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Les diamants de Kruger/23

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Mercier & Cie (p. 298-303).

ÉPILOGUE


Une semaine après cette nuit terrible, Dolbret et Wigelius étaient à causer dans un des salons particuliers de leur hôtel, à Kimberley.

Un Cafre apporta deux lettres sur un plateau. Pierre ne les regarda même pas.

— Vous ne lisez pas vos lettres ? demanda Wigelius.

— Non, je n’en ai pas le courage, mon ami ; depuis hier, je suis d’une tristesse qui m’étreint et ne me fait pas grâce un instant.

— Le changement de vie vous fera du bien.

— Je me demande si jamais rien pourra me faire oublier le dernier mot de notre ami et le dernier regard de ce pauvre P’tit-homme. Pauvre garçon, si bon et si dévoué !

— Vous deviez me raconter sa mort.

— Oui, je vous l’ai promis.

— Je ne vous le demande pas tout de suite ; quand vous serez guéri.

— Ah ! il vaut mieux que ce soit maintenant ; peut-être cela me fera-t-il du bien d’en parler.

Vous savez pourquoi Frascani disparut tout à coup, en arrivant à Durban.

— Mais qu’est-il devenu, Frascani ?

— Horner, après s’en être servi contre nous, lui a déclaré qu’il ne l’emmenait plus avec lui, que ses indiscrétions avaient compromis le succès de l’expédition, et qu’il eût à se tenir au large.

Donc P’tit-homme, afin de provoquer les confidences de Frascani, lui en avait fait quelques-unes ; entre autres, il avait eu l’imprudence de lui avouer qu’il était déserteur. Un fois en possession de ce secret, l’Italien n’avait plus besoin de son poignard pour se venger de José ; il n’avait qu’à s’adresser aux autorités militaires de Cape-Town et à faire arrêter son ennemi. C’est ce qu’il fit, de connivence avec Horner. Une fois arrêté, P’tit-homme fut envoyé à Cape-Town, où on le gracia, à condition qu’il s’enrôlât dans un des nombreux bataillons décimés de l’armée anglaise. C’est pourquoi je l’ai retrouvé à Halscopje, sous la tunique de kaki.

Hier j’allai à l’hôpital me renseigner auprès des ambulanciers sur les moyens à prendre pour faire ramener le corps de John en Amérique. Je passais dans une salle de blessés en compagnie d’un des médecins, quand j’entendis une voix mourante qui disait : « Ah la bonne femme, la bonne femme, comme t’es loin ! » Je m’approchai du lit d’où venait cette plainte, et je vis mon pauvre P’tit homme au mains d’un chirurgien qui travaillait à lui extraire une balle du bras. Il avait plusieurs autres blessures, et on me dit qu’il n’en avait pas pour deux heures à vivre. J’étais navré. Le pauvre blessé me reconnut ; en me voyant, malgré ses souffrances, il eut la force de me dire :

— Terrinée ! docteur, j’avais peur de mourir sans voir personne de chez nous.

— Comment se fait il que tu sois ici ? lui demandais-je.

— Je vais vous raconter ça, si vous voulez ôter un peu ce bandage qui me gêne pour parler.

Je fis ce qu’il demandait, il continua :

Imaginez-vous que j’étais à Paardeberg. Ce sont les Canadiens et les hommes de deux régiments anglais qui ont décidé le sort de la bataille. Moi, j’étais enrôlé dans les Gordons depuis la veille. Le matin, de bonne heure, nous recevons l’ordre de nous porter vers les retranchements boers. Ce n’était pas facile ; il faisait noir, nous avancions à tâtons en nous tenant les uns après les autres.

À un moment donné, l’ennemi commence à nous envoyer du plomb.

Une odeur dans ces retranchements boers ! Vous ne pouvez vous faire une idée de ça. Ça sentait tellement mauvais qu’il y en a qui ont dit que ce n’étaient pas les Anglais qui avaient gagné la bataille, mais que c’était l’odeur qui avait forcé Cronjé à se rendre. N’importe, j’étais aux premiers rangs. Celui qui nous commandait était détesté de tout le monde, mais brave, par exemple. Moi, j’étais en bons termes avec les hommes de ma compagnie, je leur avais rendu des services ; pendant la marche sur Paardeberg, j’en avais porté plusieurs d’entre eux sur mon dos. Il le fallait bien, ils ne pouvaient plus marcher et ils seraient morts le long de la route. Nous venions de nous coucher à plat ventre pour éviter une décharge, quand le capitaine nous crie : Forward ! Je lève le pied mais je m’aperçois que je suis tout seul. Le capitaine crie encore une fois : Forward !

Personne ne bouge. C’était honteux. Le capitaine se retourne et sacre en anglais pendant cinq minutes, puis il part, le sabre au clair, et s’avance contre l’ennemi ; mais personne ne voulait marcher. J’ai eu honte une fois dans ma vie, docteur. « Terrinée de bluets ! » que je me dis en-dedans de moi-même, ça n’a pas de bon sens d’être lâche comme ça, je vais y aller moi. » Je prends mon courage à deux mains et je pars. Je n’avais pas fait un pas que je reçois une balle dans le dos. C’étaient les hommes de notre compagnie qui tiraient sur leur capitaine pour se venger de lui. En même temps, ils m’ont fait mon affaire.

Ah ! monsieur Pierre, c’est triste, allez, de mourir comme ça, par accident. Au moins si j’avais été tué par les Boers. »

Je ne savais que dire pour l’encourager, pour l’aider à s’en aller de l’autre côté ; j’avais beau chercher, rien ne venait. Au reste, toute parole eût été vaine. À quoi cela aurait-il servi de lui conseiller de se résigner à son sort, de lui expliquer que la destinée est aveugle, que du même coup elle fait des heureux et des malheureux, que, par exemple, pendant qu’une tempête nous avait aidés à fuir, une autre tempête avait fait dévier le « City of Lisbon » de huit cents milles au nord de sa route et nous avait permis de nous sauver ?

Il pleurait. Cependant il eut le courage de me demander :

— Et les diamants, les avez-vous trouvés ?

— Oui, lui dis-je, et quand tu seras guéri, tu les verras, tu en prendras une poignée.

— Je ne pourrai jamais en prendre une poignée, me répondit-il tristement, j’ai les deux mains emportées, et puis je n’en ai pas pour longtemps. Ah ! Pierre Dolbret, tu as de la chance toi, tu vas t’en retourner dans le pays, tu vas voir les gens de chez nous…

Il essaya de parler, mais la voix lui manqua, il sanglota comme un enfant.

…Tu vas aller par chez nous, tu verras peut-être la bonne femme ; pauvre bonne femme, qui n’aura plus son P’tit-homme pour aller aux bluets !

Je lui promis de retourner le voir dans la soirée. J’y suis allé, mais il n’était plus temps, il venait de mourir. Pauvre garçon ! J’aurai soin de la « bonne femme, » comme il disait.

Secouant sa tristesse, Dolbret reprit :

— En somme, savez-vous une chose, mon cher Anton, c’est que ce n’est pas Roberts qui a gagné la bataille de Paardeberg, ni le bataillon canadien, ni même la « peste, » comme disait mon pauvre P’tit-homme, mais que c’est moi.

— Vous ?

— Oui, moi, tout simplement, ou la maison Pâquet, puisque c’est elle qui m’a envoyé en mission.

— Je ne vois pas trop, je vous l’avoue.

— Voici. Les Canadiens et les Gordons se sont portés en avant. Parmi ces hommes-là, il y avait les six Tommies à qui j’avais volé chacun un morceau de kaki. Pour les punir de s’être laissés dépouiller, on les a forcés à aller au feu sans mettre de pièce à leur pantalon, et ils ont tellement eu peur d’être vus de derrière par les Boers, qu’ils se sont avancés comme des braves jusqu’à quelques pieds seulement des retranchements.

— Vous blaguerez toujours, Pierre.

— Je ne blague pas, c’est le colonel Thompson en personne qui me l’a dit hier. Même il est venu me voir pour me remercier de lui avoir rendu ce service. L’histoire de l’interprète cafre l’a ravi. Je vais vous dire le secret de mon succès : J’ai de l’argent ! Cecil Rhodes sait déjà que j’ai des diamants, il m’a fait interviewer par un marchand.

— Et qu’est-ce que vous avez dit ?

— J’ai dit que je les gardais pour ma femme. Vous comprenez que c’est du « bluff ».

— Je l’espère, car je compte bien en offrir ma part à votre femme, comme cadeau de noces.

Dolbret rougit. C’était la première fois qu’il songeait à la part de Wigelius.

— Non, Anton, dit-il en lui serrant la main, gardez-les à cause de moi.

— Nous en parlerons plus tard ; aujourd’hui vous avez trop à faire, vous avez des montagnes de correspondance.

— Oui c’est vrai. D’abord une longue dépêche de la maison Z. Paquet, à qui j’ai télégraphié son succès à Paarderberg, et qui me câble pour me nommer son agent à Cape-Town. Me voilà un homme important : j’ai l’agence Stenson, celle de la maison Pâquet, et en outre les affaires de Mortimer, qui m’a nommé son exécuteur testamentaire. J’en ai par-dessus la tête. Maintenant, tâchons d’écrire quelques lettres.

— Et d’en lire aussi, ajouta Wigelius, en montrant à Dolbret une enveloppe rose presque complètement couverte par une grosse écriture de femme.

— Oui, oui, celle-là d’abord, celle de ma femme.

— Je vous laisse à vos paperasses.

— Paperasses ? fit Dolbret jouant l’indignation.

— Pardon, vos papiers, vos lettres. Je pars aujourd’hui pour Cape-Town où je vous attendrai. Après votre lune de miel, nous ferons votre voyage de noces ; vous viendrez en Finlande.

— C’est loin.

— Nous passerons par Québec.

— Tiens, c’est une idée ; nous irons voir, en passant, ce kopje entouré d’eau qui s’appelle le Cap-Diamant.


FIN