Les diamants de Kruger/19

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Mercier & Cie (p. 255-265).

XIX

LE DON DES LANGUES


Comme l’avait annoncé l’officier, vers midi, le sommet d’un kopje apparut au détour d’une route de chariots. Malgré lui, Dolbret se mit à répéter intérieurement les explications fournies par Aresberg. C’était bien exact : « À six milles de Kimberley, vers le nord, au détour de la dixième grande route de chariots à partir de Bloemfontein, à gauche, s’élève le kopje de Hals. &c., &c. »

Voyant remuer ses lèvres, un des soldats lui dit :

— Mon pauvre ami, c’est bien ce que vous avez de mieux à faire, que de dire vos prières.

Pierre le regarda en souriant pour éviter de répondre.

On fit halte tout près du kopje. Trois ou quatre maisons — ces misérables cabanes en terre dont se contente le burgher — s’échelonnaient le long de la route. Plus loin, à cent verges environ, c’était le campement du bataillon auquel était attachée la compagnie d’éclaireurs rencontrée par Dolbret. Des hourras saluèrent son arrivée et devinrent plus bruyants quand on apprit la capture d’un prisonnier. Des faisceaux de fusils s’apercevaient auprès des tentes et reluisaient au grand soleil de midi. Pierre fut relégué dans une des cabanes de terre, sous la garde d’un seul homme. Il avait l’air si pacifique que ce n’était pas la peine de le surveiller d’un manière particulière. On lui annonça que son affaire serait réglée dans la soirée.

Comme la veille, après une pluie torrentielle, le firmament s’était rasséréné ; il montait au front des buées chaudes, et la poitrine s’emplissait d’air parfumé. Vers huit heures du soir, un coup frappé à la porte de l’espèce de hutte où Pierre était prisonnier, vint le tirer de ses réflexions. Le gardien alla ouvrir, et revint en disant :

— La cour martiale s’assemble à neuf heures. On vous envoie votre souper, avant de commencer.

Pierre n’avait pas faim, il répondit :

— Je suis enchanté : j’ai une faim d’enfer et une soif de mauvais riche.

All right !

On apporta un lunch complet : rosbif froid, pain, beurre frais, sauce aux herbes, confitures, bière anglaise, enfin un menu de prince ou de condamné à mort, ce qui est tout un. Et notre homme songeait à part lui : Si je pouvais manger jusqu’à ce que mort s’en suive, cela m’éviterait peut-être la corde. Pourtant il ne s’arrêtait pas volontiers à cet expédient ; en simulant une faim de loup, il espérait plutôt faire croire à ses juges que sa conscience était parfaitement tranquille. Au bout de cinq minutes, la petite table branlante sur laquelle on l’avait servi était aussi veuve de victuailles qu’auparavant.

— Pardon, mon vieux, dit Pierre au gardien, n’est-il pas possible de me faire renouveler portion ? je me meurs littéralement de faim.

— Vous mourez de faim ? fit l’autre avec un sourire.

— Parfaitement. C’est plus honorable que d’être pendu, mais ce n’est pas plus amusant. Ainsi si vous pouviez…

— Je ne sais pas trop, je vais voir. Ou plutôt, attendez qu’on vienne chercher les plats ; je ne puis vous laisser tout seul.

Il ne revint pas ; seulement, au bout d’une demi-heure, on avertit le prisonnier que la Cour était assemblée sous la tente du colonel Thompson. Les mains attachées derrière le dos, Pierre fut traîné jusqu’au milieu des officiers, et le procès commença. L’acte d’accusation fut lu au milieu d’un profond silence. Dolbret avait offensé des soldats et des officiers de Sa Majesté, d’une façon indigne. Le crime, commis en temps de guerre, était excessivement grave.

— Faites entrer les témoins, dit le colonel. Puis s’adressant au prisonnier :

— Vous allez être confronté avec les victimes.

Des pas réguliers retentirent ; un commandement bref fit évoluer la petite troupe des témoins qui entrèrent deux par deux, se formèrent en ligne puis, s’arrêtant, firent le salut militaire.

Macbeth apercevant l’ombre de Banquo ne fut pas plus surpris que Dolbret quand il vit, parmi les six soldats, P’tit-homme, alias José Labbé, ex-marchand de bluets de Sainte-Luce, ancien matelot, actuellement volontaire dans les armées de Sa Majesté. Pierre — disons-le à sa honte — ne croyait pas aux revenants, et l’apparition de son compagnon fusillé depuis deux mois déjà, loin de l’effrayer, le remplit de joie et d’espoir. De son côté P’tit-homme avait failli tomber à la renverse en découvrant que l’accusé était le « docteur » ; cependant il avait réussi à contenir son émotion, elle ne s’était trahie que par un clignement d’yeux qui voulait dire : « Je vous reconnais, je suis témoin contre vous, je vais vous aider, si c’est possible. »

— Les uns après les autres, les soldats vinrent raconter l’affaire au meilleur de leur connaissance, ce qui n’était pas fameux, puisque aucun n’en avait eu connaissance. Tout ce qu’ils purent dire, c’est que leur pantalon était vierge d’un morceau, important surtout à cause de la place qu’il occupait dans l’uniforme. L’accusateur, d’autre part, ne put établir qu’un point, à savoir que les pièces en question avaient été trouvées en possession du prisonnier.

— Qu’avez vous à dire pour votre défense, prisonnier Dolbret ? demanda le colonel.

Pierre se dit : « Si le procès doit m’être fatal, je vais toujours essayer de m’amuser aux dépens de ces gens-là. »

— Mon colonel, dit-il, les deux faits allégués ne suffisent pas, selon moi, pour prouver ma culpabilité ; il est vrai qu’il manque à ces messieurs un morceau de leur pantalon ; on a trouvé sur moi un égal nombre de morceaux de kaki, c’est encore vrai. Mais rien ne prouve que les morceaux trouvés en ma possession soient ceux qui manquent aux pantalons de ces messieurs. Il serait donc nécessaire, pour compléter la preuve, de confronter les morceaux de kaki avec chacun des pantalons.

Dans les circonstances difficiles ou terribles, les cheveux ne se dressent pas sur la tête, quoi qu’on en dise, mais la longueur des visages prend quelquefois des proportions démesurées qui nuisent à l’ensemble. Ce phénomène se produisit chez les six témoins, lorsque Dolbret prononça les parôles que nous venons de rapporter ; l’expérience ne souriait à aucun d’eux. Un des lieutenants prit la parole :

— Qu’on nous permette de sortir, dit-il, et qu’on charge un expert d’ajuster les pièces de kaki sur nos pantalons, nous les enlèverons pour cela.

— Mais si vous sortez, fit le colonel en riant, on verra tout de même qu’il vous manque quelque chose.

Dolbret réclama la parole.

— Parlez, prisonnier.

— Si mon colonel veut bien me permettre d’exprimer une opinion, je conseillerai à ces messieurs de sortir à reculons ; la dignité du conseil n’en souffrira pas, au contraire.

— Accordé.

On vit alors la colonne marquer le pas, s’effacer graduellement dans la porte de la tente, puis disparaître.

L’honneur était sauf !

L’opération fut bientôt faite, et le moment de gaîté que l’entrée des témoins avait apporté sous la tente s’évanouit ; tout redevint solennel. La preuve était écrasante. Le prisonnier, au risque d’augmenter la difficulté de sa position, ne pouvait alléguer qu’il n’avait pas eu l’intention d’insulter les soldats, ni que son seul but avait été de s’amuser à leurs dépens ; le ridicule de la chose n’eut pas convaincu les juges, c’eût été du temps perdu.

Malgré leur habitude des spectacles de ce genre, les membres de la Cour laissaient paraître sur leurs traits la tristesse dont le cas désespéré du malheureux les remplissait. La mort qui, dans un combat, surprend et emporte cent hommes à la fois, toute terrible qu’elle soit, ne l’est pas plus, elle l’est peut-être moins, que la mort d’un pauvre diable mijotée, pour ainsi dire, dans une cour de justice.

Ordre fut donné de faire venir tous les officiers et les hommes de la compagnie pour entendre prononcer la sentence.

— Pierre Dolbret, dit le colonel, d’une voix lente et ferme, vous vous êtes rendu coupable d’une offense grave, d’une offense qui aurait pu avoir des conséquences sérieuses, qui aurait pu priver Sa Majesté de services dont elle a tant besoin on ce moment. En temps de paix vous seriez sévèrement puni, mais la vie vous serait laissée ; en temps de guerre, votre crime est punissable de mort. Si vous étiez soldat, vous auriez l’honneur d’être fusillé. Comme vous ne l’êtes pas, je vous condamne à être immédiatement pendu par le cou, jusqu’à ce que mort s’en suive. Que Dieu ait pitié de votre âme.

Un silence terrible suivit ces paroles, dont la banalité officielle frappait l’assistance comme avec une massue. Dolbret, malgré la terreur que devait lui inspirer sa position, restait calme ; pas un muscle de son visage ne bronchait. Mais quelle angoisse dans son âme, quel regret poignant de quitter cette vie, à laquelle, malgré ses bonheurs si rares, on tient toujours quand on a trente ans, une santé de fer, et au cœur une gaîté folle et bonne ! Ces tortures étreignaient le pauvre condamné profondément.

Dans le silence morne, un roulement sourd retentit soudain, suivi d’un coup mat. Puis le roulement et le coup, après un intervalle mesuré, recommencèrent, et une harmonie douce, lente, sombre, lamentable, accompagna le bruit cadencé des pas. Toute l’assistance fut debout d’un seul mouvement et deux cents mains se levèrent à la hauteur des fronts inclinés. Le cortège passa et on n’entendit plus que vaguement la mélodie triste de la marche funèbre de Chopin.

Quelqu’un demanda :

— Quel est celui qu’on porte en terre ?

— Le lieutenant Robins, interprète cafre, fut la réponse.

— C’est malheureux pour le pauvre garçon, et aussi pour le service de Sa Majesté, dit le colonel, car c’était le seul interprète que nous eussent laissé les Boers. Il va falloir en chercher un autre.

Pierre eut un éclair dans les yeux : son imagination féconde venait de lui inspirer un moyen de se tirer d’affaire ; il allait tenter une chose que le succès pouvait rendre sublime.

— Prisonnier, dit le colonel, avant de mourir, vous avez le droit de parler ; vous pouvez le faire, si vous le désirez.

Pierre se recommanda à tous les saints, puis, d’une voix entrecoupée de sanglots, il commença de dire :

— Tisaka, atatatitoto skababa. Pululu atoto macha macha, machi sibibi tisaka camakoko. Ti bubu Québec atatoto chamina ashishi !…

Il s’était d’abord produit une détente sur les visages des membres de la cour, dont les nerfs subissaient, depuis une heure, une rude épreuve. Lorsque ces étranges paroles se firent entendre, un profond étonnement se produisit ; des sourires même s’equissèrent sur quelques bouches, mais bientôt l’impression produite devint de l’indignation. Le président du tribunal interrompit le condamné, se leva d’un bond, et vociféra :

— Misérable ! taisez-vous, taisez-vous, vous osez plaisanter avec la mort ?

— Pardon, mon colonel, je suis loin de plaisanter ; un mot d’explication vous convaincra.

— Parlez, et vite, car vous méritez d’être souffleté par tout honnête homme qui vient de vous entendre.

— Pardon, mon colonel, fit le prisonnier tout tremblant ; dans la situation terrible où je me trouve, mes pensées ne sont que pour l’Au-delà, et je comprends le sort qui m’attend. Vous avez bien voulu me permettre de parler : je vous en remercie. Mais comme il m’est inutile de me servir ici de ma langue maternelle, le français, et que je ne suis pas assez familier avec l’anglais pour me défendre avantageusement dans cette langue, j’ai cru pouvoir améliorer mon sort, au moment où votre dernier interprète cafre vient d’être tué, en vous prouvant que je parle la langue cafre.

Le colonel parut surpris et intéressé. Pierre s’aperçut de ce changement, il respira. Il pensait à part lui : Je ne sais pas un mot de cafre, ils n’ont rien compris à ce que je viens de dire, ni moi non plus, mais je joue mon va-tout. Si seulement l’exécution est remise à demain, je trouverai bien quelque moyen, d’ici là, pour en sortir.

Cependant, l’un des juges fit remarquer :

— Qui nous prouve que c’est là du cafre ?

Pierre pâlit, il n’avait pas compté avec cette tuile. La sonorité générale du cafre lui était bien connue, mais sa science se bornait là.

— Y a-t-il quelqu’un ici qui sache quelques mots de cafre ? demanda le colonel.

Personne ne répondit. L’officier qui avait émis des doutes sur les capacités linguistiques de Pierre reprit :

— Il y a un moyen bien simple de s’en assurer : demandez-lui de répéter ce qu’il vient de dire. La phrase était assez compliquée, s’il a voulu tromper, il nous sera facile de nous en apercevoir.

« Hum ! pensa notre héros, tenons-nous bien. Ah ! si, au lieu de perdre mon temps à ne pas apprendre le grec, j’avais pris quelques leçons de cafre ! » Mais il y allait de la vie, Pierre prit son courage à deux mains et répéta toute la phrase, où il eut le soin d’intercaler, comme la première fois, le mot Québec, et le mot — si l’on peut appeler cela un mot — ashishi, à la fin.

Personne ne bougeait. Dans une attitude de méditation, le colonel Thompson promenait de l’officier à Pierre un regard inquisiteur.

— Mais enfin, dit-il, après un moment, n’y a-t-il pas une personne ici qui ait seulement entendu parler cafre ? s’il y en a une, quelle le dise.

— Mon colonel, dit un officier qui se trouvait parmi les témoins, j’en sais quelques mots.

— Parlez, lieutenant Verner, dit l’officier.

— Mon colonel, je ne sais pas le cafre, mais j’en comprends quelques mots, et j’ai parfaitement remarqué, à la fin de la phrase prononcée par le prisonnier, le mot ashi.

— Et ce mot veut dire ?

— J’ai entendu les mères cafres s’en servir, et je crois en savoir le sens.

« Parbleu, pensa Dolbret, je crois bien que j’en comprends la signification, moi aussi, j’en ai assez mangé au collège Sainte-Anne, du ashi. »

— Et qu’est-ce que cela veut dire ?

— Cela veut dire : il a mal au ventre !  !  !

Impossible de peindre l’étonnement que produisirent ces paroles ni de décrire l’hilarité formidable qu’elles déchaînèrent. Belly ache, pour l’Anglo-Saxon, c’est le comble de la plaisanterie.

« Je suis sauvé, se dit Pierre, pas un d’entre eux ne sait le cafre. »

— Eh ! bien, dit Thompson, retenant à peine son sérieux, est-ce que vous étiez en train de nous expliquer que la perspective d’être pendu vous donnait…

Il ne put continuer, tellement il était secoué par le rire, et les mots Belly ache se perdirent, presque incompréhensibles, dans son gosier.

— Pardon, fit Dolbret, s’il m’est permis de troubler un instant la joie de votre Excellence et de messieurs les officiers, je prouverai que le lieutenant Verner a raison et que je n’ai pas tort.

— Mais, fit remarquer d’une voix sèche, l’officier incrédule de tout à l’heure, le lieutenant Verner a dit ashi, tandis que le prisonnier a dit ashishi. That’s the point, I think.

— C’est précisément, répondit Pierre, ce qui va me permettre de vous prouver clairement que j’entends le cafre.

— Voyons ça, fit le colonel.

— Dans certaines langues rudimentaires, la répétition de certaines syllabes change complètement le sens.

Le lieutenant Verner manifesta un étonnement tel que son visage en devint tout transformé. Le colonel s’en aperçut et lui demanda :

— Qu’est-ce que vous pensez de cela, lieutenant Verner ?

— Je dis, mon colonel, que c’est pour moi un trait de lumière. Je comprends maintenant un grand nombre de choses que j’ai entendu dire par les cafres et que je ne comprenais pas du tout alors. C’est probablement le même principe que pour les langues simplifiées que l’on appelle les langues de l’avenir.

« Ah ! ouiche, pensa Pierre, l’espéranto du passé ». Il reprit :

— Ainsi, dans la langue cafre, ashi veut dire mal physique : mais si l’on double la seconde syllabe de ce mot, il veut dire douleur morale…

Alors fit l’officier ?

— Je voulais dire la douleur que me causait la perspective de mourir loin de Québec, ma patrie.

— Bien, reprit le colonel, nous allons nous renseigner. En attendant, qu’on ramène le prisonnier. S’il nous a trompés, il le paiera cher.

— « Ouf ! fit Dolbret, en langue cafre, c’est-à-dire intérieurement. » Tout de même, ce qui vient de se passer ressemble à un rêve. Que le diable m’emporte, ces gens-là sont d’un bête ! J’y perds mon latin, et mène mon cafre, ce qui n’est pas une grosse perte. »