Les diamants de Kruger/10

La bibliothèque libre.
Mercier & Cie (p. 129-138).

X

MIROIR INDISCRET


Les quatre faux hommes d’église venaient d’avoir une sérieuse alerte : la petite tache d’encre sapait leur entreprise dans ses bases.

En quittant la cabine du Dean, ils étaient allés frapper à la porte du Japonais Natsé ; mais comme il leur était impossible de lui parler sans déranger son compagnon de cabine et même de réveiller toute cette section du bateau, ils avaient dû renoncer à leur projet de le consulter le soir même. Le lendemain matin, ils se retrouvèrent tous quatre encore chez le Dean, et Natsé vint les trouver. Natsé était un petit homme, comme tous ceux de sa race, mais bien bâti, aux mouvements souples et libres. Il n’était pas laid, même à notre point de vue blanc, et il se peut qu’à cause de cela, il ne passât pas pour un bel homme parmi les siens. Mais ce n’était pas pour ses qualités plastiques que l’évêque Horner et compagnie l’avaient admis dans leur intimité et l’avaient amené avec eux. Natsé était très intelligent, très fin, très vif de pensée comme de mouvements. Son esprit en éveil n’oubliait rien, ne laissait rien passer et se trompait rarement sur la nature des faits ou sur les gens. Cet Oriental aux dents blanches et aux yeux bridés, c’était la grâce même alliée à la force et à la volonté.

Avant d’aller plus loin, le lecteur nous permettra de lui expliquer comment les cinq hommes s’étaient connus et comment ils avaient surpris le secret de la lettre adressée au Portugais par le docteur Aresberg. Il sera suffisamment renseigné quand il saura la jeunesse orageuse de Thomas Polson, de Charles Bilman et de Daniel Horner, leur rencontre au Klondyke avec Elijah Ascot, vers mil huit cent quatre-vingt-dix ; puis leur cinq années d’entreprises véreuses, leurs démêlés avec la justice de leur pays d’origine — le Haut-Canada —, leur fuite aux États-Unis où ils avaient connu Natsé, et leur émigration en Afrique-sud. Il comprendra les dangers qui menaçaient Berthe Mortimer quand nous lui aurons dit qu’Ascot, devenu employé des douanes à Lourenço-Marquès, s’était mis en relations avec un certain John Walter Mortimer, qu’il l’avait aidé à faire entrer des munitions et des armes en contrebande sur le territoire portugais et ensuite sur le territoire transvaalien ; qu’il avait surpris le secret du trésor d’Halscopje en lisant, dans le bureau de Mortimer, une lettre où le docteur Aresberg lui annonçait l’arrivée de courriers porteurs d’un plan qui permettait de trouver facilement la cachette ; qu’il avait, avec le concours des trois autres aventuriers, attaqué les courriers d’Aresberg, que ses compagnons étaient restés sur le terrain, gravement blessés, que lui avait pu s’enfuir après s’être emparé de la fameuse lettre et n’avait pu les rejoindre qu’après plusieurs années d’une vie errante et incertaine. Comme nous l’avons vu, c’était à Québec que Polson avait rencontré Ascot. Après le coup de la lettre, Ascot était revenu en Amérique pour échapper aux poursuites et, de Toronto, où du reste il avait subi trois années d’incarcération, il avait communiqué avec ses amis et ils avaient refait ensemble leur projet de s’emparer du trésor de Kruger. Malheureusement pour eux, la lettre enlevée aux messagers du docteur Aresberg ne contenait pas le plan d’Halscopje et il leur restait encore à se procurer ce précieux document avant d’arriver à leur but. Frascani ne pouvait leur être d’une grande utilité, mais comme, la veille de leur embarquement à Boston, il avait surpris, dans un restaurant, une conversation où les aventuriers faisaient connaître trop clairement leur passé et surtout leurs projets d’avenir, ils avaient dû acheter son silence en lui promettant de l’amener avec eux et de lui donner une part dans les bénéfices.

Donc Natsé s’était rendu chez le Dean. L’évêque prit la parole :

— Natsé, asseyez-vous, j’ai à vous parler, j’ai un service à vous demander.

— Monsieur Horner, vous m’avez sauvé la vie, vous pouvez me demander la vie.

— Je ne demande pas tant que cela. Voici de quoi il s’agit.

Il prit la bible, l’ouvrit à la page tachée d’encre, la regarda longuement, comme si c’eût été pour la première fois, puis :

— Vous voyez cette page, Natsé ?

— Oui, c’est la lettre, ou plutôt une copie de la lettre d’Aresberg.

— Oui, c’est la copie de cette lettre. Est-ce tout ce que vous voyez ?

— Non, il y a une tache d’encre sur la marge, à gauche.

— Bien, il y a une tache d’encre. Voulez-vous me dire quand cette tache a été faite ?

— Montrez-moi le livre.

Horner le lui donna. Il le prit, approcha la page de son œil, examina la tache, la sentit, souffla chaud dessus, la sentit de nouveau, puis hochant la tête :

— Il n’y a pas longtemps, il n’y a pas quinze jours.

— Je crois que vous vous trompez.

— Donnez-moi une allumette et je vous dirai exactement depuis quand la tache est là.

— Pourvu que vous ne brûliez pas le papier.

— Non, laissez-moi faire.

Il prit une allumette que lui tendit Polson et, l’ayant frottée sous sa semelle, l’approcha de la tache. La flamme effleura à peine le papier et le jaunit un peu. Natsé souffla l’allumette, se mit à aspirer fortement l’odeur dégagée par la combustion, puis tendit la bible à Horner en disant :

— La tache a été faite avant-hier ou le jour précédent.

— Je vous le disais, reprit Horner, en s’adressant à Polson, la tache est récente. Maintenant il s’agit de savoir qui l’a faite, c’est-à-dire qui a pris le livre et qui a lu la lettre. Natsé, il faut que vous sachiez cela d’ici à ce soir.

— Je le sais déjà, dit Natsé sans broncher.

Les quatre amis bondirent :

— Vous le saviez et vous ne le disiez pas ?

— Je viens justement de l’apprendre et je m’en venais vous faire part de ma découverte.

— Et qui a osé ?

— Je vais vous le dire.

— Parlez vite, dit Horner hors de lui-même.

— Le capitaine avait dans sa bibliothèque un petit volume semblable à votre bible. Il y a trois jours, le petit livre a disparu de la bibliothèque. Je l’ai vu dans les mains de Stenson, vous savez, celui…

— Oui, fit Polson en montrant le poing dans la direction de la cabine de Dolbret. Continuez.

— Une demi-heure plus tard le petit livre était entre les mains de la belle Miss Mortimer.

— Malédiction ! dit Horner, elle me le paiera.

— Au lunch, continua Natsé tranquillement, le livre en question avait changé de maître, c’est vous monsieur Horner qui l’aviez sous le bras.

— Moi ?

— Oui, vous.

— Mais c’est impossible, personne ne me l’a donné.

— C’est justement ce qui vous trompe, quelqu’un vous l’a donné sans que vous vous en aperceviez.

— Et ce quelqu’un ?

— Et ce quelqu’un a pris votre bible et l’a emportée chez lui, ou plutôt chez elle.

— Mais comment avez-vous pu savoir ?

— Tantôt, en me rendant au bain, je passe devant la cabine de Miss Mortimer. La porte était ouverts, j’y jette un coup d’œil, et, à ma grande surprise, sur un buvard qui traînait sur le divan, je vois des caractères chinois. Piqué, je m’avance ; il n’y avait personne, j’en profite pour entrer. Ce que j’avais pris pour des caractères chinois n’était que l’envers d’une grosse écriture de femme. Un petit miroir était là, je le présente au buvard qui me renvoie ces mots :

… de la république…

Aresberg,

Et je suis venu vous dire cela

— Et si Miss Mortimer était parente de John Walter Mortimer ?

— Curieux tout de même, dit Polson, que nous n’ayons jamais songé à le lui demander. Maintenant il est trop tard. Que faire ?

— Moi, je me débarrasserais de Miss Mortimer dit Natsé.

— Oh ! oh ! vous allez vite.

— Une si belle fille ! dit Horner.

— Vous, monsieur l’évêque, vous avez un respect exagéré pour le beau sexe.

— Non, ce n’est pas pour ça, mais il ne faut pas faire de choses inutiles.

— Et si cette chose était utile ?

— Vous la croyez utile ?

— Je vais vous donner mon opinion, dit Natsé, et seulement mon opinion ; vous en ferez ce que bon vous semblera. Le docteur Dolbret aime Miss Berthe Mortimer.

— Qui vous l’a dit ? demanda Horner avec une certaine émotion dans la voix ?

— Personne ; je le sais. Pendant que vous flânez à la buvette, moi je travaille, je surveille, et c’est en travaillant et en surveillant que je m’occupe de vos intérêts. Donc, le docteur aime Miss Berthe Mortimer, et il l’aime sans espoir.

— Sans espoir ? dit Horner.

Par l’inflexion de sa voix, on aurait dit que Horner sautait sur cette parole comme sur une proie, sur une occasion guettée.

— Milord évêque, dit Bilman, à votre âge c’est presque honteux d’être amoureux.

— Honteux ?

— Honteux et ridicule par-dessus le marché.

— Et qui vous dit que je le suis ? Laissez donc parler notre ami Natsé au lieu de vous mêler de ce qui ne vous regarde pas.

Natsé continua :

— Je dis qu’il l’aime sans espoir. Entendons-nous ; il l’aime sans espoir, c’est-à-dire qu’il ne sait pas qu’il peut espérer. Mais moi, je sais le contraire. J’ai étudié Miss Mortimer, elle est ma meilleure amie, je l’intéresse en lui parlant de mon pays. Par un mot, un signe, un sourire, un geste habilement provoqué, j’ai surpris son secret. Mais elle ne peut pas l’épouser, il est trop pauvre.

— Elle est riche, dit Bilman.

— Elle oui, et elle l’épouserait quand même, elle me l’a dit, ou plutôt elle m’a dit qu’elle était assez riche pour épouser un homme pauvre, mais lui est trop fier pour épouser une femme riche.

— L’imbécile ! dit dédaigneusement Bilman.

— Imbécile tant que vous voudrez, cela est ainsi ; j’ai entendu de mes oreilles Dolbret lui dire ce que je viens de vous raconter. Mais il y a autre chose.

— Natsé, dit Poison, vous êtes un puits.

— Il y a autre chose, il y a Stenson.

— Ah ! oui, le fadasse.

— Il y a le fadasse, comme vous dites ; il y a le fadasse qui, lui aussi, est amoureux de Miss Mortimer.

— By Jove, dit Bilman, tout le monde est fou dans ce bateau ; gageons que vous aussi vous l’aimez, Natsé ?

— Ça se pourrait, dit le Japonais en riant tout doucement. Stenson aime Miss Mortimer, mais il ne le lui dira jamais, il est trop bête.

— Quelle conclusion tirez-vous de cela, demanda Horner ?

— La conclusion est facile à déduire. Miss Mortimer a certainement pris une copie de la lettre d’Aresberg. Il y a deux choses qu’elle peut faire, qu’elle doit faire. D’abord, si elle est parente de John Mortimer, elle voudra l’avertir qu’on veut lui enlever son or, et elle ira dire à Dolbret comme la femme du daïmio Makoura : « Makoura, prends-moi, mais auparavant, va sauver mon oncle, le daïmio Mortimer. » Si elle n’est pas parente de Mortimer, ce sera encore pis ; elle dira à Dolbret : « L’or de Kruger est à toi, va le chercher et viens me chercher. » Et nous aurons à lutter contre Dolbret, contre Stenson, et contre Wigelius, et contre le diable de petit homme qui est arrivé avec le docteur.

— Natsé a raison, dit Bilman, il faut se débarrasser de Miss Mortimer. Qu’en dites-vous, monsieur le Dean, et vous Ascot ?

— Je crois que Natsé a raison, répondit Ascot. Encore faut-il nous arranger pour que cela ne paraisse pas.

— J’ai un plan, dit Bilman.

— Vous avez quelque chose, dites.

— Il y a le bal masqué, ce soir.

— Eh ! bien ?

— Et après le bal, le bain de l’équateur.

— Mais il y a longtemps que nous avons passé l’équateur, fit remarquer Horner.

— Je sais ; comme la chose n’a pas pu être organisée plutôt, le bain de l’équateur aura lieu ce soir à minuit, après le bal.

— Et qu’est-ce que cela peut faire à notre affaire ?

— Voici : sans que cela paraisse, sans que personne puisse nous soupçonner, sans que personne puisse jamais le savoir, ce soir, à minuit, la belle Miss Mortimer aura disparu pour toujours dans l’onde perfide et vingt yeux, peut-être plus, pleureront la mort d’une si belle femme.

— Vous êtes lugubre, maître Bilman, dit Horner avec un sourire forcé.

— Oui, continua Bilman, vingt yeux pleureront la mort de cette femme si belle, mais si nuisible à nos intérêts. Quant à moi, je n’en aurai aucun remords, car elle ne me dit rien, cette moricaude, et j’aurai mis en sûreté les millions du père Kruger.

— Mais encore, ne pouvez-vous nous dire… reprit Horner.

— C’est mon secret, et un secret qu’on dit n’est plus un secret. Tout ce que je puis faire, c’est de vous rappeler que je suis un mécanicien de première force.

— Je ne vois pas, dit Polson, ce que le métier de mécanicien peut avoir à faire avec l’onde perfide et la mort de la belle Mortimer.

— C’est mon secret, dit tout simplement Bilman.

— Vous n’avez pas le droit d’avoir de secrets pour moi, dit Horner en s’avançant vers lui ; je suis le chef de l’expédition.

Bilman resta calme et reprit :

— Je sais, mais vous avez déjà compromis l’affaire en ne surveillant pas votre bible ; soyez prudent, monsieur l’évêque, pensez au bien du troupeau avant de soigner vos petits intérêts de cœur.

— Je ne badine pas, dis Horner, et je réclame mes droits. Je vous défends de rien faire avant six heures ce soir. D’ici là j’aurai pris une décision.

— J’attendrai.

— Ils sortirent pour aller déjeuner. Polson les arrêta :

— Faites-moi donc envoyer mon déjeuner ici.

— Vous êtes malade, demanda Natsé ?

— Non, je ne trouve pas ma barbe et je ne puis aller à table sans cet ornement.

— Diable, est-ce que quelqu’un vous l’aurait volé ?

Je commence à le croire ; ce serait embarrassant, je ne pourrais plus me montrer.

— Cela s’appelle se faire voler à sa barbe, ou je me trompe fort, dit Horner en riant. Nous allons vous apporter ce qu’il vous faut. Ne laissez entrer personne, à moins d’être couché et bien dissimulé sous les couvertures.