Les dieux ont soif/Chapitre IX

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Calmann-Lévy (p. 122-136).

IX

Évariste Gamelin devait entrer en fonctions le 14 septembre, lors de la réorganisation du Tribunal, divisé désormais en quatre sections, avec quinze jurés pour chacune. Les prisons regorgeaient ; l’accusateur public travaillait dix-huit heures par jour. Aux défaites des armées, aux révoltes des provinces, aux conspirations, aux complots, aux trahisons, la Convention opposait la terreur. Les Dieux avaient soif.

La première démarche du nouveau juré fut de faire une visite de déférence au président Herman, qui le charma par la douceur de son langage et l’aménité de son commerce. Compatriote et ami de Robespierre, dont il partageait les sentiments, il laissait voir un cœur sensible et vertueux. Il était tout pénétré de ces sentiments humains, trop longtemps étrangers au cœur des juges et qui font la gloire éternelle d’un Dupaty et d’un Beccaria. Il se félicitait de l’adoucissement des mœurs qui s’était manifesté, dans l’ordre judiciaire, par la suppression de la torture et des supplices ignominieux ou cruels. Il se réjouissait de voir la peine de mort, autrefois prodiguée et servant naguère encore à la répression des moindres délits, devenue plus rare, et réservée aux grands crimes. Pour sa part, comme Robespierre, il l’eût volontiers abolie, en tout ce qui ne touchait pas à la sûreté publique. Mais il eût cru trahir l’État en ne punissant pas de mort les crimes commis contre la souveraineté nationale.

Tous ses collègues pensaient ainsi : la vieille idée monarchique de la raison d’État inspirait le Tribunal révolutionnaire. Huit siècles de pouvoir absolu avaient formé ses magistrats, et c’est sur les principes du droit divin qu’il jugeait les ennemis de la liberté.

Évariste Gamelin se présenta, le même jour, devant l’accusateur public, le citoyen Fouquier, qui le reçut dans le cabinet où il travaillait avec son greffier. C’était un homme robuste, à la voix rude, aux yeux de chat, qui portait sur sa large face grêlée, sur son teint de plomb, l’indice des ravages que cause une existence sédentaire et recluse aux hommes vigoureux, faits pour le grand air et les exercices violents. Les dossiers montaient autour de lui comme les murs d’un sépulcre, et, visiblement, il aimait cette paperasserie terrible qui semblait vouloir l’étouffer. Ses propos étaient d’un magistrat laborieux, appliqué à ses devoirs et dont l’esprit ne sortait pas du cercle de ses fonctions. Son haleine échauffée sentait l’eau-de-vie qu’il prenait pour se soutenir et qui ne semblait pas monter à son cerveau, tant il y avait de lucidité dans ses propos constamment médiocres.

Il vivait dans un petit appartement du Palais, avec sa jeune femme, qui lui avait donné deux jumeaux. Cette jeune femme, la tante Henriette et la servante Pélagie composaient toute sa maison. Il se montrait doux et bon envers ces femmes. Enfin, c’était un homme excellent dans sa famille et dans sa profession, sans beaucoup d’idées et sans aucune imagination.

Gamelin ne put se défendre de remarquer avec quelque déplaisir combien ces magistrats de l’ordre nouveau ressemblaient d’esprit et de façons aux magistrats de l’ancien régime. Et c’en étaient : Herman avait exercé les fonctions d’avocat général au conseil d’Artois ; Fouquier était un ancien procureur au Châtelet. Ils avaient gardé leur caractère. Mais Évariste Gamelin croyait à la palingénésie révolutionnaire.

En quittant le parquet, il traversa la galerie du Palais et s’arrêta devant les boutiques où toutes sortes d’objets étaient exposés avec art. Il feuilleta, à l’étalage de la citoyenne Ténot, des ouvrages historiques, politiques, et philosophiques : Les Chaînes de l’Esclavage ; Essai sur le Despotisme ; Les Crimes des Reines. « À la bonne heure ! songea-t-il, ce sont des écrits républicains ! » et il demanda à la libraire si elle vendait beaucoup de ces livres-là. Elle secoua la tête :

— On ne vend que des chansons et des romans.

Et, tirant un petit volume d’un tiroir :

— Voici, ajouta-t-elle, quelque chose de bon.

Évariste lut le titre : La Religieuse en chemise.

Il trouva devant la boutique voisine Philippe Desmahis qui, superbe et tendre, parmi les eaux de senteur, les poudres et les sachets de la citoyenne Saint-Jorre, assurait la belle marchande de son amour, lui promettait de lui faire son portrait et lui demandait un moment d’entretien dans le jardin des Tuileries, le soir. Il était beau. La persuasion coulait de ses lèvres et jaillissait de ses yeux. La citoyenne Saint-Jorre l’écoutait en silence et, prête à le croire, baissait les yeux.


Pour se familiariser avec les terribles fonctions dont il était investi, le nouveau juré voulut, mêlé au public, assister à un jugement du tribunal. Il gravit l’escalier où un peuple immense était assis comme dans un amphithéâtre et il pénétra dans l’ancienne salle du Parlement de Paris.

On s’étouffait pour voir juger quelque général. Car alors, comme disait le vieux Brotteaux, « la Convention, à l’exemple du gouvernement de Sa Majesté britannique, faisait passer en jugement les généraux vaincus, à défaut des généraux traîtres, qui, ceux-ci, ne se laissaient point juger. Ce n’est point, ajoutait Brotteaux, qu’un général vaincu soit nécessairement criminel, car de toute nécessité il en faut un dans chaque bataille. Mais il n’est rien comme de condamner à mort un général pour donner du cœur aux autres… »

Il en avait déjà passé plusieurs sur le fauteuil de l’accusé, de ces militaires légers et têtus, cervelles d’oiseau dans des crânes de bœuf. Celui-là n’en savait guère plus sur les sièges et les batailles qu’il avait conduits, que les magistrats qui l’interrogeaient : l’accusation et la défense se perdaient dans les effectifs, les objectifs, les munitions, les marches et les contremarches. Et la foule des citoyens qui suivaient ces débats obscurs et interminables voyait derrière le militaire imbécile la patrie ouverte et déchirée, souffrant mille morts ; et, du regard et de la voix, ils pressaient les jurés, tranquilles à leur banc, d’asséner leur verdict comme un coup de massue sur les ennemis de la République.

Évariste le sentait ardemment : ce qu’il fallait frapper en ce misérable, c’étaient les deux monstres affreux qui déchiraient la Patrie : la révolte et la défaite. Il s’agissait bien, vraiment, de savoir si ce militaire était innocent ou coupable ! Quand la Vendée reprenait courage, quand Toulon se livrait à l’ennemi, quand l’armée du Rhin reculait devant les vainqueurs de Mayence, quand l’armée du Nord, retirée au camp de César, pouvait être enlevée en un coup de main par les Impériaux, les Anglais, les Hollandais, maîtres de Valenciennes, ce qu’il importait, c’était d’instruire les généraux à vaincre ou à mourir. En voyant ce soudard infirme et abêti, qui, à l’audience, se perdait dans ses cartes comme il s’était perdu là-bas dans les plaines du Nord, Gamelin, pour ne pas crier avec le public : « À mort ! » sortit précipitamment de la salle.


À l’assemblée de la section, le nouveau juré reçut les félicitations du président Olivier, qui lui fit jurer sur le vieux maître-autel des Barnabites, transformé en autel de la patrie, d’étouffer dans son âme, au nom sacré de l’humanité, toute faiblesse humaine.

Gamelin, la main levée, prit à témoin de son serment les mânes augustes de Marat, martyr de la liberté, dont le buste venait d’être posé contre un pilier de la ci-devant église, en face du buste de Le Peltier.

Quelques applaudissements retentirent, mêlés à des murmures. L’assemblée était agitée. À l’entrée de la nef, un groupe de sectionnaires armés de piques vociférait.

— Il est anti-républicain, dit le président, de porter des armes dans une réunion d’hommes libres.

Et il ordonna de déposer aussitôt les fusils et les piques dans la ci-devant sacristie.

Un bossu, l’œil vif et les lèvres retroussées, le citoyen Beauvisage, du comité de vigilance, vint occuper la chaire devenue la tribune et surmontée d’un bonnet rouge.

— Les généraux nous trahissent, dit-il, et livrent nos armées à l’ennemi. Les Impériaux poussent des partis de cavalerie autour de Péronne et de Saint-Quentin. Toulon a été livré aux Anglais, qui y débarquent quatorze mille hommes. Les ennemis de la République conspirent au sein même de la Convention. Dans la capitale, d’innombrables complots sont ourdis pour délivrer l’Autrichienne. Au moment que je parle, le bruit court que le fils Capet, évadé du Temple, est porté en triomphe à Saint-Cloud : on veut relever en sa faveur le trône du tyran. L’enchérissement des vivres, la dépréciation des assignats sont l’effet des manœuvres accomplies dans nos foyers, sous nos yeux, par les agents de l’étranger. Au nom du salut public, je somme le citoyen juré d’être impitoyable pour les conspirateurs et les traîtres.

Tandis qu’il descendait de la tribune, des voix s’élevaient dans l’assemblée : « À bas le tribunal révolutionnaire ! À bas les modérés ! »

Gras et le teint fleuri, le citoyen Dupont aîné, menuisier sur la place de Thionville, monta à la tribune, désireux, disait-il, d’adresser une question au citoyen juré. Et il demanda à Gamelin quelle serait son attitude dans l’affaire des Brissotins et de la veuve Capet.

Évariste était timide et ne savait point parler en public. Mais l’indignation l’inspira. Il se leva, pâle, et dit d’une voix sourde :

— Je suis magistrat. Je ne relève que de ma conscience. Toute promesse que je vous ferais serait contraire à mon devoir. Je dois parler au Tribunal et me taire partout ailleurs. Je ne vous connais plus. Je suis juge : je ne connais ni amis ni ennemis.

L’assemblée, diverse, incertaine et flottante, comme toutes les assemblées, approuva. Mais le citoyen Dupont aîné revint à la charge ; il ne pardonnait pas à Gamelin d’occuper une place qu’il avait lui-même convoitée.

— Je comprends, dit-il, j’approuve même les scrupules du citoyen juré. On le dit patriote : c’est à lui de voir si sa conscience lui permet de siéger dans un tribunal destiné à détruire les ennemis de la République et résolu à les ménager. Il est des complicités auxquelles un bon citoyen doit se soustraire. N’est-il pas avéré que plusieurs jurés de ce tribunal se sont laissés corrompre par l’or des accusés, et que le président Montané a perpétré un faux pour sauver la tête de la fille Corday ?

À ces mots, la salle retentit d’applaudissements vigoureux. Les derniers éclats en montaient encore aux voûtes, quand Fortuné Trubert monta à la tribune. Il avait beaucoup maigri, en ces derniers mois. Sur son visage pâle des pommettes rouges perçaient la peau ; ses paupières étaient enflammées et ses prunelles vitreuses.

— Citoyens, dit-il d’une voix faible et un peu haletante, étrangement pénétrante ; on ne peut suspecter le Tribunal révolutionnaire sans suspecter en même temps la Convention et le Comité de Salut public dont il émane. Le citoyen Beauvisage nous a alarmés en nous montrant le président Montané altérant la procédure en faveur d’un coupable. Que n’a-t-il ajouté, pour notre repos, que, sur la dénonciation de l’accusateur public, Montané a été destitué et emprisonné ?… Ne peut-on veiller au salut public sans jeter partout la suspicion ? N’y a-t-il plus de talents ni de vertus à la Convention ? Robespierre, Couthon, Saint-Just ne sont-ils pas des hommes honnêtes ? Il est remarquable que les propos les plus violents sont tenus par des individus qu’on n’a jamais vus combattre pour la République ! Ils ne parleraient pas autrement s’ils voulaient la rendre haïssable. Citoyens, moins de bruit et plus de besogne ! C’est avec des canons, et non avec des criailleries, que l’on sauvera la France. La moitié des caves de la section n’ont pas encore été fouillées. Plusieurs citoyens détiennent encore des quantités considérables de bronze. Nous rappelons aux riches que les dons patriotiques sont pour eux la meilleure des assurances. Je recommande à votre libéralité les filles et les femmes de nos soldats qui se couvrent de gloire à la frontière et sur la Loire. L’un d’eux, le hussard Pommier (Augustin), précédemment apprenti sommelier, rue de Jérusalem, le 10 du mois dernier, devant Condé, menant des chevaux boire, fut assailli par six cavaliers autrichiens : il en tua deux et ramena les autres prisonniers. Je demande que la section déclare que Pommier (Augustin) a fait son devoir.

Ce discours fut applaudi et les sectionnaires se séparèrent aux cris de « vive la République ! »

Demeuré seul dans la nef avec Trubert, Gamelin lui serra la main :

— Merci. Comment vas-tu ?

— Moi, très bien, très bien ! répondit Trubert, en crachant, avec un hoquet, du sang dans son mouchoir. La République a beaucoup d’ennemis au dehors et au dedans ; et notre section en compte, pour sa part, un assez grand nombre. Ce n’est pas avec des criailleries mais avec du fer et des lois qu’on fonde les empires… Bonsoir, Gamelin : j’ai quelques lettres à écrire.

Et il s’en alla, son mouchoir sur les lèvres, dans la ci-devant sacristie.


La citoyenne veuve Gamelin, sa cocarde désormais mieux ajustée à sa coiffe, avait pris, du jour au lendemain, une gravité bourgeoise, une fierté républicaine et le digne maintien qui sied à la mère d’un citoyen juré. Le respect de la justice, dans lequel elle avait été nourrie, l’admiration que, depuis l’enfance, lui inspiraient la robe et la simarre, la sainte terreur qu’elle avait toujours éprouvée à la vue de ces hommes à qui Dieu lui-même cède sur la terre son droit de vie et de mort, ces sentiments lui rendaient auguste, vénérable et saint ce fils que naguère elle croyait encore presque un enfant. Dans sa simplicité, elle concevait la continuité de la justice à travers la Révolution aussi fortement que les législateurs de la Convention concevaient la continuité de l’État dans la mutation des régimes, et le Tribunal révolutionnaire lui apparaissait égal en majesté à toutes les juridictions anciennes qu’elle avait appris à révérer.

Le citoyen Brotteaux montrait au jeune magistrat de l’intérêt mêlé de surprise et une déférence forcée. Comme la citoyenne veuve Gamelin, il considérait la continuité de la justice à travers les régimes ; mais, au rebours de cette dame, il méprisait les tribunaux révolutionnaires à l’égal des cours de l’ancien régime. N’osant exprimer ouvertement sa pensée, et ne pouvant se résoudre à se taire, il se jetait dans des paradoxes que Gamelin comprenait tout juste assez pour en soupçonner l’incivisme.

— L’auguste tribunal où vous allez bientôt siéger, lui dit-il une fois, a été institué par le sénat français pour le salut de la République ; et ce fut certes une pensée vertueuse de nos législateurs que de donner des juges à leurs ennemis. J’en conçois la générosité, mais je ne la crois pas politique. Il eût été plus habile à eux, il me semble, de frapper dans l’ombre leurs plus irréconciliables adversaires et de gagner les autres par des dons ou des promesses. Un tribunal frappe avec lenteur et fait moins de mal que de peur : il est surtout exemplaire. L’inconvénient du vôtre est de réconcilier tous ceux qu’il effraie et de faire ainsi d’une cohue d’intérêts et de passions contraires un grand parti capable d’une action commune et puissante. Vous semez la peur : c’est la peur plus que le courage qui enfante les héros ; puissiez-vous, citoyen Gamelin, ne pas voir un jour éclater contre vous des prodiges de peur !

Le graveur Desmahis, amoureux, cette semaine-là, d’une fille du Palais-Égalité, la brune Flora, une géante, avait trouvé pourtant cinq minutes pour féliciter son camarade et lui dire qu’une telle nomination honorait grandement les beaux-arts.

Élodie elle-même, bien qu’à son insu elle détestât toute chose révolutionnaire, et qui craignait les fonctions publiques comme les plus dangereuses rivales qui pussent lui disputer le cœur de son amant, la tendre Élodie subissait l’ascendant d’un magistrat appelé à se prononcer dans des affaires capitales. D’ailleurs la nomination d’Évariste aux fonctions de juré produisait autour d’elle des effets heureux, dont sa sensibilité trouvait à se réjouir : le citoyen Jean Blaise vint dans l’atelier de la place de Thionville embrasser le juré avec un débordement de mâle tendresse.

Comme tous les contre-révolutionnaires, il éprouvait de la considération pour les puissances de la République, et, depuis qu’il avait été dénoncé pour fraude dans les fournitures de l’armée, le Tribunal révolutionnaire lui inspirait une crainte respectueuse. Il se voyait personnage de trop d’apparence et mêlé à trop d’affaires pour goûter une sécurité parfaite : le citoyen Gamelin lui paraissait un homme à ménager. Enfin on était bon citoyen, ami des lois.

Il tendit la main au peintre magistrat, se montra cordial et patriote, favorable aux arts et à la liberté. Gamelin, généreux, serra cette main largement tendue.

— Citoyen Évariste Gamelin, dit Jean Blaise, je fais appel à votre amitié et à vos talents. Je vous emmène demain pour quarante-huit heures à la campagne : vous dessinerez et nous causerons.

Plusieurs fois, chaque année, le marchand d’estampes faisait une promenade de deux ou trois jours en compagnie de peintres qui dessinaient, sur ses indications, des paysages et des ruines. Saisissant avec habileté ce qui pouvait plaire au public, il rapportait de ces tournées des morceaux qui, terminés dans l’atelier et gravés avec esprit, faisaient des estampes à la sanguine ou en couleurs, dont il tirait bon profit. D’après ces croquis, il faisait exécuter aussi des dessus de portes et des trumeaux qui se vendaient autant et mieux que les ouvrages décoratifs d’Hubert Robert.

Cette fois, il voulait emmener le citoyen Gamelin pour esquisser des fabriques d’après nature, tant le juré avait pour lui grandi le peintre. Deux autres artistes étaient de la partie, le graveur Desmahis, qui dessinait bien, et l’obscur Philippe Dubois, qui travaillait excellemment dans le genre de Robert. Selon la coutume, la citoyenne Élodie, avec sa camarade la citoyenne Hasard, accompagnait les artistes. Jean Blaise, qui savait unir au souci de ses intérêts le soin de ses plaisirs, avait aussi invité à cette promenade la citoyenne Thévenin, actrice du Vaudeville, qui passait pour sa bonne amie.