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Les deux testaments/11

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Imprimerie de l'Indépendance (p. 49-52).

CHAPITRE XI

Aussitôt que le veuf eut appris le consentement de Mde Champagne à son projet, il ne perdit pas de temps à se mettre en recherche d’une école quelconque pour l’enfant.

Enfin, aidé des conseils d’un prêtre de ses amis, il se décida de l’envoyer à une école de frères, dans une campagne assez éloignée de Montréal.

Le frère directeur de cet établissement était un homme très strict et très sévère, disait-on, et n’avait pas son égal dans l’art de corriger et de dompter les enfants indociles et mal élevés.

C’était dans cette catégorie que le veuf classait le petit Joseph depuis son aventure avec lui. Il se persuadait que l’enfant avait besoin d’être mené bien sévèrement, et qu’il agissait pour son bonheur, en l’éloignant de sa grand’mère, qui ne savait que le gâter.

En aidant aux préparatifs du départ de son petit-fils, sa seule consolation sur terre, la pauvre grand’mère pleurait et se lamentait.

Quant à l’enfant lui-même, depuis qu’il avait appris ce qu’on allait faire de lui, il s’était renfermé dans un mutisme absolu, duquel Mde Champagne elle-même ne pouvait le tirer.

La vérité, c’est qu’il en voulait à sa pauvre grand’mère de céder ainsi au veuf, car il ne comprenait pas les motifs qui la faisait agir ainsi.

Quant à son oncle, son aversion pour lui s’était doublée tout simplement. Il ne savait pas encore raisonner sur ses sentiments ; il ne comprenait rien sur les affaires de sa grand’mère, ni sur celles du veuf, mais son instinct (ce sentiment est souvent la sauvegarde de certaines natures franches et honnêtes) l’avertissait que le veuf était, d’une manière ou d’une autre, hostile à lui et à sa grand’mère.

Mais il n’aurait pas su exprimer par des paroles les sentiments qu’il ressentait.

Cependant, quand l’instant du départ fut arrivé, la froide réserve qu’il affectait depuis quelques jours envers sa grand’mère fit place à un désespoir navrant que la pauvre femme partageait.

Il se cramponnait à son cou de toutes ses forces et le veuf, énervé malgré lui par cette scène, fut contraint de l’en détacher avec beaucoup de peine.

Cependant, son autorité n’aurait pas suffi pour décider l’orphelin de partir avec lui, si la veuve, elle-même, ne l’eût engagé à suivre son oncle sans résistance, s’il ne voulait pas la faire mourir de chagrin.

Mais quand l’oncle et le neveu furent partis, enfin, et qu’elle se trouva seule dans son appartement, elle se livra sans contrainte à sa douleur.

Il lui semblait que le dernier rayon de soleil qui éclairait sa vie venait de disparaître.

Le veuf et l’orphelin venaient de prendre le train.

Pendant le trajet, le jeune enfant gardait un silence farouche et, loin de diminuer, son chagrin allait toujours en augmentant.

Tant qu’ils avaient été dans Montréal, il n’avait pas senti complètement la réalité de sa séparation avec sa grand’mère, mais après avoir dépassé le pont Victoria, il se sentit encore plus isolé et abandonné, et il lui semblait qu’un abîme infranchissable le séparait de sa demeure, maintenant que le fleuve se trouvait entre Montréal et lui.

Mais le train l’éloignait de plus en plus de tout ce qu’il aimait au monde. Il s’avançait vers l’inconnu, pour lui terrible et menaçant.

Un enfant ordinaire aurait ri de son chagrin et de son effroi. Combien de gamins quittent leurs parents pour aller dans des collèges et des écoles lointaines sans ressentir rien de plus qu’une douleur passagère à l’instant de la séparation. Mais ceux-là savent où ils vont. Ils ont une idée de la vie de pension et de ses amusements ; ils sont encouragés par leurs parents et leurs amis.

Mais le petit Joseph n’avait qu’une idée très imparfaite de l’institution où on le menait.

Pour lui, c’était tout simplement une prison où on allait l’enfermer en punition de sa méchante conduite envers son oncle.

C’était là, l’impression que la description faite par ce dernier lui avait laissée.

Il faut dire que ce pauvre petit était bien ignorant sur bien des choses. Ce n’est pas avec une vieille grand’mère triste et maladive, et qui ne sort jamais, qu’on apprend à connaître les choses du monde.

Il ne savait pas même au juste ce que c’était qu’un frère, car l’école qu’il avait fréquentée depuis un an, était conduite par un maître laïque, très bon homme du reste, bien que peu qualifié pour sa position.

Par ce qu’on lui avait dit, il s’était fait une idée qu’un frère était une espèce de croque mitaine, et comme il n’avait pas confié ses impressions à personne, on ne s’était jamais avisé de rectifier ses opinions.

Ce n’était donc pas étonnant que ce pauvre enfant fût terrifié.

Enfin ils arrivèrent à leur destination, et Joseph, qui gardait cependant une attitude fière et digne, bien qu’il fût glacé de terreur, suivit son oncle hors du train, qui repartit aussitôt, laissant en arrière une longue trace de fumée, que le petit suivit des yeux avec une expression désespérée, car ce train qui l’avait transporté de sa ville natale lui semblait le dernier lien entre lui et le passé.

Ayant marché quelque temps, son oncle s’arrêta devant une grande barrière qu’il poussa devant lui et pénétra dans une enceinte ombragée par des grands arbres. Il suivit une allée de sable qui menait tout droit à un grand édifice en pierre grise.

Une autre personne aurait admiré les beaux grands arbres verts et l’édifice qui ne manquait pas d’élégance, mais terrifié comme il l’était, le jeune orphelin trouva que le bâtiment ressemblait en tout point aux demeures des ogres dont sa grand’mère lui avait parlé dans ses contes, et l’ombre des grands arbres lui parut sombre et terrible.

Ce fut la même chose quand il fut entré dans l’école et qu’il fut présenté au bon frère Jérome, le directeur, qui avait à la vérité un air imposant et sévère, bien qu’un observateur eût pu lire la justice et la bonté dans chaque ligne de son visage.

Mais il était trop grand, trop large d’épaules, et trop majestueux, et sa voix était trop basse et trop caverneuse pour inspirer au jeune Joseph, que la terreur rendait fou, autre chose que la crainte et la méfiance.

Il ne trouva donc rien à répondre aux paroles encourageantes du frère, qui conclut par là, que le veuf avait raison de dire, comme il l’avait fait dans une lettre qu’il avait envoyée la semaine précédente, que cet enfant était insoumis, violent et grossier.

Le regard du veuf semblait lui dire.

— Vous voyez bien que j’avais raison.

Et comme le font trop souvent bien des gens, d’ailleurs pleins d’esprit et de bonté, il jugea d’après les apparences et inscrivit mentalement ce futur élève sur la liste des enfants envers lesquels il fallait user d’une excessive sévérité.

Ayant conclu tous ses arrangements avec le directeur, le veuf prit son départ.

Mais avant de quitter son neveu, il voulut l’embrasser, pour les convenances, comme on le pense bien, plutôt que par attachement.

Alors le petit, comme électrisé, repoussa violemment son oncle, qui prit son air le plus hypocritement peiné pour dire au frère, qui était stupéfait de cette manifestation.

— Hélas ! révérend frère, mon neveu m’en veut encore de ce que je l’ai conduit ici.

Il est trop jeune pour comprendre que je n’agis que pour son bien. J’espère que vous réussirez à lui inculquer des meilleurs sentiments, avant que je revienne.

Et il s’en retourna à Montréal, plein d’un vif sentiment de satisfaction.