez lire votre lettre en toute liberté et y répondre même si vous le désirez. Cependant, si vous voulez répondre d’ici, je vous préviens qu’il faudra que votre plume soit bien rapide et que vous n’en ayez pas long à dire, car l’ordre ne peut pas tarder longtemps.

— Seulement suis-je bien sûr que vous voudrez m’en prévenir ?

— Soyez tranquille sur ce point, dit le commissaire avec bienveillance et comme s’il se fut repenti de sa méprise ; vous porterez l’ordre vous même au colonel.

Le lieutenant fit ses remercîmens et le commissaire ordonna aux gens de service de l’introduire dans un cabinet qui se trouvait en arrière, au fond d’un corridor qui conduisait à une grande salle où se faisaient les réunions du Conseil, et qui, ce jour là et les jours précédents, avait servi de local aux assemblées de la célèbre « Compagnie des négociants et habitants du Canada pour le commerce des castors. » Introduit dans le cabinet qui lui était indiqué, Claude Bronsy se jeta dans un fauteuil et cessa bientôt, par l’intérêt qu’il prit à la lecture de la lettre qu’il venait de recevoir, de s’étonner que l’envoi n’en eût pas été fait un peu plus tôt ou un peu plus tard, tout en remerciant son étoile qu’il l’eut été précisément au moment où il avait eu lieu.

Ce message venait d’une personne qui lui était bien connue et bien chère, ce que toutefois il ne put deviner par la suscription dont l’écriture différait de celle de l’intérieur ; mais dès qu’il l’eut ouvert, une exclamation soudaine, partie de son cœur vivement épris, proclama le nom de l’aimable signataire avant même que son avide regard l’eut rencontré au bas de la première page où il était inscrit presque en toutes lettres. Puis, comme s’il se fut repenti d’avoir prononcé ce nom à haute voix, il se dit à lui même aussitôt :

« Imprudent ! j’ai parlé haut. »

Il jetait en même temps un coup d’œil autour de lui, comme pour s’assurer qu’il était bien seul ; mais n’apercevant de têtes que celles des portraits qui ornaient le cabinet : « Ces témoins-ci seront muets… comme la tombe où ils reposent, » se dit-il en fixant deux belles peintures qui étaient en face de lui.

C’étaient les portraits des illustres fondateurs de Québec et de Montréal, Champlain et de Maisonneuve.

«  Mais quelle crainte frivole s’empare de moi ! » reprit-il résolument ; « le seul homme qui eût le pouvoir de s’opposer à mon bonheur, n’y consent-il pas maintenant ? »

Et il se mit à répéter le nom qu’il avait prononcé d’abord avec tant d’effusion, se disant cette fois avec le plus ardent enthousiasme :

« Oui, je le dis haut ce nom que j’honore et que j’aime ; grâce au ciel, l’ange qui le porte est à moi maintenant. »

Il déploya donc la lettre et y lut ce qui suit :

« Monsieur, — Je me hâte de vous prévenir qu’il se trame quelque projet contre nous : je le crains du moins. M. — que mon père honore de sa confiance, comme vous savez, l’est venu voir ce matin ; ils ont eu une longue et secrète conférence ensemble, à la suite de laquelle ils sont sortis, ainsi que je viens de l’apprendre, pour se rendre à l’assemblée de la Compagnie dont ils sont membres.

« Ma mère et moi, nous sommes allées au promenoir, d’où je vous ai vu, Claude.

« À notre retour et dans le moment où ma pensée, toute entière à vous, s’abandonne aux plus douces espérances, une note déposée sur ma table m’apprend que mon père pourrait changer de dispositions à votre égard. Il ne me dit pas positivement qu’il renonce à votre alliance, mais il veut que vous sachiez qu’il entend au moins différer le jour, déjà fixé de son consentement, où ma destinée sera pour toujours unie à la vôtre. Il insiste sur ce point. Dieu veuille que ce ne soit point là le prélude d’un grand malheur ! Quoi qu’il arrive, un traitement aussi cruel ne pourrait venir de mon père. Il m’a déjà donné, à moi, qui ne cesserai jamais de le chérir et de le révérer, trop de preuves de sa sollicitude paternelle pour qu’elle puisse me faire défaut quand elle est garantie par la sanction qu’il accorde à vos vœux. Ainsi, tout n’est peut-être pas perdu. Maman, qui m’autorise également à vous écrire ces lignes, nous dit d’espérer. Espérer ! mon cœur me le commande. Dieu le permet. Ne suis-je pas votre fiancée ?

« Blanche Aubert. »

Quand il eut fini de lire cet écrit, qui le faisait passer tout à coup de la joie à la douleur, Bronsy eut besoin de tout son courage pour résister au violent désir qu’il eut de voler aussitôt auprès de sa fiancée ; le devoir le contraignit de rester où il était. En proie à la plus vive anxiété, il cherchait à s’expliquer la cause de ce qui lui paraissait un changement dans les dispositions de son futur beau-père.

Il ne s’aperçut pas que le papier qu’il tenait entre ses doigts venait de tomber.

La feuille déployée couvrait de tout son format un coin du tapis où reposaient les pieds du jeune lieutenant et sur lequel en tombant elle s’était retournée de manière à présenter à son regard un ajouté de quelques lignes contenues à la deuxième page et dont il n’avait pas dû soupçonner l’existence, parce qu’à la première tout lui indiquait que la lettre y était terminée. Tel n’était point le cas cependant, comme on vient de le voir.

Dans ce post-scriptum, Blanche Aubert faisait savoir à son fiancé qu’elle lui envoyait le gage qu’il lui avait fait promettre de lui donner en retour de celui qu’il lui avait donné lui-même.

Ce gage confié au pli de la correspondance qu’on a vue plus haut, c’était un anneau de cheveux artistement entrelacés autour d’un fil d’argent, dont les deux bouts, ramenés à la surface supérieure, y décrivaient deux jolies petites lettres, rendues plus brillantes par l’éclat d’un rubis placé au milieu et dans les rayons duquel l’œil, un moment ébloui, saisissait bien vite l’image de deux cœurs étroitement unis. Ces cheveux étaient ceux de la bien-aimée de Claude Bronsy, ces lettres étaient leurs initiales.

Tout à coup, un bruit, parti de la salle voisine, vint frapper l’oreille du jeune milicien et l’arracher à sa rêverie. Ce bruit était celui de deux voix d’hommes qui se renvoyaient la parole sur le ton de l’amitié et d’une cordiale entente ; ils semblaient venir du côté du cabinet. Claude s’empressa de ramasser la lettre qui gisait à ses pieds, et se disposait à la replier lorsqu’il aperçut le post-scriptum qu’elle contenait ; mais avant qu’il eût le temps de le lire, les voix qu’il venait d’entendre s’étaient déjà tellement rapprochées de lui qu’il put reconnaître les interlocuteurs et comprendre tout ce qu’ils se disaient. La porte de la grande salle s’était ouverte et ceux-ci, d’un pas assez rapide, s’étaient avancés, toujours en causant, jusqu’à la porte du cabinet. Bronsy, qui avait eu le soin de la fermer pour mieux se mettre à l’abri des interruptions et des regards indiscrets de ceux qui pouvaient passer dans le couloir, ne put refuser son attention à l’entretien des deux personnages qu’il reconnaissait, et dont l’un du moins lui était parfaitement connu, parce qu’il comprit qu’il pouvait, pour son compte et celui de la famille dont il sollicitait l’alliance, se trouver intéressé dans les engagemens que prenait vis-à-vis de l’autre celui des deux causeurs qu’il connaissait si bien, puisque celui-ci n’était autre que le père de Blanche Aubert.

Claude Bronsy ne commettait donc aucune indiscrétion en écoutant une conversation où l’on allait peut-être décider de son sort et dont on le rendait, d’ailleurs, témoin malgré lui. Aussi s’empressa-t-il d’y prêter une oreille attentive et de se rapprocher tout doucement, pour n’en rien perdre, de la porte où les deux personnages s’étaient arrêtés. Mais leur entretien, commencé dans la salle des assemblées, tirait à sa fin, et Claude ne put en conséquence en recueillir qu’un fragment.

— Maintenant, disait l’un des interlocuteurs, tout est convenu ; vous connaissez tous les détails de cette entreprise, il ne s’agit plus que d’en tirer le meilleur parti possible, et pour cela vous voyez que vous n’avez pas de temps à perdre. Je serais au désespoir qu’on pût nous enlever cette proie.

— Oui, répondit le père de Blanche Aubert, je crois que ce sera une bonne affaire, et nous serions bien fous de ne pas en profiter.

— Comment, une bonne affaire ! une rafle de deux cent mille francs, au moins, mon cher, en bénéfices clairs et nets.

— Que nous partagerons loyalement.

— Sans doute. Nos concurrents en crèveront de dépit.

— Et nos bons amis de la compagnie n’en mourront pas de plaisir ; mais tout de même, l’affaire n’en est pas moins honnête, honorable.

— Parfaitement honorable, autrement je ne vous l’aurais pas proposée. Ainsi, n’oubliez pas, ce soir, à la Pointe à Callières.

— C’est convenu, mais vous même n’oubliez pas l’écrit qu’il me faut.

— Tout sera prêt, mon cher Aubert, ne craignez rien ; vous serez à peine rendu sur la plaine que l’écrit sera fait en bonne forme. Que je regrette de ne pouvoir vous accompagner dans cette expédition ! mais il faut que je reste, comme vous savez, pour veiller à nos intérêts auprès de la compagnie et lui présenter mon rapport. Nos sauvages sont ici pour quelques jours encore, et d’ailleurs…

— Suffit, je comprends ; ainsi donc, ce soir, à la Pointe à Callières.

— Oui, à la Pointe à Callières.

Cela dit de part et d’autre, les deux amis se séparèrent ; l’un regagna la salle d’où ils étaient venus, l’autre se dirigea vers la porte de sortie.

Bronsy, ne sachant précisément que penser de ce qu’il venait d’entendre, à demi fâché de ce qu’il n’eût surpris aucune révélation qui lui parût avoir quelque rapport avec la lettre de la fille de celui qui sortait, éprouva le plus violent désir de courir après lui pour lui en demander l’explication ; un désir plus impérieux, cependant, le retint ; le post-scriptum pouvait tout expliquer, pensa-t-il, ou du moins modifier la situation considérablement ; il fallait donc le lire avant tout. Mais cela, malheureusement, lui fut impossible ; car à l’instant même où son regard se fixait sur les premiers mots, une bruyante explosion se fit entendre dans la rue en face de l’hôtel ; c’était le bruit des tambours qui annonçait au lieutenant consterné que les troupes allaient se mettre en mouvement. Il s’élança dans le corridor, où le commissaire, venant au devant de lui, s’empressa de lui dire, en regardant à sa montre, que l’heure du départ était sonnée depuis déjà quelques minutes ; mais qu’il avait bien fallu donner aux chefs de la compagnie réunis à l’hôtel le temps d’achever ou d’ajourner leurs délibérations avant de mettre les troupes en marche, puisque c’était avec eux et pour eux qu’elles faisaient garde ce jour-là. Il ajouta que le colonel prévenu de l’ajournement qui venait d’avoir lieu, n’avait plus, pour partir, qu’à recevoir cet avis d’une manière officielle.

Le jeune milicien profita du moment où ces instructions lui étaient données pour insérer sa lettre dans son gant, persuadé qu’elle y serait, mieux qu’ailleurs, à sa disposition pour pouvoir la développer de nouveau si la moindre occasion s’en présentait durant le service du jour.

Durant le quart d’heure qu’il avait passé dans la maison gouvernementale, ses jeunes camarades, toujours enjoués, n’avaient pas manqué de sujets pour alimenter leur gaîté. Un groupe de curieux s’était formé près de l’entrée du jardin, où venait de s’arrêter un magnifique équipage, et plusieurs jeunes gens de la ville, non moins joyeux que leurs voisins militaires, s’y amusaient franchement d’une discussion qu’ils avaient provoquée sur la grave question qui suit, cela dans le but de mystifier certains auditeurs, parmi lesquels se trouvaient des personnes qui, venues des autres villes, de la campagne et des postes sauvages, voyaient Montréal pour la première fois.

— À qui le beau carrosse qui nous arrive là, avec les belles dames qui y sont montées comme si elles ne devaient plus en descendre ?

S’écria tout à coup l’un de ces jeunes étourdis.

— Mais c’est le général qui vient avec toute sa famille, dit un autre à voix basse, contrefaisant le discret.

— Est-ce possible ? oh ! les jolies filles ! exclamèrent à la fois deux ou trois jeunes cultivateurs enthousiasmés.

— Mais où est donc leur père ? demanda l’un d’eux.

— Le général ? vous allez le voir paraître bientôt avec sa graine d’épinard, fit un farceur promenant la main sur le bras de son voisin par forme d’explication.

— Est-ce que le général cultive les épinards ? demanda naïvement un brave laboureur qui avait le malheur de se présenter avec un nez décoré d’énormes protubérances cramoisies.

— Certainement, lui répondit-on au milieu des rires de la foule ; le général cultive la graine d’épinard comme vous cultivez les tomates ; seulement, il ne la porte pas sur le nez.

De longs éclats de rire accueillirent cette moquerie quelque peu brutale, mais dont le comique était irrésistible en présence du nez fatal qui l’excitait. L’infortuné qui en était le porteur, piqué au vif de l’outrage offert à son organe respiratoire, prétendit que, malgré l’infirmité dont il avait plu à la Providence de l’affliger, il avait encore le nez assez fin pour sentir l’imposture du railleur. L’hilarité, pour le coup, se tourna contre ce dernier ; mais ses amis s’empressèrent de venir à son secours, et les quolibets se continuaient encore lorsqu’enfin les tambours annoncèrent le prochain départ des troupes.

Les plus jeunes des officiers, à l’instar de leurs supérieurs, prirent aussitôt leurs postes, laissant percer à travers les frisures de leurs moustaches la contrariété qu’ils éprouvaient de s’y voir cloués, pendant que leur courtois colonel se donnait encore le plaisir de la conversation auprès des dames de l’équipage dont l’identité était devenue un problème si amusant.

Mais le colonel savait bien qu’il ne jouirait pas longtemps de ce plaisir : les officiers s’étaient à peine alignés, qu’un d’eux, celui qu’on avait vu quelques instants plus tôt entrer à l’hôtel, en sortait pour venir lui livrer le message qu’il venait de recevoir du commissaire.

Le colonel et le lieutenant Claude Bronsy se mirent donc aussi eux respectivement à leurs postes.

Cinq minutes après, toutes ces troupes, tout ce monde, défilant par la porte de la ville vers laquelle on a vu que se dirigeait le gros de la population, débouchaient sur la plaine où les attendait un spectacle qui ne pouvait manquer d’exciter une vive curiosité toutes les fois que, soit là, soit ailleurs, il se reproduisait, ce qui avait lieu ordinairement à des époques assez rapprochées, à moins que des évènements imprévus, une guerre par exemple, ne le fissent ajourner indéfiniment. Il s’agissait donc, on l’a déjà deviné, d’une de ces grandes fêtes ou réceptions publiques que l’on donnait parfois aux chefs des tribus indiennes avec lesquelles la Compagnie des Pelleteries était le plus en relations pour la traite des castors et des autres fourrures dont elle faisait commerce.

II.

Au temps où se passaient les choses que l’on raconte ici, le Canada, fatigué des luttes qu’il soutenait depuis de longues années, commençait à jouir de l’un de ces rares et courts instants de repos qu’amenait parfois une cessation d’hostilités entre les diverses parties belligérantes qui s’en disputaient le sol et la suprématie. À cette époque, c’est-à-dire de 1735 à 1745, les tribus indiennes dont les foyers étaient les plus rapprochés des établissements de la civilisation canadienne, s’étaient depuis déjà longtemps ou franchement ralliées à la domination des conquérants, ou s’y soumettaient par intérêt et par nécessité. Les tribus lointaines, atteintes jusqu’au fond des vastes forêts et des prairies du Nord et de l’Ouest, cédaient aussi plus ou moins, les unes de bon gré, les autres forcément à la puissance irrésistible qui, la croix dans une main, l’épée dans l’autre, avait, en moins de trois siècles, arboré son pavillon et semé des noyaux de colonisation sur toute la ligne intérieure des vastes territoires qui, baignés par le Saint-Laurent et le Mississippi, confinent aux deux golfes où se déchargent, l’un au nord, l’autre au sud, ces immenses fleuves.

Cependant, plusieurs de ces peuplades sauvages ne laissaient pas que d’être encore quelque peu redoutables, et toutes étaient à ménager, principalement à cause des intérêts politiques et commerciaux qu’elles pouvaient, faute de surveillance, compromettre d’une manière ou d’une autre.

La traite des pelleteries qui se faisait avec ces Indiens était la source d’un commerce précieux pour la Nouvelle France, car si la compagnie d’Occident en exerçait alors la direction et le monopole, beaucoup de ses membres, Français et Canadiens, résidaient dans le pays et y avaient tous plus ou moins des intérêts communs avec le reste de ses habitants ; en sorte que, alors même que les abus pouvaient profiter aux individualités privilégiées qui les commettaient, comme il arriva quelquefois à des époques antérieures et même subséquentes à celle que nous avons précisée, toujours est-il que les trois grands comptoirs établis à Québec, à Montréal et à Trois-Rivières, n’en étaient pas moins, pour le Canada, les centres des principales opérations et dès lors d’un mouvement industriel considérable, auquel devait s’intéresser, de mille manières, une grande partie de la population canadienne.

De nombreux traités assurant la protection du gouvernement aux indigènes, les obligeaient en retour à ne traiter de leurs pelleteries qu’avec ses fondés de pouvoirs. Mais ces indiens n’observaient pas tous également la condition imposée. Ceux que leur proximité des colonies limitrophes plaçait dans l’embarras du choix de deux marchés, pour l’échange de leurs produits, étaient exposés à violer la convention chaque fois qu’ils y voyaient un avantage. Ces occasions ne manquaient pas, et quand la tentation avait été trop forte, on pouvait facilement le reconnaître par les dégâts commis aux dépens des chasseurs restés fidèles et partant au préjudice de leurs protecteurs. Plus d’une fois, les plus audacieuses razzias avaient enlevé de précieuses moissons à la compagnie des pelleteries, et plus d’une fois aussi les déprédateurs avaient été sévèrement châtiés.

Montréal seul avait vu partir plusieurs expéditions militaires qui y avaient été organisées expressément dans ce but. La dernière avait eu lieu depuis seulement quelques années, alors que certaines peuplades de l’Ouest, dont les principales se glorifiaient du nom d’Ougatamis, de Sakis de Malhomines ou Folles-Avoines, qui persistaient à piller leurs honnêtes voisins et à commettre toute sorte d’horreurs, avaient forcé les braves miliciens de Montréal et des paroisses circonvoisines, aidés de quelques troupes de lignes, à sortir encore une fois de leurs foyers, pour aller, à des centaines de lieues, réduire enfin ces barbares à l’impossibilité de renouveler ce qui, chez d’autres que des sauvages de leur espèce, eussent été des forfaits presque inouïs. Après cette terrible leçon infligée à la barbarie insurgée, les tentatives de rapine et de détournement des principaux articles de ce qui constituait alors le commerce de la colonie n’avaient plus eu de résultats sensibles. Grâce aux précautions prises par les directeurs de la compagnie, elle pouvait espérer de ne plus voir détourner au profit de ses rivaux étrangers les torrents de richesse que lui versaient tous les ans les prairies et les forêts exploitées par ses légions de chasseurs.

Des grands comptoirs de la colonie se répandaient, dans toutes les directions, des explorateurs de divers genres, depuis l’interprète indispensable et le fin coureur des bois jusqu’au simple porte-faix décoré du nom de voyageur de là-haut : tous allaient dans les postes indiens traiter au nom et pour le compte de la compagnie dont ils étaient les employés. De ces trois points s’étendait donc, sur toute la chasse de ces vastes domaines, un immense réseau, d’où pas un castor, pas un ours ne pouvait être dépouillé de sa précieuse robe sans qu’on en fût bien et dûment averti au quartier général.

Montréal, particulièrement, était devenu pour la compagnie des pelleteries le centre d’opérations importantes. Les paquets de castor et les plus belles fourrures y apportaient| périodiquement les flots de ce qui était alors une intarissable source de prospérité. La ville commençait à grandir à vue d’œil, sa population s’était accrue considérablement depuis les dernières années. Ses édifices à la fois plus nombreux et mieux construits, encadraient des rues désormais mieux alignées et bien adaptées aux besoins de la circulation de ses habitants. Les anciennes fortifications en bois qui avaient, durant un siècle, servi de remparts aux braves citadins, nos premiers prédécesseurs, contre la surprise des hordes sauvages, avaient été assez récemment démolies et remplacées par des constructions plus dignes des progrès du temps. Un mur en pierre armé de bastions et de meurtrières fortifiait donc la ville selon sa nouvelle importance. Entourés de ce formidable bouclier, nos bons ancêtres, après avoir vu s’éteindre derrière la montagne les derniers rayons du soleil couchant, pouvaient se confier au repos de la nuit, parce qu’ils étaient à peu près sûrs de se retrouver le lendemain matin avec leurs chevelures intactes. Telle était alors leur sécurité, non-seulement contre les tentatives des indiens, mais contre celles de tous malfaiteurs, que la plupart dormaient sans s’être donnés la peine de verrouiller leurs portes, devant lesquelles même ils oubliaient volontiers, dans la belle saison, les siéges, les damiers et tous les autres articles qui leur avaient servi à prendre le frais, à passer une veillée agréable en plein air, certains qu’ils étaient de tout revoir dans le même état à leur réveil. Quels phénomènes pour notre brave police d’aujourd’hui !

La paix, qui ne régnait pourtant que depuis deux ou trois ans, avait déjà produit d’heureux fruits. Les carrières industrielles attiraient à elles l’énergie et le talent que n’employait plus la guerre. La traite en particulier, mieux servie, avait décuplé ses produits et permis à l’opulente compagnie qui la dirigeait d’étendre et de perfectionner ses opérations. La saison précédente avait éclipsé ses devancières, et celle qui allait suivre promettait des succès encore plus grands.

La gratitude et l’espérance, mettant à profit les loisirs de l’intervalle, se manifestaient par des réjouissances où l’utilité était habilement voilée sous l’attrait du plaisir. Aux bals de la ville devaient succéder ceux de la forêt. Nombre de chefs indiens avaient fait prévenir la compagnie, par l’entremise de ses agents, qui les y avaient encouragés, qu’ils se proposaient de visiter « la grande tribu » de Montréal. Ils représentaient diverses tribus du nord et de l’ouest et s’étaient concertés sur les moyens de se trouver ensemble au rendez-vous. L’époque de leur visite étant arrivée, on avait fait des dispositions, à Montréal, pour les recevoir convenablement, lorsque, la veille du jour indiqué au chapitre qui précéde, une foule de personnes des deux sexes, rassemblées sous les murs de la ville, en face du fleuve, signalaient par de joyeuses acclamations la venue des députés indiens, à mesure que leurs blonds canots entraient dans le port, pavoisés et chargés des plus riches cargaisons de maucassins et de fourrures.

À « vingt toises » de la grève, selon le mesurage de Champlain, était un îlot « d’environ cent pas de long, » sur lequel on aurait pu faire « une bonne et forte habitation. » C’est le même que relient aujourd’hui à la rive principale les ouvrages de nos quais et qui, formant par sa courbe intérieure le bras droit du bassin central, protége encore l’entrée de la « Place-Royale, » comme au temps de l’illustre Champlain, dont la prévision se trouve en
« Le lieutenant Bronsy ne s’aperçut pas que le papier qu’il tenait entre ses doigts venait de tomber. »
partie vérifiée, puisque des constructions sur ce lieu ne pouvaient avoir d’importance dans sa pensée que comme moyen de le rattacher commodément à un système de communication entre les deux endroits.

Sur cet îlot donc, pour revenir à notre histoire, on voyait de la côte flotter un pavillon au-dessus de la tête d’un homme qui le tenait et l’agitait comme s’il eut voulu attirer sur lui l’attention des premiers arrivants d’entre les sauvages. Ces signaux furent compris, car on vit aussitôt les canots se diriger en droite ligne sur l’îlot. Au même instant une chaloupe portant le pavillon de la compagnie, se détacha de la côte et, franchissant rapidement l’espace qui la séparait de la petite île, y arriva en même temps que les embarcations indiennes. Alors eut lieu un cérémonial de salutations extraordinaires, qui se termina par une décharge de mousquèterie de la part des gens de la chaloupe et par les plus chaleureuses acclamations de la part des chefs de la députation. Tous allèrent ensuite sur l’îlot se ranger autour du pavillon, à quelques pas seulement du rivage, où ils restèrent longtemps afin d’y recevoir tous les visiteurs, qui étaient la plupart encore attendus,

À mesure que ceux-ci arrivaient, et leurs canots se succédaient assez rapidement, venant de tous les points du fleuve, la même cérémonie de réception avait lieu et les nouveaux venus allaient grossir le nombre de leurs codéputés.

Cette scène bizarre, mais pleine de mouvement et de bruit, était une bonne fortune pour les jeunes gens de la ville, qui s’en donnaient à cœur joie au pied du mur d’où ils pouvaient la contempler à leur aise. Leur joie se manifestait au dehors par des cris modulés sur tous les tons à la fois, entremêlés de gros rires et de sifflets aigus qui rendaient fort problématiques les applaudissements qu’ils étaient censés prodiguer aux illustres sagamos. Mais les bourgeois de la ville et les hommes muris par l’âge, ne voyant que le côté sérieux du spectacle, applaudissaient de bonne foi, en calculant gravement le budget des dépenses et des recettes de cette journée et des suivantes.

Incommodées par le bruit, les quelques femmes qui avaient eu le loisir d’assister à cette fête se tenaient soigneusement près des portes de sortie, où leurs personnes et leurs toilettes étaient à l’abri de toute atteinte. Elles étaient toutes bien mises, pour de simples provinciales, fort gentilles, et la plupart remarquables par leurs grâces et leurs jolis minois ; plusieurs même étaient de très-belles personnes. Les plus jolies têtes semblaient celles qui de temps en temps se hasardaient en dehors de la porte qui se trouvait à peu près en face de l’îlot. Là, dans l’enfoncement du mur, protégées contre l’ardeur du soleil et des éclaboussures de la foule, deux ou trois petits groupes de femmes, détachés l’un de l’autre, causaient paisiblement en jetant parfois des regards de curiosité sur les points les plus saillants de l’étrange scène qu’elles étaient venues voir.

De l’endroit où elles étaient, on ne pouvait, même en se tenant debout comme elles, apercevoir la surface du fleuve qu’au-delà d’une certaine distance ; tout, en-deçà, était voilé à leurs yeux par la côte qu’il fallait descendre pour arriver au bord de l’eau. Quand la chaloupe, partie de la grève sans qu’il leur fût donné de s’en apercevoir, eut atteint le point indiqué de leur horizon visuel, une exclamation de surprise et de joie, mêlée peut-être de quelque frayeur, éclata soudainement parmi elles.

Des noms chéris, vénérés, furent proclamés au sein de cette assemblée féminine.

— Déjà notre chaloupe ! dit une vieille dame, tirant de son réticule un lorgnon qu’elle ajusta avec précaution à son œil droit il n’y a pas plus de deux minutes que votre père et ses compagnons nous ont quittées.

— Oui, maman, lui répondit une jeune et charmante personne, appuyant légèrement une main sur le bras de son interlocutrice, pendant que de l’autre elle lui montrait l’embarcation. — Voyez comme elle glisse sur l’eau. Ô je voudrais y être !

— Je la vois maintenant, reprit la mère de cette jeune fille, après avoir ajusté le verre à sa vue.

— C’est bien cela, mon enfant, elle ne marche pas, elle vole. J’espère qu’elle va se rendre à l’îlot avant les canots, que ces effrayants sauvages font aller si vite. Mais que vois-je ? la chaloupe porte un autre pavillon !

— C’est ce que j’allais vous faire observer, maman ; ce changement vient sans doute de ce que…

— Oh ! je vois ce qui en est, interrompit vivement la vieille dame. — J’oubliais que notre compagnie des Pelleteries n’est plus, hélas ! que l’employée de celle d’Occident et que pendant que M. Crozat, son chef, dort peut-être à la Louisiane, son neveu Boldéro-Crozat veille ici pour lui. Ce n’est pas mal à vous, monsieur Boldéro, pour un créole, de nous faire abattre sitôt pavillon. Il n’est parmi nous que d’hier et déjà il veut nous mener.

— Vous oubliez, chère maman, qu’il y a ici des oreilles pour entendre et des bouches pour rapporter, dit la jeune fille en baissant la voix. Vous savez que depuis longtemps M. Crozat est le principal chef de la compagnie.

— Je sais que s’il n’en dépendait que de lui, tous les animaux de nos forêts prendraient le chemin de la Louisiane. Certes, il se fait bien payer la cession qu’il a faite, lui ou son père, de ses prétendus droits à ce gouvernement ; mais, Dieu merci, tant que je serai la femme de Réné Aubert et que votre père, ma chère Blanche, restera directeur de la compagnie canadienne, les femmes de Montréal ne manqueront ni de martre ni de castor pour leurs joyeuses promenades sur la neige.

Mademoiselle Blanche Aubert, car c’était elle, se pencha doucement vers sa mère et murmura le nom de Bronsy.

— Si je le vois ? demanda cette dernière du ton le plus affectueux, en braquant de nouveau sur la chaloupe son lorgnon qu’elle avait retiré de sa vue afin de donner libre cours à son indignation.

— Regardez à l’arrière, il est assis à côté de mon père ; je les reconnais bien tous les deux.

— Moi aussi, cher enfant, je les vois comme tout à l’heure quand ils étaient près de nous. Le noble jeune homme nous a observées tout le temps. Mais où est donc le porte-enseigne Boldéro ? se cache-t-il derrière son pavillon ? il a peut-être peur des sauvages ?

Ces sarcasmes étaient à peine lancés qu’ils se trouvèrent complètement noyés dans l’explosion qui signalait l’approche des canots et de la chaloupe.

Celle-ci venait de s’accrocher à la marge de l’îlot ; au même instant apparaissait sur la côte, à vingt pas de la porte désignée, un homme d’un aspect imposant, habillé de noir, de la tête aux pieds ; une plume blanche ornait son chapeau et servait, comme la dentelle de ses manchettes, à rendre plus frappant le deuil que semblait annoncer sa parure, calquée, du reste, sur les meilleurs types des modes fastueuses de l’époque. Cet homme était monté par un des sentiers qui conduisaient de la grève au sommet du plateau sur lequel s’ouvraient, de ce côté, les barrières de la ville. Parvenu là, il s’était retourné vers la scène dont le fleuve était devenu le théâtre.

— Le voilà lui-même, dit aussitôt Blanche à madame Aubert qui, l’œil au verre d’optique, cherchait encore au loin l’illusion, quand près d’elle était la réalité.

— Qui ? Blanche.

— Celui que vous venez de nommer.

M. Boléro ?

— Lui-même, devant nous, un peu à la droite ; vous pouvez le voir maintenant sans lunettes.

— Bien ! bien ! je le vois planté là comme une ombre, avec son habillement noir et son plumet blanc, continua, sur un ton plus bas, madame Aubert surprise, mais non pas décontenancée.

— Il vient de remonter du bord de l’eau et n’est pas allé dans la chaloupe comme on s’y attendait tout à l’heure quand il parlait d’accompagner papa et M. Bronsy.

— Non, le créole a préféré mettre son pavillon à sa place, dit en souriant la mère de Blanche.

— Mais, chère maman, est-il vrai que ce monsieur soit natif de Montréal et fils d’une famille émigrée de France en ce pays ? comme le prétendent quelques-uns ; car, en ce cas, il ne serait pas créole.

— Eh bien ! c’est justement ce que me demandait hier une dame qui passait la soirée avec nous. Tu chantais alors la jolie romance que tu as apprise de Bronsy, qui t’écoutait plongé dans l’extase, comme toujours quand tu chantes. M. Crozat paraissait ému ; notre amie, madame Chazel, qui le voyait pour la première fois, me fit plusieurs questions sur son compte, et, pour la satisfaire, j’ai promis de lui faire part de ce que, vrai ou faux, l’on m’a dit de lui ; ce sera donc pour la prochaine occasion… Mais, chère enfant, le bruit et l’agitation qui règnent ici commencent à me fatiguer. Ces monstres de sauvages me déchirent les oreilles avec leurs épouvantables hurlemens.

— Il y en a déjà un grand nombre d’arrivés, et s’ils étaient seuls à crier encore ! ajouta Blanche, fière d’avoir réussi à distraire sa mère de l’idée du pavillon qui paraissait l’obséder. — J’ai compté trente canots, mais voilà le monde qui s’attroupe devant nous et déjà nous ne pouvons plus voir qu’une partie de l’îlot.

— Oui, et voilà M. Boldéro qui disparaît lui-même dans la foule. Où est madame Chazel ?

— Mais là, à notre droite, toujours dans ce groupe, avec la belle étrangère qui se retourne en ce moment du côté de son carrosse.

— Comme nous, sans doute, elles craignent de rester ici plus longtemps. Il faut les prévenir, Blanche… Mais j’aperçois madame Chazel qui vient elle-même à nous.

Blanche jeta un dernier regard sur l’îlot et soupirait en réfléchissant sur la nécessité qui l’obligeait de quitter son poste avant le retour de son père et de Bronsy, lorsqu’elle eut la douleur de les voir disparaître derrière la foule qui s’était peu à peu formée autour de M. Boldéro Crozat. Ce rideau compact tiré sur la scène dont madame Aubert et ses amies avaient voulu jouir, ne leur laissait plus voir rien qui attirât leur attention, reportée désormais toute entière sur elles-mêmes. Craignant de s’exposer à des désagrémens en prolongeant leur promenade, toutes ces femmes se réunirent en un seul cercle et, conduites par celle que mademoiselle Aubert avait appelée la belle étrangère, elles disparurent, emportées par sa voiture vers l’intérieur de la ville, Blanche se consolant d’être trop tôt partie par l’espoir de se voir, à la veillée, réunie au sein de sa famille avec son cher Bronsy.

III

Les présents apportés par les chefs indiens avaient été soigneusement déposés dans les voûtes de la Compagnie des Pelleteries. Une inscription mise sur chaque paquet en désignait le donateur. Les indiens, au nombre d’environ cinq cents, logés sous les remparts de la ville y avaient passé la nuit à l’exception de quelques-uns, restés sur l’îlot pour prendre soin de leurs embarcations.

Le matin, de bonne heure, on les avait conduits militairement sur la plaine, où des cabanes ou plutôt des toits avaient été improvisés pour leur servir d’abris pendant leur séjour à la grande bourgade, ainsi qu’ils désignaient la ville de Montréal. Ces constructions, placées à distance du mur et en parallèle avec lui, laissaient libre, au milieu, un vaste espace destiné aux exercices du jour. La portion des troupes de la garnison qui avait servi d’escorte aux chefs des députés, était stationnée en face d’eux, à la droite de la barrière, laissant entre elles et les bastions un champ spacieux où pouvaient circuler librement, et en toute sûreté, les femmes et ceux qui les accompagnaient dans cette excursion ; car cette classe des spectateurs seule avait la permission de se promener de ce côté. La gauche était assignée au reste de la population, c’est-à-dire à tous les promeneurs qui ne conduisaient pas de dames. À mesure que les habitants de la ville sortaient par cette porte, ils se divisaient donc en deux catégories parfaitement distinctes, et chacune allait occuper séparément l’espace qui lui était réservé. Cette disposition était nécessaire pour prévenir la confusion et les dangers auxquels, sans cela, les personnes du sexe auraient pu se trouver exposées. Seulement, les spectateurs de la gauche pouvaient facilement, de ce point, se porter en avant et se répandre dans toutes les directions au-delà des toits qui abritaient les indiens ; mais ce privilége étaient sagement interdit aux promeneurs et surtout aux promeneuses de la droite, protégées de toutes parts par des remparts infranchissables.

Telle était la principale distribution de ce théâtre en plein vent. Une foule innombrable de spectateurs l’occupait déjà, lorsque le bataillon du lieutenant Claude Bronsy et le reste de la garnison y arrivèrent avec les gens qui les suivaient et qui tous défilèrent à gauche.

La ville était, pour le moins, aux trois quarts sur la plaine.

Dès que les miliciens eurent pris position avec les troupes de ligne, Bronsy, dont l’anxiété n’avait fait que s’accroître depuis qu’il s’était aperçu qu’il n’avait pas tout lu la lettre de mademoiselle Aubert, ne songea plus qu’au moyen de se satisfaire, déterminé de s’en créer au besoin l’occasion, si elle tardait trop à se présenter à lui. Son impatience s’avivait davantage au contact de la lettre, toujours logée entre la paume de sa main et le gant qui la recouvrait, pendant que ses doigts, soigneusement repliés sur ce papier chéri, semblaient en le palpant à travers le léger tissu vouloir en tirer le secret que le jeune homme brûlait de connaître. Mais ce vœu ne devait pas être sitôt exaucé. Le spectacle à la fois simple et saisissant qui se déployait sous ses yeux, les mille et un mouvements qui s’opéraient de toutes parts et, plus que tout cela, l’ordre qu’il fallait avant tout maintenir en présence de cinq cents guerriers indiens, ne fut-ce que pour leur donner l’exemple, tout réclamait une attention incessante de la part des troupes. Le bataillon de milice pouvait, comme les autres, à chaque instant recevoir quelque ordre. Bronsy était donc forcé d’attendre.

Les directeurs de la compagnie des pelleteries s’étaient avancés dans l’espace resté libre entre les troupes et les représentants des tribus. M. Aubert traça sur la terre, avec la pointe de son épée, un grand cercle, dont la circonférence s’étendait, du côté des Indiens, jusqu’aux portes de leurs cabanes ; le centre en était indiqué par un mât pavoisé et qui se trouvait vis-à-vis d’une estrade élevée au côté opposé, c’est-à-dire à une petite distance des troupes. Cela fait, M. Aubert, suivi de ses associés, alla prendre sa place sur cette estrade ouverte de toutes parts et abritée seulement par une tenture qui y projetait une ombre rafraichissante. Les présents destinés aux chefs indiens y étaient étalés avec profusion, et les directeurs, qui se réservaient l’honneur d’en faire eux-mêmes la distribution, pouvaient, de là, y présider à leur aise.

Sur un signal donné, les chefs indiens et leurs compagnons, tous en costume d’apparat, s’avancèrent dans l’arène qui venait de leur être tracée, et purent en toute liberté s’y livrer à leurs danses et à leurs représentations les plus fantastiques.

Ces jeux faisaient depuis plus d’une heure l’amusement des curieux qui les contemplaient, lorsque les promeneurs qui s’étaient postés en arrière des toits réservés aux indiens, venant à s’en approcher de trop près, firent craindre quelque désagrément, sinon du désordre. Plusieurs jeunes gens s’étaient déjà perchés sur ces toits et il était évident que cet exemple allait avoir de nombreux imitateurs, surtout parmi la foule des gamins qui s’étaient portés de préférence dans cette direction, sans doute parce que, plus éloignés de la surveillance qui s’exerçait sur les autres points, ils croyaient celui-ci abandonné en quelque sorte à leurs espiègleries. Il fallait donc prévenir tout ce que cet envahissement du camp sauvage pouvait avoir de fâcheux. Il n’y avait pas de temps à perdre, car déjà plusieurs indiens, qui venaient de terminer pour le moment leurs rôles, se retiraient de l’arène avec leur chef et gagnaient rapidement leurs cabanes. On résolut aussitôt d’y stationner quelques troupes. L’ordre en fut donné au commandant des miliciens, et ce fut le lieutenant Bronsy qui, en l’absence de son capitaine, se trouva chargé de cette mission.

Bronsy reçut ses instructions avec une joie que son commandant, qui n’en connaissait pas toute la cause, prit uniquement pour de la reconnaissance et du dévouement ; aussi se proposait-il de l’en féliciter à son retour. Le jeune lieutenant s’empressa de conduire sa compagnie sur le point indiqué. Partout accueilli avec des démonstrations amicales ou pacifiques, il n’eut point de peine à rétablir les choses dans l’état où il avait ordre de les maintenir. À son approche, les jeunes gens s’étaient hâtés de descendre des toits, ceux qui s’apprêtaient à y monter s’en étaient prudemment abstenus et tous, obéissant à ce mouvement rétrograde, se retiraient aux cris de : Vivent nos braves miliciens ! vive le lieutenant Bronsy ! La place était libre. Bronsy y installa sa troupe et prit ses mesures pour contraindre les curieux à se tenir au large ; car si la foule s’était dispersée pour se reporter sur les autres points de vue, comme elle venait de le faire, avec toute la bonne volonté possible, elle pouvait revenir et les toits eussent été bien vite envahis de nouveau sans les sages précautions prises sur le champ par notre milicien. Au reste, disons-le franchement, il était bien aise de pouvoir en ce moment écarter tout intrus qui aurait osé pousser l’indiscrétion jusqu’à regarder par-dessus ses épaulettes, pour lire avec lui, et malgré lui, la lettre de sa chère Blanche. Il allait le connaître enfin ce secret. Le moment était favorable, l’ordre régnait partout, le spectacle qui fixait tous les regards promettait de durer encore quelques heures, et lui ne demandait qu’une minute. Mais que cette minute était précieuse ! Il lui semblait qu’elle contenait toute la durée de son existence. Ivre de joie de posséder une occasion si ardemment désirée, mais tremblant à l’idée qu’elle pût receler un désappointement, il courut se mettre à l’écart et là, d’une main frémissante, il porta le papier à ses yeux et y lut ces mots écrits de la main de Blanche : « Je m’acquitte envers vous d’une promesse ; vous en trouverez la preuve enfin sous ce pli. Comme vous le voyez, c’est une surprise que je vous ménageais, puisque je ne vous en ai pas prévenu hier soir. Si elle vous est agréable, je me consolerai de vous avoir fait attendre. Puisse cet anneau, Claude, toujours porté par vous, comme je porte moi-même celui que je tiens de votre foi, m’être constamment un nouveau témoignage de votre estime et de votre affection. »

Les tourments de l’incertitude ne cessaient donc pour Bronsy qu’afin de se renouveler aussitôt. Sans doute, la surprise de Blanche lui était agréable au-delà de toute expression ; mais l’anneau, ce présent tant sollicité que la gracieuse et confiante jeune fille avait eu l’exquise délicatesse de lui envoyer au moment où le devoir l’obligeait à lui faire part d’une nouvelle bien attristante ; l’anneau pour lequel Blanche avait consenti de couper une boucle de ses cheveux et qu’elle lui demandait de porter, où était-il ? Bronsy retourna instinctivement la feuille qu’il tenait, jeta la vue sur la nappe de verdure qui s’étendait à ses pieds, croyant qu’il y était tombé ; mais il ne put découvrir aucune trace de l’anneau. Il soumit ensuite ses poches et ses gants au plus scrupuleux examen, il n’y était pas non plus. Qu’était-il donc devenu ? Le jeune homme se porta vivement la main au front : une idée lumineuse venait de le frapper. « Ah ! c’est cela, se dit-il aussitôt ; l’anneau de Blanche est resté dans le cabinet du gouverneur ; la lettre en tombant s’est déployée et la bague aura roulé sans bruit sur le parquet. » — « Mais non, pensa-t-il après une pause ; si l’anneau eût été dans la lettre, je m’en serais aperçu ; il était sans doute dans l’enveloppe que j’ai oubliée sur le bureau, ou plutôt que je n’ai pas eu le temps d’emporter. Quelle fatalité dans tout cela ! » Et il se mit à repasser dans son esprit toutes les circonstances qui avaient marqué son entrée à l’hôtel du gouvernement ; il n’en voyait qu’une seule qui pût le justifier de s’inculper lui-même, c’était d’avoir déposé l’enveloppe sur le bureau au lieu de l’avoir gardée dans sa main. Cette action, si naturelle et si simple, était pourtant une grande faute à ses yeux. Il jura de ne jamais se la pardonner, s’il ne retrouvait pas l’anneau de Blanche. Comment en effet se résoudre à se présenter à elle, sans le lui montrer ? surtout pour la première fois après l’avoir reçu. N’était-il pas à l’avance convenu de le porter toujours à son doigt ? et Blanche ne l’en priait-elle pas elle-même maintenant ? Que penserait-elle de lui, d’ailleurs, s’il allait lui faire connaître cet accident ? Ne le prendrait-elle pas pour un étourdi ? pour un homme inepte et incapable de répondre à sa confiance ? Ô combien il eut donné en ce moment pour se voir libre ! Avec quelle impatience il attendait l’heure où il lui serait possible de se livrer à des recherches !

Bronsy s’abandonnait au cours de ses réflexions, se promenant de long en large à l’ombre projetée sur le gazon par les toits près desquels il se trouvait, lorsque son attention fut attirée par un chef indien qui venait d’en sortir et qui paraissait vouloir approcher de lui. Ses factionnaires lui barraient le passage ; l’indien, ne pouvant se faire comprendre d’eux, cherchait à traduire ses paroles par des signes qui leur indiquaient qu’il voulait parler à leur chef. Bronsy s’approcha de ses miliciens en leur ordonnant de le laisser passer. Quand le sauvage fut assez près de lui pour lui adresser la parole, il s’arrêta et lui tendit les bras de la façon la plus amicale. Bronsy ne sachant que penser de cette accolade sollicitée par un sauvage, hésitait sur ce qu’il convenait de faire, lorsque l’indien lui dit, dans une langue que le jeune lieutenant comprenait parfaitement : Frère, as-tu perdu le souvenir de tes amis, que tu ne reconnais pas Adario, le petit-fils du grand Kondiaronk ? Bronsy fit un cri de joie et courut vers le chef en lui prodiguant les plus cordiales poignées de mains. Mais ce dernier, non satisfait de ce témoignage d’amitié, l’entoura de ses bras et le pressa sur son cœur avec la plus chaleureuse effusion. Dès qu’il se fut dégagé de cette étreinte, Bronsy dit à l’Indien :

Pardon, frère, si je ne t’ai pas reconnu à tes traits ainsi voilés par les ornements de ton grand costume de guerre, mais dès que ta voix s’est fait entendre, elle t’a fait reconnaître de celui qui te doit la vie et qui sera toujours trop heureux de te prouver sa reconnaissance. Quel service puis-je te rendre ? Parle.

Cet accueil bienveillant parut faire briller une immense joie dans les yeux du chef, les seuls points de sa figure qui ne fussent pas enfouis sous l’épaisseur du vermillon et la profusion des oripeaux qui en masquaient plus ou moins tous les autres. C’était surtout l’allusion faite à sa parure qui l’avait électrisé de la sorte, ainsi qu’il le fit voir par sa réponse.

— Je pensais bien, dit-il avec emphase, que mes ornements te plairaient ; ils portent envie aux autres chefs et font l’admiration de tous mes amis ; mais sais-tu que ce bracelet, fit-il en présentant son bras droit, me vient de mon aïeul ? Kondiaronk, l’ancien ami de ta nation, l’a porté. Kondiaronk, dont l’ombre dort à présent parmi celles des braves où vous l’avez logé, quand le grand-maître le priva de la vie, était venu ici un jour avec une légion de guerriers trois fois plus nombreuse que celle qui est là devant nous. Ô il y a bien longtemps de cela ! ni moi ni toi n’étions alors au monde. Votre grand chef lui avait fait demander de venir le voir. Les Iroquois et d’autres mauvais chiens comme eux vous faisaient toujours la guerre. Vos alliés ne pouvaient pas chasser et vous ne pouviez pas avoir de castors, qu’il en coûtât beaucoup de chevelures. Nos femmes pleuraient et nos tribus étaient forcées de camper dans des forêts où la vie les fuyait. Kandiaronk, seul d’entre tous leurs chefs, sut ramener la paix et l’abondance. Le grand-maître semblait l’avoir fait pour nous délivrer des malheurs qui nous accablaient ; il avait donné à ses jambes la vitesse du daim, à ses bras la force de l’ours, à sa tête la finesse du renard et la prudence du rat. — Votre grand chef le savait et le surnomma le Rat, à cause de sa sagesse. Quand il le vit, il lui proposa de faire ses efforts pour lui amener autant de chefs de tribus différentes qu’il le pourrait, et surtout de l’aider à faire enterrer la hache de ses ennemis. Le grand chef les invitait à venir fumer le calumet de la paix avec lui. Kondiaronk obéit et dans la saison suivante, il vint ici avec sa légion de guerriers. Votre grand chef les reçut comme un bon père et fuma le calumet de la paix avec eux, peut-être sur cette même plaine où tes yeux nous voient aujourd’hui. Le traité conclu, la première chose que fit votre grand chef, qui était aussi le nôtre, fut de récompenser Kondiaronk des services qu’il lui avait rendus ; il lui donna de sa main des armes et des ornements. Kondiaronk en emporta ce qu’il lui fallait pour son voyage de l’autre monde, car le soleil ne se leva plus qu’une fois sur sa vie ; le reste de ses présents fut remis à son fils qui était venu avec lui et tu m’en vois revêtu. Avant de rendre le dernier soupir, il ôta de son bras ce bracelet que je te montre, et dit à son fils : « C’est un don de mon ombre ; tant que tu le porteras comme je l’ai porté, elle veillera sur toi. » Mon père me l’a remis à son tour en prononçant les mêmes paroles, car lui aussi est allé chasser dans les prairies du maître de la vie avec Kondiaronk.

— Ton aïeul était un brave, dit Bronsy ; je connais son histoire, nous révérons sa mémoire comme tu la révères toi-même. Les grands conseils dont tu parles eurent lieu ici, sur cette place même. Vos tribus avaient envoyé des députés pour conférer de la paix que notre père commun, le chef de ce pays, voulait établir dans l’intérêt de tous. Il y a longtemps de cela comme tu dis, c’était au commencement du siècle actuel ; au dernier conseil assistaient presque trois fois autant de vos guerriers que nous en avons aujourd’hui là, sous nos yeux. Kondiaronk était au milieu d’eux comme une lumière dont ils s’éclairaient, et peut-être il foulait de ses pieds la terre où l’herbe croît à cette heure sous les nôtres, lorsqu’à l’instant où l’assemblée applaudissait à sa harangue, il se vit tout à coup priver de la parole. Le maître de la vie avait décidé que Kondiaronk avait assez vécu pour la gloire ; il lui envoya une maladie qui l’emporta le jour suivant, malgré tous les soins que notre grand chef lui fit donner. Mais ton illustre aïeul, avant de mourir, eut la douce consolation de voir couronner ses efforts des plus heureux succès. Le traité de paix fut signé de tous les chefs et, ce qui vaut encore mieux, fut cette fois assez bien observé. Kondiaronk mort, il fallut lui donner la sépulture. Ses funérailles furent magnifiques ; près de quinze cents de vos guerriers y assistaient, tous revêtus des plus beaux insignes de deuil, accompagnés de notre chef et d’un grand nombre de ses gens. Jamais aucun de vos plus fiers sagamos ne fut plus dignement honoré. Mais regarde devant nous, ajouta Bronsy en dirigeant les regards de l’Indien sur la tour de l’église de Notre-Dame ; vois ce monument élevé qui domine toutes nos demeures, surmonté d’une croix qui s’élance comme une flèche dans l’air ; eh bien ! c’est là, dans ce temple du grand maître, que gît l’ombre de ton aïeul. L’avons nous bien récompensé de ses services ?

— Ô oui ! frère, répondit l’héritier de Kondiaronk, vivement ému ; vous l’avez mieux, beaucoup mieux récompensé que nous n’aurions jamais pu le faire nous-mêmes, et il doit bien s’en réjouir à présent. Toutes nos forêts ont retenti du bruit de sa gloire et nos tribus en conservent toujours le souvenir, la sienne surtout le chérira tant que le soleil luira sur elle. Aussi, m’a-t-elle bien recommandé, quand je suis parti pour me rendre ici, d’invoquer le grand maître pour elle dans le lieu où vous avez mis celui qu’elle regarde toujours comme son premier chef. Mon plus grand plaisir serait d’approcher de son ombre vénérée. Juge donc combien je me suis réjoui quand, toute à l’heure, en regardant passer tes guerriers, soudain mes yeux t’ont reconnu ! Mon cœur a bondi de joie. Tu es le seul que je connaisse ici, à part des miens ; mais toi, au moins, je te connais bien, tu es brave et bon. Tu parles de me rendre des services parce qu’en effet, sans moi, de mauvais chiens allaient peut-être te faire périr dans les plus cruels tourments ; eh bien ! si tu ajoutes quelques prix à ce que j’ai fait pour toi, et tu me l’as déjà prouvé en me donnant ce que tu possédais alors, tout ce que je te demande en retour, c’est de me conduire, moi et mes guerriers, là, dans cette grande tente que ton doigt vient de me montrer et que le maître de la vie a élevée comme une montagne pour protéger vos demeures qui l’entourent.

— Tu veux visiter le tombeau de Kondiaronk ? Ce désir te fait honneur, je te promets, frère, de l’accomplir ; mais pas tout de suite.

— Ô non ! fit l’indien en sautant de joie ; il faut que mes gens et moi nous retournions dans l’arène ; notre tribu, qui a commencé les jeux, doit les terminer. Après, nous serons libres.

— Alors ce sera pour demain.

Bronsy se garda bien de prendre des engagements qui l’eussent, pour le reste du jour, détourné de son projet ; mais il éprouvait une véritable satisfaction à se rendre aux vœux du chef indien, parce qu’il tenait à lui être utile. Il voyait, d’ailleurs, dans sa demande un côté important pour le bien public ; elle était un appel au patriotisme de faire fructifier davantage les germes d’attachement et de bon vouloir que l’intérêt et la nécessité avaient développés dans le cœur des sauvages, et Bronsy aimait trop sa patrie pour négliger cette nouvelle occasion de la servir. Il y voyait ensuite le concours d’un hasard providentiel qui lui offrait, pour le lendemain, la chance d’augmenter la somme des loisirs qu’il avait un si pressant besoin de consacrer à ses intérêts les plus chers, menacés inopinément par ce qui lui paraissait une influence mystérieuse et dont il ne pouvait pas se rendre compte.

Le descendant de Kondiaronk reçut donc sur le champ la promesse qu’il sollicitait, à la seule condition que Bronsy se réservait d’obtenir la permission de la mettre à effet.

Bronsy ayant répondu à toutes les questions de l’Indien se disposait à l’interroger à son tour sur des choses qui l’intéressaient vivement et dont il avait lieu de croire ce dernier bien instruit, mais il n’en eut pas le temps ; on venait de donner le signal qui annonçait la grande danse de guerre, pièce principale et réservée pour la dernière dans le programme du jour. Les cinq cents guerriers devaient y prendre part à la fois. Afin de mieux l’exécuter, cette nombreuse troupe d’acteurs des forêts s’était reposée quelques minutes de ses premiers exercices, car le dernier devait être long et plus fatiguant à lui seul que tous les autres ensembles. Au signal donné, tous reparaissaient sur la scène.

Le petit fils de Kondiaronk, averti par ce mouvement et pressé davantage par les cris de ses compagnons, s’était élancé vers eux à la course. Bronsy le vit à regret s’éloigner, mais il se résigna de bonne grâce à la nécessité qui lui faisait une loi de remettre la partie au lendemain.

IV.

Le personnage que l’on a vu plus haut se séparer de M. Aubert dans le corridor de l’hôtel du gouverneur à la suite d’un entretien qui devait dérober un temps si précieux au lieutenant Bronsy, était, comme nous l’avons dit, rentré à la salle du conseil. Il avait promis à M. Aubert de lui donner un écrit à l’égard de l’affaire dont ce dernier s’était chargé. Après être resté dans la salle le temps qu’il lui fallait pour rédiger cet écrit, il sortit de l’hôtel et se dirigea vers la basse-ville. Les rues, qui, tout à l’heure encore, se trouvaient remplies de monde et de bruit, étaient devenues désertes et silencieuses comme au milieu de la nuit la plus calme. Cet homme marchait d’un pas rapide et paraissait vivement préoccupé, si bien qu’il avait l’air de s’éveiller en sursaut chaque fois que, venant à passer sur un pavé, sa semelle y résonnait bruyamment, ou qu’il était surpris par le murmure vague et lointain que le vent lui apportait des clameurs de la plaine.

Il y avait dans le voisinage de la Pointe Callières, au temps de la légende que nous citons et toujours suivant celle-ci, une maison bien connue des Montréalais sous le nom d’Auberge du Castor. C’était un lieu de prédilection pour les rendez-vous des voyageurs et des autres employés de l’opulente compagnie de l’époque.

Arrivé devant cette auberge, le personnage dont nous venons de parler s’arrêta, les yeux fixés sur l’enseigne qui l’indiquait : — C’est ici, se dit-il ; puis il entra. En l’apercevant, le maître de la maison le salua respectueusement et courut ouvrir la porte de sa meilleure salle de réception.

— Je vois qu’on vous a prévenu, dit alors celui qui venait d’entrer en agitant l’air sur son visage avec son chapeau à plumes.

— Vous êtes M. Boldéro ?

— C’est mon nom.

— Eh bien ! monsieur, je vous aurais reconnu quand même, quoique je vous voie pour la première fois ; car votre arrivée a fait beaucoup de bruit à Montréal, et certes, je me flatte d’en connaître tous les habitants de vue et de nom. Mais j’ai été averti que vous déviez venir dans ma maison aujourd’hui. Votre homme ne vous a pas trompé.

— Quimpois ?

— Justement, c’est lui qui est venu ce matin pendant que la troupe escortait les chefs sauvages sur la plaine.

— Est-il ici maintenant ?

— Non, monsieur, mais il m’a dit qu’il espérait revenir avant vous. Si vous vouliez l’attendre un peu, je vous prierais de passer dans cette salle. Je connais Quimpois, il vient souvent ici, et je gagerais tous mes tonneaux pleins du meilleur jus de Ste. Croix contre une seule peau de castor que, s’il ne lui est rien arrivé, Quimpois ne tardera pas à paraître.

M. Boldéro, qui avait résolu de faire la même proposition à l’aubergiste, n’était pas fâché de le voir courir au-devant de ses vœux. Il prit le siége que ce dernier lui offrait dans son meilleur salon et alla s’assoir près d’une fenêtre par où pénétrait l’air rafraîchissant du fleuve.

— Mais savez-vous, continua-t-il en se retournant du côté du maître de l’auberge, savez-vous que, sans votre permission, j’ai choisi votre maison pour y transiger mes affaires aujourd’hui ?

— Tant mieux, et je voudrais que ce fût pour toujours ; ma maison, monsieur, est à votre disposition, et je suis sûr que ma femme dira comme moi, quand elle sera revenue de la promenade avec sa fille.

— Je me suis donné pas moins de trois rendez-vous ici, tous pour aujourd’hui. Ce n’est pas mal débuter, n’est-ce pas, pour une nouvelle pratique ? Le premier, comme vous le savez maintenant, a lieu avec Quimpois ; le deuxième avec mon collègue, M. Aubert, et le dernier, ma foi, je ne sais pas précisément avec qui, mais vous allez en juger. Hier, pendant que nous recevions les sauvages sur l’îlet, et que moi qui étais resté sur la côte je m’amusais à les regarder, je fus entouré par une foule de jeunes gens de la ville, de qui je ne croyais pas être connu ; mais ils me firent voir qu’ils me connaissaient très bien. Plusieurs d’entre eux se plaignaient de ce qu’il ne leur était pas permis de faire une promenade sur l’eau. Ces gaillards s’étaient rapprochés de moi et me désignaient comme auteur de l’ordre qui les privait du plaisir qu’ils auraient voulu se donner. Car je dois vous dire, si vous ne le savez déjà, qu’il était enjoint à tous les maîtres des embarcations du port de les tenir soigneusement à la chaîne, tant que les sauvages y seraient, surtout à leur arrivée, Vous sentez combien il importe dans une pareille circonstance d’éviter toute confusion. Nous savions, d’ailleurs, que les canots devaient venir chargés des plus riches présents. Sans les précautions que nous avons prises, la rade se fût couverte de promeneurs et il eût sui d’une fausse manœuvre, d’un coup d’aviron manqué de la part de quelque étourdi, ou d’une main novice, pour faire chavirer un canot d’écorce, engloutir son contenu et nous attirer la méfiance, peut-être le courroux de nos Sauvages. Heureusement, il n’est rien arrivé de la sorte, grâce aux mesures prises à l’avance et au zèle que nos braves citoyens ont mis à nous seconder. Cependant les jeunes gens, qui n’avaient, j’en suis certain, que de bonnes intentions, enrageaient de se voir condamnés à n’être que spectateurs dans une scène où ils auraient voulu jouer un rôle actif ; et puis, il faut être de bon compte, la chaleur était grande, une petite promenade sur l’onde qu’ils voyaient s’agiter amoureusement sous les douces caresses d’une brise rafraichissante, les eût mis à leur aise. Si vous les aviez entendus, comme moi, se plaindre de l’ardeur du soleil ! Ils disaient qu’on avait entrepris de les faire rôtir sur la grève, pendant qu’on laissait des sauvages respirer librement sur l’îlot. On cria de suite à la tyrannie, et comme, à leurs yeux, je passais pour le tyran, pour un despote sans entrailles, un murmure général s’éleva contre moi. Plusieurs groupes de dames qui se tenaient près du mur eurent peur et se sauvèrent. Mon nom circulait, vomi par toutes les bouches. Les uns criaient : À bas Crozat ! les autres : Honte à Boldéro ; et tous ! C’est un tyran ! Je ne savais que penser d’une pareille conduite et je commençais à regretter qu’on n’eut pas posté des troupes à l’endroit où je me trouvais, lorsque je m’aperçus qu’il y avait plus de folle gaîté que de fureur dans ces manifestations populaires. Quand les femmes disparurent, la foule changea de ton ; on n’entendit plus que des rires et des applaudissements. Les petits jetaient leurs chapeaux en l’air et gambadaient comme des carcajous leurs aînés tournaient à l’envi des compliments au beau sexe. Tout cela, fait avec une rare décence et un comique des plus plaisant, charmait les bons citoyens qui les regardaient faire et les encourageaient parfois du geste et de la voix. Pour moi, j’étais émerveillé et surtout fort satisfait de ce changement. L’orage était dissipé, je me trompe, il n’y avait pas même eu d’orage ; car ce que j’avais pris pour des menaces vraiment redoutables, terribles, n’étaient que pur badinage, mais un badinage que je n’aimais pas, si vous voulez. On le sentit bien, puisqu’on s’empressa de me faire des excuses. Un grand jeune homme, beau garçon, bien mis et ayant l’air tout à fait comme il faut, se présente devant moi, chapeau bas et, me saluant avec une politesse des plus rassurantes, me dit qu’il était chargé de la part des jeunes gens, ses confrères, de m’expliquer la scène qu’ils venaient de me faire et qui avait été préméditée entre eux ; qu’ils espéraient que je voudrais bien la leur pardonner, attendu qu’ils n’avaient que des intentions pacifiques à mon égard ; qu’ils respectaient trop l’ordre et les lois pour vouloir les violer, lors même qu’ils auraient pu le faire impunément, ce que toutefois ils étaient loin de croire ; mais qu’ils devaient en même temps m’avouer qu’ils étaient fâchés qu’on les empêchât de se promener sur l’eau, pendant qu’on retenait, bien inutilement suivant eux, tant d’embarcations à la chaîne ; qu’enfin, la seule vengeance qu’ils voulussent en tirer était le petit divertissement qu’ils venaient de se permettre et qu’ils m’assuraient ne devoir plus se renouveler. Leur organe prononça ces dernières paroles en souriant et ajouta : « La seule condition qu’ils exigent, c’est qu’on veuille bien mettre les embarcations à leur disposition sitôt que la chose pourra se faire convenablement. » Ce discours et les allures de plus en plus paisibles de la foule achevèrent de me rassurer. Je vis que j’avais affaire à d’honnêtes gens.

Ici l’aubergiste interrompit le narrateur pour lui demander s’il était bien vrai, comme on le disait, que ces jeunes gens avaient voulu s’emparer, non-seulement des esquifs et des bateaux, mais même des goëlettes qui se trouvaient au port.

— À vous dire vrai, mon cher hôte, reprit M. Boldéro, je crois qu’ils se seraient emparés du diable lui-même, s’il se fût présenté sous forme de barque, tant ils avaient la rage de la promenade sur l’eau. Par bonheur, nous avions pris nos mesures et ils ne purent pas se procurer la moindre petite nacelle. Pour revenir à ce que je vous disais, j’affectai d’accueillir la proposition qui m’était faite avec toute la bonhomie possible. J’eus le soin de leur dire qu’ils avaient tort de me rendre seul responsable de l’ordre dont ils se plaignaient, puisqu’il émanait de la compagnie qui l’avait elle-même reçu du gouverneur de Montréal, et qu’en obéissant à cet ordre ils ne faisaient qu’obéir à la loi et contribuer au bien public. Je leur expliquai ensuite, à peu près comme je viens de le faire ici, quelles seraient les conséquences d’une simple méprise entre eux et les Sauvages, méprise qui fut peut-être arrivée, si nous leur avions donné leurs coudées franches. Ils m’applaudirent alors avec autant d’ardeur qu’ils avaient paru en mettre pour me condamner. On n’entendait plus que les cris de : Vive Boldéro ! vive Crozat ! La partie était à moi. Pour achever de leur plaire, je leur dis que non-seulement ils auraient les embarcations dès qu’une partie des sauvages serait congédiée, ce qui aura lieu ce soir, j’espère ; mais qu’ils les auraient aux frais de la compagnie et que, pour leur rendre la fête plus agréable, je me faisais fort d’y ajouter un feu d’artifice. À cette proposition, ma voix fut couverte par un tonnerre de vivats et d’applaudissements de toute sorte. J’en fus assourdi. Quand le calme se fut un peu rétabli, je leur dis que s’ils voulaient m’envoyer une députation ce soir même, pour s’entendre avec moi sur les préliminaires de cette fête, elle pourrait avoir lieu avant la nuit. Bref, tout fut convenu comme je le désirais, et quand il fut question de nommer le lieu du rendez-vous, il n’y eut qu’une voix parmi toute cette jeunesse pour proclamer l’Auberge du Castor. Maintenant, monsieur l’hôtelier, vous voilà, je pense, suffisamment instruit des affaires qui m’amènent ici. Vous n’avez pas d’objection, j’espère, à recevoir mon monde ?

— Moi, monsieur, Dieu m’en garde !

— Avez-vous un artificier à qui je puisse m’adresser dans votre ville ?

— Nous avons un homme qui s’occupe quelquefois de feux d’artifice, mais il est actuellement en prison pour avoir vendu quelques bouteilles d’eau-de-vie aux sauvages.

— Comment ! est-ce qu’il est aussi marchand de boissons ?

— Pas précisément, mais sa profession d’artificier ne suffit pas toujours pour le faire vivre, et un beau jour, ou plutôt un mauvais jour, il lui a pris fantaisie de vendre aux sauvages l’alcool qu’il ne pouvait plus employer à la composition de ses fusées, faute de commandes ; il s’est dit qu’il serait bien fou de manquer de pain tandis que ses bouteilles pouvaient lui en procurer en abondance. Il ne voyait donc rien de mieux à faire que de les trafiquer pour de superbes peaux de castor, qu’il a ensuite vendues pour de beaux deniers comptants. Comme cela, il a fait un bénéfice incroyable, mais qu’il paie bien cher aujourd’hui.

— Est-il jugé ou s’il est simplement prévenu ? car en ce cas on pourrait peut-être obtenir son élargissement en attendant que son procès eût lieu.

— Jugé, monsieur, et bien jugé, je vous assure ; la preuve était accablante. C’est dommage, car ç’a toujours été un honnête homme, ainsi que monsieur l’intendant n’a pas pu s’empêcher de le reconnaître en prononçant le jugement qui le condamne à l’amende et à une détention d’un mois.

— Combien de temps a-t-il encore à rester en prison ?

— Son affaire n’a eu lieu qu’au commencement de la semaine dernière.

— En ce cas, il faut se passer de lui.

— Eh ! monsieur, si nous étions encore au temps où M. de Frontenac conduisait les affaires du pays, vous n’auriez pas grand’peine à faire sortir ce pauvre homme de prison. C’en était un gouverneur celui-là !

— Ne parlons plus de cette affaire, je pourrai m’en occuper un autre jour ; à présent le temps presse. N’y a-t-il pas d’autres personnes que je pourrais employer ?

— Dam ! monsieur, je n’en connais pas d’autres ; mais attendez donc, fit l’aubergiste en se portant la main au front comme s’il eut voulu y fixer l’idée qui venait de le frapper ; n’avons-nous pas une compagnie d’artillerie à Montréal ?

— J’y ai bien déjà pensé, mais tous les artilleurs sont occupés à autre chose en ce moment, comme vous savez.

— Renoncerez-vous donc au feu d’artifice ?

— Au contraire, j’espère bien qu’il aura lieu ; si nous n’avons pas d’artificier, nous avons toujours des pièces d’artifice, et c’est le principal. Je me félicite à cette heure d’en avoir fait une ample provision en passant à Québec où, certes, il n’en manque pas, et comme je me connais un peu en fait de science pyrotechnique, je vais mettre nos jeunes gens en mesure de tirer parti de mon savoir-faire, pour peu qu’ils manquent, eux, de la même expérience. Maintenant, monsieur l’hôtelier, tenez-vous prêt à les recevoir ; je retiens cette salle pour eux, ils doivent me rencontrer ici à huit heures.

— Mais, monsieur, où ferez-vous le feu d’artifice ? car ma cour ne convient pas pour cela.

— C’est ce que nous déciderons alors : En attendant, je vais faire transporter ici tout le matériel que j’ai en ma possession.

À ce point de la conversation entre M. Boldéro et l’hôtelier, la cloche du couvent voisin se fit entendre.

— C’est l’angélus qui sonne chez ! les Sœurs Grises, observa l’aubergiste.

— Déjà midi ! ajouta M. Boldéro en regardant à sa montre. Que fait donc Quimpois qu’il n’arrive pas ? Il devait être ici avant midi.

— Oh ! monsieur, vous ne connaissez pas Quimpois ; c’est un brave garçon, allez, et qui ne manque pas de parole. Mais il ne faut pas être surpris, s’il tarde un peu ; toute la ville ne songe qu’à s’amuser aujourd’hui. C’est bien difficile de s’empêcher d’aller au bal des sauvages qui se donne, à cette heure, au-delà des remparts. Voyez donc, toutes mes gens y sont allées et m’ont laissé seul à garder ma maison ; puis une fois qu’on est là, je comprends qu’il doit être encore plus difficile de ne pas y rester quelques instants.

— Surtout pour un Homme comme Quimpois, qui me paraît affectionner singulièrement les sauvages ; il en affecte même assez les manières, remarqua M. Boldéro.

— Il a vécu longtemps parmi eux et c’est assurément un des plus fidèles serviteurs de votre société.

— C’est ce que me disait monsieur Aubert encore ce matin, pendant que nous parlions de lui dans la maison du gouverneur. — Il passe surtout pour bon guide.

— Lui ! C’est peut-être le meilleur guide qui ait jamais conduit un canot d’écorce. Il connaît toutes nos rivières, tous nos lacs, tous les postes. Il peut vous dire combien il y a de rapides et de portages d’ici à Michillimakinack. Enfin, c’est lui qui eut l’honneur de conduire le canot de M. de Ligneris, le commandant à qui le marquis de Beauharnais, notre gouverneur-général, confia la dernière expédition qu’il a formée contre les Renards et autres sauvages ennemis qui pillaient et massacraient nos alliés de l’Ouest pour vendre leurs pelleteries aux Anglais. Nous étions dans l’année de 1728, au 5 juin, je m’en rappellerai toujours, car j’étais garçon alors et j’avais fait tous mes efforts pour me faire agréer comme soldat ou comme batelier. Mon père, que M. de Ligneris protégeait, pour des services rendus et d’autres raisons qu’il serait trop long de vous exposer, avait tellement conspiré contre moi, par excès d’amour paternel sans doute, que toutes les issues par où j’aurais pu entrer dans cette expédition me furent fermées et j’eus l’inexprimable douleur de la voir partir sans moi.

Plusieurs de mes compagnons d’enfance, tous élevés comme moi dans cette ville, en étaient. Je ne pus retenir mes larmes en les voyant embarquer, tout radieux, dans les canots qui attendaient toute notre armée au port. Cependant, j’eus le courage de rester sur la grève jusqu’à ce que le dernier canot eût disparu dans l’éloignement, c’était celui du commandant et il me semble encore y voir Quimpois, le conduisant avec son habileté et son assurance vraiment admirables.

— Mais dites-moi donc, vous qui le connaissez si bien, s’il sait l’abénaquis ? car autrement il me faudra un interprète.

— Dacan, un des plus fameux voyageurs de la Nouvelle-France et qui, s’il n’est pas mort à l’heure qu’il est, doit se retrouver quelque part dans nos paroisses, où sans doute il se réjouit, sur ses vieux jours, de pouvoir raconter aux jeunes gens les aventures d’une longue et utile vie passée toute entière au milieu des dangers, des fatigues et des mille agitations qui accompagnent toujours le voyageur et le coureur des bois ; eh bien ! le fameux Dacan ne savait pas moins de sept langues sauvages, mais Quimpois le surpasse, il en sait huit ou neuf. Pour être plus sûr, je vais, monsieur, vous les nommer une à une ; vous aurez la bonté de les compter.

M. Boldéro fit un signe d’assentiment et se mit en devoir de constater l’érudition linguistique de Quimpois, pendant que, de son côté, l’aubergiste se préparait à faire l’énumération promise. Tout à coup, au milieu du plus profond silence, un cri de guerre, un cri terrible éclata comme un coup de foudre dans la maison. Les carreaux en vibrèrent violemment aux fenêtres. Électrisé, M. Boldéro se leva ; rapide comme l’éclair ; il porta la main à son épée ; l’aubergiste effrayé, n’osait pas avancer vers la porte ; il écoutait. Quelqu’un s’était lancé à pieds joints du dehors dans la salle d’entrée en jetant ce cri long et si haut que font les indiens en se frappant rapidement de la main sur la bouche et dont ne peuvent avoir aucune idée ceux qui ne l’ont jamais entendu retentir, soit dans la forêt, soit ailleurs. À chaque seconde, l’hôtelier et son hôte s’attendaient à voir paraître une horde féroce prête à les scalper. Au cri prolongé qui venait de les surprendre, succéda le bruit des pas sous lesquels le plancher de la pièce voisine semblait craquer. Évidemment, l’ennemi approchait. M. Boldero tira son épée et s’apprêtait à fondre sur les assaillants ; l’aubergiste s’emparant des bouteilles qui se trouvaient près de lui sur une table, s’arma les poings de deux formidables massues et s’avança résolument le premier à la charge, bien déterminé de ne pas succomber sans avoir au moins brisé quelques crânes. À ce moment d’attente suprême, la voix terrible qui venait de hurler le cri belliqueux des sauvages entonna, sur un ton gai et surtout fort agréable pour des assiégés, une de ces jolies chansons de voyageurs qui ont survécu à toutes les vicissitudes, à toutes les révolutions que le temps a fait subir à notre patrie, où ces chants populaires ont pris naissance et où ils se conservent toujours comme un souvenir du cœur. Dès qu’il eut entendu cette voix amie, l’hôtelier, la reconnaissant, se retourna du côté de M. Boldéro en s’écriant : « Dieu soit loué, monsieur ! c’est votre homme, c’est Quimpois. » Et ils se trouvèrent tous trois face à face.

En effet, c’était Quimpois, vrai type des voyageurs canadiens des postes sauvages, qui, revenant tout joyeux de la plaine où il avait eu le plaisir de renouveler connaissance avec plus d’un chef indien, s’était promis de faire une surprise à son ami l’aubergiste, qu’il croyait seul chez lui. Quimpois ne put s’empêcher de rire en voyant ce qu’avait de burlesque cette scène ; cependant, la présence de M. Boldéro, qu’il croyait avoir devancé au rendez-vous, eut l’effet de modérer son hilarité et il balbutia quelques mots d’excuse.

— Vous voilà, Quimpois, il suffit, lui dit M. Boldéro ; je ne regrette pas le temps que j’ai passé ici à vous attendre, car on m’a dit tant de bien de vous que je vous pardonne tout, jusqu’à l’alerte que vous venez de nous causer, ajouta-t-il en riant.

— Oui, reprit l’hôtelier, je me joins à monsieur pour te pardonner de l’avoir fait attendre deux heures, mais c’est à condition que tu saches parler l’abénakis, comme je m’en suis rendu garant tout à l’heure à monsieur, quoique je ne sois pas bien certain que tu possèdes cette langue.

— Mais monsieur m’avait donné jusqu’à midi à me voir, répondit Quimpois ; l’angélus ne venait que de sonner à la paroisse comme j’arrivais sur la place d’Armes, et de là je n’ai pas mis plus de cinq minutes à me rendre ici, je pense. N’est-ce pas M. Boldèro ?

Ce dernier ayant répondu dans l’affirmative, Quimpois reprit :

— Et puis il faut vous dire que sans M. Aubert, je serais venu plutôt.

— Vous l’avez donc vu ?

— J’étais près de l’estrade où il se trouve avec nos autres bourgeois, et je causais tranquillement avec un de mes vieux compagnons du Nord, lorsque M. Aubert, qui a toujours les yeux partout, comme vous savez, m’a aperçu ; il m’a fait signe d’approcher, pour me dire que vous deviez me rencontrer à l’Auberge du Castor, à quoi j’ai répondu que je le savais bien. Alors il s’est mis à me gronder un peu, comme ça, en me tapant sur l’épaule et me disant : — « Eh bien, mon enfant, si tu le sais, vas-y donc. » Je lui ai dit : « Oui, monsieur, j’allais justement partir quand vous m’avez appelé. Il m’a ensuite recommandé de vous dire de vous débarrasser le plus promptement possible de l’affaire qui le regarde et d’aller le rejoindre ; car il aimerait, m’a-t-il dit, vous voir au moins pour quand les présents vont être donnés aux chefs. »

— Et cela se fera-t-il bientôt ?

— Mais pas avant une heure ou deux encore, car quand j’ai quitté la plaine, le grand bal n’était pas encore commencé.

— Le grand bal ? demanda encore, M. Boldéro.

— Oui, je veux dire la grand’danse des guerriers. Ô c’est beau à voir, ça ! Je veux qu’on me fasse la chevelure tout de suite, si j’aurais jamais consenti à ne pas l’aller voir, n’était que pour l’amour de vous et de M. Aubert.

— Il serait bien dommage, répartit M. Boldéro, qu’une aussi belle chevelure que la tienne, Quimpois, pût être enlevée pour si peu de chose.

Quimpois avait, en effet, une chevelure magnifique ; c’était bien aussi la partie de sa toilette qu’il soignait le mieux ; elle descendait avec profusion jusque sur ses épaules, à la manière des voyageurs du temps, ce qui lui allait à merveille avec son chapeau rond garni de plumes rouges et bleues, sa ceinture tout brillante de rassades et ses mitasses brodées en soies de porc-épic teintes des couleurs les plus vives.

M. Boldéro retourna ensuite dans la chambre d’où il était sorti, en priant Quimpois de l’y suivre. Après avoir soigneusement fermé la porte derrière eux, M. Boldéro fit confidence au voyageur d’une partie du projet qu’il s’agissait d’exécuter. Il lui dit que M. Aubert se rendait à St. François pour affaire importante et qu’ils avaient tous deux jeté les yeux sur lui, Quimpois, comme l’homme le plus capable de les seconder dans cette entreprise ; que M. Aubert prenait de suite la voie du fleuve, mais il voulait que le but de son voyage restât secret jusqu’à son retour et qu’en attendant on laissât les gens dans la croyance qu’il était allé à Trois-Rivières où il avait coutume de se rendre, à pareille époque de l’année, pour les affaires de la compagnie. Après cet exposé, M. Boldéro demanda au guide s’il pouvait équiper deux des plus grands canots de la compagnie et les tenir prêts pour ce jour là même, attendu que le départ devait avoir lieu sitôt que M. Aubert pourrait quitter la plaine.

Quimpois ne demanda qu’une heure pour faire tout ce qu’on exigeait de lui.

— Je sais, dit-il, où prendre mes hommes, je les ai vus, il y a un instant, sur la plaine et je leur ai bien recommandé de m’attendre ; mes provisions sont toutes faites, je n’ai qu’à les prendre dans vos hangars, et les canots nous attendent sur la grève, ils sont dans le meilleur état possible. Dans une heure, tout sera prêt, foi de voyageur.

— Maintenant partez ; de la diligence, et surtout de la discrétion, fit M. Boldéro en le congédiant.

En passant dans la salle d’entrée où il rencontra le maître de la maison, Quimpois lui adressa quelques mots que l’aubergiste protesta ne pas pouvoir comprendre.

— Comment, un vieux castor comme toi ! reprit le guide en jouant l’indignation ; tu ne comprends pas l’abénaquis ? Je te disais donc, puisqu’il faut le parler français, que tu me prépares à dîner pour dix ou douze, tous de bons vivants comme moi ; qui viendront faire bombance ici dans une heure. Je te disais surtout de ne pas épargner la sauce, car par la chaleur qu’il fait, il n’y a pas moyen d’échapper à la soif. Et il sortit lestement, sans attendre de réponse, bien convaincu qu’en homme intelligent et sachant son métier, l’hôtelier ne manquerait pas de faire droit à une pareille commande.

Avant de quitter l’Auberge du Castor, où rien ne le retenait plus pour le moment, M. Boldéro crut devoir renouveler ses instructions à l’égard de la fête promise aux jeunes gens de la ville ; il recommanda spécialement à l’aubergiste de veiller à ce que Quimpois et ses compagnons ne sortissent pas de chez lui, une fois qu’ils y seraient réunis, afin que M. Aubert, qui les avait retenus pour un voyage pressant qu’il entreprenait, fût sûr de les y trouver en arrivant. Que tel était le rendez-vous qu’y avait ce dernier. L’hôtelier promit d’apporter la plus grande attention aux ordres qui lui étaient ainsi confiés, ajoutant qu’il avait déjà préparé un lieu sûr et commode pour déposer les pièces du feu d’artifice. M. Boldéro le félicita de cette précaution et sortit.

V

Pendant que tout Montréal se livrait au plaisir et courait au spectacle de la plaine, la tristesse s’introduisait au sein d’une famille où jusque là l’on n’avait jamais vu régner autre chose qu’une douce satisfaction, que l’allégresse et la sérénité. Cette famille, une des plus opulentes et, par les mœurs surtout, une des plus recommandables de la ville à l’époque dont il s’agit, était celle de M. René Aubert, le directeur local de la compagnie dont il a été déjà tant de fois question. Les rêves de bonheur que faisait naître le prochain établissement d’une fille, — enfant unique de cette maison, — idolâtrée de ses parents et qui méritait de l’être par ses vertus et les plus aimables qualités, commençaient à s’évanouir comme s’ils n’eussent été en effet que de vains songes et sans toutefois faire place à la réalité. Carla note de M. Aubert, cause de ce changement, la note trouvée par Blanche sur sa table à son retour du promenoir où elle était allée, le matin, avec sa mère, ne s’expliquait bien nettement que sur un point : M. Aubert entendait absolument que le mariage de sa fille avec M. Bronsy fut différé ; mais le doute planait sur tout le reste. Quelle était l’intention ultérieure ? C’est ce qu’on ne pouvait pas deviner.

Cette incertitude affligeait beaucoup Mme Aubert, non-seulement à cause de l’affection qu’elle avait pour sa fille, mais parce qu’elle craignait d’y voir l’indice d’une méfiance de la part de son mari. Elle ne s’expliquait la réserve qu’il semblait garder à son égard, qu’en l’attribuant à une résolution d’en venir à des mesures qu’il savait devoir lui être désagréables. Cette idée palliait quelque peu l’offense dirigée contre sa dignité d’épouse, mais son amour maternel s’en alarmait vivement. Elle se garda bien d’en faire part à sa fille.

Quant à Blanche, depuis qu’elle s’était vue obligée d’annoncer à celui qu’elle aimait une nouvelle aussi attristante que celle contenue dans la note de son père, — car elle appréhendait le résultat, malgré les espérances confiées à sa lettre ; — elle était aux prises avec la douleur et n’avait ni la force ni la volonté de réfléchir profondément sur la cruelle situation qu’on lui faisait. Il lui avait fallu, pour se résoudre à écrire cette lettre, appeler à son secours tout ce que peut inspirer d’énergie le sentiment d’un devoir impérieux. Le devoir une fois rempli, et la lettre confiée au porteur, Blanche était allée s’enfermer dans sa chambre. Pauvre jeune fille ! elle voulait cacher ses larmes à sa mère. De son côté Mme Aubert, craignant de l’affliger elle-même par celles qu’elle se sentait prête à répandre, n’avait pas tenté de la retenir.

Blanche, accoudée sur la table où le fatal billet s’était trouvé, contemplait, les yeux baignés de pleurs, ses habits de noce, qui lui avaient été apportés dans la matinée et qu’elle n’avait pas encore eu le temps de revêtir pour l’essai. Le cœur navré, mais espérant toujours, elle attendait, avec quelle ferveur se conçoit aisément, que M. Aubert fût de retour, pour se jeter à ses genoux et le désarmer à force de tendresse filiale, dans le cas où, comme elle en avait quelque crainte, il eût retardé son mariage dans la prévision qu’il pourrait éventuellement juger à propos de s’y opposer tout à fait. Dans cette attente, sa pensée la plus intime adressait au ciel les plus pieuses effusions pour le succès de ses vœux.

Cependant, de longues heures devaient s’écouler avant que Mlle Aubert pût voir entrer son père chez-lui. Par bonheur, il se trouvait, au foyer même de cette maison, une personne capable d’en chasser d’un coup l’affliction qui l’envahissait ainsi inopinément, et cette personne était une jeune fille attachée spécialement au service de Blanche, qui, certes, était bien loin de soupçonner qu’elle pût lui apporter une aussi douce consolation que celle qui lui semblait ne pouvoir venir que de la bouche de M. Aubert. Lors donc qu’elle entendit sa servante frapper à sa porte, bien doucement selon que cette jeune fille en avait l’habitude, elle n’était pas disposée à l’admettre ; mais la jeune fille entra précipitamment.

Étonnée d’une telle brusquerie, elle lui dit : Si je n’ai pas ouvert, Christine, c’est que je préférais être seule.

Mais Christine ne répondit rien à ce reproche ; elle courut embrasser les genoux de sa jeune et charmante maîtresse et lui dit en lui couvrant les mains de ses baisers : Pardonnez, mademoiselle, mais voilà plus de deux heures que je guette l’occasion de vous voir pour vous parler d’une chose qui vous intéresse. Ne vous voyant pas paraître comme de coutume, j’ai pris le parti de laisser là un instant l’ouvrage que vous m’aviez donné à faire pour venir vous trouver. Mlle Aubert lui fit signe de la tête de continuer.

Christine poursuivit : — Je ne sais pas si ce que j’ai à vous dire vous est déjà connu, mais en tout cas, il n’y aura point de mal à vous le répéter ; car je n’y vois que de l’agréable pour vous, surtout à la veille de vos noces.

— Il ne faut pas parler de cela maintenant. Tout est suspendu, Christine !

— Ah ! je vois que vous le savez, et certes je le pensais bien ; mais alors c’est donc autre chose qui vous chagrine, car, chère petite maîtresse, fit Christine en serrant affectueusement les deux mains de Blanche dans les siennes ; je n’ai pas coutume de vous voir si changée. Quelque chose vous pèse sur le cœur, et pourtant votre mariage se prépare,

— Avec M. Bronsy ?

— Mais sans doute, avec votre beau cavalier.

— Comment peux-tu dire cela Christine ? car voilà précisément ce que j’ignore moi-même.

— Je vois bien à présent que vous ne savez pas tout. Votre papa ne vous a pas encore vue, car il est sorti avant votre retour de la promenade de ce matin et n’est pas encore rentré ; mais moi, j’ai tout entendu.

— Comment ! dit Blanche, que ce dernier mot de la jeune fille ranima soudainement ; qu’as-tu entendu ?

— Tout ce qui s’est passé ce matin dans le salon entre M. Aubert et le monsieur qui est venu le voir et qui se nomme, je crois, M. Boldéro-Crozat.

Blanche tressaillit ; un intérêt immense s’attachait pour elle à la révélation de sa servante. Mais à la pensée que Christine eût pu commettre une indiscrétion impardonnable, elle se contint et lui dit : — J’espère, au moins, que c’est par des moyens honnêtes que vous vous trouvez en possession de ce que vous savez ?

— J’allais, reprit Christine, prévenir ce reproche. Il faut vous dire que ce matin, pendant que j’arrangeais le salon avec Colette, la nouvelle fille de chambre de madame votre mère, elle ferma tout à coup sur moi la porte du petit cabinet où je me trouvais pour lors ; c’était pour me jouer une niche. Elle se mit ensuite à contrefaire la voix de madame en me commandant de rester là en pénitence jusqu’à ce qu’il lui plût de revenir, puis elle affecta de s’approcher de la porte comme pour sortir du salon ; Colette s’esquiva et moi je me trouvais prise dans le cabinet.

— À la bonne heure ! dit alors Mlle Blanche aux joues de qui commençait à revenir la teinte des roses que d’ordinaire on y voyait s’épanouir. Maintenant, Christine, achève ton récit.

— Eh bien ! en entrant, ils se sont dit d’abord quelque chose que je n’ai pas bien compris, mais bientôt ils sont venus s’assoir près de moi. Ils parlaient d’un voyage que M. Boldéro proposait d’entreprendre, disant qu’il avait découvert un trésor dans les environs de St. François ; c’est une grande quantité de ginseng, si rare depuis quelques années et pour lequel il compte obtenir de vingt à vingt-cinq francs la livre. Mais pour l’avoir, il fallait disait-il, se rendre sur les lieux, car les Sauvages à qui il appartient ne veulent en traiter que là ; ils ont profité de la saison où les chefs de leur tribu devaient se rendre à Montréal avec leurs gens, pour disposer de cette marchandise, qu’ils tiennent cachée dans les forêts où ils l’ont trouvée. Ces sauvages se rendaient à Québec pour cette affaire lorsqu’ils ont rencontré M. Boldéro qui en venait et à qui ils l’ont proposée. M. Boldéro a expliqué tout cela beaucoup plus au long que je ne le fais, mais voilà ce que j’ai compris ; il a terminé en disant qu’il croyait avoir trouvé là une mine qui valait bien celles de St. Maurice. Cela a d’abord fait rire un peu M. Aubert qui ensuite a dit : « Oui, certes, je crois qu’on peut en tirer un excellent parti ; le ginseng est déjà très rare en Canada, quoique le P. Lafitau n’ait découvert cette précieuse racine dans nos forêts qu’en 1718. Seulement il faudrait en avoir une quantité suffisante, nous pourrions le vendre à Québec, où il s’est déjà vendu vingt-cinq francs la livre, ou bien fréter un vaisseau et l’envoyer nous-mêmes en Chine où il se vend mieux encore. Les chefs abénaquis sont ici, je vais les sonder ; je verrai bien s’ils sont dans le secret, car ce n’est peut-être qu’une ruse qu’ils ont imaginée pour faire payer plus cher leur marchandise. Dans tous les cas, c’est un voyage que nous devons entreprendre ; mais comment faire ? Vous ne pourriez pas vous absenter avant quelques jours et moi je marie ma fille. » Alors, continua Christine, j’ai entendu M. Boldéro qui soupirait, puis, après une pause, il a dit : « Est-ce que cela ne pourrait pas se remettre ? » Mais votre papa a répondu : « J’ai donné ma parole, tous les préparatifs sont à peu près faits, ma fille doit recevoir sa robe de noce ce matin, ses bans sont à l’église. » Là-dessus, M. Boldéro s’est mis à solliciter et tourmenter votre père avec une ardeur qui me désespérait. Votre père a combattu longtems pour vous, mais l’autre lui a vanté outre mesure les avantages de l’entreprise ; il a dit que s’il ne partait pas dès aujourd’hui, il perdait assez de pistoles pour en remplir, je crois, toute une chambre. À la fin, M. Aubert s’est laissé gagner. Après cela ils se sont mis à se promener dans le salon. Pour le reste, quoique j’aie tout entendu, je n’ai pas tout bien compris, parce que leur conversation n’a plus roulé que sur quelque chose qui s’est passé entre eux hier à la veillée et qu’ils n’ont pas expliqué pendant que j’étais dans le cabinet. Mais M. Boldéro a parlé de la France, de la Louisiane, du Canada et de mille autres choses que je n’ai pas bien saisies, puis il s’est arrêté tout à coup devant la porte où j’étais, — je le voyais bien par le trou de la serrure, — et tirant de sa poche un bijou en or, comme il m’a paru, il a dit, en le montrant à votre père : « Voici le portrait dont je vous parlais hier. » M. Aubert a fait un cri de surprise : « C’est elle-même, a-t-il dit ; je la reconnais bien sous ces traits tracés de main de maître ; elle était belle comme cela, il y a vingt-ans quand elle partit pour la France. » À cet instant, l’horloge s’est mise à sonner, j’ai compté jusqu’à neuf. Aussitôt votre père a dit à M. Boldéro : « Voici notre heure, partons ; attendez seulement que je parle à ma femme et surtout à ma fille, car c’est elle qui est la plus intéressée à la chose. Cette pauvre Blanche ? je crains de l’affliger. » Il sortit du salon et revint au bout de quelques minutes, disant que vous étiez allée sur le promenoir avec votre mère et qu’il avait, en conséquence, laissé sur votre table quelques lignes écrites au crayon ; puis, il ajouta : « Après tout mon voyage ne sera pas long et j’espère bien, sitôt que je serai de retour, conduire moi-même le jeune couple à l’autel. » Voilà
« Ils cueillaient des fleurs sur le bord du ruisseau et ne voyaient pas le danger qui les menaçait. »
tout, mademoiselle, ce qui s’est passé. Ils sortirent alors, eux de la maison et moi de ma cachette.

Blanche écouta cette narration avec un plaisir inexprimable. Le nuage que la douleur avait répandu sur son front pur comme l’azure du ciel, s’était évanoui pour faire place aux rayons de l’espérance. Elle se leva toute radieuse et courut faire part de son bonheur à sa mère. Mme Aubert avait encore plus besoin de consolations que sa fille, car elle souffrait comme mère et comme épouse. Quand Blanche eut fini de lui rendre compte de ce qu’elle venait d’apprendre, leurs larmes, cette fois, purent se confondre, et ce fut les yeux baignés, non plus de tristesse, mais de joie et de reconnaissance.

Ces besoins du cœur une fois satisfaits, venaient toutes les exigences de l’esprit. On trouvait la différence si grande entre le billet de M. Aubert et le rapport de la jeune domestique ! On résolut de la faire venir, pour voir si elle se contredirait ; mais Christine répéta presque mot pour mot ce qu’elle avait déjà dit. Colette, mandée à son tour, comparut devant le tribunal de ses maîtresses, plutôt comme un criminel que comme l’eut pu faire un témoin impartial. On l’interrogea cependant. Son témoignage l’inculpait gravement, mais il tendait à confirmer celui de Christine. On jugea donc qu’attendu les circonstances atténuantes, Colette devait être graciée, à condition toutefois de ne plus jouer de niches. Les témoins furent congédiés et les délibérations se continuèrent à huis clos. On décida très joyeusement, mais avec beaucoup d’humilité, que le compte-rendu de Christine étant irrécusable, il était de toute évidence, que M. Aubert n’avait pas encore eu l’occasion de s’expliquer pleinement sur ses intentions ; qu’il n’avait pas eu le temps de consigner toute sa pensée au billet trouvé sur la table et qu’il s’en était fié aux égards qu’avaient pour lui sa chère épouse et sa fille chérie de ne pas se désespérer inconsidérément.

Le voyage qu’il entreprenait devint le thème de mille conjectures. Le portrait montré par M. Boldéro excita la plus vive curiosité ; on se demandait quelle personne, évidemment femme, M. Aubert avait ainsi reconnue dans ce portrait ; cela inquiéta surtout Mme Aubert qui se rappelait avoir vu partir, depuis vingt ans, tant de personnes pour la France, qu’il devenait bien difficile de deviner quelle pouvait être celle dont la beauté provoquait encore l’admiration de ce côté de l’Océan. On se promit bien d’approfondir ce mystère. Cependant la personne dont s’occupèrent le plus Mme Aubert et son aimable demoiselle fut, comme on le pense bien, le fortuné lieutenant Bronsy. Les bons souhaits et les éloges ne tarirent point sur son compte. Blanche lui eût volontiers écrit une autre lettre pour réparer de suite le mal produit par la première, mais comment la lui faire parvenir ? Cela était impossible, car outre les deux servantes nommées plus haut, tous les autres domestiques de la maison étaient allés à la fête du jour. D’ailleurs, M. Bronsy ne pouvait pas tarder encore longtemps à venir lui-même, surtout, se disait Blanche, après avoir reçu la lettre et l’anneau que je lui ai envoyés ce matin. En attendant sa venue si ardemment désirée, elle partagea le reste du temps qui devait encore, s’écouler entre les soins qu’elle devait à se toilette nuptiale et ceux qu’exigeaient les préparatifs du prochain départ de son père, La paix et l’allégresse régnaient encore une fois dans cette heureuse maison.

VI.

En sortant de l’Auberge du Castor, M. Boldéro reprit le chemin de l’Hôtel du gouverneur. Au moment où il y rentrait, une femme sortait du cabinet Bronsy avait été introduit le matin ; elle tenait à la main un papier sur lequel était écrit un nom que la faiblesse de sa vue ne lui permettait de lire qu’avec beaucoup de difficulté. Elle avançait dans le corridor, les yeux fixés sur ce papier, lorsque M. Boldéro, venant à passer près d’elle, lui adressa cette question ; « Que lisez-vous donc là si attentivement, madame la concierge ? à votre âge on n’a plus la vue bonne. Si je pouvais vous aider ? » — « Vous me feriez plaisir, monsieur, lui répondit cette femme, je n’ai pas mes lunettes sur moi et j’allais les chercher pour m’assurer que je ne me trompe point quand je crois avoir sous les yeux un nom qui me cause la plus grande surprise. » Après avoir lu, M. Boldéro lui dit : C’est une lettre adressée à M. Bronsy, — Claude Bronsy, n’est-ce pas, monsieur ? — C’est cela même. — Mes yeux ne m’ont donc pas trompé ? Serait-ce bien, mon Dieu ! celui que j’ai connu ?

Puis, regardant M. Boldéro en face, elle ajouta : — Vous, monsieur, connaissez-vous la personne que vous venez de nommer ?

— Si je connais le lieutenant de milice Claude Bronsy ? Mais oui, pour avoir vu une ou deux fois chez M. Aubert. Tout ce que je sais de lui, c’est qu’il passe pour un jeune homme de mérite et que M. Aubert veut en faire son gendre.

— C’est un jeune homme, dites-vous, monsieur ?

— Oui, beau garçon d’environ vingt-cinq ans.

— Vous ne vous trompez pas de beaucoup, celui du moins, que j’ai connu en aurait à présent vingt-six ou vingt-sept. Homme de mérite et beau garçon, oh, il promettait tout cela !

Elle entra dans tous les détails du signalement ainsi commencé. À toutes ses questions, M. Boldéro répondit dans l’affirmative.

Alors, croyant avoir identifié dans la personne du lieutenant Claude Bronsy, la personne qu’elle disait avoir connue, un enthousiasme voisin du délire s’empara de cette femme. Elle leva les bras au ciel, une larme roula sur ses joues et, après avoir murmuré une prière dans laquelle elle mêla le nom de Bronsy a un autre nom qui parut frapper d’étonnement M. Boldéro, elle se retourna vers lui, puis s’essuyant les yeux : — Pardon, monsieur, lui dit-elle ; je suis folle, je ne sais plus ce que je dis. Claude Bronsy est mort depuis longtemps.

Profondément impressionné par ce qu’il venait d’entendre : Ce que vous dites, reprit-il, m’intéresse moi-même singulièrement, je vous assure. Il se pourrait, après tout, que vous ne vous trompiez pas.

— Plut à Dieu qu’il en fût ainsi ! mais la chose me paraît si improbable que je n’ose pas y croire.

— Dans tous les cas, il est facile de la vérifier. Je me charge du soin de vous ménager une entrevue avec M. Bronsy, pourvu que vous puissiez, par de plus amples renseignemens, achever de me convaincre qu’elle est nécessaire.

— Ô oui, monsieur ! je veux bien vous raconter tout ce que je sais. Seulement il faudrait s’assoir, car je commence à me sentir un peu fatiguée et j’aurai besoin de me recueillir une minute pour rappeler avec plus de précision des souvenirs que j’aurais voulu effacer de ma mémoire.

Cela dit, ils entrèrent tous les deux dans le cabinet. La femme du concierge, tenant toujours à la main son papier, dans lequel on a sans doute reconnu l’enveloppe oubliée par Bronsy sur le bureau, prit in siège en face de M. Boldéro qui, assis au fauteuil même où notre jeune milicien avait lu la lettre de Blanche, se mit en devoir de donner toute son attention au récit qu’il sollicitait.

Voici donc ce que cette femme lui raconta : Claude Bronsy, monsieur, est le nom d’un enfant que j’ai en partie élevé. Il avait une sœur âgée d’un an moins que lui et à qui, je puis le dire, par également tenu en quelque sorte lieu de mère ; car je n’ai pas toujours eu l’honneur d’être de la maison de M. le Gouverneur de Montréal. Avant cela, c’est-à-dire, il y a près de vingt ans, je vivais en qualité de ménagère chez M. Michel Bronsy, père des deux enfants que je viens de nommer. C’était un homme d’une fortune médiocre, mais doué des qualités les plus estimables. Il était venu de France s’établir en ce pays dans l’intention de faire le commerce des pelleteries. Il s’y maria, jeune encore, avec la fille d’un de nos émigrés à qui on est redevable des premiers défrichements de nos forêts et qui, aux avantages de la traite acquis trop souvent à grande peine, ont su préférer la vie paisible des champs. Pour plaire à sa jeune épouse et à son beau-père, M. Bronsy consentit à passer les premières années de son ménage à la campagne, dans la maison même de son beau-père, où naquirent les deux enfants Claude et Henriette. Mais comme il avait toujours le désir de s’engager dans le commerce, espérant y faire fortune plus promptement, M. Bronsy vint s’établir à Montréal avec sa jeune famille. Ce fut alors que, sur la recommandation de Mme la Supérieure de l’Hôtel-Dieu, de qui j’avais l’avantage d’être connu, Mme Bronsy réclama mes services. J’entrai donc dans cette maison, où je demeurai près de six ans, témoin tous les jours du bonheur qui y régnait et fière de voir constamment grandir en sagesse et en beauté deux enfants pour lesquels je me sentais toute l’affection d’une mère. Un jour Mme Bronsy tomba malade. Une terrible maladie, la picote régnait depuis quelques jours dans la ville et faisait partout des ravages effrayants. Atteinte de ce fléau, qui avait déjà emporté une partie de la population, elle y succomba à son tour, malgré tous les secours imaginables qui lui furent prodigués, le jour de sa mort, un malheur plus grand encore, s’il est possible, vint nous frapper. Claude et la petite Henriette disparurent, enlevés par des sauvages ennemis. Les premiers jours de sa maladie, leur mère voulut les envoyer passer quelque temps à la campagne, chez son père, mais on apprit que la picote s’y était déclarée. Il fallait cependant les tenir éloignés de la maison autant que possible, pour tâcher de les soustraire à la contagion. On les faisait donc promener dans les endroits les mieux aérés, mais le jour de leur enlèvement personne ne put les accompagner dans leur promenade, parce que nous fûmes tous obligés de rester auprès de la malade. D’ailleurs, beaucoup d’autres enfants sortaient seuls, sans le moindre danger ; depuis longtemps déjà les sauvages malintentionnés n’osaient pas approcher de nos murs. Le malheur voulut cependant qu’il s’en présentât une bande juste au moment où nous devions le moins nous y attendre. Nos pauvres enfants s’étaient aventurés en dehors des remparts. Après s’être amusés longtemps près de la petite rivière, en face des Glacis, avec d’autres enfants comme eux, et de qui seuls nous pûmes obtenir quelques renseignements le lendemain, tant la ville était en proie au fléau qui l’avait envahie, Claude, suivi d’Henriette, s’était mis à poursuivre des papillons. Ce jeu les eut bientôt conduits jusque dans les prairies à travers lesquelles la petite rivière s’éloigne pour se perdre dans les bois où, selon toute probabilité, les sauvages se tenaient cachés. Car les enfants qui nous rapportèrent ce que je vous raconte n’en virent aucun, bien que plusieurs des camarades de Claude l’eussent suivi, lui et sa sœur, jusqu’à l’endroit où, las de courir après les papillons et les petits oiseaux, ils les virent s’arrêter. Mais nous apprîmes ensuite qu’en effet des Sauvages avaient été vus rodant dans les environs le jour où nos enfants, hélas ! disparurent pour ne plus revenir. Leurs petits amis les laissèrent là pour continuer leurs jeux, et quand ils les aperçurent pour la dernière fois, Henriette tressait des guirlandes avec les fleurs que son frère ramassait près de l’eau. Pauvres enfants ! Ils cueillaient des fleurs sur le bord du ruisseau et ne voyaient pas le danger qui les menaçait. Telle est, monsieur, cette triste histoire, que j’abrège parce qu’elle me brise le cœur.

Il se fit ici une longue pause. M. Boldéro, que ce récit intéressait au plus haut degré, attendit que son interlocutrice fût en état de lui répondre avant de lui adresser de nouveau la parole. Très affecté lui-même d’ailleurs, il lui eut été difficile de bien s’énoncer avant de s’être un peu remis de son émotion. Quand il eut cessé d’entendre sangloter la femme du concierge et qu’il la jugea suffisamment calmée, il lui dit : Mme Bronsy mourut donc le jour même où cette funeste catastrophe eut lieu et, j’espère, sans en avoir eu connaissance ?

— Oui, monsieur, sans en avoir eu connaissance. Si elle l’eut su ! je crois que j’en serais morte de douleur.

— Que devint M. Bronsy ?

— Il fit de suite des recherches et ne tarda pas à se convaincre que les sauvages lui avaient enlevé ses enfants. M. le gouverneur, averti du fait, prit aussitôt les mesures qu’exigeait la circonstance ; mais les courriers revinrent sans avoir rien pu découvrir. Les avis reçus quelque temps après de tous les postes ne nous renseignaient pas davantage. M. Bronsy dont je n’essaierai pas de vous peindre le désespoir, apprit alors que son beau-père venait de mourir de la maladie qui sévissait dans le pays et probablement du chagrin que lui causa le tragique événement qui le privait de ce qu’il avait de plus cher au monde. Comme il n’avait point d’autre parent, ses biens échurent à son gendre, M. Bronsy, qui vendit alors tout ce qu’il possédait et quitta Montréal, jurant de n’y pas revenir qu’il n’eut découvert et puni les auteurs de son infortune.

— Je savais quelque chose de cette déplorable histoire. Jamais père ne subit une plus rude épreuve. Il n’est pas revenu !

— Non, monsieur ; il n’est pas revenu et je n’en ai reçu aucune nouvelle certaine. Mais avant de partir, il m’a fait faire une promesse dont je vais vous faire part, si vous voulez m’attendre ici une minute.

En disant cela, cette femme sortit du cabinet et revint bientôt après, tenant à la main un écrin qu’elle ouvrit :

— Voici, poursuivit-elle en prenant un des joyaux qu’il contenait et le montrant à son interlocuteur ; voici un anneau d’or qu’il m’a remis en me disant : « Promettez-moi solennellement de ne jamais vous déposséder de cet anneau. Vous le reconnaissez, c’est celui que vous avez dû voir chaque jour au doigt de mon épouse chérie ; c’était, hélas ! notre alliance. Ce gage sacré sera plus en sûreté dans vos mains qu’au milieu des périls que je vais affronter. S’il plaît à Dieu de me conserver la vie, si jamais vous nous revoyez, moi ou mes enfants, vous nous le remettrez ; si le contraire arrive, personne n’est plus digne d’en hériter que vous qui nous avez si bien servis. » — Je promis. Il me donna ensuite une bourse pleine d’or et disparut. Voilà, monsieur, tout ce que je sais sur le compte d’une famille que j’ai aimée comme la mienne. Jugez combien j’ai dû être surprise en voyant le nom de Claude Bronsy sur l’enveloppe que vous tenez maintenant dans votre main.

— Et qui est évidemment celle d’une lettre qui a dû lui être adressée depuis peu de temps, car ce papier est encore frais comme s’il sortait de chez le libraire, ou plutôt des mains de la demoiselle qui correspond avec le courtois lieutenant ; car il faut que je vous dise, continua M. Boldéro en souriant, que tout à l’heure, pendant que vous étiez allée chercher votre anneau, j’en ai trouvé un autre dans l’enveloppe qu’en sortant vous avez laissée devant moi sur ce bureau et que je me suis avisé de prendre, je ne sais trop pourquoi, si ce n’est pour en examiner l’écriture qui me semblait belle. Eh bien ! en retournant ce papier sous mes doigts voici l’anneau qui en est sorti.

M. Boldéro venait de trouver l’anneau de Blanche et le montrait complaisamment à la femme du concierge.

— Deux anneaux ! s’écria celle-ci. Ô puissent-ils appartenir tous les deux à monsieur le lieutenant !

— Pour celui que vous venez de me montrer, je ne puis pas encore l’affirmer ; mais pour celui que je viens de trouver dans l’enveloppe, il ne peut pas, je pense, appartenir à d’autre qu’à lui. Je crois même reconnaître les initiales ainsi que les cheveux sur le tissu desquels elles brillent à côté du diamant qui semble les illuminer de ses éclairs. Un gage d’amour, sans doute. Mais, à présent que j’y pense, comment se trouve-t-il ici avec cette enveloppe t

— Je l’ignore, monsieur ; seulement, j’ai su que ce matin monsieur le commissaire avait donné ordre à mon mari d’introduire un officier de milice dans ce cabinet et qu’il y est resté jusqu’au départ des troupes.

— C’est donc lui qui l’aura oublié ici. Quelle singulière coïncidence cependant que la rencontre de ces deux anneaux dans vos mains ! Cela me paraît de bon augure.

— Ah ! monsieur, quel bonheur vous me faites entrevoir ! mais, je vous l’avoue, mon cœur n’ose pas s’y livrer ; la déception serait si cruelle !

M. Boldéro remit ensuite l’anneau de Blanche dans l’enveloppe d’où il était tombé, fit promettre à la femme du concierge de le garder soigneusement avec celui qu’elle avait déjà et sortit en lui disant qu’il aurait le plaisir de la revoir bientôt.

VII

La danse des guerriers était près de s’achever. Les belles promeneuses accompagnées de leurs cavaliers, commençaient à se retirer de la plaine, où la foule cependant continuait de faire entendre de joyeuses acclamations, résolue à ne pas quitter le spectacle qu’elle n’en eut vu la fin. Depuis près d’une heure, M. Aubert avait cédé sa place sur l’estrade à M. Boldéro, son collègue, et s’était aussitôt dirigé vers l’intérieur de la ville pour ne plus s’occuper que des soins réclamés par le voyage qu’il allait faire. Bronsy, que le sentiment du devoir seul retenait à son poste, avait à peine donné quelque attention à la scène qui se passait sous ses yeux. Il n’en surveillait les mouvements que pour mieux s’assurer qu’elle approchait de son terme.

L’apparition de M. Boldéro sur l’estrade et le départ de M. Aubert firent renaître dans la pensée du lieutenant tout ce qu’il leur avait entendu dire dans la maison du gouverneur et, persuadé que le père de Blanche se disposait à quitter la ville immédiatement, il éprouva de nouveau le regret de le voir s’éloigner sans pouvoir obtenir les éclaircissements qu’il avait le droit d’en exiger. Ce silence, que dans son ignorance du véritable état des choses, il prenait pour un mutisme étudié, était pour Bronsy une énigme où sa pensée s’effrayait de n’apercevoir qu’un affront immérité. Malgré toute son estime pour M. Aubert, qu’il savait homme d’honneur, il ne pouvait se dissimuler que sa conduite dans la circonstance actuelle était une violation flagrante de l’engagement solennel qu’ils avaient pris ensemble. Partant de ce point, il en venait à conclure que ce qui paraissait n’être que différé ressemblait beaucoup trop à un acheminement vers une rupture. Et dans cette hypothèse qui ne faisait que le livrer davantage aux tourments de l’inquiétude, il avait beau chercher à deviner quels pouvaient être les motifs auxquels dut se rapporter le résultat ainsi posé, il n’en pouvait découvrir aucun si ce n’est le fait de la grande infériorité de sa fortune relativement à celle promise à Blanche ; mais dans ce motif même, il ne voyait rien de plausible, attendu que l’état de ses richesses, si exiguës qu’elles fussent, était parfaitement connu de M. Aubert quand ce dernier lui avait promis la main de sa fille unique. Il lui répugnait, au reste, d’attribuer à celui-ci, millionnaire comme il était, un sentiment que lui, Bronsy, s’il se fut trouvé à sa place, n’eut pas manqué de répudier. Toutes ses réflexions aboutissaient donc à la perplexité, mais non pas au désespoir, auquel son âme fortement trempée semblait inaccessible, armée qu’elle était, d’ailleurs, des espérances que lui donnait la lettre de Blanche. « Ma mère, lui disait-elle, vous permet d’espérer. Espérer ! mon cœur me l’ordonne. Dieu le commande. » Il se redisait souvent ces paroles avec ivresse et se réjouissait en voyant approcher l’heure où il pourrait aller les répéter à celle qui l’autorisait à y croire. Il espérait enfin que de retour chez-lui, M. Aubert n’en partirait pas pour son expédition, sans daigner faire connaître ses intentions à sa famille. Pour lui, Bronsy, il était plus que jamais déterminé de ne pas s’y présenter sans avoir au moins fait toutes les perquisitions nécessaires pour retrouver l’anneau de Blanche ; aussi voyait-il avec joie que le reste du jour allait suffire amplement à l’exécution de cette tâche.

Ce fut au milieu de ces réflexions que le surprit enfin l’ordre qu’il désirait tant recevoir, celui de rejoindre son bataillon. Le spectacle était fini. Il s’était même terminé plus tôt que Bronsy n’avait dû s’y attendre ; car la distribution des présents n’avait pas eu lieu, elle était remise au jour suivant, ainsi que notre milicien ne tarda pas à l’apprendre, avec quel plaisir se conçoit facilement.

Bientôt après, les habitants de la ville quittaient la plaine et rentraient dans leurs paisibles demeures avec la même gaîté et le même ordre qu’ils en étaient sortis, tous se promettant bien de retourner au spectacle le lendemain.

Dès que Bronsy, dégagé des soins qu’avait exigés le service du jour, se vit libre de sa personne, il courut à l’hôtel du gouvernement, où M. le commissaire, qui venait lui-même d’y rentrer, le reçut avec toute la cordialité qu’il lui avait témoignée le matin à leur première entrevue. Introduit de nouveau dans le cabinet d’où le départ des troupes ne lui avait pas laissé le temps d’emporter l’enveloppe qu’il venait y chercher et à laquelle assurément il n’eut plus pensé sans le gage précieux qu’elle devait contenir, quel ne fut pas son désappointement de ne la trouver nulle part ! Pourtant, il était bien sûr de l’avoir laissée sur le bureau près duquel il s’était assis. Abaissant ensuite ses regards sur le parquet, il chercha longtemps l’anneau, en cas qu’il y fut tombé comme il se l’était d’abord imaginé ; mais toutes ses recherches, on le pense bien, furent inutiles, L’anneau avait disparu avec l’enveloppe. Surpris de ne pas trouver au moins celle-ci et cruellement contrarié dans son attente, il eut recours au commissaire qui, prévenu qu’il ne s’agissait que d’une simple enveloppe de lettre, n’en institua pas moins sur le champ une minutieuse enquête, faisant seulement observer au solliciteur que, selon toute probabilité, le papier qu’il cherchait avait été mis au déchet comme on le faisait de toutes les enveloppes trouvées dans l’hôtel, pourvu toutefois qu’il n’y eut rien dedans. Cette dernière remarque acheva de déconcerter Bronsy et il se vit sur le point de faire un aveu que la nécessité seule pouvait arracher à sa discrétion ; mais le commissaire s’était déjà éloigné pour donner ses ordres au concierge, de qui il apprit que M. Boldéro était la seule personne du dehors qui eut paru dans l’hôtel depuis le départ des troupes. Instruit de ce fait, Bronsy se sentit quelque peu rassuré ; il pensa que si M. Boldéro s’était donné la peine d’emporter une enveloppe, c’est qu’il s’était aperçu qu’elle valait plus qu’un simple chiffon de papier et que comme il avait occasion de voir celui à qui elle était adressée, il était trop honnête homme pour ne pas la lui remettre immédiatement. Cependant il fallait attendre le résultat des recherches que le concierge était allé faire, à son tour. On sut de lui enfin que l’objet tant cherché n’était pas dans la maison ; que sa femme, qui n’en était sortie que depuis une demi-heure, avait vu elle-même M. Boldéro entrer dans le cabinet désigné, ainsi qu’elle l’avait dit avant de sortir ; qu’il y était resté longtemps et que nul autre n’y était pénétré, ajouta le concierge, si ce n’était sa femme. Voilà tout ce que constatait l’enquête faite. Mais il en ressortait un renseignement précieux pour Bronsy qui s’en autorisa pour persister dans la présomption qu’il avait déduite du premier rapport. Le commissaire fut de son avis, mais il le pria, dans le cas où ils se tromperaient tous les deux, de vouloir bien l’en avertir.

Rendu à l’espoir et presque à la joie, Bronsy alla de suite chez M. Boldéro ; mais les gens de la maison où celui-ci logeait lui annoncèrent qu’il était sorti ; on ne pouvait pas lui dire à quelle heure il reviendrait, parce qu’il s’occupait d’un feu d’artifice qui se donnait sous son patronage et pour lequel il avait fait transporter une quantité de matériel à l’Auberge du Castor où il avait promis de se trouver à huit heures. Il en était six quand Bronsy sortit de cette maison. Un intervalle de deux heures le séparait donc encore de la minute où, pensa-t-il, il lui serait possible de rencontrer son homme, à moins que ce dernier ne s’avisât de venir le voir chez-lui. Bronsy allait donc se diriger vers sa demeure, lorsque, se rappelant tout à coup sa promesse au chef Adario, il résolut de faire immédiatement les démarches qu’il s’était proposées pour la mettre à exécution. Cela fait, il reprit en toute hâte le chemin qui conduisait à son logis, où nous allons le laisser se reposer un instant.

Huit heures venaient de sonner à toutes les églises. Le soleil était descendu sous l’horizon, escorté de nuages que ses derniers rayons éclairaient encore au-dessus de la montagne, lorsque les jeunes gens à qui M. Boldéro avait promis de donner une fête, s’étant réunis à l’Auberge du Castor, en sortirent pour se rendre sur l’ilot, lieu qui leur était assigné comme le plus convenable pour la circonstance. Les embarcations, dont la privation leur avait été si pénible, la veille, à l’arrivée des représentants des tribus sauvages, furent cette fois bientôt dégagées des liens qui les retenaient au rivage. C’est que le danger prévu en premier lieu n’était plus à craindre. Les indiens logés avec tout le confort qui leur convenait, près des bastions, pouvaient de là contempler en toute sûreté les merveilles pyrotechniques de la soirée. Dans un instant la partie la plus centrale du port se couvrit de canots. Arrivés à leur destination, les jeunes gens se mirent aussitôt en devoir d’accomplir leur tâche. De longs moments furent employés aux préparatifs qu’elle exigeait.

Ils touchaient au terme de leurs premières opérations et se disposaient à commencer enfin le spectacle dont ils espéraient réjouir toute la ville, lorsque survint, hélas ! l’orage dont le pronostic ne s’était que trop manifesté au coucher du soleil.

La plupart se sauvèrent dans leurs embarcations et n’en arrivèrent pas moins à la ville trempés jusqu’aux os. Les autres coururent se réfugier sous une tente qui avait été dressée sur l’îlot pour l’usage des quelques indiens à qui était confiée la garde des canots de leurs chefs. Par bonheur, ils la trouvèrent inoccupée. Ils y étaient à peine installés que l’orage éclata soudain avec un redoublement de violence. La pluie tombait par torrents. Après quelques instants de silence passés dans le plus profond recueillement, une voix s’éleva pour proclamer au milieu d’eux la sagesse dont ils avaient fait preuve en ne suivant pas l’exemple de ceux qui avaient pris la fuite. Nous avons raison de nous féliciter, répondit un jeune homme qui reconnut cette voix ; mais cela ne regarde que nos personnes et nullement le feu d’artifice. Quelle belle partie manquée ! — Remise, seulement remise, mon cher, reprit celui qui avait parlé le premier ; M. Boldéro n’est pas homme à reculer pour si peu de chose. — Pourtant, sans l’éloquence dont tu t’es mis en frais hier auprès de lui, quand on lui faisait, là sur la côte, un charivari capable d’effrayer toutes les anguilles du port, il est probable qu’il n’eût pas pensé à nous donner cette fête. — Mais à propos de M. Boldéro, demanda quelqu’un qui se tenait près de l’entrée de la tente, où est-il donc que je ne l’ai pas vu ? — Ah ! vous voilà, M. Bronsy. — Tiens ! dit celui qui le premier avait rompu le silence ; c’est toi, Claude. — Je vois que vous me reconnaissez malgré les épaisses ténèbres qui nous entourent. — Oui, et malgré ton costume de marin. — Pour cela, c’est différent, vous m’avez tous vu à l’Auberge du Castor. — Et pour le reste, ta voix a suffi. Mais je me hâte de répondre à ta question. Je te dirai donc que lorsque tu es entré à l’Auberge du Castor, M. Boldéro venait juste d’en sortir. — Mais on m’avait assuré qu’il devait venir jusqu’ici pour vous aider de ses conseils ? — Cela est vrai, mais au moment même qu’il m’en parlait à l’Auberge du Castor, il est venu quelqu’un le chercher en carrosse de la part d’une dame qui voulait le voir immédiatement pour affaire importante. — Le nom de cette dame ? — Ma foi, je l’ignore ; tout ce que je puis dire, c’est que son carrosse nous a bien fait rire ce matin pendant que les troupes attiraient la foule devant la maison du gouvernement. Pour nous amuser, je faisais accroire à un de nos bons paysans que c’était le carrosse du général et l’un d’eux, porteur du nez le plus comique que j’aie encore vu, eut le malheur de s’avancer pour admirer les belles têtes qu’on apercevait dans la voiture. Tu peux juger de l’effet. Ce fut un rire interminable.

À ce moment, la tente cédant aux efforts du vent qui la fouettait depuis un quart d’heure avec une violence extrême, s’affaissa sur ceux qu’elle abritait et fut, l’instant d’après, enlevée par une bourrasque qui vint fort à propos les délivrer de leur fâcheuse situation ; mais ce fut aux dépens des chapeaux et de plus d’un habit. Ils retraitèrent rapidement du côté de la ville où ils arrivèrent avec la consolation de s’être au moins soustraits à la pluie, qui, en effet, avait entièrement disparu avant même que la tente se fût écroulée.

Cette catastrophe, si peu grave par elle-même, eut pourtant des conséquences importantes. Les gardiens sauvages qui avaient passé la nuit sous leurs canots, s’étaient levés dès le point du jour. Une malencontreuse bouteille d’eau-de-vie oubliée sur l’îlot dans la fuite de la veille, fut bientôt dégustée. Trouver les débris des toilettes enfouis dans les plis de la tente renversée et s’en revêtir fut, pour ces quelques Indiens, une affaire bientôt faite. Plongés dans une ivresse à peu près entière, ils allèrent, ainsi accoutrés, jusqu’au cœur de la ville encore endormie. En passant près d’une maison dont la porte était entr’ouverte, ils y entrèrent furtivement dans l’espérance de faire une razzia complète sur toutes les bouteilles qu’ils y pourraient trouver. Mais une minute s’était à peine écoulée, qu’ils cherchaient à sortir de cette maison beaucoup plus vite qu’ils n’y étaient entrés. Voulant allumer le tabac de leurs pipes, ils s’étaient servis des mèches logées dans les habits dont ils s’étaient affublés ne se doutant pas que ces mèches étaient des fusées et des chandelles romaines échappées à l’orage de la veille. Soudain, des torrents de feu avaient jailli de leurs mains et s’étaient répandus dans toutes les directions. Ils s’échappèrent à travers cette pluie ardente, grillés jusqu’aux cils des yeux et plus d’a moitié scalpés. Mais la maison était embrasée. L’incendie se propageait avec une rapidité effrayante, et les citoyens, avertis par les sauvages qui fuyaient en poussant des cris horribles, ne purent arriver devant cette maison que juste à temps pour secourir les personnes qui l’habitaient. Elles avaient paru aux fenêtres de l’étage supérieur et allaient se jeter sur le pavé, lorsqu’elles purent s’échapper à leur gré au moyen des échelles qu’on leur présenta et des bras vigoureux qui les aidèrent à opérer plus sûrement leur descente.

Bronsy, revêtu de son costume de batelier, était accouru l’un des premiers au sinistre. Il vit avec horreur que l’incendie était à la maison de M. Aubert. Quelles angoisses il éprouva, lorsqu’il aperçut Blanche à l’une des fenêtres, échevelée et appelant à son secours ! Grâce aux moyens de sauvetage fournis sur le champ, d’un trait il put monter jusqu’à elle et l’arracher à la mort qui l’environnait. Encore quelques minutes et la pauvre jeune fille périssait dans les flammes. Mais le ciel réservait un meilleur sort à tant de beauté réunie à tant de vertu.

Blanche et sa mère furent aussitôt conduites à l’hôtel du gouverneur, situé à peu de distance. Elles y furent reçues avec empressement et tous les soins que réclamait le malheur leur furent donnés.

Le même soir, se réunissaient autour de cette famille éplorée, dans un des salons de l’hôtel, les personnes admises à son intimité. Mme Aubert racontait les détails de l’incendie, et recevait de Mme Chazel, qu’elle considérait comme sa meilleure amie, les consolations qui se doivent à l’infortune. Bronsy et Blanche, ravis de se trouver enfin l’un près de l’autre, se consolaient de leur côté par les plus agréables explications sur ce qui leur était arrivé la veille.

Tout à coup la porte s’ouvrit et M. Boldéro parut dans le salon avec une dame que Blanche reconnut pour celle qu’elle avait déjà désignée sous le nom de la belle étrangère et que M. Boldéro présenta sous celui de Mme Demuy. S’approchant ensuite de Bronsy : — Lieutenant, lui dit-il, j’ai ouï dire que M. Michel Bronsy, domicilié à Montréal il y a quelques vingt ans, eut le malheur, un jour, de se voir enlever deux enfans par des sauvages, tous deux bien jeunes encore, l’un son fils, l’autre sa fille, nommés Claude et Henriette ? À cela Bronsy répondit :

— Michel Bronsy, c’était mon père ; Claude, l’enfant enlevé avec Henriette, le jour même où leur mère expirait, c’est moi.

— Et celle que vous appelez Henriette, votre sœur qui cueillait des fleurs avec vous quand des mains barbares vous ravirent à vos parens chéris, eh bien ! reconnaissez-la, c’est moi.

Henriette et Claude se retrouvaient donc après vingt ans de séparation. — Pendant qu’ils se livraient aux transports de leur joie, M. Boldéro fit venir la femme du concierge st leur dit : Maintenant embrassez votre ancienne nourrice. — Ils se jetèrent dans ses bras et, se reconnaissant tous les trois, des larmes coulèrent de leurs yeux, d’abord des larmes de joie à l’idée de se revoir, puis des pleurs au souvenir de ce qu’ils avaient perdu sans retour.

La mystérieuse rencontre des deux anneaux dans les mains de leur vieille nourrice, leur fut alors racontée par M. Boldéro, qui, après une pause, ajouta : — Il est juste, à présent, que je vous explique comment je me trouve à prendre tant d’intérêt à tout ceci ; puis il leur montra un portrait qu’il portait sur lui :

— Vous rappelez-vous celle dont voici le portrait ?

— Notre tante Bronsy ! s’écrièrent à la fois Henriette et Claude.

Eh bien ! votre tante Bronsy, belle-sœur de votre père, c’est ma sœur. Quand je suis parti de France, elle m’a fait promettre de ne point quitter le Canada que je n’eusse fait tous mes efforts pour lui donner de vos nouvelles et, dans le cas où je vous trouverais, elle m’a chargé de vous proposer de quitter la Nouvelle-France pour l’ancienne, pour la vraie France où votre tante, restée veuve et sans enfants, vous comblera de ses richesses et de son affection. Débarqué à Montréal où je ne suis arrivé que depuis quatre jours, comme vous savez, mon premier soin, après avoir entendu prononcer votre nom, mon cher Claude, chez M. Aubert, fut de lui demander si vous étiez une des personnes que je cherchais. Il me dit qu’à l’époque de l’enlèvement il résidait à Québec, et que depuis deux ou trois ans, qu’il est établi à Montréal il n’en avait pas entendu parler ; qu’il avait même oublié le nom des enfants enlevés par les sauvages. Je lui montrai ensuite ce portrait, parce que
« Encore quelques minutes et la pauvre jeune fille périssait dans les flammes. Mais le ciel réservait un meilleur sort à tant de beauté réunis à tant de vertu. »
ma sœur m’a paru connaître M. Aubert ; mais il m’a expliqué qu’il ne l’avait vue qu’à Québec au moment elle allait partir pour la France. J’étais à la veille de vous demander de m’accorder une entrevue lorsque le hasard m’a si bien servi, comme je viens de vous le dire. Votre sœur vous fera part elle-même de son histoire ; je vous dirai seulement que c’est moi qui, dans mon dernier voyage à la Louisiane, ai eu le bonheur de la retrouver, bien pourvue en fait de fortune, mais veuve de celui dont elle porte maintenant le nom. Pour votre père nous n’en avons pu rien apprendre.

— Hélas ! ni moi non plus, jusqu’à présent, ajouta Bronsy.

— Maintenant, reprit M. Boldéro, qui courut embrasser à son tour ceux qu’il reconnaissait pour ses neveux, je veux savoir si vous consentez à venir avec moi en France ?

Bronsy, tenté par cette magnifique proposition, allait peut-être l’accepter de suite, lorsque, à la demande de Mme Aubert, éloquemment sollicitée par un regard de sa fille, il fut unanimement résolu qu’on remettrait la décision de cette question jusqu’à l’arrivée de M. Aubert, — « Et surtout, ajouta Bronsy penché vers Blanche, jusqu’à ce que notre mariage ait eu lieu. »

Une semaine s’était à peine écoulée depuis le désastreux incendie qui privait M. Aubert d’une partie considérable de ses biens, lorsque revenu de son excursion chez les Abénaquis, il déployait sous les yeux de son collègue, les trésors qu’il en rapportait et qui lui eurent bientôt fait oublier la perte qu’il avait essuyée à Montréal. Aussi, s’empressa-t-il de remplir ses engagements auprès de Bronsy et de Blanche en les conduisant lui-même à l’autel, comme il se l’était promis. Mais la légende ne dit point si à la suite de cet heureux évènement, Bronsy persista dans son penchant à préférer l’ancienne France à la nouvelle.

Un Montréalais.
Montréal, avril 1853.

TABLE DES MATIÈRES

(ne fait pas partie de l’ouvrage original)