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Les deux testaments/15

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Imprimerie de l'Indépendance (p. 67-73).


DEUXIÈME PARTIE
Séparateur

MARIE LOUISE BERNIER.

CHAPITRE I.

S’enfonçant lentement dans son lit de nuages aux rideaux pourpres et or, le soleil versait la splendeur de ses derniers rayons sur les côteaux et les champs de Beauport, ce beau et gracieux village qui s’épanouit au côté de l’antique cité de Cartier.

Se dessinant sur le fond éclatant du ciel qui faisait ressortir leur sombre couleur bleue, les montagnes de Laval se dressaient fières et calmes dans le lointain.

Une clarté molle et rose, répandue dans les airs, prêtait un charme magique à la beauté du paysage, adoucissant même la teinte foncée du grand fleuve gris, qui passait calme et majestueux au pied des falaises qui bordent la rive nord, et laissent entrevoir au loin, Québec altier et sublime, sur un trône escarpé, d’où il jette à Lévis, par dessus les eaux, son défi éternel.

De temps en temps, un vent enjoué et doux s’élevait et courait légèrement le long de la route.

Il agitait en passant les feuilles des arbres et des buissons, et emportait au loin les suaves parfums des fleurs qui s’épanouissaient dans les parterres, devant les maisons qui bordaient le chemin.

Parmi ces maisons, il y en avait une qui se distinguait par son élégance parfaite et la beauté soignée de son entourage.

Elle était bâtie du côté sud de la route, dans la partie du village qu’on appelle le Sault, à cause de sa proximité aux Chutes Montmorency.

Un parterre bien entretenu offrait au regard charmé ses nombreuses plates-bandes, où fleurissaient les pensées rêveuses, la mignonnette délicate et embaumée, les œillets à longues tiges coquettes, les soucis mélancoliques et doux, les geraniums riches et variés, les abeilles de mer aux tiges bleu-foncé, enfin, les fleurs auxquelles sourit le beau soleil canadien.

Mais la plus belle fleur de l’endroit, c’était Marie Louise Bernier, la fille du propriétaire de cette maison.

Elle était en ce moment accoudée à la barrière dans une pose pensive et gracieuse, mais parfaitement naturelle.

D’une grandeur moyenne, sa taille était souple et élancée.

Elle était vêtue, ce soir-là, d’une simple, mais coquette robe de mousseline blanche à petites fleurs bleues qui faisait ressortir la blancheur et la fraîcheur de son teint.

Ses traits étaient régulièrement beaux comme ceux d’une madone, et ses grands yeux d’un bleu céleste, adoucis encore par les longs cils bruns et soyeux qui les voilaient à demi, exprimaient la candeur et la bonté.

Ses longs cheveux, d’un brun chaud à reflets dorés étaient tressés en une longue natte attachée avec un ruban bleu. Une frange soyeuse et légèrement frisée couvrait à demi son front pur et blanc et prêtait à son visage, sans cela trop sérieux, peut-être, une expression piquante de coquetterie qui lui allait à merveille.

Ses mains étaient blanches, fines et potelées, et ses bras dont la blancheur rosée paraissait à travers la mousseline transparente, étaient ronds et bien faits.

La clarté radieuse qui embellissait en ce moment le ciel, la terre, et l’onde lui prêtait aussi un nouveau charme, accentuant les reflets d’or de sa chevelure.

Avec sa robe blanche et légère, elle ressemblait à une fée de l’air ou à un ange du ciel.

Pendant ce temps, l’omnibus de Beauport passait sur la route ramenant dans leur foyer, ceux que leurs affaires ou leurs plaisirs avaient conduits ce jour-là à Québec.

Cette diligence est une invention inhumaine qui semble dater des temps barbares.

Mais c’est surtout le soir, quand elle revient de Québec, bondée de passagers entassés ensembles comme des sardines dans une boîte, et portant encore sur son toit un certain nombre d’individus amateurs d’air et de liberté, qu’elle semble incommode et dangereuse.

C’est qu’elle ne refuse jamais de passagers ; au contraire, elle les inviterait plutôt, quand même elle en aurait déjà une centaine.

Stationnant une heure ou deux sur la rue du Pont, elle absorbe lentement, hommes, femmes, enfants, bagages, paniers, jusques à l’heure du départ.

Alors, s’ébranlant péniblement avec des craquements sinistres qui semblent annoncer un prochain effondrement, la lourde masse se met en mouvement, et poursuit son chemin en cahotant d’importance et en bousculant cruellement les malheureux passagers dont bon nombre sont atteints du mal de mer après une demi-heure de ce trajet charmant.

Cependant, pour ceux qui ont le bonheur de ne pas se sentir incommodés par ce rude balancement, le voyage ne manque pas d’un certain attrait.

D’abord le paysage est charmant. La route suit, tantôt de loin, tantôt de près, le bord du fleuve dont les rives opposées apparaissent verdoyantes et gracieuses dans le lointain.

Bientôt un bout de l’Île}} d’Orléans, fraîche oasis des eaux, se montre à l’œil enchanté et vient compléter l’ensemble de ce tableau ravissant.

Joint à ce panorama pittoresque qui se déroule au loin, la beauté plus rapprochée des grandes prairies, des massifs d’arbres verts, et des blanches et coquettes maisons, entourées de fleurs et de verdure, qui se succèdent alternativement le long de la route, et les parfums délicieux des trèfles épanouis, au printemps, où les suaves émanations des foins murs en été, se combinent pour remplir le cœur et l’âme d’un sentiment tout de gratitude et de bonheur, un sentiment qui pourrait s’exprimer ainsi :

Mon Dieu, qu’il est beau et noble, le pays que vous nous avez donné, et comme nous devons être fiers et heureux d’être Canadiens.

La poésie de Crémazie :

« Qu’il fait bon d’être Canadien. »

revient alors à l’esprit et l’on se sent rempli de pitié pour ce pauvre poète malheureux, condamné par sa triste destinée à mourir loin des rives du beau fleuve canadien.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Outre la jouissance des beautés du paysage le trajet offre encore une autre particularité qui n’est certes pas à dédaigner ; c’est celle d’entendre causer librement, sans aucune espèce de contrainte, les habitués de la diligence qui représentent toutes les classes de la société de Beauport.

Voici un exemple des chargements de la diligence :

Dans le coin, près de la porte un gros habitant à la figure ronde et épanouie, mais ne manquant pas de ruse et de malice. Il est vêtu comme pour aller aux champs, mais il n’en est pas plus humble, car il connaît sa valeur et sait que tous les passagers la connaissent.

À côté de lui, un buraliste maigre et à l’air tant soit peu affamé le considère avec un curieux mélange de respect et de dédain. Les deux hommes causent politique et ma foi, l’habitant n’est pas celui qui raisonne le plus mal des deux.

Deux bonnes habitantes qui viennent de faire des emplettes à Québec et dont les genoux disparaissent sous des monceaux de paquets de toutes formes et de toutes grandeurs parlent des affaires du village en général et du mariage de la petite Laplante en particulier.

Quand ces bonnes dames auront fini leur conversation, il n’y aura personne dans le véhicule qui ne connaîtra pas jusque dans les moindres détails, la généalogie de la famille Laplante qui est alliée aux Laplante et aux Grenier du Château etc., etc., et les qualités bonnes ou mauvaises du futur, dont le grand-père venait de Charlebourg etc.

C’est de l’histoire, toujours, et même de la tradition.

Trois jeunes filles qui se sont rendues à Québec pour le même motif que les deux femmes, conversent elles aussi, mais à voix basse. Cependant quelques paroles prononcées plus haut arrivent de temps en temps à l’oreille des curieux.

— Oui, il est allé là dimanche dernier.

— Pas possible !

Et autres phrases semblables, mais de ce côté-là on n’apprend rien de défini.

Deux autres habitants, taillés sur le même modèle que le premier, discutent avec un docteur sur les soins à donner aux jeunes pommiers.

C’est très instructif, si on veut se donner la peine d’écouter.

Le notaire assis près d’eux, ne dit pas grand chose, ce soir-là.

Ainsi que plusieurs des autres passagers, il tient sur ses genoux une passagère sans place. Et il faut croire que cela lui donne des distractions, car il est assez silencieux.

Trois ou quatre gamins, assis les uns sur les autres, ne sont pas les moins bruyants de l’assemblée. Ils se racontent des histoires qui les font éclater de rire de temps en temps.

Il y a aussi un petit chien, à bord. Il jappe, saute, va fureter sous les bancs, introduit son petit museau pointu dans les quelques paniers placés à sa portée, et se rend généralement désagréable, comme savent le faire les chiens en voyage.

Enfin, pour couronner le tout, il y a une tendre mère et son bébé d’un an, gros marmot à la mine tant soit peu maussade, qui s’amuse à dessiner sur l’épaule de sa mère, des arabesques imaginaires avec un sucre d’orge à moitié sucé qu’il tient en main.

Charmant tableau des joies maternelles !

La diligence continuait toujours sa route, laissant derrière elle des nuages de poussière et s’arrêtant, de temps en temps, pour déposer un passager ou une passagère à domicile.

C’est ainsi qu’elle fit une station devant la maison dont nous avons parlé plus haut, et un homme d une soixantaine d’années, mais encore alerte, en descendit chargé de plusieurs paquets.

— Bonsoir, M. Bernier ! crièrent les passagers et le conducteur ; et l’omnibus reprit son trot habituel tandis que celui qu’on avait appelé M. Bernier se dirigeait vers sa maison.

— Tiens, c’est toi, Marie Louise ! dit-il, joyeusement en apercevant sa fille, qui l’attendait à la barrière. Devines ce que je t’ai apporté de la ville ?

Au lieu de répondre, la jeune fille entoura son père de ses jolis bras et l’embrassa avec beaucoup d’affection, puis elle se mit en devoir de le décharger de son fardeau en disant.

— Dépêchez vous d’entrer, le souper doit être prêt depuis longtemps. Le père et la fille entrèrent dans la maison et se dirigèrent vers la salle à manger où un repas appétissant les attendait.

Mde Bernier était déjà dans cette pièce.

Sa fille courut vivement à elle pour lui montrer les cadeaux que son père avait rapporté de la ville.

La mère sourit de cet empressement, mais elle ne trouvait que quelques paroles banalement aimables pour remercier son époux, quand celui-ci lui présenta un magnifique fichu de dentelle qu’il avait aussi acheté pour elle.

Edmond Bernier s’aperçut-il de ce manque d’enthousiasme ?

Toujours est-il qu’en prenant sa place à table, il étouffa un long soupir. Mais cela était peut-être dû à la satisfaction qu’il éprouvait de se voir rendu enfin chez lui après les fatigues de la journée.

Quelques temps après son mariage avec Maria Renaud, Edmond Bernier, ayant vendu avantageusement les propriétés sur le chemin Papineau, était venu s’établir à Beauport.

Ne se trouvant pas encore assez riche pour vivre de ses rentes, il s’était mis en compagnie avec un tanneur de Québec et il avait fait de bonnes affaires pendant quinze ans, après quoi, se sentant devenir vieux, il s’était retiré pour jouir paisiblement du fruit de son travail dans sa gracieuse et confortable maison de Beauport.

On le comptait parmi les hommes les plus riches et les plus heureux du village, et il était estimé et adulé, en conséquence.

À la vérité, tout avait semblé marcher au gré de ses désirs, depuis son mariage. Mais une chose surtout avait mis le comble à son bonheur, bien qu’il eût affecté de la considérer comme un malheur dans le moment.

C’était la disparition de son neveu, Joseph Allard, qui s’était enfui de l’école, deux ans après le mariage de Bernier, et que l’on n’avait jamais retrouvé.

L’oncle avait d’abord fait grand bruit sur l’affaire, ne parlant que des recherches qu’il faisait faire pendant quelques temps, mais ces recherches vraies ou prétendues, n’avaient abouti à rien et le bon oncle dut se résigner à la perte de son neveu.

Mais une pensée dut contribuer à le consoler beaucoup.

Il y avait plusieurs mois qu’il avait retiré les dix milles piastres du Petit, de la banque de Montréal, sous prétexte de les placer plus avantageusement, mais à la vérité, pour l’aider à s’établir à Beauport et à entrer en affaire avec le tanneur dont nous avons parlé.

L’enfant étant disparu, il n’avait plus à craindre l’époque où il pourrait avoir à rendre compte de la manière dont il avait disposé de son héritage, d’autant plus que cette part devait lui revenir dans le cas de la mort de l’enfant.

Il se trouvait donc maintenant en possession de l’héritage entier de la veuve Champagne et à l’abri de toute poursuite. Il ne lui manquait qu’une chose pour le rendre parfaitement heureux. C’était l’amour de sa femme, mais selon sa coutume, il ne désespérait pas.

Au contraire, il redoublait d’attention et de prévenances, et se montrait le plus aimable et le plus indulgent des époux, espérant de gagner ainsi l’affection de son épouse, mais jusqu’à présent ses efforts n’avaient pas été couronnés de succès.

— N’importe, se disait-il, j’ai toujours réussi dans mes entreprises et je réussirai aussi bien encore dans celle-ci. Je le jure.