Les dimanches d’un bourgeois de Paris, Ollendorff/09

La bibliothèque libre.
Les dimanches d’un bourgeois de Paris, Texte établi par Librairie Paul Ollendorff, Paul Ollendorff Voir et modifier les données sur Wikidata06 (p. 149-167).

UN DÎNER ET QUELQUES IDÉES


UN DÎNER ET QUELQUES IDÉES

À l’occasion de la fête nationale, M. Perdrix (Antoine), chef de bureau de M. Patissot, fut nommé chevalier de la Légion d’honneur. Il comptait trente ans de services sous les régimes précédents, et dix années de ralliement au gouvernement actuel. Ses employés, quoique murmurant un peu d’être ainsi récompensés en la personne de leur chef, jugèrent bon de lui offrir une croix enrichie de faux diamants ; et le nouveau chevalier, ne voulant pas rester en arrière, les invita tous à dîner pour le dimanche suivant, dans sa propriété d’Asnières.

La maison, enluminée d’ornements mauresques, avait un aspect de café-concert, mais sa situation lui donnait de la valeur, car la ligne du chemin de fer, coupant le jardin dans toute sa largeur, passait à 20 mètres du perron. Sur le rond de gazon obligatoire, un bassin en ciment romain contenait des poissons rouges, et un jet d’eau, en tout semblable à une seringue, lançait parfois en l’air des arcs-en-ciel microscopiques dont s’émerveillaient les visiteurs.

L’alimentation de cet irrigateur faisait la constante préoccupation de M. Perdrix qui se levait parfois dès cinq heures du matin afin d’emplir le réservoir. Il pompait alors avec acharnement, en manches de chemise, son gros ventre débordant de la culotte, afin d’avoir, à son retour du bureau, la satisfaction de lâcher les grandes eaux, et de se figurer qu’une fraîcheur s’en répandait dans le jardin.

Le soir du dîner officiel, tous les invités, l’un après l’autre, s’extasièrent sur la situation du domaine, et chaque fois qu’on entendait, au loin, venir un train, M. Perdrix leur annonçait sa destination : Saint-Germain, le Havre, Cherbourg ou Dieppe, et, par farce, on faisait des signes aux voyageurs penchés aux portières.

Le bureau complet se trouvait là. C’était d’abord M. Capitaine, sous-chef ; M. Patissot commis principal ; puis MM. de Sombreterre et Vallin, jeunes employés élégants qui ne venaient au bureau qu’à leurs heures ; enfin M. Rade, célèbre dans tout le ministère par les doctrines insensées qu’il affichait, et l’expéditionnaire, M. Boivin.

M. Rade passait pour un type. Les uns le traitaient de fantaisiste ou d’idéologue ; les autres, de révolutionnaire ; tout le monde s’accordait à dire que c’était un maladroit. Vieux déjà, maigre et petit, avec un œil vif et de longs cheveux blancs, il avait professé toute sa vie le plus profond mépris pour la besogne administrative.

Remueur de livres et grand liseur, d’une nature toujours révoltée contre tout, chercheur de vérité et contempteur des préjugés courants, il avait une façon nette et paradoxale d’exprimer ses opinions qui fermait la bouche aux imbéciles satisfaits et aux mécontents sans savoir pourquoi. On disait : « Ce vieux fou de Rade », ou bien : « Cet écervelé de Rade » ; et la lenteur de son avancement semblait donner raison contre lui aux médiocres parvenus. L’indépendance de sa parole faisait trembler bien souvent ses collègues, qui se demandaient avec terreur comment il avait pu conserver sa place. Aussitôt qu’on fut à table, M. Perdrix, dans un petit discours bien senti, remercia ses « collaborateurs », leur promit sa protection d’autant plus efficace que son autorité grandissait, et il termina par une péroraison émue où il remerciait et glorifiait le gouvernement libéral et juste, qui sait chercher le mérite parmi les humbles.

M. Capitaine, sous-chef, répondit au nom du bureau, félicita, congratula, salua, exalta, chanta les louanges de tous ; et des applaudissements frénétiques accueillirent ces deux morceaux d’éloquence. Après quoi l’on se mit sérieusement à manger.

Tout alla bien jusqu’au dessert, la misère des propos ne gênant personne. Mais, au café, une discussion s’élevant déchaîna tout à coup M. Rade, qui se mit à passer les bornes.

On parlait d’amour naturellement, et un souffle de chevalerie grisant cette salle de bureaucrates, on vantait avec exaltation la beauté supérieure de la femme, sa délicatesse d’âme, son aptitude aux choses exquises, la sûreté de son jugement et la finesse de ses sentiments. M. Rade se mit à protester, refusant avec énergie au sexe qualifié de « beau » toutes les qualités qu’on lui prêtait ; et, devant l’indignation générale, il cita des auteurs.

— Schopenhauer, messieurs, Schopenhauer, un grand philosophe que l’Allemagne vénère. Voici ce qu’il dit : « Il a fallu que l’intelligence de l’homme fût bien obscurcie par l’amour pour qu’il ait appelé beau ce sexe de petite taille, aux épaules étroites, aux larges hanches et aux jambes courbes. Toute sa beauté, en effet, réside dans l’instinct de l’amour. Au lieu de le nommer beau, il eût été plus juste de l’appeler l’inesthétique. Les femmes n’ont ni le sentiment ni l’intelligence de la musique, pas plus que de la poésie ou des arts plastiques ; ce n’est chez elles que pure singerie, pur prétexte, pure affectation exploitée par leur désir de plaire.

— L’homme qui a dit ça est un imbécile, déclara M. de Sombreterre.

M. Rade, souriant, continua :

— Et Rousseau, monsieur ? Voici son opinion : « Les femmes, en général, n’aiment aucun art, ne se connaissent à aucun, et n’ont aucun génie. »

M. de Sombreterre haussa dédaigneusement les épaules :

— Rousseau est aussi bête que l’autre, voilà tout.

M. Rade souriait toujours :

— Et lord Byron, qui pourtant aimait les femmes, monsieur, voici ce qu’il dit : « On devrait bien les nourrir et les bien vêtir, mais ne point les mêler à la société. Elles devraient aussi être instruites de la religion, mais ignorer la poésie et la politique, ne lire que des livres de piété et de cuisine. »

M. Rade continua :

— Voyez, messieurs, elles étudient toutes la peinture et la musique. Il n’y en a pas une cependant qui ait fait un bon tableau ou un opéra remarquable ! Pourquoi, messieurs ? Parce qu’elles sont le sexus sequior, le sexe second à tous égards, fait pour se tenir à l’écart et au second plan.

M. Patissot se fâchait :

— Et Mme Sand, monsieur ?

— Une exception, monsieur, une exception. Je vous citerai encore un passage d’un autre grand philosophe, anglais celui-là : Herbert Spencer. Voici : « Chaque sexe est capable, sous l’influence de stimulants particuliers, de manifester des facultés ordinairement réservées à l’autre. Ainsi, pour prendre un cas extrême, une excitation spéciale peut faire donner du lait aux mamelles des hommes ; on a vu, pendant des famines, des petits enfants privés de leur mère être sauvés de cette façon. Nous ne mettrons pourtant pas cette faculté d’avoir du lait au nombre des attributs du mâle. De même, l’intelligence féminine qui, dans certains cas, donnera des produits supérieurs, doit être négligée dans l’estimation de la nature féminine, en tant que facteur social… »

M. Patissot, blessé dans tous ses instincts chevaleresques originels, déclara :

— Vous n’êtes pas Français, monsieur. La galanterie française est une des formes du patriotisme.

M. Rade releva la balle.

— J’ai fort peu de patriotisme, monsieur, le moins possible.

Un froid se répandit, mais il continua tranquillement :

— Admettez-vous avec moi que la guerre soit une chose monstrueuse ; que cette coutume d’égorgement des peuples constitue un état permanent de sauvagerie ; qu’il soit odieux, alors que le seul bien réel est « la vie », de voir les gouvernements, dont le devoir est de protéger l’existence de leurs sujets, chercher avec obstination des moyens de destruction ? Oui, n’est-ce pas. — Eh bien, si la guerre est une chose horrible, le patriotisme ne serait-il pas l’idée mère qui l’entretient ? Quand un assassin tue, il a une pensée, c’est de voler. Quand un brave homme, à coups de baïonnette, crève un autre honnête homme, père de famille ou grand artiste peut être, à quelle pensée obéit-il ?…

Tout le monde se sentait profondément blessé.

— Quand on pense des choses pareilles, on ne les dit pas en société.

M. Patissot reprit :

— Il y a pourtant, monsieur, des principes que tous les honnêtes gens reconnaissent.

M. Rade demanda :

— Lesquels ? Alors, solennellement, M. Patissot prononça « la morale, monsieur ».

M. Rade rayonnait, il s’écria :

— Un seul exemple, messieurs, un tout petit exemple. Quelle opinion avez-vous des messieurs à casquette de soie qui font sur les boulevards extérieurs le joli métier que vous savez, et qui en vivent ?

Une moue de dégoût parcourut la table :

— Eh bien ! messieurs, il y a un siècle seulement, quand un élégant gentilhomme, très chatouilleux sur le point d’honneur, avait pour… amie… une « très belle et honneste dame de haute lignée », il était fort bien porté de vivre à ses dépens, messieurs, et même de la ruiner tout à fait. On trouvait ce jeu-là charmant. Donc les principes de morale ne sont pas fixes… et alors…

M. Perdrix, visiblement embarrassé, l’arrêta :

— Vous sapez les bases de la société, monsieur Rade, il faut toujours avoir des principes. Ainsi, en politique, voici M. de Sombreterre qui est légitimiste, M. Vallin orléaniste, M. Patissot et moi républicains, nous avons des principes très différents, n’est-ce pas, et cependant nous nous entendons fort bien parce que nous en avons.

Mais M. Rade s’écria : — Moi aussi, j’en ai, messieurs, j’en ai de très arrêtés.

M. Patissot releva la tête, et, froidement :

— Je serais heureux de les connaître, monsieur.

M. Rade ne se fit pas prier :

— Les voici, monsieur.

1er principe. — Le gouvernement d’un seul est une monstruosité.

2e principe. — Le suffrage restreint est une injustice.

3e principe. — Le suffrage universel est une stupidité.

En effet, livrer des millions d’hommes, des intelligences d’élite, des savants, des génies même, au caprice, au bon vouloir d’un être qui, dans un moment de gaieté, de folie, d’ivresse ou d’amour, n’hésitera pas à tout sacrifier pour sa fantaisie exaltée, dépensera l’opulence du pays péniblement amassée par tous, fera hacher des milliers d’hommes sur les champs de bataille, etc., etc., me paraît être, à moi, simple raisonneur, une monstrueuse aberration.

Mais en admettant que le pays doive se gouverner lui-même, exclure sous un prétexte toujours discutable une partie des citoyens de l’administration des affaires est une injustice si flagrante, qu’il me semble inutile de la discuter davantage.

Reste le suffrage universel. Vous admettez bien avec moi que les hommes de génie sont rares, n’est-ce pas ? Pour être large, convenons qu’il y en ait cinq en France, en ce moment. Ajoutons, toujours pour être large, deux cents hommes de grand talent, mille autres possédant des talents divers, et dix mille hommes supérieurs d’une façon quelconque. Voilà un état major de onze mille deux cent cinq esprits. Après quoi vous avez l’armée des médiocres, que suit la multitude des imbéciles. Comme les médiocres et les imbéciles forment toujours l’immense majorité, il est inadmissible qu’ils puissent élire un gouvernement intelligent.

Pour être juste, j’ajoute que logiquement le suffrage universel me semble le seul principe admissible, mais qu’il est inapplicable, voici pourquoi.

Faire concourir au gouvernement toutes les forces vives d’un pays, représenter tous les intérêts, tenir compte de tous les droits, est un rêve idéal, mais peu pratique, car la seule force que vous puissiez mesurer est justement celle qui devrait être la plus négligée, la force stupide, le nombre. D’après votre méthode, le nombre inintelligent prime le génie, le savoir, toutes les connaissances acquises, la richesse, l’industrie, etc., etc. Quand vous pourrez donner à un membre de l’Institut dix mille voix contre une au chiffonnier, cent voix au grand propriétaire contre dix voix à son fermier, vous aurez équilibré à peu près les forces et obtenu une représentation nationale qui vraiment représentera toutes les puissances de la nation. Mais je vous défie bien de faire ça.

Voici mes conclusions :

Autrefois, quand on ne pouvait exercer aucune profession, on se faisait photographe ; aujourd’hui on se fait député. Un pouvoir ainsi composé sera toujours lamentablement incapable ; mais incapable de faire du mal autant qu’incapable de faire du bien. Un tyran, au contraire, s’il est bête, peut faire beaucoup de mal, et, s’il se rencontre intelligent (ce qui est infiniment rare), beaucoup de bien.

Entre ces formes de gouvernement, je ne me prononce pas ; et je me déclare anarchiste, c’est-à-dire partisan du pouvoir le plus effacé, le plus insensible, le plus libéral au grand sens du mot, et révolutionnaire en même temps, c’est-à-dire l’ennemi éternel de ce même pouvoir, qui ne peut être, de toute façon, qu’absolument défectueux. Voilà.

Des cris d’indignation s’élevèrent autour de la table, et tous, légitimiste, orléaniste, républicains par nécessité, se fâchèrent tout rouge. M. Patissot, particulièrement, suffoquait et, se tournant vers M. Rade :

— Alors, monsieur, vous ne croyez à rien.

L’autre répondit simplement :

— Non, monsieur

La colère qui souleva tous les convives empêcha M. Rade de continuer, et M. Perdrix, redevenant chef, ferma la discussion.

Assez, messieurs, je vous en prie. Nous avons chacun notre opinion, n’est-ce pas, et nous ne sommes pas disposés à en changer.

On approuva cette parole juste. Mais M. Rade, toujours révolté, voulut avoir le dernier mot.

— J’ai pourtant une morale, dit-il, elle est bien simple et toujours applicable ; une phrase la formule, la voici : « Ne faites pas à autrui ce que vous ne voudriez pas qu’on vous fît. » Je vous défie de la mettre en défaut, tandis qu’en trois arguments je me charge de démolir le plus sacré de vos principes.

Cette fois on ne répondit pas. Mais comme on rentrait le soir deux par deux, chacun disait à son compagnon :

« Non vraiment, M. Rade va beaucoup trop loin. Il a un coup de marteau certainement. On devrait le nommer sous-chef à Charenton. »