Les dimanches d’un bourgeois de Paris, Ollendorff/04

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Les dimanches d’un bourgeois de Paris, Texte établi par Librairie Paul Ollendorff, Paul Ollendorff Voir et modifier les données sur Wikidata06 (p. 57-78).

PÊCHE À LA LIGNE


PÊCHE À LA LIGNE  

La veille du jour où il devait, pour la première fois de sa vie, lancer un hameçon dans une rivière, M. Patissot se procura, contre la somme de 80 centimes, le Parfait pêcheur à la ligne. Il apprit, dans cet ouvrage, mille choses utiles, mais il fut particulièrement frappé par le style, et il retint le passage suivant :

« En un mot, voulez-vous, sans soins, sans documents, sans préceptes, voulez-vous réussir et pêcher avec succès à droite, à gauche ou devant vous, en descendant ou en remontant, avec cette allure de conquête qui n’admet pas de difficulté ? Eh bien ! pêchez avant, pendant et après l’orage, quand le ciel s’entr’ouvre et se zèbre de lignes de feu, quand la terre s’émeut par les roulements prolongés du tonnerre : alors, soit avidité, soit terreur, tous les poissons agités, turbulents, confondent leurs habitudes dans une sorte de galop universel.

« Dans cette confusion, suivez ou négligez tous les diagnostics des chances favorables, allez à la pêche, vous marchez à la victoire ! »

Puis, afin de pouvoir captiver en même temps des poissons de toutes grosseurs, il acheta trois instruments perfectionnés, cannes pour la ville, lignes sur le fleuve, se déployant démesurément au moyen d’une simple secousse. Pour le goujon, il eut des hameçons no 15, du no 12 pour la brème et il comptait bien, avec le no 7, emplir son panier de carpes et de barbillons. Il n’acheta pas de vers de vase qu’il était sûr de trouver partout, mais il s’approvisionna d’asticots. Il en avait un grand pot tout plein ; et le soir, il les contempla. Les hideuses bêtes, répandant une puanteur immonde, grouillaient dans leur bain de son, comme elles font dans les viandes pourries ; et Patissot voulut s’exercer d’avance à les accrocher aux hameçons. Il en prit une avec répugnance ; mais, à peine l’eût-il posée sur la pointe aiguë de l’acier courbé qu’elle creva et se vida complètement. Il recommença vingt fois de suite sans plus de succès, et il aurait peut-être continué toute la nuit s’il n’eût craint d’épuiser toute sa provision de vermine.

Il partit par le premier train. La gare était pleine de gens armés de cannes à pêche. Les unes, comme celles de Patissot, semblaient de simples bambous ; mais les autres, d’un seul morceau, montaient dans l’air en s’amincissant. C’était comme une forêt de fines baguettes qui se heurtaient à tout moment, se mêlaient, semblaient se battre comme des épées, ou se balancer comme des mâts au-dessus d’un océan de chapeaux de paille à larges bords.

Quand la locomotive se mit en marche, on en voyait sortir de toutes les portières, et les impériales, d’un bout à l’autre du convoi, en étant hérissées, le train avait l’air d’une longue chenille qui se déroulait par la plaine.

On descendit à Courbevoie, et la diligence de Bezons fut emportée d’assaut. Un amoncellement de pêcheurs se tassa sur le toit, et comme ils tenaient leurs lignes à la main, la guimbarde prit tout à coup l’aspect d’un gros porc-épic.

Tout le long de la route on voyait des hommes se diriger dans le même sens, comme pour un immense pèlerinage vers une Jérusalem inconnue. Ils portaient leurs longs bâtons effilés, rappelant ceux des anciens fidèles revenus de Palestine, et une boîte en fer-blanc leur battait le dos. Ils se hâtaient.

À Bezons, le fleuve apparut. Sur ses deux bords, une file de personnes, des hommes en redingote, d’autres en coutil, d’autres en blouse, des femmes, des enfants, même des jeunes filles prêtes à marier, pêchaient.

Patissot se rendit au barrage, où son ami Boivin l’attendait. L’accueil de ce dernier fut froid. Il venait de faire connaissance avec un gros monsieur de cinquante ans environ, qui paraissait très fort, et dont la figure était brûlée du soleil. Tous les trois, ayant loué un grand bateau, allèrent s’accrocher presque sous la chute du barrage, dans les remous où l’on prend le plus de poisson.

Boivin fut tout de suite prêt, et ayant amorcé sa ligne il la lança, puis il demeura immobile, fixant le petit flotteur avec une attention extraordinaire. Mais de temps en temps il retirait son fil de l’eau pour le jeter un peu plus loin. Le gros monsieur, quand il eut envoyé dans la rivière ses hameçons bien appâtés, posa la ligne à son côté, bourra sa pipe, l’alluma, se croisa les bras, et, sans un coup d’œil au bouchon, il regarda l’eau couler. Patissot recommença à crever des asticots. Au bout de cinq minutes, il interpella Boivin : « Monsieur Boivin, vous seriez bien aimable de mettre ces bêtes à mon hameçon. J’ai beau essayer, je n’arrive pas. » Boivin releva la tête : « Je vous prierai de ne pas me déranger, monsieur Patissot ; nous ne sommes pas ici pour nous amuser. » Cependant il amorça la ligne, que Patissot lança, imitant avec soin tous les mouvements de son ami.

La barque contre la chute d’eau dansait follement ; des vagues la secouaient, de brusques retours de courant la faisaient virer comme une toupie, quoiqu’elle fût amarrée par les deux bouts ; et Patissot, tout absorbé par la pêche, éprouvait un malaise vague, une lourdeur de tête, un étourdissement étrange.

On ne prenait rien cependant : le petit père Boivin, très nerveux, avait des gestes secs, des hochements de front désespérés ; Patissot en souffrait comme d’un désastre ; seul le gros monsieur, toujours immobile, fumait tranquillement, sans s’occuper de sa ligne. À la fin, Patissot, navré, se tourna vers lui, et, d’une voix triste :

— Ça ne mord pas ?

L’autre répondit simplement :

— Parbleu !

Patissot, étonné, le considéra.

— En prenez-vous quelquefois beaucoup ?

— Jamais !

— Comment, jamais ?

Le gros homme, tout en fumant comme une cheminée de fabrique, lâcha ces mots, qui révolutionnèrent son voisin :

— Ça me gênerait rudement si ça mordait. Je ne viens pas pour pêcher, moi, je viens parce qu’on est très bien ici : on est secoué comme en mer ; si je prends une ligne, c’est pour faire comme les autres.

M. Patissot, au contraire, ne se trouvait plus bien du tout. Son malaise, vague d’abord, augmentant toujours, prit une forme enfin. On était, en effet, secoué comme en mer, et il souffrait du mal des paquebots.

Après la première atteinte un peu calmée, il proposa de s’en aller ; mais Boivin, furieux, faillit lui sauter à la face. Cependant, le gros homme, pris de pitié, ramena la barque d’autorité, et, lorsque les étourdissements de Patissot furent dissipés, on s’occupa de déjeuner.

Deux restaurants se présentaient.

L’un tout petit, avec un aspect de guinguette, était fréquenté par le fretin des pêcheurs. L’autre, qui portait le nom de « Chalet des Tilleuls », ressemblait à une villa bourgeoise et avait pour clientèle l’aristocratie de la ligne. Les deux patrons, ennemis de naissance, se regardaient haineusement par-dessus un grand terrain qui les séparait, et où s’élevait la maison blanche du garde-pêche et du barragiste. Ces autorités, d’ailleurs, tenaient l’une pour la guinguette, l’autre pour les Tilleuls, et les dissentiments intérieurs de ces trois maisons isolées reproduisaient l’histoire de toute l’humanité.

Boivin, qui connaissait la guinguette, y voulait aller : « On y est très bien servi, et ça n’est pas cher ; vous verrez. Du reste, monsieur Patissot, ne vous attendez pas à me griser comme vous avez fait dimanche dernier ; ma femme était furieuse, savez-vous, et elle a juré qu’elle ne vous pardonnerait jamais ! »

Le gros monsieur déclara qu’il ne mangerait qu’aux Tilleuls, parce que c’était, affirmait-il, une maison excellente, où l’on faisait la cuisine comme dans les meilleurs restaurants de Paris. — « Faites comme vous voudrez, déclara Boivin ; moi, je vais où j’ai mes habitudes. » Et il partit. Patissot, mécontent de son ami, suivit le gros monsieur.

Ils déjeunèrent en tête-à-tête, échangèrent leurs manières de voir, se communiquèrent leurs impressions et reconnurent qu’ils étaient faits pour s’entendre.


✽ ✽

Après le repas, on se remit à pêcher, mais les deux nouveaux amis partirent ensemble le long de la berge, s’arrêtèrent contre le pont du
chemin de fer, et jetèrent leurs lignes à l’eau, tout en causant. Ça con­tinuait à ne pas mordre ; Patissot maintenant en prenait son parti.

Une famille s’approcha. Le père, avec des favoris de magistrat, tenait une ligne démesurée ; trois enfants du sexe mâle, de tailles différentes, portaient des bambous de longueurs diverses, selon leur âge, et la mère, très forte, manœuvrait avec grâce une charmante canne à pêche ornée d’une faveur à la poignée. Le père salua : — « L’endroit est-il bon, messieurs ? » Patissot allait parler, quand son voisin répondit : « Excellent ! » Toute la famille sourit et s’installa autour des deux pêcheurs. Alors Patissot fut saisi d’une envie folle de prendre un poisson, un seul, n’importe lequel, gros comme une mouche, pour inspirer de la considération à tout ce monde ; et il se mit à manœuvrer sa ligne comme il avait vu Boivin le faire dans la matinée. Il laissait le flotteur suivre le courant jusqu’au bout du fil, donnait une secousse, tirait les hameçons de la rivière ; puis, leur faisant décrire en l’air un large cercle, il les rejetait à l’eau quelques mètres plus haut. Il avait même, pensait-il, attrapé le chic pour faire ce mouvement avec élégance, quand sa ligne, qu’il venait d’enlever d’un coup de poignet rapide, se trouva arrêtée quelque part derrière lui. Il fit un effort ; un grand cri éclata dans son dos, et il aperçut, décrivant dans le ciel une courbe de météore, et accroché à l’un de ses hameçons, un magnifique chapeau de femme, chargé de fleurs, qu’il déposa, toujours au bout de sa ficelle, juste au beau milieu du fleuve.

Il se retourna effaré, lâchant sa ligne, qui
suivit le chapeau, filant avec le courant, pendant que le gros monsieur, son nouvel ami, renversé sur le dos, riait à pleine gorge. La dame, décoiffée et stupéfaite, suffoquait de colère ; le mari se fâcha tout à fait, et il réclamait le prix du chapeau, que Patissot paya bien le triple de sa valeur.

Puis la famille partit avec dignité.

Patissot prit une autre canne, et, jusqu’au soir, il baigna des asticots. Son voisin dormait tranquillement sur l’herbe. Il se réveilla vers sept heures.

— Allons-nous-en ! dit-il.

Alors Patissot retira sa ligne, poussa un cri, tomba d’étonnement sur le derrière. Au bout du fil, un tout petit poisson se balançait. Quand on le considéra de plus près, on vit qu’il était accroché par le milieu du ventre ; un hameçon l’avait happé au passage en sortant de l’eau.

Ce fut un triomphe, une joie démesurée. Patissot voulut qu’on le fît frire pour lui tout seul.

Pendant le dîner, l’intimité s’accrut avec sa nouvelle connaissance. Il apprit que ce particulier habitait Argenteuil, canotait à la voile depuis trente ans sans découragement, et il accepta à déjeuner chez lui pour le dimanche suivant, avec la promesse d’une bonne partie de canot dans le Plongeon, clipper de son ami.

La conversation l’intéressa si fort qu’il en oublia sa pêche.

La pensée lui en vint seulement après le café, et il exigea qu’on la lui apportât. C’était, au milieu de l’assiette, une sorte d’allumette jaunâtre et tordue. Il la mangea cependant avec orgueil, et, le soir, sur l’omnibus, il racontait à ses voisins qu’il avait pris dans la journée quatorze livres de friture.