Les dieux ont soif/Chapitre XXVIII

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Calmann-Lévy (p. 342-347).

XXVIII

Le 10, tandis que, sur le grabat d’un cachot, Évariste, après un sommeil de fièvre, se réveillait en sursaut dans une indicible horreur, Paris, en sa grâce et son immensité, souriait au soleil ; l’espérance renaissait au cœur des prisonniers ; les marchands ouvraient allègrement leur boutique, les bourgeois se sentaient plus riches, les jeunes hommes plus heureux, les femmes plus belles, par la chute de Robespierre. Seuls, une poignée de jacobins, quelques prêtres constitutionnels et quelques vieilles femmes tremblaient de voir l’empire passer aux méchants et aux corrompus. Une délégation du Tribunal révolutionnaire, composée de l’accusateur public et de deux juges, se rendait à la Convention, pour la féliciter d’avoir arrêté les complots. L’assemblée décidait que l’échafaud serait dressé de nouveau sur la place de la Révolution. On voulait que les riches, les élégants, les jolies femmes pussent voir sans se déranger le supplice de Robespierre, qui aurait lieu le jour même. Le dictateur et ses complices étaient hors la loi : il suffisait que leur identité fût constatée par deux officiers municipaux pour que le Tribunal les livrât immédiatement à l’exécuteur. Mais une difficulté surgissait : les constatations ne pouvaient être faites dans les formes, la Commune étant tout entière hors la loi. L’assemblée autorisa le Tribunal à faire constater l’identité par des témoins ordinaires.

Les triumvirs furent traînés à la mort, avec leurs principaux complices, au milieu des cris de joie et de fureur, des imprécations, des rires, des danses.

Le lendemain, Évariste, qui avait repris quelque force et pouvait presque se tenir sur ses jambes, fut tiré de son cachot, amené au Tribunal et placé sur l’estrade qu’il avait tant de fois vue chargée d’accusés, où s’étaient assises tour à tour tant de victimes illustres ou obscures. Elle gémissait maintenant sous le poids de soixante-dix individus, la plupart membres de la Commune, et quelques-uns jurés comme Gamelin, mis comme lui hors la loi. Il revit son banc, le dossier sur lequel il avait coutume de s’appuyer, la place d’où il avait terrorisé des malheureux, la place où il lui avait fallu subir le regard de Jacques Maubel, de Fortuné Chassagne, de Maurice Brotteaux, les yeux suppliants de la citoyenne Rochemaure qui l’avait fait nommer juré et qu’il en avait récompensée par un verdict de mort. Il revit, dominant l’estrade où les juges siégeaient sur trois fauteuils d’acajou, garnis de velours d’Utrecht rouge, les bustes de Chalier et de Marat et ce buste de Brutus qu’il avait un jour attesté. Rien n’était changé, ni les haches, les faisceaux, les bonnets rouges du papier de tenture, ni les outrages jetés par les tricoteuses des tribunes à ceux qui allaient mourir, ni l’âme de Fouquier-Tinville, têtu, laborieux, remuant avec zèle ses papiers homicides, et envoyant, magistrat accompli, ses amis de la veille à l’échafaud.

Les citoyens Remacle, portier tailleur, et Dupont aîné, menuisier, place de Thionville, membre du Comité de surveillance de la section du Pont-Neuf, reconnurent Gamelin (Évariste), artiste peintre, ex-juré au Tribunal révolutionnaire, ex-membre du conseil général de la Commune. Ils témoignaient pour un assignat de cent sols, aux frais de la section ; mais, parce qu’ils avaient eu des rapports de voisinage et d’amitié avec le proscrit, ils éprouvaient de la gêne à rencontrer son regard. Au reste, il faisait chaud : ils avaient soif et étaient pressés d’aller boire un verre de vin.

Gamelin fit un effort pour monter dans la charrette : il avait perdu beaucoup de sang et sa blessure le faisait cruellement souffrir. Le cocher fouetta sa haridelle et le cortège se mit en marche au milieu des huées.

Des femmes qui reconnaissaient Gamelin lui criaient :

— Va donc ! buveur de sang ! Assassin à dix-huit francs par jour !… Il ne rit plus : voyez comme il est pâle, le lâche !

C’étaient les mêmes femmes qui insultaient naguère les conspirateurs et les aristocrates, les exagérés et les indulgents envoyés par Gamelin et ses collègues à la guillotine.

La charrette tourna sur le quai des Morfondus, gagna lentement le Pont-neuf et la rue de la Monnaie : on allait à la place de la Révolution, à l’échafaud de Robespierre. Le cheval boitait ; à tout moment, le cocher lui effleurait du fouet les oreilles. La foule des spectateurs, joyeuse, animée, retardait la marche de l’escorte. Le public félicitait les gendarmes, qui retenaient leurs chevaux. Au coin de la rue Honoré, les insultes redoublèrent. Des jeunes gens, attablés à l’entresol, dans les salons des traiteurs à la mode, se mirent aux fenêtres, leur serviette à la main, et crièrent :

— Cannibales, anthropophages, vampires !

La charrette ayant buté dans un tas d’ordures qu’on n’avait pas enlevées en ces deux jours de troubles, la jeunesse dorée éclata de joie :

— Le char embourbé !… Dans la gadoue, les jacobins ! Gamelin songeait, et il crut comprendre.

« Je meurs justement, pensa-t-il. Il est juste que nous recevions ces outrages jetés à la République et dont nous aurions dû la défendre. Nous avons été faibles ; nous nous sommes rendus coupables d’indulgence. Nous avons trahi la République. Nous avons mérité notre sort. Robespierre lui-même, le pur, le saint, a péché par douceur, par mansuétude ; ses fautes sont effacées par son martyre. À son exemple, j’ai trahi la République ; elle périt : il est juste que je meure avec elle. J’ai épargné le sang : que mon sang coule ! Que je périsse ! Je l’ai mérité… »

Tandis qu’il songeait ainsi, il aperçut l’enseigne de l’Amour peintre, et des torrents d’amertume et de douceur roulèrent en tumulte dans son cœur.

Le magasin était fermé, les jalousies des trois fenêtres de l’entresol entièrement rabattues. Quand la charrette passa devant la fenêtre de gauche, la fenêtre de la chambre bleue, une main de femme, qui portait à l’annulaire une bague d’argent, écarta le bord de la jalousie et lança vers Gamelin un œillet rouge que ses mains liées ne purent saisir, mais qu’il adora comme le symbole et l’image de ces lèvres rouges et parfumées dont s’était rafraîchie sa bouche. Ses yeux se gonflèrent de larmes et ce fut tout pénétré du charme de cet adieu qu’il vit se lever sur la place de la Révolution le couteau ensanglanté.