Les enfans des Vosges/Tome second

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Frechet (Tome 2p. 5-240).


LES ENFANS DES VOSGES.



Je passai ainsi plus d’un mois dans la plus parfaite sécurité. Avec l’aide de mes deux compagnons j’avais fait des choses incroyables. Nous étions venus à bout de déblayer l’escalier qui se trouvait à l’entrée du souterrain, nous avions rendu la brèche qui donnait dans la tour, commode et solide, en l’encadrant avec des bois ; et nous étions parvenus à la masquer avec un tas de pierres qui avait l’air d’être placé là par une suite des écroulemens. Nous avions comblé cet égoût qui passait par-dessous le mur de la tour, et en tout nos dispositions étaient si bien faites qu’il aurait fallu une bien grande recherche ou un hasard bien malheureux, pour faire découvrir ma retraite.

Les travaux de l’extérieur nous occupèrent plus de quinze jours, après cela nous pensames à l’intérieur. Nous eumes bientôt construit des bancs, un espèce de buffet pour ranger les ustensiles de mon ménage, et en moins de quinze jours encore mon appartement se trouva meublé.

Je ne saurais dire le charme que j’éprouvais lorsque je pouvais avoir ces deux enfans assis à mes côtés sur un des bancs que nous avions faits ensemble ; c’était là, ou pendant quelques promenades sur la montagne, les jours de beau tems, que j’essayais de payer leurs soins en cherchant à développer en eux les heureux germes que la nature y avait jetés. Ma situation les avait nécessairement familiarisés avec moi ; ce qui me mettait peut-être plus à même de les juger, en leur permettant de se livrer à toute la vérité de leurs caractères. C’était surtout dans les petits débats qu’ils avaient quelquefois l’un avec l’autre, que je les voyais s’abandonner sans réserve à toute l’impétuosité d’un naturel que rien n’a encore façonné. J’intervenais quand ces débats me paraissaient trop vifs ; il était rare alors que je ne fusse pas boudé un petit moment par celui à qui je donnais tort ; mais ils avaient tous deux le cœur si bon, que celui qui avait triomphé, ne tardait pas à travailler lui-même au raccommodement.

Je prenais souvent cette occasion où l’un croyait avoir une petite faute à expier, et où l’autre éprouvait la satisfaction d’avoir été le meilleur, pour leur donner quelques préceptes de morale ; ils étaient plus disposés à m’écouter, et leur âme émue mieux préparée à en recevoir de bonnes impressions.

Georges me racontait souvent ce qu’il entendait dire de nouveau dans le village ; c’est alors que je jugeais l’effet de la révolution sur ce jeune cœur ; je voyais dans quelle incertitude le jetait tout ce qu’il apprenait chaque jour.

Ces enfans avaient une grande confiance dans tout ce que je leur disais ; cependant je m’apercevais quelquefois qu’ils m’écoutaient avec surprise ; ils avaient l’air de se dire en eux-mêmes, pourquoi donc tant de gens soutiennent et font le contraire ? J’évitais le plus qu’il m’était possible cette fâcheuse contradiction, et ne leur parlant presque jamais de la révolution, et en ne cherchant qu’à leur inspirer un profond respect pour le bonheur d’autrui, qui pût les rendre vertueux et utiles à la société, quel que fût le gouvernement sous lequel ils devaient vivre un jour.

D’après ces principes, je m’étais bien gardé de parler à ces enfans de l’espérance que je fondais sur les succès des Autrichiens. Un matin, Georges arriva tout essoufflé et avec un air joyeux. Je l’attendais ce jour-là et j’étais déjà dans la tour où je m’occupais à faire quelque réparation à la porte d’entrée. Ils sont chassés ! me dit-il, en respirant à peine, ils sont chassés ! — Et qui donc ? — Eh ! les ennemis ! ils sont déjà bien loin, et nous n’avons plus rien à craindre. Je ne pus m’empêcher de témoigner le chagrin que me faisait cette nouvelle. Il me regarda avec surprise, puis il me dit d’un ton peiné, comme s’il avait voulu s’excuser : C’est vrai, ils vous auraient délivré ; mais ils auraient fait bien du mal dans le village, et mon père dit qu’ils l’auraient tué. — Eh bien ! mon cher Georges, répondis-je, il vaut mieux qu’ils ne viennent pas.

Il ne me parlait jamais de son père, et il parut fâché de me l’avoir nommé. Je m’en aperçus : Mon enfant, lui dis-je, ne rougis pas de me montrer que les jours de ton père te sont plus chers que les miens : Dieu me préserve de jamais te faire naître l’idée que cela puisse être autrement ! Il m’embrassa sans me répondre, et comme s’il avait voulu me remercier de ce que je lui disais.

Nous entrames dans le souterrain, il me suivit en silence ; il semblait profondément affligé de ce que je ne pouvais pas partager l’allégresse générale ; tout-à-coup il m’arrête comme s’il lui était venu une idée heureuse qu’il s’empressait de me communiquer. Mon grand papa, me dit-il, doit venir bientôt ; permettezmoi de lui apprendre où vous êtes. Vous savez combien il vous aime ; il trouvera bien quelque moyen de vous délivrer. Il me disait cela avec toute l’effusion d’un bon cœur, qui croit avoir trouvé de quoi consoler d’un chagrin qu’il vient de causer. Véritablement l’arrivée de son grand-père ne pouvait que me faire un bien grand plaisir. Cet homme qui était à-peu-près de mon âge, avait été le compagnon des jeux de mon enfance ; et après avoir servi dans ma maison, il s’était marié à Béfort ; il n’avait pas paru oublier ce qu’il devait à ma famille et à moi, et sur-tout ce que j’avais fait pour sa fille, la mère de Georges. Je croyais le connaître assez pour ne pas craindre de lui confier mon sort ; j’applaudis donc au projet que Georges avait de lui parler de moi ; et dès ce moment, je soupirai après celui où je pourrais voir ce vieux et fidèle serviteur.

Cette pensée m’occupa tout entier les jours suivans ; le quatrième ou le cinquième, je crois que c’était le dernier jour de l’année, j’attendais Georges, et comme je n’avais pas vu Henriette de toute la semaine, j’espérais qu’elle viendrait avec lui. Il y avait un peu de neige sur la terre, mais il faisait un si beau froid, que je voulus aller au-devant d’eux. En traversant la grande ruine, et passant auprès de l’escalier qui conduit au-dessus de la grande salle, l’idée me vint d’y monter pour regarder si je ne verrais pas venir mes jeunes amis. La voûte de cette salle, comme je vous l’ai fait remarquer, est intacte, hormis vers le milieu où se trouve une ouverture de quelques pouces de diamètre, par laquelle on voit d’une pièce dans l’autre. En passant près de cette ouverture, je crus entendre parler ; je prêtai l’oreille, et je fus bientôt convaincu que je ne me trompais pas. Je crus distinguer des accens plaintifs qui perçaient à travers le bruit confus de plusieurs personnes qui marchaient dans la cour en parlant très-haut et avec la plus grande vivacité. J’étais partagé entre l’inquiétude et la curiosité ; ne pouvant redescendre sans m’exposer à rencontrer ceux que j’entendais, pour tâcher de les apercevoir sans en être vu, je me couchai par terre, et je regardai par l’ouverture de la voûte. J’y étais à peine qu’un des inconnus entra dans la salle qui se trouvait au-dessous de moi, en criant par ici ; arrêtons-nous là, et puis nous verrons. Deux autres individus ne tardèrent pas à le suivre ; ils faisaient marcher entr’eux deux un enfant de onze à douze ans, qui avait les mains liées derrière le dos : il était tout en pleurs, et des sanglots lui échappaient par intervalle ; c’était lui dont j’avais entendu les plaintes, et quelle fut ma douleur et mon effroi, lorsque je reconnus Georges dans l’enfant qu’on traitait ainsi.

Je ne pensai pas aux nouveaux dangers que cet événement semblait m’annoncer, la situation de Georges absorbait toute mon attention ; je ne respirais plus, et je me préparais déjà à voler à son secours, quoique mes forces ne me permissent guère de le faire avec succès.

Nous verrons, dit un des trois hommes, s’il ne nous apprendra rien maintenant. Cette phrase acheva de me confirmer dans l’idée que j’étais l’objet de leurs recherches. Alors il suffisait de me découvrir pour mettre fin à la situation de Georges, ce qui me tranquillisa pour son sort. J’étais bien résolu à le tirer promptement d’embarras ; mais j’avais conçu tout-à-coup l’espérance d’effrayer ces inconnus par mon costume extraordinaire, et je cherchais dans ma tête une manière de me montrer qui pût y ajouter encore. Je ne perdais pas de vue ce qui se passait au-dessous de moi. Celui qui avait déjà parlé, continua ainsi : Allumons du feu, et s’il s’obstine à se taire, je vous le fais rôtir comme un poulet. Allons, petit drôle, reprit un de ses compagnons, ne te fais pas tant prier ; si tu nous fais trouver une bonne retraite, nous aurons bien soin de toi, sinon, nous allons te brûler tout vif.

Ces mots me jetèrent dans une grande incertitude ; il semblait d’après cela que ce n’était pas à moi que ces gens en voulaient ; qu’ils cherchaient plutôt quelque repaire de brigands pour se mettre à couvert des suites de quelques mauvais coups qu’ils avaient faits. Je n’en persistais pas moins dans le projet de secourir Georges de tout mon pouvoir, au risque de me livrer à ces inconnus, ou d’être forcé à leur céder mon asyle ; mais j’étais arrêté par le peu d’apparence de le faire avec succès.

Georges paraissait s’efforcer à retenir ses plaintes, mais elles lui échappaient malgré lui. Ces espèces de brigands étaient déjà occupés à allumer ce feu dont ils l’avaient menacé ; déjà la flamme s’élevait, déjà ils saisissaient leur victime comme s’ils avaient voulu tenir ce qu’ils avaient annoncé ; j’allais crier, j’allais me montrer, je ne sais pas ce que j’allais faire ; mais enfin j’allais me découvrir, lorsque Georges se jetant à genoux sembla vouloir parler : je m’arrêtai pour l’écouter. Ses pleurs l’empêchèrent un moment de se faire entendre, et ce ne fut qu’avec peine qu’il s’écria : Hélas ! ne me tuez pas, je ferai ce que vous voudrez. Ses bourreaux le lâchèrent, en lui disant : Eh bien ! conduis-nous. Georges se releva, fit quelques mouvemens comme s’il avait voulu véritablement les conduire, puis s’arrêtant tout-à-coup avec l’air du désespoir. — Mon dieu ! je ne peux pas vous conduire : je n’en sais pas plus que vous… je ne peux pas vous en dire davantage… tuez-moi si vous le voulez. Il se laissa tomber contre la muraille en pleurant amèrement.

Celui des trois inconnus qui avait déjà parlé plusieurs fois, fut à lui, le saisit brutalement, et le traîna vers le feu, en disant d’un ton à faire frémir : Puisqu’il ne peut pas nous être bon à rien, il vaut mieux nous en défaire tout de suite.

Le malheureux Georges pleurait, criait même, mais ne témoignait plus aucune envie de satisfaire ses persécuteurs, et résistait avec courage à leurs menaces. Ils l’approchèrent tellement du brâsier, qu’il m’échappa un cri d’horreur qui fit tourner la tête aux trois scélérats. L’un d’eux, celui qui paraissait le plus acharné, se trouvait précisément au-dessous de moi ; tout auprès de l’ouverture par laquelle je regardais, il y avait une assez grosse pierre : je la saisis et la précipitant, je m’ecriai de toutes mes forces, en essayant de prendre un ton d’oracle : Non, il ne périra pas, le ciel m’envoie à son secours.

Une exclamation de douleur, et plusieurs autres d’effroi m’apprirent que je produisais l’effet que je desirais. Je m’étais relevé, je ne pouvais plus voir ce qui se passait ; mais j’entendais fuir à toutes jambes. J’accourus vers l’escalier ; je le descendis le plus vîte qu’il me fut possible ; quand j’arrivai au-bas, il n’y avait plus personne. Je cherchai dans la cour, je regardais dans la salle, et je ne vis plus rien. Cependant, un soupir plaintif attira mon attention ; je courus vers le côté d’où il venait ; à peine eus-je fait quelques pas, que je trouvai Georges renversé par terre, les mains toujours liées derrière le dos, et respirant à peine. Je le relevai, mais je fus quelque tems sans pouvoir m’en faire reconnaître. C’est vous, me dit-il enfin, d’une voix altérée, c’est bien vous !… Ah ! je crois que je vais mourir. Il avait la figure en sang, et paraissait étouffer. Je lui déliai bien vîte les mains en tâchant de le rassurer. Il regardait autour de lui, avec un air égaré par l’effroi, il portait la main à divers endroits de son corps qui paraissaient le faire souffrir, et semblait partagé entre la crainte et la douleur.

Allons vîte dans le souterrain, lui dis-je. Ah ! je ne puis marcher, me répondit-il, je crois que je me suis cassé la jambe. En effet, il s’appuyait fortement contre moi, comme s’il n’avait pas pu se soutenir. Je lui aidai à s’asseoir sur des pierres, et je me mis à examiner sa jambe. Autant que je pouvais m’y connaître, il n’y avait point de fracture, mais une très-violente contusion, qui, avec d’autres blessures qu’il s’était faites à la figure, le faisait tellement souffrir, qu’à chaque instant il était prêt à s’évanouir.

Je n’avais rien pour lui donner du secours, je voulais aller en chercher dans mon souterrain ; mais, dès que je faisais un pas pour m’éloigner, il me suppliait avec les plus vives instances de ne pas le laisser seul ; je voyais qu’il lui était impossible de me suivre, et mes forces ne me permettaient pas de le porter jusques-là. J’éprouvais le plus grand embarras et la plus violente inquiétude. Je craignais aussi que les trois scélérats ne fussent cachés dans quelque coin de la ruine d’où ils pouvaient nous observer, et que bientôt rassurés, ils ne voulussent se venger de la peur que je leur avais causée.

Sans m’éloigner beaucoup je fis quelques recherches, et je n’aperçus que la trace de leurs pas qui se dirigeaient tous vers la porte d’entrée, ce qui me persuada qu’ils avaient été assez effrayés, pour s’enfuir sans s’arrêter. Je ne pus m’empêcher de questionner Georges sur ce qui venait de lui arriver ; malgré ses douleurs, il m’apprit que ces trois paysans étaient les mêmes qui avaient tenté de pénétrer dans mon souterrain ; effectivement, j’avais cru reconnaître la voix du maître d’école, qui dirigeait cette entreprise où il fut si grièvement blessé. Georges me conta qu’après sa guérison, il avait été compris dans la réquisition ; il n’avait pas voulu partir et s’était caché avec ses deux compagnons, au moment où l’on était venu pour l’y forcer. C’était hier, ajouta Georges ; tout le village aurait bien voulu être débarrassé de ce méchant homme ; on a été bien fâché de ce que les gendarmes n’ont pas pu le trouver. Je montais ici ce matin, lorsque je l’ai rencontré avec ses camarades. Ils m’ont entouré et m’ont demandé où j’allais. Je leur ai répondu que je me promenais. Ils m’ont fait beaucoup de questions sur le Kœnigsbourg. Je leur ai répondu encore que je ne le connaissais pas plus qu’eux. — Eh ! qu’y vas-tu donc faire si souvent ? a repris l’un d’eux ; suis-nous ; si tu ne nous montres pas tous les endroits que tu connais, tu verras ! Comme j’ai fait un mouvement pour m’enfuir, il a sorti une corde de sa poche et m’a lié les mains derrière le dos, en me disant, que si je criais, ils allaient me tuer sur la place. J’ai bien été forcé de leur obéir. En chemin, ils m’ont dit que si je leur faisais trouver une retraite où ils pussent s’établir et être bien cachés, ma fortune serait faite ; que si je ne leur procurais pas ce qu’ils cherchaient, je pouvais compter que c’était le dernier jour de ma vie. Je vous assure que j’étais bien résolu de me laisser tuer, plutôt que de vous découvrir ; cependant j’avais bien peur. Ils ont allumé du feu en arrivant ; ils me menaçaient de me rôtir tout vif ; je ne savais plus que devenir quand une voix terrible s’est fait entendre ; il est tombé quelque chose de la voûte ; ils se sont enfuis et m’ont laissé là. Mais cette voix m’a effrayé aussi ; j’ai voulu me sauver, et, en courant, j’ai rencontré une pierre qui m’a fait tomber si violemment que je suis resté sur la place. Quand vous êtes venu me relever, je ne savais qui c’était, et vous m’avez encore bien fait peur.

Georges demeura longtems à me faire ce récit ; tantôt la crainte de voir revenir les paysans, tantôt les douleurs qu’il éprouvait le lui faisaient interrompre. Quand il eut fini il voulut essayer de marcher ; mais cette nouvelle tentative fut sans succès ; nous restames plus de trois ou quatre heures à attendre que ses forces revinssent, ce fut inutilement. Il s’affligeait d’autant plus que, malgré tout ce que je pouvais lui dire, il était persuadé qu’il avait la jambe cassée, parce qu’il ne pouvait s’appuyer dessus sans souffrir beaucoup. Oh ! mon bon maître, me dit-il qu’allez-vous devenir ? Henriette ne pourra jamais monter jusqu’ici toute seule, et moi, si je peux m’en retourner, ce ne sera pas de sitôt que je serai en état de marcher. Je fus attendri jusqu’aux larmes en voyant ce malheureux enfant s’oublier en quelque sorte lui-même pour ne penser qu’aux suites fâcheuses que son accident pouvait avoir pour moi. Je tâchai de le rassurer, en lui disant que son mal était bien moins grand qu’il ne le croyait, que deux ou trois jours de repos suffiraient pour le guérir, et que pendant ce tems-là je pourrais bien me passer de lui.

Cependant il me dit qu’il fallait absolument qu’il retournât promptement chez lui, parce qu’il était parti croyant revenir tout de suite, et qu’il n’avait pris aucune précaution pour justifier son absence. Il voulut essayer de marcher, mais il n’eut pas fait quatre pas qu’il fut forcé de s’arrêter. Non jamais je ne pourrai ! s’écria-t-il douloureusement. Cependant il était impossible qu’il différât davantage à moins qu’il ne passât la nuit dans la ruine ; et, outre que son absence pouvait avoir pour lui des suites fâcheuses, je n’avais rien pour panser sa blessure, et faute de soins, elle pouvait devenir dangereuse. Je pris mon parti, j’essayai de le soutenir, je vis qu’avec mon aide, en allant lentement, il pourrait arriver, et je me décidai à le reconduire. Il s’y opposa d’abord, et n’y consentit qu’après la menace d’aller moi-même au village appeler du secours. Nous nous mimes donc en chemin, mais nous faisions à peine dix pas sans nous arrêter. C’était souvent pour écouter du bruit que nous croyons entendre, et deux ou trois fois nous nous cachames dans les buissons, persuadés que quelqu’un venait à nous ; mais plus souvent encore la fatigue en était cause, et plusieurs fois nous fumes prêts d’y renoncer. Je doute qu’il soit possible de faire un voyage plus pénible que celui-là. Nous mimes bien quatre heures à descendre la montagne, et heureusement nous ne rencontrames personne.

Lorsque nous approchames du village, Georges me demanda vivement si je comptais y entrer avec lui. — Mais, lui répondis-je, il fait presque nuit, je pourrais te conduire par le côté du jardin jusqu’à ta porte sans beaucoup de danger. Dans le moment où je lui disais cela, et où je voulais quitter le chemin qui va directement au village, pour le tourner, nous entendimes très-distinctement marcher assez près de nous, ce qui nous fit presser davantage. Georges voulait me renvoyer, en me disant qu’il se traînerait bien tout seul ; mais je ne pus me décider à l’abandonner, aprés l’avoir conduit à cinquante pas de chez lui. Avant de nous quitter, nous nous embrassames, comme si nous avions prévu une longue séparation. Il s’appuya contre une haie qui allait jusqu’à la porte de derrière de sa maison, et je le suivis des yeux jusqu’à ce que je le perdis entièrement de vue. Je ne pouvais me décider à retourner sur mes pas ; il semblait que je me trouvais à un éloignement prodigieux de la ruine, et que je ne pouvais plus y remonter. Cependant après un moment de réflexion je me mis en route, mais bien lentement et comme un homme découragé. Il tombait un peu de neige, qui commençait à couvrir la terre, on n’aurait pas vu où poser ses pieds. Fatigué de la scène dont j’avais été témoin le matin, de l’inquiétude que la situation de Georges m’avait causée, et de la course pénible que j’avais faite pour le reconduire, je fus bien aussi longtems à remonter que j’avais été à descendre. J’arrivai cependant, j’entrai dans la grande ruine ; il y régnait l’obscurité la plus profonde ; j’étais encore dans la petite cour, lorsque j’entendis des pierres qui roulaient les unes sur les autres ; j’écoutai, le bruit cessa ; je fis quelques pas, le même bruit se fit entendre derrière moi, puis il cessa encore. Je ne pouvais pas m’assurer de ce qui le causait ; aussi je poursuivis ma route, peut-être même un peu plus vîte. Je parvins dans la vieille tour, enfin j’entrai dans mon souterrain ; et quoiqu’à tâtons, tous les détours m’en étaient si bien connus, que j’arrivai à mon appartement, aussi facilement et aussi rapidement que si la route avait été éclairée. Je n’avais pas mangé de la journée, le besoin de la nature l’emporta d’abord sur tout autre sentiment ; dès que j’eus de la lumière, je fis un repas qu’on peut appeler un souper ; depuis longtems, je n’avais pas de nom, ni d’heure fixe pour tous ceux que je faisais.

Quand j’eus repris un peu de force, je me mis à réfléchir sur ce qui m’était arrivé dans la journée, et sur le bruit que j’avais entendu, en passant dans la grande ruine. Je pensai que ce bruit pourrait bien être causé par quelqu’un de ces bandits qui, au lieu de s’être enfui, se serait caché. Cette idée m’occupa tellement, qu’il me fut impossible de m’endormir ; et vers le milieu de la nuit, il me sembla que des cris sourds venaient jusqu’à moi : plusieurs fois j’en fus persuadé ; cependant je finis par croire que cela venait uniquement d’une imagination frappée par les événemens de la veille ; je me rassurai, je m’endormis même ; mais quand je me réveillai, et que je calculai qu’il faisait jour, je me persuadai que je ne devais pas sortir, puisque je ne pouvais pas espérer que Georges fût en état de venir. J’avais acquis un tel instinct pour mesurer le tems, qu’après un mois de séjour dans le souterrain, je ne me trompais presque plus sur l’heure qu’il était. Deux fois j’avais passé plusieurs jours sans sortir, et je n’avais pas perdu pour cela la marche du tems. J’eus encore occasion d’exécuter ce talent, je restai trois jours et trois nuits sans voir le ciel, et je les calculai exactement. Le premier jour je ne me rendis pas bien compte du motif qui m’engageait à garder ces arrêts rigoureux. Mais vers la fin du second, je commençai à être de bonne foi avec moi-même, et le troisième je m’avouai franchement que la crainte de quelque fâcheuse rencontre en était la véritable cause. Les trois bandits tenant Georges lié, ce bruit de pierres que j’avais entendu, ces cris même que je regardais pourtant comme un songe, tout cela se retraçait sans cesse à mon esprit ; il me semblait être assiégé, et ne pouvoir plus mettre le pied dehors sans m’exposer à rencontrer des ennemis.

Cependant mes provisions étaient épuisées ; et d’après l’état où j’avais laissé le malheureux Georges, je ne devais pas espérer qu’il m’en apportât de sitôt ; je ne pouvais pas non plus attendre que la faible Henriette vînt toute seule à mon secours : il fallait donc prendre un parti. Je me décidai à sortir, mais sans savoir ce qui en résulterait. J’arrivai dans la vieille tour, et je m’y arrêtai pour délibérer ; je regardai auparavant dans l’endroit où Georges mettait les provisions quand il n’entrait pas dans le souterrain : il n’y avait rien. J’étais persuadé d’avance qu’il ne devait rien y avoir, et cependant je reportai trois fois tristement mes regards sur la même place, avec un léger serrement de cœur. Après être resté quelques minutes dans cette tour, je me dis à moi-même que je n’y trouverais pas plus de ressources que dans mon souterrain ; mais où aller ? je ne pouvais pas former un projet. Je franchis le mur, comme quelqu’un qui va au hasard, et qui ne veut pas réfléchir sur ce qu’il fait. Il était tard, le tems était froid, et je m’arrêtai tout-à-coup pour m’interroger sérieusement sur ce que j’allais devenir. Je me trouvais au milieu de la grande ruine, les idées qui m’avaient retenu dans le souterrain pendant trois jours, me revinrent ; je sentis un peu d’inquiétude et même de l’effroi. Il me semblait entendre encore des pierres rouler ; je regardais autour au moi, j’écoutais ; il régnait le plus profond silence, mais ce silence même me rendait ces lieux plus effrayans. Non, me dis-je, il ne faut pas demeurer davantage ici ; la faim, la peur, tout semble m’en chasser ; allons au village. Peut-être le grand-père de Georges, mon vieux et fidèle Hermann serait-il arrivé. Je le ferai demander à la porte de son gendre, la nuit approche, et l’on ne me reconnaîtra pas. Je traversai toute la ruine ; quand je fus sous le vieux portail à demi-écroulé, je m’arrêtai encore, et la crainte de compromettre ce bon vieux serviteur se présenta à moi. Il vaut mieux, me dis-je, périr ici de faim et de misère que d’exposer la vie ou le repos d’un honnête homme. En faisant cette réflexion, je me laissai aller avec une espèce de découragement contre un des piliers de la porte ; ma tête se pencha naturellement sur ma poitrine, et mes yeux se fixèrent à terre.

Un petit panier que j’apperçus presqu’à mes pieds, attira mon attention. Je me baissai pour le mieux examiner ; il était rempli de vivres, mais tous gelés de manière à me faire croire qu’ils étaient là depuis quelque tems. Je ramassai le panier, et sans pénétrer d’abord qui pouvait l’avoir apporté, je regardai cette rencontre comme un ordre de la Providence qui ne voulait pas que je quittasse ma retraite, et je ne pensai plus qu’à retourner dans mon souterrain. Je le regagnai le plus vîte que je pus ; j’éprouvai quelque chose de pénible en traversant le vieux château, et je rentrai tout troublé. C’est à ce trouble que j’attribuai des cris sourds, des plaintes que je crus entendre encore pendant ma route. Je ne pus me défendre d’un tremblement qui me causait une sueur froide ; et tout en me moquant de moi-même, en me disant bien que ce bruit n’était que dans ma tête, je ne pus m’empêcher de doubler le pas. Je me remis cependant dès que j’eus de la lumière et du feu. Il y avait dans le panier de quoi me nourrir plusieurs jours, et je me mis sur-le-champ à en profiter.

La même crainte qui m’avait empêché de sortir me retint encore tant que mes provisions durèrent. Ce n’est pas que je fusse bien tranquille en ne sortant pas : ces cris, ces plaintes, tous les sujets d’effroi que j’avais eus depuis huit jours, revenaient sans cesse à ma mémoire, et quelquefois produisaient le même effet qu’au moment même où j’en avais été effrayé ; mais j’éprouvais cette incertitude que cause toujours un danger incertain, et je restais à la place où j’étais, parce que ce danger me paraissait par-tout ailleurs.

Cependant mes provisions finirent encore, et il fallut me décider à une nouvelle course ; j’y portai la même irrésolution qu’à la précédente, et ne pus jamais former un plan. Quand je fus sorti de la tour, je trouvai que la neige avait fondue ; ensuite il avait gelé, de sorte que toute la terre ressemblait à un miroir, et qu’il était impossible de marcher sans glisser à chaque pas ; cette circonstance me rendit plus irrésolu encore. Il y avait vraiment quelque danger à descendre la montagne ; mais rentrer sans faire de tentatives, c’était donc me décider à mourir de faim ; je pensais à ce panier que j’avais trouvé, il n’avait pas été mis là sans dessein, au moins devais-je aller jusqu’à la porte, peut-être…… Mais si c’était pour d’autres que pour moi qu’il eût été apporté, si d’autres habitans…… Eh ! quels habitans pouvaient être dans ce repaire ? grand Dieu ! sinon des brigands. En réfléchissant ainsi, j’avançais cependant ; mais à chaque pas la peur de tomber, et celle de quelque fâcheuse rencontre, était toujours prête à m’arrêter. Après une pénible et assez longue marche, j’arrivai au vieux portail ; mes regards se portèrent tout de suite, et comme malgré moi, vers l’endroit où j’avais trouvé le panier : il n’y avait rien. Je regardai par-tout aux environs, je détournai les broussailles, les ronces, je fouillai tout le voisinage, tant j’avais de peine à abandonner l’espérance de trouver quelque chose. Il fallut pourtant y renoncer ; mais ce ne fut pas sans un profond chagrin. J’étais abattu, consterné ; l’idée de descendre la montagne ne me venait plus, et après un effort sur moi-même, aller mourir dans ma caverne, fut celle à laquelle je m’arrêtai ; comme je l’avais déjà éprouvé plusieurs fois, j’étais plus qu’un autre susceptible d’effroi sur des dangers même imaginaires, et très-capable de me résigner, et de voir arriver ma fin avec beaucoup d’indifférence.

J’étais encore appuyé sur le même pilier que la première fois ; je contemplais l’Alsace qui ne paraissait qu’une mer de glace, et les montagnes qui semblaient des monceaux de diamans ; un léger bruit, que je crus entendre au-dessous de moi, me fit regarder du côté d’où il venait. Je distinguai bientôt quelqu’un qui montait en se cramponnant tantôt à un arbre, tantôt à une autre, portant souvent une main à terre, et qui avait l’air de ramper plutôt que de marcher, tant le chemin était difficile. J’examinai plus attentivement. Dieu ! m’écriai-je, je ne me trompe pas ; c’est Henriette ! Cette exclamation manqua lui être funeste, car c’était bien elle ; et en levant la tête vers moi, elle perdit l’équilibre, et glissa à cinq ou six pas de l’endroit où elle était. Je voulais courir à son secours, mais je ne pouvais pas me tenir moi-même, et nous nous vimes sans pouvoir arriver l’un auprès de l’autre un tems que mon impatience me fit paraître bien long : enfin, je la serrai dans mes bras. Bienfaisante créature ! lui dis-je, comment as-tu fait pour arriver jusqu’ici ? Elle ne me répondait pas, elle était essoufflée. Je l’examinai avec attention, elle était pieds nus, et ses pieds saignaient. Je ne saurais bien rendre ce que j’éprouvai. Ce n’est pas une douleur bien cruelle que celle que nous causent les maux auxquels les autres s’exposent volontairement pour nous. J’étais près de tomber à ses genoux tant j’étais pénétré. Je la pressai contre mon cœur, en levant les yeux au ciel, comme si j’avais imploré une puissance surnaturelle, pour pouvoir lui exprimer ce qu’elle m’inspirait. Après avoir respiré un moment, elle put parler. Ces premiers mots furent des excuses ; elle balbutiait encore. Pardonnez-moi… je n’ai jamais eu le courage d’entrer… avez-vous trouvé ?… — Quoi donc ? — Mon panier. C’est donc toi qui l’avais mis là, auprès de la vieille porte…… — Eh ! mon dieu oui ; je n’ai jamais osé traverser le château. Que de chagrin j’ai eu ! comme j’ai pleuré là, à cette porte ! mais je n’ai jamais pu m’y décider. Oh ! pour cette fois, en aurais-je dû mourir, j’y serais entrée ; mais cela m’a fait bien plaisir de vous trouver ! Elle prononça la première de ces deux phrases avec une espèce d’enthousiasme, et la seconde avec cet air de satisfaction de quelqu’un qui est quitte d’une pénible démarche. Je m’étais assis sur des pierres, et je l’avais placée à côté de moi. J’aurais voulu panser ses pieds ; je pris mon mouchoir, pour les essuyer et les envelopper. Laissez-donc, me dit-elle, ne faut-il pas que je m’en retourne ? et tout de suite encore. — Non, mon enfant, ne me quitte pas si vîte ; voilà le seul moment de bonheur que j’aie eu depuis huit jours, veux-tu qu’il soit si court ? — Vous êtes content de me voir, me dit-elle en serrant ma main dans les deux siennes ! oh ! que cela me fait de plaisir ! Mais il faut que je m’en aille, ajouta-t-elle tristement, impossible que je reste davantage ! Je suis venue si lentement ! et Georges… Je m’étais tellement occupé d’elle, que je ne lui avais pas encore demandé des nouvelles de son frère. Georges ! repris-je vivement, dis-moi donc comment il se porte ? Assez bien, me répondit-elle, dans peu de jours il sera en état de venir ; il s’est déjà promené. Ce n’était rien. Il m’a bien fait rire en racontant comment cela lui était arrivé : il a fait une histoire si singulière que tout le monde l’a cru. Malgré l’impatience d’Henriette pour s’en retourner, je la retins encore quelques momens, et je ne voulus pas la laisser partir sans entourer ses pieds de manière qu’ils ne pussent pas s’écorcher davantage. Je la grondai bien d’avoir quitté ainsi jusqu’à ses bas. — Oh ! si vous saviez, me dit-elle, comme c’est difficile de marcher aujourd’hui ! je ne songeais qu’à venir ; je glissais, je ne pensais pas si je m’écorcherais ou non. Je déchirai mon mouchoir, j’en fis des espèces de sandales que j’attachai le mieux que je pus ; je fus plusieurs minutes à les arranger, et je trouvais un charme inexprimable dans cette occupation. Enfin, après m’avoir donné rendez-vous pour le troisième jour, au même endroit, elle me quitta. Je ne l’accompagnai pas, parce que je ne pouvais lui être d’aucun secours et que j’aurais eu bien de la peine à me tenir moi-même ; mais je la suivais des yeux ; je respirais à peine en voyant sa marche mal-assurée ; et dès qu’elle chancelait, quoiqu’elle fût déjà loin de moi, j’étendais les bras, comme si j’avais pu la soutenir. Ce ne fut qu’au bout d’un quart-d’heure que je la perdis tout-à-fait de vue. Après avoir regardé et écouté encore quelque tems, je pris avec moi les provisions qu’elle m’avait apportées, et je regagnai ma retraite.

Entièrement occupé par le souvenir de ce qu’Henriette venait de faire pour moi, et par l’espérance de revoir bientôt mon bon ami Georges, je traversai cette fois la grande ruine et tout le long vestibule de mon souterrain sans songer ni aux brigands, ni à tous les bruits que j’avais entendus, ou cru entendre.

Je restai les trois jours dans mon appartement sans sortir ; je savais que le tems n’était pas beau, et triste solitude pour triste solitude, je m’en tins à ma caverne. Je lisais quelque chapitre du Manuel de l’Hermite où je trouvais toujours de longues et profondes méditations. L’homme qui a encore une ardente imagination, n’a pas besoin d’une nombreuse bibliothéque pour l’occuper. Un seul mot, qui renferme une pensée forte et profonde, est plus pour lui que l’histoire la plus intéressante délayée dans des volumes.

Outre mon livre, j’avais tracé sur la muraille quelques-uns de ces mots qui sont la base des grandes idées, et mes regards ne les fixaient jamais impunément. Je les avais placés dans un ordre successif que semblait marquer la gradation de la vie humaine. (Néant, vie, innocence, piété, amour, espérance, science, orgueil, incrédulité, égoïsme, désespoir, mort, immortalité, éternité.) Après ce dernier mot était un triangle, dans lequel je n’avais rien écrit ; je n’avais pas trouvé de nom qui pût rendre ce que je voulais y mettre. Une seule de ces inscriptions suffisait pour me faire réfléchir des heures entières.

J’avais formé vers l’antique autel qui se trouvait dans les catacombes, une espèce d’oratoire, où j’allais prier régulièrement chaque jour. Depuis longtems Georges m’avait procuré deux lampes ; l’une d’elles brûlait presque toujours sur cet autel, tandis que l’autre me servait à entretenir le feu perpétuel dans mon souterrain. Elles étaient toute deux placées de manière que la citerne en était éclairée aussi, et j’avais ainsi trois pièces, où je n’avais pas besoin de porter de lumière avec moi quand je voulais les parcourir.

Le jour où je devais revoir Henriette arriva ; je sortis pour aller au-devant d’elle ; j’étais à peine dans la grande ruine, que j’entendis parler ; j’en fus d’abord inquiet, j’écoutai cependant avec attention, et je reconnus la voix de Georges. J’accourus autant que je pouvais courir, et je le trouvai avec sa sœur qui s’était arrêté dans la grande salle où s’était passée la scène des trois réquisitionnaires ; il lui racontait les détails. J’interrompis leur entretien ; et Georges et moi, nous nous embrassames comme deux amis qui se revoient après une longue séparation, ou après avoir éprouvé de grands événemens. Il était bien guéri de son accident, qui au fond, était beaucoup moins grave que nous ne l’avions cru. Il se félicitait de sa prompte guérison, avec un petit ton d’importance qui me faisait sourire. Il semblait vouloir me dire : Cette pauvre Henriette ne pouvait pas vous être bonne à grand’chose, et moi c’est différent !

Dès que nous fumes dans le souterrain, Georges me dit qu’on assurait que les trois réquisitionnaires avaient été arrêtés près de Savernes, et conduits à l’armée. Cette nouvelle me fit grand plaisir, car il me restait toujours de l’inquiétude sur leur éloignement. Tranquilles sur ce point, nous nous promimes de reprendre notre même manière de vivre qu’auparavant, jusqu’à ce que le grand-père de Georges, le bon Hermann arrivât ; car j’étais bien résolu à le mettre dans notre confidence. Georges me dit encore qu’il l’attendait avant quinze jours. Après avoir causé quelques heures, il fallut nous séparer ; je reconduisis ma petite société assez loin, et puis je rentrai avec un contentement d’esprit tel que je ne l’avais pas éprouvé depuis bien longtems.

Je devais voir Georges le surlendemain ; mais il avait pris depuis longtems l’habitude de pénétrer tout seul jusqu’au grand souterrain, et je n’allais plus le chercher jusqu’à la tour toutes les fois qu’il devait venir. Un briquet qui restait à l’entrée, et tout ce qu’il fallait pour avoir de la lumière, lui servait quand il ne me trouvait pas. Depuis qu’il s’était familiarisé avec le chemin au point d’être sûr de ne pas se tromper, pour me prouver son courage, il était venu plusieurs fois tout seul depuis la tour. Je n’allai donc pas au-devant de lui, parce qu’il faisait froid, et que depuis deux jours je me trouvais à merveille dans ma sombre maison, sans doute parce que je concevais l’espérance de pouvoir en sortir. J’étais même occupé de cette espérance, lorsque du bruit que j’entendis du côté de ma porte, me fit tourner la tête ; je vis Georges qui entrait ; mais il avait l’air de chanceler en marchant, et quand il fut auprès de moi, je m’aperçus qu’il était pâle et tremblant. Il laissa tomber promptement ce qu’il portait, et se jeta dans mes bras sans rien dire, en regardant avec effroi du côté d’où il venait. Et qu’as-tu donc ? lui demandai-je avec surprise. Il ne me répondit rien, et alongea seulement son bras vers la porte, comme pour y fixer mon attention, et me préparer à quelque chose d’extraordinaire. Je regardai et ne vis rien.

Je l’interrogeai de nouveau ; il me dit en tremblant : Ah ! il y a quelqu’un là, je l’ai entendu, il m’a parlé… Oh ! quelle voix ! quelle voix !… je suis sûr qu’il m’a suivi… j’ai vu son ombre vers les tombeaux… je l’aurais vu lui — même si j’avais regardé derrière moi. — La peur te trouble, mon cher Georges. Il commençait à se remettre et me répondit plus posément : Je suis déjà venu dix fois seul et sans lumière ; quand j’entends quelque chose, c’est que je l’entends. J’avais peine à croire que ce qu’il me disait eût quelque fondement ; cependant je lui proposai de nous en assurer autant qu’il était possible : nous primes de la lumière avec nous, et nous allames dans les catacombes. Georges me suivait pas à pas ; il prétendit qu’il avait entendu marcher au moins jusques vers l’autel ; nous regardames tout autour, et nous ne vimes rien. Ne voulant pas borner là notre recherche, nous continuames notre marche par le corridor, jusqu’à la sortie du souterrain ; nous regardames même dans la tour, il n’y avait personne : nous revinmes sur nos pas, et pour tâcher de convaincre Georges, et, peut-être, pour ne pas me laisser à moi-même un sujet d’inquiétude, je voulus visiter les deux branches du corridor, où je m’étais égaré, le jour que j’en avais fait la découverte, et que par un oubli que je ne pourrais pas expliquer, je n’avais pas visitées depuis. Nous entrames d’abord dans la moins étendue, celle où ma lumière s’éteignit ; puis nous retournames vers l’autre, que je n’avais parcourue qu’à tâtons, et où j’avais été en danger de périr. Nous arrivames à l’endroit où j’avais fait une chûte si funeste. C’était un vrai repaire comme je l’avais supposé. Il semblait qu’autrefois le corridor s’élargissait là, et y formait une salle ; mais tout à était bouleversé ; des pierres mêlées de terre, étaient éparses çà et là, le sol y était par-tout de la plus grande inégalité, et l’on ne pouvait y marcher qu’avec beaucoup de peine ; plus on avançait plus il y avait de désordre ; il était clair qu’un éboulement avait causé ce délabrement, et fermé quelque passage opposé à celui par lequel nous arrivions. Le rocher était plus rare dans cette partie, c’est pourquoi elle avait été moins solide.

Nous appercevions de grands trous dans la terre, qui ne pouvaient avoir été faits que par des renards ou par quelques animaux semblables. Une odeur fétide se faisait sentir ; nous ne devinions pas d’où elle pouvait venir, lorsque Georges me dit d’examiner quelque chose d’extraordinaire qu’il croyait voir. Je regardai, et reconnus le cadavre d’un animal assez gros, mais qui était trop défiguré pour pouvoir décider à quelle espèce il avait appartenu ; des marques de sang sur les pierres et sur la terre, indiquaient assez qu’il était mort d’une blessure, ou d’une forte hémorragie. Mais ce qui me surprit le plus, ce fut de trouver sur son corps et à côté plusieurs lambeaux d’étoffe, qui devaient être les restes d’un habit d’homme. Je ne pouvais former que de vagues conjectures sur ce spectacle ; Georges faisait semblant d’être bien rassuré, mais, à sa mine, on aurait dit qu’il voyait le diable. Qu’est-ce que cela, me dit-il, après m’avoir regardé un moment en silence. — C’est un animal qui est mort. — Oui, mais, il a mangé quelqu’un avant, car… (il s’arrêta)… oh ! il y a quelque chose d’extraordinaire dans tout cela. C’est aussi en passant au carrefour, que j’ai commencé à entendre… — Eh ! mon pauvre Georges, que peut avoir de commun, un animal mort depuis longtems, avec ce que tu as entendu ? Il secoua la tête sans rien dire. Je cherchais à me rappeler si, lorsque j’étais venu là, et que j’y avais été renversé par un être vivant qui pouvait bien être celui dont nous voyons les restes, mes habits y avaient été déchirés, et j’avais la certitude du contraire. Comment ces lambeaux se trouvaient-ils donc justement sur ce cadavre ? Et si je ne faisais pas les mêmes réflexions que Georges, n’ayant pas plus que lui le moyen de découvrir la vérité, j’en faisais aussi de fort bisarres. Mon ami, lui dis-je cependant, tu vois bien qu’il n’y a personne, et nous resterions ici dix ans, que nous n’en saurions pas davantage, allons-nous-en. Il ne demandait pas mieux.

Il faut toujours que je m’en retourne, me répondit-il ; vous allez me reconduire, n’est-ce pas ? il fait assez beau tems. Oui, mon ami, repris-je en souriant, je veux me promener un peu, et j’irai au moins, jusqu’à la porte de la grande ruine.

Il parut fort contente de cette promesse, et encore plus quand nous fumes hors du souterrain ; je le remarquai aisément : tu n’oseras plus rentrer tout seul, lui demandai-je. Il me regarda avec étonnement et d’un air attristé, mais affectueux. Est-ce que vous me croyez capable de vous abandonner ? Oh ! jamais, jamais, mon bon maître ! j’aimerais mieux mourir ! Mais si vous aviez entendu ce que j’ai entendu, vous sauriez si j’ai tort : Attends, attends ! arrête, arrête ! comme je vous le dis-là, et puis on marchait derrière moi ; j’en suis sûr. C’est égal, vous verrez si je n’y rentre pas quand il le faudra.

Nous étions déjà arrivés à la porte du grand château, le beau tems que Georges m’avait promis, n’était rien moins qu’agréable, et après l’avoir conduit encore quelques pas, je lui dis adieu, Je ne viendrai pas demain, me dit-il, mais après-demain je partirai à huit heures précises ; je mets toujours cinq quarts-d’heure à venir, et vous pouvez être sûr que je serai ici de bonne-heure. Je compris bien ce que voulait dire cette phrase. Je t’attendrai, lui répondis-je en lui serrant la main, je t’attendrai au moins dans la tour. — Oh ! c’est que si j’entends encore quelque chose, au moins vous l’entendrez aussi. Je ne pus m’empêcher de sourire de ce petit subterfuge qu’il employait pour sauver son amour-propre, et de ce combat entre la peur et la crainte de la laisser paraître. Je n’en restai pas moins touché et peut-être plus pénétré que jamais de cet attachement, que rien ne pouvait démentir, et dont je recevais à chaque instant de nouvelles preuves.

Je rentrai en m’occupant de cette idée ; il s’y joignit bientôt des réflexions sur ce qui pouvait avoir causé la peur de Georges. J’éprouvai, malgré moi, une certaine inquiétude, qui me forçait d’écouter à chaque pas que je faisais, comme si je n’avais pas été entièrement convaincu qu’il se fût trompé. Je ne pouvais tirer aucune conséquence de cet animal mort, de ces lambeaux d’habits ; mais je ne pouvais m’empêcher d’y penser comme à quelque chose d’extraordinaire. J’arrivai cependant aux catacombes, sans avoir entendu le moindre bruit, mais en le traversant il me sembla qu’un soupir retentissait dans la voûte ; j’étais près de l’autel, je m’arrêtai. Je crus entendre encore le même bruit ; cependant il était si peu distinct, que je me persuadai aisément qu’il venait d’un bourdonnement d’oreille, causé par la fatigue d’une trop forte attention à écouter. Je continuai mon chemin. Je donnai mes soins ordinaires à mon petit ménage ; je mis en ordre les provisions que Georges m’avait apportées ; je préparai mon souper ; je soupai même ; mais toutes ces occupations étaient troublées, malgré moi, par les idées les plus singulières.

Avant de me coucher ainsi qu’en me levant le matin, j’avais coutume d’aller faire ma prière au pied de l’autel des catacombes, dont je m’étais fait, comme je l’ai déjà dit, une espèce d’oratoire. Je voulus remplir cet usage, que je regardais comme une obligation. Je ne sais pourquoi j’hésitai et restai plus d’un quart-d’heure à me décider à le faire ; je me levais, je m’asseyais, j’arrangeais quelque chose à mon feu, à mon lit. Je croyais me sentir fatigué, et je me disais que le lieu n’ajouterait rien à ma prière ; il semblait que je cherchais des prétextes pour m’en dispenser. Enfin je me rendis compte de la véritable cause de ma répugnance ; et la réflexion ramenant bientôt la raison et le courage, j’allai demander pardon à Dieu d’avoir voulu un instant négliger un devoir devenu sacré, puisque je m’étais imposé cette forme dans le seul culte que je pusse lui rendre.

À peine fus-je à genoux devant l’autel, que je crus entendre un profond soupir : le bruit se répéta trop souvent pour ne pas attirer toute mon attention. Je me levai, en regardant de tout côté, et prêtant l’oreille plus que jamais. J’ai déjà dit que parmi les tombeaux, il y en avait un ouvert et entièrement vide ; j’étais alors en face de l’autel, et ce tombeau se trouvait très-près de moi à ma gauche. Les soupirs m’avaient d’abord paru venir de là ; bientôt il m’avait semblé qu’ils se répétaient par-tout : j’avais regardé du côté de ce tombeau, sans y rien voir de plus qu’ailleurs. Mais un bruit semblable, à celui d’un homme qui se remue, y fixa de nouveau mes regards. Quoique ma lampe éclairât faiblement, j’aperçus très distinctement une figure humaine, qui sortait de ce tombeau. Je restai pétrifié, et fus plusieurs minutes à regarder sans pouvoir en croire mes yeux. Je voyais un homme, dont l’aspect me paraissait hideux, qui me semblait s’appuyer péniblement sur ses mains, comme s’il avait fait un effort pour se lever ; ses yeux s’étaient fixés sur moi, ma vue paraissait l’avoir arrêté, et nous restions ainsi en présence aussi immobile l’un que l’autre.

Je me remis cependant, et m’avançai vers ce fantôme, pour mieux l’examiner ; à mon approche, il s’assit tout-à-fait dans le creux du tombeau, et me fit un geste de la main ; en prononçant d’une voix faible et lugubre : Ne craignez rien, je ne veux point vous faire de mal. Plus je le regardais, plus cet objet me paraissait extraordinaire, pour ne pas dire effrayant. Une longue barbe, une peau livide, qui dans toute la partie de la figure que cette barbe ne couvrait pas, semblait prête à laisser percer les os ; de longs cheveux noirs, gras et épars retombaient en partie sur un front jaune au-dessous duquel se perdaient des yeux éteints, qui avaient de la peine à soulever des paupières desséchées. Après le premier examen, je ne pus m’empêcher de reculer d’horreur. Il reprit d’une voix plus faible et plus sépulcrale encore : Ne crains rien, te dis-je, je ne suis pas un diable, mais… La voix expira, il sembla ne pouvoir pas en dire davantage, et ses yeux fixés sur moi, n’avaient aucun mouvement. J’allai prendre la lampe sur l’autel, et je me rapprochai, pour examiner mieux cet être extraordinaire. Son corps, que d’abord je n’avais pas bien vu parce qu’il était enfoncé dans l’intérieur du tombeau, était à demi-couvert de haillons tout sanglans. Une exclamation d’épouvante qui m’échappa le ranima ; il me tendit une main décharnée, tandis que de l’autre il essayait de se soulever. Il balbutiait quelques mots que je ne comprenais pas. Comme je me reculais à mesure qu’il s’avançait vers moi, il fit un effort pour saisir ma main, il y parvint ; et se levant tout-à-coup, il vint retomber dans mes bras en me passant un des siens autour du col, en laissant aller sa tête dégoûtante contre mon visage.

Il parlait toujours, mais si peu distinctement que je ne pouvais rien comprendre. Je le secouai, pour me défaire de ses embrassemens ; dans le mouvement que je fis ma lampe s’éteignit, l’obscurité redoubla l’horreur que j’éprouvais. Ce spectre, ce monstre, je ne savais pour qui le prendre, se cramponnait après moi à mesure que je me débattais pour m’en débarrasser, et ce ne fut qu’après une lutte assez longue, qu’il lâcha prise et se laissa tomber, en poussant un cri étouffé.

Mon premier mouvement fut de me sauver dans le grand souterrain, j’y arrivai tout essoufflé, et fus plusieurs minutes avant de me remettre ; et même après avoir calmé mes sens étonnés, je restai à rêver à cette avanture sans pouvoir me décider à l’éclaircir davantage.

Des plaintes lugubres, qui parvenaient avec peine jusqu’à moi, attiraient de tems en tems mon attention, elles venaient des catacombes, et je devais croire qu’elles partaient de l’être inconnu dont j’avais fait la singulière rencontre. Je rougis bientôt de ma pusillanimité, et me rappelant tout ce que j’avais vu, je pensai que ce ne pouvait être qu’un homme qui avait besoin de prompts secours. Animé par cette idée, je pris bien vîte de la lumière et je revins sur la place où j’avais laissé cet être effrayant ; je l’y trouvai étendu par terre, une respiration fréquente et entrecoupée par des plaintes, semblait annoncer un homme ayant une violente fièvre. J’approchai la lumière de sa figure, ce qui le rappela à lui. Il prononça en balbutiant : Qui que vous soyez, secourez-moi ! Quoiqu’il parlât bien bas, comme j’écoutais cette fois avec attention, je l’entendis très-bien, et dès-lors son aspect, tout effrayant et dégoûtant que je l’ai dépeint, ne me causa plus de répugnance. Je lui fis plusieurs questions auxquelles il ne répondit pas ; je lui dis que s’il pouvait se soutenir un peu, je le conduirais dans le grand souterrain, où je pourrais le mettre plus à son aise ; il me comprit et fit un effort pour se lever. Je le pris sous les bras, et parvins à le mettre debout ; et en faisant deux ou trois pauses ; je le traînai, pour ainsi dire, jusques sur mon lit. Je lui donnai à boire et à manger, et l’avidité qu’il me témoigna d’abord, me fit penser qu’un extrême besoin pouvait bien être la cause de sa faiblesse. D’après cela je ne lui laissai prendre que ce que je crus absolument nécessaire pour lui rendre un peu de force. Il remarqua que je considérais les lambeaux tout couverts de sang qui composaient son habillement, et à travers lesquels paraissaient un grand nombre de plaies. Je vous en apprendrai la cause, me dit-il, mais laissez-moi prendre du repos ; je sens que j’en peux revenir. Ayant égard au desir qu’il me témoignait, je pris seulement une partie de mon lit, pour m’en arranger un à côté, en y joignant quelques habits, et puis j’aidai à l’inconnu à se coucher. Depuis qu’il avait pris quelque chose, il paraissait plus tranquille ; mais il ne pouvait faire un mouvement sans témoigner de la douleur, tant son corps était couvert de blessures.

Je pus à peine fermer l’œil de la nuit ; le malade s’agitait de tems en tems, et je me levai plusieurs fois pour lui faire prendre quelque chose ; d’ailleurs cet événement m’occupait trop, pour que je ne fusse pas très-agité moi-même ; il n’y eut que l’extrême fatigue qui pût me faire trouver quelques heures de sommeil vers le matin.

Quand je me réveillai je donnai de nouveaux soins à l’inconnu, qui semblait déjà avoir repris beaucoup de forces, et je n’attribuai la fièvre que je lui trouvai encore qu’à ses nombreuses blessures ; je les examinai, elles étaient déjà anciennes ; je lui fis quelques questions à ce sujet ; il me répondit qu’il lui paraissait qu’un siècle s’était écoulé depuis qu’il les avait reçues mais qu’il n’avait pas eu la possibilité de le calculer. Aucune n’était profonde, et le manque de soin était la seule cause de ce que quelques-unes semblaient considérables. Je les lavai et les pansai autant que je pouvais le faire, et il ne tarda pas à s’éprouver beaucoup de mieux. Le premier jour ne voulant pas le tourmenter, je ne le pressai pas de me raconter ce qui l’avait amené dans ces souterrains, et mis dans l’état où je l’avais trouvé. C’était le second jour que Georges devait revenir, je lui avais promis d’aller au-devant de lui, je lui tins parole. Il tint aussi la sienne et dès que j’arrivai vers le vieux portail du grand château, je l’aperçus. Je l’ai trouvé, lui criai-je, dès que je le vis. — Et quoi donc ? — Le revenant, répondis-je en riant. — Je vois bien que vous vous moquez de moi, mais si je ne vous avais pas trouvé là, vous auriez bien vu si j’ai peur, et si je ne serais pas entré tout seul dans le souterrain. — Je ne ris pas, repris-je, je l’ai trouvé ; viens voir. Bien persuadé que je me moquais de lui, il me suivit en me témoignant un peu de dépit. Je ne cherchai pas à le désabuser, et quand nous entrames dans le grand souterrain, je le prévins encore qu’il allait voir son revenant. — Eh ! bien, je le verrai !

Le bruit que nous fimes en approchant du lit, attira l’attention du malade, qui se soulevant un peu, nous regarda à travers les linges, dont j’avais enveloppé sa tête. Georges à cet aspect, s’arrêta, et me prenant le bras, il me regarda avec surprise, et sans rien dire. Je l’entraînai avec moi jusqu’auprès du malade à qui je le présentai, en lui disant : Voilà le meilleur de mes amis. Georges n’approchait qu’avec répugnance ; et le malade le regarda un instant sans dire un seul mot, puis se recoucha en se tournant de l’autre côté.

Expliquez-moi ce que c’est, me dit enfin Georges, mais bien bas, et en s’élevant sur ses pieds, pour s’approcher de mon oreille. — C’est vraisemblablement celui qui t’a fait peur ; mais je t’assure qu’il n’était pas en état de te faire du mal. — C’est donc un homme ? Je me mis à rire. Mais, comment s’est-il trouvé là ? — Je ne puis pas le dire, et là-dessus je n’en sais pas plus que toi ; je parlai au malade, qui répondit à demi-voix qu’il avait besoin de repos. Georges s’était pourtant approché davantage, et regardait d’un air stupéfait, et comme un homme qui ne peut pas se rendre raison de ce qu’il voit. Le malade s’obstinant à garder le silence, nous primes le parti de le laisser. Georges me suivit auprès du feu, où nous nous assimes. Il me parlait toujours bas, mais il me faisait question sur question. Je lui racontai comment j’avais trouvé l’inconnu ; il frissonnait à chaque phrase de mon récit, et quand je l’eus fini, il convint avec moi qu’il aurait eu grand’ peur si pareille chose lui était arrivée. Il tournait la tête du côté du malade, puis la retournait vers moi, et restait là à me regarder, la bouche ouverte, sans proférer une parole, et comme confondu de cet évènement.

Dans quelque tems, lui dis-je peut-être j’en saurai davantage ; s’il n’en meurt pas, il faudra bien qu’il se fasse connaître. — Et s’il meurt ? reprit-il, avec une sorte d’effroi. — S’il meurt……… je ne le connais pas assez pour en être bien affligé. Je ne répondais pas à l’idée de Georges ; il n’osa pas la développer. Nous causames une demi-heure, peut-être, sans que l’inconnu fît aucun mouvement. Je demandai des nouvelles d’Henriette et si on en avait reçues d’Hermann ; ce nom parut frapper le malade, qui souleva un peu sa tête, comme pour écouter. Je le remarquai assez pour m’en être rappelé depuis. Georges me dit qu’il l’attendait toujours, et qu’il ne doutait pas qu’il ne me fût d’un grand secours.

Le reste du tems que Georges resta encore, nous le passames à m’arranger un lit le plus commode qu’il fut possible. Georges paraissait fâché de ce que cet inconnu occupait le mien. Un homme, disait-il avec un peu d’humeur, un homme… inconnu ; qui sait ce qui l’a amené là ? — Qu’importe, lui répondis-je, faut-il attendre qu’on connaisse un malheureux pour le secourir ? Cette réflexion le rendit à la sensibilité et à la générosité de son caractère ; craignant même que je n’interprétasse défavorablement ce qu’il avait dit. Oh ! non, reprit-il vivement ; cela ne me gênera pas d’apporter quelque chose pour lui. Mais il est malade, bien malade, dites-moi ce qu’il faudrait pour le soulager. Je lui indiquai ce que je croyais essentiel et facile à se procurer, et il me parut joyeux de trouver une occasion de rendre un service de plus.

Quand il fut parti, je demandai au malade pourquoi il n’avait pas voulu lui parler. Il me répondit qu’il était fatigué, très-fatigué, et me pria encore de le laisser tranquille ; que d’ailleurs il souffrait peu, et qu’il sentait qu’avec quelques soins et du repos il en reviendrait.

Le lendemain matin, d’assez bonne-heure, je vis arriver Georges avec Henriette ; ils apportaient ce que j’avais demandé, et même beaucoup plus.

J’avais toujours remarqué que Georges s’enhardissait toutes les fois qu’il était avec sa sœur ; chose assez ordinaire, quand on se croit en quelque sorte obligé de montrer sa supériorité sur un être qu’on doit surpasser en force et en courage. Aussi, allait-il droit à l’inconnu sans montrer la moindre répugnance. Celui-ci, qui m’avait parlé un moment auparavant, s’était bien vîte caché la tête sous sa couverture, et dormait ou feignait de dormir. Je l’approchai et l’appelai, mais il ne me répondit pas. Pourquoi ne veut-il donc pas me parler, me dit Georges ? on dirait qu’il a peur de moi. J’étais aussi un peu surpris de ce qu’il refusait de voir ces enfans, dont je lui avais vanté les soins pour moi ; cela me fît naître le soupçon qu’il ne leur était pas inconnu, et qu’il avait quelque raison pour se cacher à leurs regards. Il est toujours malade, dis-je à Georges, et il desire qu’on le laisse dormir. Henriette ne disait rien, écoutait, regardait, et je conjecturai, à son air d’une inquiète curiosité, que Georges lui avait donné des idées merveilleuses sur ma rencontre avec le malade ; elle s’approcha d’abord avec un certaine défiance ; mais la curiosité l’emportant bientôt, elle fut si près de lui, qu’elle le toucha. Elle s’appuya, sans doute, sur quelqu’une de ses blessures ; il ne put s’empêcher de se remuer, et même de jeter un cri de douleur, qui fit reculer Henriette bien plus vîte qu’elle ne s’était approchée. Georges s’avança fièrement et demanda au malade ce qu’il avait : il ne répondit rien. Je pris Henriette par la main, en lui disant : Est-ce que tu as peur ? — Non pas ; car je voudrais bien le voir. Est-ce qu’il se couche toujours ? Je lui répondis ce que j’avais déjà dit à son frère. Il est donc bien malade ? reprit-elle. Comment le soignerez-vous ? Veux-tu rester pour m’aider, après avoir un peu réfléchi. — Je ne peux pas, on me chercherait : sans cela… il est malade, il faut bien en avoir soin, et que pouvez-vous faire tout seul ? si je pouvais rester avec vous je le servirais. Je serrai affectueusement la main de cette excellente petite fille. — Bien, mon enfant, puisses-tu conserver toute ta vie, ces bienfaisantes dispositions !

Le malade s’obstina à garder le silence, et je me promis bien de tâcher d’en pénétrer la cause dès que les deux enfans nous auraient quitté ; ils ne pouvaient pas revenir de cette conduite, et paraissaient quelquefois tentés de croire qu’elle cachait quelque chose d’extraordinaire. Je rentrai en réfléchissant sur ce qui pouvait engager cet homme à fuir les regards de ces enfans, et j’éprouvais plus que je ne l’avais fait encore l’envie de savoir qui il était. Je le trouvai éveillé et assis sur son lit. Ma première question fut relative à sa conduite avec Georges et Henriette ; il me répondit qu’il m’en dirait un jour la raison ; je n’en pus pas tirer autre chose, et j’en conclus plus que jamais, qu’il les connaissait et qu’il en était connu. Il était beaucoup mieux ; il me dit bien qu’il souffrait encore, mais je ne lui trouvai pas de fièvre, et il mangea de bon appétit ce que je lui donnai. Je lui faisais de tems en tems quelques questions, mais il y répondit toujours très-laconiquement. Il me dit enfin avec un ton d’impatience : Vous voulez savoir qui je suis ; je vous le dirai, quand je saurai qui vous êtes. Je lui racontai tout bonnement mon aventure. J’ai entendu parler de vous, me dit-il ; vous devez bien haïr tous ces gens-là. — Je les plains plus que je ne les hais. — Tant pis ; si vous aviez des sentimens énergiques, je pourrais peut-être vous fournir le moyen de changer votre existence. — Et comment ? Croyez que s’il ne faut que du courage…… — Désirez-vous vraiment vous mettre plus à votre aise que vous ne l’êtes. — Pouvez-vous me le demander ? — Eh bien ! laissez rétablir un peu ma santé, je vous dirai comment et pourquoi je suis ici, et le parti que nous pouvons tirer l’un et l’autre de notre situation. Ce qu’il me disait n’était pas propre à diminuer mon impatience de savoir ses aventures ; je ne le pressai cependant pas davantage.

Quoiqu’il ne fût pas dangereusement malade, ses plaies furent plus de trois semaines à se fermer ; et pendant ce tems-là, il refusa constamment de me raconter son histoire. Il évitait toujours les regards de Georges et d’Henriette, et ceux-ci l’auraient pris pour quelque démon sous la forme humaine, si je les avais pas sans cesse assuré que sa maladie seule l’empêchait de leur parler. Je leur demandais souvent des nouvelles de leur grand-père que j’attendais avec grande impatience ; et un jour, ils vinrent me dire avec le plus grand empressement qu’ils étaient enfin sûrs qu’il arriverait avant la fin du mois. Dès que je fus seul avec l’inconnu, il me demanda ce que j’attendais d’Hermann. Mon salut, lui répondis-je. Je le connais, me dit-il, il ne vous sauvera pas. D’ailleurs quelle existence espérez-vous avoir dans un monde qui vous rejette ; vous et moi n’y pouvons rentrer qu’en ennemis. Vous sentez-vous disposé à me seconder ? Expliquez-moi vos projets et nous verrons. Il se promena d’un bout à l’autre du grand souterrain, avec un air pensif, pendant plus de dix minutes ; puis se rapprochant de moi tout-à-coup, il me dit : J’ai dû vous faire une belle peur le jour que vous m’avez rencontré ! Si vous croyez au diable, vous avez dû me prendre pour lui. — J’avoue que j’éprouvai une violente surprise. C’est une raison de plus pour me faire desirer de savoir qui vous êtes, et comment vous vous êtes trouvé là. — Je vous tiendrai parole ; mais auparavant, jurez-moi d’adopter le projet que j’ai pour nous sauver. Soit curiosité, soit illusion sur l’espérance qu’il me donnait, j’eus la faiblesse de faire ce serment ; il s’assit, et commença ainsi : Il y a plus de deux mois que je vous ai poursuivi sans que vous vous en doutiez, et sans me douter moi-même que c’était vous que je poursuivais. Mais puisque vos malheurs vous engagent à faire cause commune avec moi, vous n’avez plus qu’à espérer de mes services, et pour vous prouver mes bonnes intentions à votre égard, je vais vous faire le détail de ma vie ; vous verrez quel est mon caractère, et vous jugerez s’il ne doit pas me rendre capable des plus grandes choses.

Je suis né à Colmar ; mon père était menuisier dans cette ville ; quelque facilité que je montrai dans mon enfance à saisir ce qu’on m’apprenait ; et plus que cela, la vanité de me voir, non pas au niveau de la première classe, mais au-dessus de celle où j’étais né, le décida à me mettre au collège, delà au séminaire, et je fus destiné à l’état ecclésiastique. Je réussis parfaitement dans mes études, mais mon imagination brûlante, qui n’aurait peut-être pas pris l’essort si l’on m’eût mis un rabot à la main, s’alluma dans l’oisiveté et dans les réflexions que suggéraient les livres souvent absurdes que je lisais, et les raisonnemens encore plus absurdes que j’entendais faire. Une fois exaltée, elle s’irrita de ce qu’on voulait souvent lui donner des bornes. Je ne voulus rien croire que ses conceptions, et je ne tardai pas à énoncer des opinions, qui me firent enfin chasser du séminaire, et me déclarer indigne d’entrer dans l’ordre où mon père desirait tant me voir. Sa vanité déçue ne me pardonna pas ma conduite ; il me refusa l’entrée de la maison paternelle. Je ne fus pas mieux traité par d’autres parens chez qui je me présentai, et je me vis ainsi abandonné de toute la terre.

Si la société, telle qu’elle existait alors, sembla se déclarer mon ennemie, je le lui rendis bien ; et il n’y eut pas un projet tendant à sa subversion qui ne me passât par la tête. Mais je n’avais pas alors l’expérience que j’ai maintenant, et je ne faisais que des rêves inexécutables. Enfin la révolution arriva ; et quoiqu’elle ne me plût pas dans tous ses effets, je ne l’embrassai pas avec moins de chaleur, parce que j’y apercevais un renversement dans les idées qui me convenait déjà beaucoup ; d’ailleurs je me regardais comme en guerre avec la société, et tout ce qui pouvait la renverser ou au moins la faire changer de face, devait m’être aussi agréable.

Je m’enivrai comme tous les révolutionnaires, non pas de l’amour de ma liberté, et je fus bientôt assez de bonne foi avec moi-même, pour sentir que chacun ne pouvait jouir de la sienne comme nous le desirions qu’aux dépens de celle des autres, et qu’au fond ce n’était autre chose que l’amour de la domination qui nous tourmentait. Convaincu de cette vérité je ne pensai qu’à profiter, n’importe à quel prix, de cette nouvelle loterie où je n’avais à risquer que ma vie, qui souvent m’avait été à charge ; ne voyant plus de place marquée, je crus qu’il n’y en avait point auxquelles je ne pusse prétendre, idée qui ne pouvait manquer de satisfaire ma vanité. Je ne cachai peut-être pas assez ces sentimens, et je rencontrai bientôt sur mon chemin d’autres ambitieux que mes prétentions et ma caractère effrayèrent, qui plus hypocrites que moi se concilièrent la faveur populaire, et parvinrent à m’écarter. N’ayant pas d’autres ressources je fus réduit à me faire maître d’école dans le village d’Orschweiler……

À ces mots je ne pus m’empêcher d’interrompre le malade, en m’écriant : Quoi ! c’est vous ? Je vois, reprit-il, que vous avez entendu parler de moi. Ce petit caton de Georges ne vous en a sûrement pas dit de bien ; mais que m’importe ? Écoutez la suite de mon histoire. Il y a bientôt deux ans que je suis dans ce village, où je serais mort d’ennui, si je n’avais été fortement occupé à calculer les moyens de conquérir véritablement cette liberté indécise, dont on berçait tout le monde, et dont je savais bien que très-peu d’hommes peuvent jouir à-la-fois. Je riais de l’inconséquence des principes dont on voulait faire la base de la nouvelle société, et seul dans un misérable village, sans relations avec qui que ce fût, je pourrais dire sans amis, je mûrissais dans le silence un plan plus vaste peut-être, quoique plus simple, parce que ma liberté dans toute son étendue en était le seul but, et que pour y marcher sûrement, il ne s’agissait que de subjuguer tous les autres, cela vous paraîtra un accès de folie, notez bien que j’y ajoute ou ne détruise, ce qui n’est pas si difficile, quand on a un caractère assez fortement trempé pour que cette idée ne cause pas un instant d’hésitation. Je pensais sérieusement à en commencer l’exécution, mais il me fallait une retraite qui pût être le centre de la puissance que j’allais exercer ; quoique je voulusse commencer pour ainsi dire tout seul, pour n’être pas obligé de partager mon autorité avec des gens qui croiraient l’avoir créée, je m’étais cependant décidé à me former d’avance trois jeunes gens menacés comme moi de la réquisition, qui comme moi desiraient servir la liberté pour leur propre compte et me parurent propres à seconder mes desseins. Je me liai avec eux ; ils me témoignèrent le peu d’envie qu’ils avaient de rejoindre l’armée. Je leur dis que s’ils voulaient je les tirerais d’affaires, mais j’exigeais qu’ils s’abandonnassent aveuglément à ce que je ferais pour eux et pour moi. Je ne leur communiquai rien ; je prenais avec eux une espèce de ton mystique qui leur en imposait, et en tout ils me paraissaient propres à l’emploi que j’en voulais faire. Je me mis à parcourir avec eux toutes les ruines qui sont sur ces montagnes, et c’est dans une de ces courses que nous fumes frappés par la vue d’une lumière qui brûlait dans une tour de la ruine où nous sommes, dont un éboulement venait de boucher l’entrée. Mes compagnons en furent presque effrayés ; pour moi, qui ne croit pas au diable, je conçus d’autres idées qu’eux, et résolus d’éclaircir ce mystère, espérant que j’en pourrais tirer parti. Vous savez l’issue de cette entreprise. Je fus blessé et malade plusieurs semaines. Je n’abandonnai pas mes projets pour cela ; dès que je fus rétabli, l’ordre de rejoindre l’armée arriva. C’est au père de ces enfans qui ont soin de vous, que je dois d’avoir été poursuivi particulièrement : il ne tenait qu’à lui de me sauver de cette réquisition ; peut-être un jour, je lui ferai payer cher cette poursuite. L’idée d’obéir, d’aller verser mon sang pour défendre une autorité qui ne serait pas la mienne, me faisait frisonner de rage. Un de mes trois compagnons était déjà parti ; les deux autres se livrèrent encore à mes conseils et je pourrais dire à mes ordres.

Lors de notre entreprise sur cette montagne, nous y avions rencontré Georges, qui avait témoigné un intérêt extraordinaire à ce que nous faisions ; je savais qu’il venait souvent de ce côté, tantôt seul, tantôt avec sa sœur, je soupçonnai qu’il y avait quelque chose de mystérieux dans ces promenades. Obligés de fuir du village, nous avions été passer la nuit à l’ancien hermitage de Kinsheim, mais cet endroit encore habilité ne pouvait nous convenir ; nous en partimes de bonne-heure pour venir au Kœnigsbourg, qui est moins fréquenté. J’espérai que nous ne tarderions pas à y voir venir Georges, et je pensai que si cet enfant connaissait quelque retraite, avec des menaces, nous lui arracherions bien son secret. Je formai même d’autres projets sur lui, et je jurai bien qu’il ne nous quitterait pas de sitôt. Nous n’eumes pas besoin de l’attendre, car à peine arrivions nous à la montagne, que nous l’apperçumes ; nous l’arrêtames ; il mit un courage à se taire qui me fit croire qu’il ne savait rien. Nous étions dans une grande salle de la première ruine, nous cherchions à l’effrayer de toutes les manières, lorsqu’une pierre lancée du haut de la voûte vint me frapper à la tête ; une voix prononça en même tems, d’un ton d’oracle, quelque chose que je n’entendis que confusément ; mes compagnons prirent la fuite, et dans le premier moment je les suivis ; mais au lieu de sortir de la ruine, j’allai me jeter derrière des décombres qui sont au fond de la cour ; le coup que j’avais reçu était très-violent, et la douleur me fit évanouir. Après être revenu à moi, je fus encore très-longtems à me remettre tout-à-fait, et je restai plusieurs heures à la même place. Je fus tiré de mon affaissement par du bruit que j’entendis assez près de moi ; il était déjà nuit, cependant je vis encore assez pour distinguer un homme qui traversait la cour. Je voulus l’appeler, mais l’incertitude de ce qu’il pouvait être, me retint, et je me contentai de le suivre assez près pour ne pas perdre la trace de ses pas. Je le vis monter sur un tas de décombres au coin de la seconde cour, et passer à travers une fenêtre vers laquelle j’arrivai assez à tems pour le voir encore déranger et remettre des bois qui masquaient l’entrée de ce souterrain dans lequel il entra. Je passai à mon tour par la fenêtre, je fis ce que j’avais vu faire à l’inconnu, et je trouvai aisément l’ouverture qui était à la muraille. J’hésitai un moment, mais résolu à tout hasarder pour éclaircir cette avanture, je me précipitai dans le souterrain malgré l’épaisseur des ténèbres.

J’allai en tâtonnant pendant assez longtems sans rien rencontrer. Je continuai ma route, jusqu’à ce que le terrain baissant tout-à-coup, je ne pus pas me retenir, et tombai violemment sur un animal, qui, effrayé ou mis en colère par ma chûte, me mordit à plusieurs reprises dans différentes parties du corps. Je n’avais d’autre arme que mes mains ; et sans réfléchir à ce que je faisais, je me mis à m’en servir ; je parvins à saisir mon ennemi à la gorge, il n’en devint que plus furieux, et me déchirait partout où il pouvait m’atteindre avec ses dents. J’étais hors de moi ; je serrais de toutes mes forces, sans produire un bien grand effet. Enfin, dans mon désespoir, j’entrai une de mes mains dans sa gueule que je rencontrai ouverte, et l’enfonçant le plus qu’il me fut possible, après avoir senti mon bras mutilé, je sentis aussi l’animal qui s’affaiblissait ; je redoublai d’efforts, et bientôt. il se laissa aller sur moi sans mouvement. Mes forces n’étaient guère moins épuisées que les siennes, et je tombai dans un entier anéantissement.

Lorsque je repris un peu connaissance, le cadavre de mon ennemi était toujours sur moi, je le repoussai avec une espèce d’horreur, et je cherchai à m’en débarrasser. Je ne pouvais faire un mouvement sans éprouver les plus violentes douleurs ; j’avais reçu dans le combat un grand nombre de blessures, mais une morsure violente à la jambe droite, et une autre à la cuisse gauche, m’incommodaient au point, qu’après quelques efforts pour me lever, je me laissai aller en renonçant à tout espoir de quitter de sitôt la place où j’étais.

Dans mon désespoir, je me mis à appeler de toutes mes forces, ce que je répétai par intervalle, jusqu’à ce que ma voix en fût altérée, espérant que celui que j’avais vu entrer avant moi dans le souterrain, pourrait enfin m’entendre et venir à mon secours. Ce fut en vain ; perdant enfin patience, je cessai de crier, mais en maudissant mon sort avec toute la rage que la douleur que j’éprouvais, et la perspective qui m’était présentée, pouvaient me suggérer. Pour ne pas trop m’appesantir sur cette épouvantable situation, je vous dirai seulement que la fièvre, la soif et la faim ajoutèrent tourà-tour, et souvent ensemble, à mes tourmens.

En vain je fis des efforts pour me lever, je fus longtems sans pouvoir même me traîner à quelques pas ; bientôt ne pouvant résister au besoin que j’éprouvais, je me jetai sur le cadavre de l’animal que j’avais tué ; et sans autre ressource que mes dents et mes ongles, je parvins à déchirer sa peau, à sucer son sang tant qu’il lui en resta une goutte, et à me nourrir de sa chair, qui finit par devenir infecte.

Je ne sais combien de tems j’ai supporté cette horrible existence ; je ne sais pas comment j’ai pu y résister ; mais, enfin, mes blessures semblèrent se cicatriser d’elles-mêmes, la force de mon tempérament me fit surmonter tant de maux, et je sentis ma jambe reprendre un peu de vigueur. J’essayai d’abord de me traîner, en me soutenant sur mes mains et marchant comme les animaux dont j’occupais le repaire. Enfin, je me levai peu-à-peu, en m’appuyant contre la muraille. C’est ainsi que je sortis de cette espèce de précipice.

J’étais forcé de m’arrêter à chaque instant ; et j’ai demeuré une demi-journée peut-être pour faire un très-court chemin. J’étais arrêté par la fatigue, par l’incertitude, et le désespoir presque de tirer parti de ma pénible course, lorsque j’entendis marcher. On passa très-près de moi ; j’appelai, mais on continua de marcher sans me répondre ; je remarquai même qu’on doublait le pas. J’oubliai un instant ma faiblesse, et je poursuivis assez vîte, en appelant le plus haut que je pouvais. J’arrivai bientôt dans un endroit éclairé ; je ne puis vous exprimer l’effet que produisit sur moi la lumière ; la tête me tournait, je fus obligé de me jeter de côté ; je rencontrai, une masse de pierres (c’était le tombeau, où vous m’avez trouvé) contre laquelle je m’appuyai ; comme elle n’était pas très-élevée, je me laissai tomber dessus, je m’étendis, je roulai dans une cavité, où je restai étourdi, et sans connaissance. Je ne sais combien cet évanouissement dura ; quand je revins à moi, j’entendis quelque bruit, je parvins à me soulever, j’aperçus un homme à genoux. C’était vous, et vous savez le reste.

Le récit du maître d’école m’expliqua et le bruit des pierres, et les cris sourds que j’avais entendus. Je regardais cet homme, qui avait encore une figure effrayante, en frémissant de la situation dont il venait de me faire la peinture. Si dans le moment où nous sommes, lui dis-je, la vie était un bienfait, vous devriez de grandes actions de grâces à la providence pour vous l’avoir conservée dans une semblable position. — Que ce soit la providence ou le hasard, je vis ; il ne s’agit plus que de savoir en tirer parti. Secondez-moi, et je vous promets de vous faire exercer une grande puissance. Il faut que cette caverne devienne le palais d’un souverain. Il se leva, et se mit à se promener autour de l’appartement, avec un air pensif, et je ne savais si je devais le prendre pour un fou, ou pour un homme occupé d’une grande idée. Il levait les yeux de tems en tems sur la muraille, et les arrêtait sur quelques-unes des légendes qui y étaient inscrites, les considérait comme si elles l’avaient fait réfléchir ; puis revenant tout-à-coup vers moi : Est-ce vous qui avez écrit tout cela ? — Sans doute. — Tant pis, dit-il, en faisant une grimace épouvantable ; mais n’importe , je saurai bien vous faire trouver votre place. — Vous me communiquerez sans doute ce grand projet. — Je ne sais pas si vous êtes digne de l’entendre. Cependant votre situation est telle que je n’y vois pas d’inconvéniens, et votre intérêt doit me répondre de vous. — Je ne saurais l’adopter avant de le connaître ; mais à vous dire vrai, je ne pénètre pas les moyens que vous pouvez entrevoir pour nous tirer d’ici sans danger ; quoique votre proscription n’ait pas la même cause que la mienne, vous n’en êtes pas moins pour le moment proscrit comme moi, et ce n’est pas une grande source de puissance. Il me regarda avec un sourire amer. — Vous ne sentez donc pas que cela fait naître l’envie de se venger. — Et où sont les armes qui pourraient vous servir contre des ennemis nombreux et puissans ? Nous étions auprès du feu, il prit un morceau de sapin enflammé : Voilà le spectre qui me les soumettra. On trouve par-tout des armes quand on sait les employer. Je frémis de l’idée que son geste me suggérait. Avec ce spectre, lui dis-je, on n’a pour trône que des cendres. Eh que m’importe, me répondit-il, que des millions d’hommes s’agitent autour de moi, si ce n’est pas pour mon utilité ; que des palais embellissent la surface de la terre ; si je n’ai de retraite qu’une caverne ! Si une route ordinaire m’avait posté à régner sur les uns, à jouir des autres, j’eusse maintenu cet ordre avec autant de zèle que je suis près d’en mettre à l’attaquer. Mais vous, qui semblez effrayé de ce que je vous dis, n’avez-vous pas aussi rompu avec le genre humain ? quel ménagement avez-vous donc à garder avec lui ? il vous fait une guerre à mort ; eh ! bien, il faut la lui rendre. Il crut remarquer qu’il m’échappait un sourire de pitié. — Homme faible, reprit-il, génie étroit, vous croyez donc qu’il faut toujours des armées pour exercer une grande puissance ; Le Vieux de la Montagne en avait-il donc[1] ? Mandrin n’a-t-il pas bravé longtems celle d’un grand état ? Le hasard nous donne ici une retraite, qui semble avoir été préparée exprès pour servir mes vastes desseins. Je pourrais en commencer l’exécution tout seul. Mais tu peux m’être utile, et je veux te mettre à même d’en profiter. Il avait accompagné d’un regard très-significatif ces mots : Je pourrais en commencer l’exécution tout seul. Il me sembla y lire que si je ne voulais l’approuver, ce serait mon arrêt de mort ; et cette idée retint quelques réflexions que je fus près de lui faire ; au reste ce qu’il me disait me semblait moins atroce à la force d’être extravagant ; ce monde, qu’il voulait bouleverser, ne me paraissait pas à sa disposition, et il n’était pas de même de ma vie.

La découverte que je venais de faire sur le compagnon que le hasard m’avait donné, et sur son carractère ne pouvait que m’affliger ; je sentais bien qu’il me serait impossible de taire toujours les véritables sentimens qu’il m’inspirait déjà que je serais tôt ou tard obligé de lui abandonner la seule retraite qui me restât. Tourmenté par cette perspective, je gardais le silence, et lui, qui semblait attendre ma réponse à sa proposition, me regardait aussi sans rien dire. Après être resté ainsi quelques minutes, il parla le premier : Cela vous donne à penser, me dit-il ? je ne suis pas assez bien rétabli, pour nous mettre à la besogne tout de suite ; nous aurons encore le tems d’en causer ; et s’il y a la moindre énergie dans votre âme, si vous n’êtes pas né pour supporter honteusement l’humiliation, vous applaudirez bientôt au développement de mon projet. Je ne vous connais pas encore beaucoup, mais votre situation me répond de vous, et les partisans que l’on tient de la nécessité, sont toujours ceux sur qui on peut le mieux compter. Je crains cependant les regards de ces deux enfans ; s’ils me faisaient découvrir ici, vous en seriez aussi la victime, pensez-y bien ! Ils peuvent nous servir ; je connais Georges, il a le caractère qu’il faut pour faire un Seïd ; il suffit de savoir profiter du fanatisme de générosité que vous lui avez inspiré, si vous savez vous y prendre, nous en tirerons un grand parti. Il faut d’abord tâcher de le raccommoder avec moi, qu’il n’aime guère : je ne peux pas lui rester plus longtems inconnu. Faites-lui bien sentir qu’il vous perdrait s’il n’était pas aussi discret sur mon compte que sur le vôtre.

Après cet entretien il me proposa de visiter le souterrain, me disant qu’il voulait l’examiner avec soin pour voir quels seraient les meilleurs moyens à prendre pour le faire servir à ses projets. Ne voulant rien perdre des idées de cet homme singulier, je le suivis et nous parcourumes, non-seulement le souterrain, mais encore une bonne partie de la ruine. Nous nous arrêtames long-tems dans la vieille tour par laquelle on communiquait de l’un à l’autre : C’est là, me dit-il, qu’il faut exercer notre industrie ; il faut que cette entrée devienne impénétrable pour tout autre que pour nous. Si quelqu’un était assez malheureux pour qu’un hasard funeste la lui fît découvrir, il faut que tout soit disposé de manière qu’il y périsse. Laissez-moi faire. Il m’expliqua comment il voulait s’y prendre. Cette première entreprise exigeait un long travail, mais il jugeait qu’elle était très-pressée, et que nous n’avions point de tems à perdre pour nous mettre à l’abri de toute surprise. Il me montra ensuite ce qu’il ferait de l’intérieur ; tout son plan, et les moyens qu’il m’indiquait pour l’exécution, me prouvaient une intelligence qui me rendait plus incompréhensible l’extravagance que j’avais aperçue dans le résultat qu’il s’en promettait. Au reste je ne voyais aucun inconvénient à ce travail ; c’était un moyen de nous occuper, ce qui est déjà beaucoup quand on n’est pas heureux ; et si nous étions condamnés à nous cacher longtems encore, nous ne pouvions que gagner de la tranquillité d’esprit à rendre notre asyle plus sûr.

Toute la nuit qui suivit cet entretien, il me fut impossible de fermer l’œil ; j’avais toujours présent devant moi cette espèce d’énergumène, un tison à la main, menaçant d’embrâser l’univers. À travers toutes les folies qu’il m’avait débitées, j’apercevais une résolution bien prise, de faire de ma retraite une caverne de brigands. Révolté par cette idée je pris vingt fois la résolution de le faire dénoncer par Georges, au risque de me perdre moi-même, et vingt fois, soit par cette crainte, soit par une faiblesse causée par un grand penchant à l’indulgence que j’avais eue toute ma vie, je renonçai à ce projet, et me résignai à laisser au temps et aux circonstances à me délivrer de ce terrible camarade, qui me faisait déjà sentir l’ascendant que les méchans prennent si facilement sur les bons.

Il était décidé que le lendemain Georges saurait enfin quel était mon compagnon. Le maître d’école me répéta encore qu’il croyait cet enfant mal disposé en sa faveur, et qu’il fallait employer tout mon crédit, pour qu’il ne songeât pas à lui jouer quelque mauvais tour, qui retomberait toujours sur moi. Je le lui promis et le rassurai, en lui disant, que s’il connaissait bien Georges, il ne le croirait pas capable de penser à faire du mal, même à ses ennemis. Tant mieux pour les autres, me répondit-il, et pour nous qui pourrons tirer parti de cet heureux caractère.

Georges vint ; j’étais à causer avec le maître d’école à l’entrée du souterrain ; dès qu’il eut franchi la fenêtre de la tour, et qu’il nous vit, il s’arrêta, et regarda avec surprise ; ensuite s’approchant davantage : Je ne me trompe pas, dit-il, c’est bien lui. Puis se retournant vers moi ; est-ce que c’est lui qui ?… — Oui, c’est lui. — Oh ! avec vous-là, tout seul, lui, à qui j’ai entendu dire !… Le maître d’école le prit par le bras, et l’interrompant : — Georges, oublions le passé ; tu ne te repentiras pas de devenir mon ami : d’ailleurs mon sort est commun maintenant avec celui de quelqu’un qui t’intéresse ; cela doit te suffire. Georges baissait la tête, et avait l’air mécontent : j’appuyai ce que le maître d’école venait de lui dire. Si cela vous fait plaisir, me dit-il, il faudra bien que je sois de ses amis, et puis d’ailleurs…… Il s’arrêta et rêva un moment, et s’adressant au maître d’école : Vous ne voulez pas lui faire de mal, n’est-ce pas ? on dit dans le village que vous êtes à présent malheureux aussi, je ne peux pas vous en vouloir. Il lui tendit la main, le maître d’école la prit avec un sourire extraordinaire. Bon petit enfant, dit-il, je vois bien que je peux compter sur toi ; aussi j’y compte. Je souffrais de l’air ironique avec lequel il semblait répondre à la générosité de cette innocente créature, qui lui répondit affirmativement avec toute l’effusion d’un bon cœur, incapable de s’arrêter sur la différence que peut apporter à une phrase le ton dont elle est prononcée.

Le maître d’école prit cependant un air d’abandon et presque de sensibilité qui m’en imposa un peu à moi-même, et qui ne pouvait manquer d’en imposer à Georges encore davantage. La confiance parut tout de suite s’établir entre eux deux ; ils parlèrent quelque tems de plusieurs habitans d’Orschweiler, sur lesquels le maître d’école lui fit beaucoup de questions. Après avoir ainsi causé amicalement des rapports qu’ils avaient eus ensemble, ils s’embrassèrent ; Georges parut ne conserver aucune prévention contre lui, et l’assura que son secret serait aussi bien gardé que le mien l’avait été, et qu’il continuerait de faire pour nous deux, ce qu’il avait fait avec tant de plaisir pour moi seul. Nous lui communiquames nos projets pour avoir une entrée plus sûre à notre retraite, et il parut enchanté de pouvoir y contribuer. Le maître d’école lui expliqua ce qu’il fallait qu’il tâchât de nous procurer, et lui indiqua les moyens de le faire facilement, et sans aucun inconvénient pour lui et pour nous ; nous nous mimes dans le moment même à l’ouvrage, et malgré le peu d’outils que nous avions, nous parvinmes à faire en peu de tems un travail assez considérable, par l’intelligence de mon compagnon, qui semblait suppléer à tout, et que je voyais à chaque instant se développer d’une manière qui forçait mon admiration, et affaiblissait peu-à-peu la répugnance que j’avais pour lui.

Les jours suivans nous continuames notre travail ; Georges nous apporta successivement beaucoup de choses essentielles, des gonds, des serrures, une grande quantité de clous, divers outils et jusqu’à des barres de fer assez grosses et assez longues. Henriette lui aida comme de coutume et nous promit aussi la plus grande discrétion, surtout ce qui concernait le maître d’école. Outre l’intérêt soutenu que j’inspirais à ces deux enfans, et qui les portait à faire beaucoup de choses, ils étaient encore animés par le plaisir qu’ils trouvaient à nous voir travailler eux-mêmes avec nous, et à considérer les progrès de notre ouvrage. Au bout de quinze jours, notre entrée fut finie et fermée de la manière la plus ingénieuse. Elle se perdait dans un amas de décombres, et quatre pierres la masquaient entièrement. Des leviers disposés avec la plus grande intelligence faisaient mouvoir ces pierres avec une extrême facilité, de sorte qu’une personne seule pouvait les ôter et les remettre ; derrière était une porte formée de morceaux de sapins assez gros, et fortement liés les uns avec les autres ; elle tournait d’un côté sur un pivot, et de l’autre elle fermait avec une barre de fer et une serrure. Pour prévenir encore mieux toute surprise, le maître d’école avait imaginé une espèce de piége, armé de morceaux de fer, chargé de grosses pierres, et placé de façon, que celui qui, malgré toutes nos précautions, parviendrait à découvrir cette entrée, ne pourrait y pénétrer sans être écrasé par cette machine, dont on ne pouvait éviter l’effet que par des moyens impossibles à deviner.

Ce travail m’avait tellement occupé, que pendant ces quinze jours, je n’avais pas pensé à autre chose. Quand il fut fini, le maître d’école s’empara de la clef de la porte, sous prétexte qu’il savait mieux l’ouvrir et qu’il était plus fort que moi ; ce fut alors que je fis la triste réflexion, qu’en me disant qu’il était plus fort, vu notre position, c’était bien me dire qu’il était mon maître. J’avais le petit avantage de disposer de la volonté de nos pourvoyeurs, mais je ne pouvais les employer à rien contre lui qui ne tournât aussi à mon préjudice. Tout bien calculé, je vis donc qu’en acquérant un compagnon, j’avais acquis pour ainsi dire un geolier. Le bon homme Hermann, sur lequel je comptais tant, était tombé malade, c’était ce qui l’empêchait d’arriver ; fallait-il donc me résigner encore.

Nous continuames nos travaux, et ma seule consolation était de m’occuper de manière à n’avoir pas le tems de réfléchir. Mais mon camarade disposait notre intérieur si extraordinairement, que cela me ramenait quelquefois à penser aux projets qu’il m’avait fait entrevoir ; et quand je considérais son activité, l’audace qui perçait dans tout ce qu’il faisait, je ne pouvais m’empêcher de frémir à l’idée que sérieusement peut-être il songeait à les exécuter, et à m’en rendre complice.

Je lui faisais souvent des questions à ce sujet ; il me répondait que je saurais tout quand il en serait tems, et qu’il ne doutait pas de mon approbation.

Tout le souterrain avait changé de face ; plusieurs portes fermaient le corridor en plusieurs endroits, et entre autre au carrefour il y avait une porte à chaque issue. Les catacombes étaient aussi fermées, et c’était dans cette pièce, et dans ce même tombeau vide où j’avais fait sa rencontre, que le maître d’école avait placé son lit, sous prétexte que la nuit je l’empêchais de dormir. Il m’avait fallu lui sacrifier mon oratoire, parce que toute idée religieuse lui déplaisait ; cependant, pourvu que je m’abstinsse de parler de religion, il était rare qu’il cherchât l’occasion d’en parler lui-même, et paraissait assez indifférent sur ce que je pouvais penser à ce sujet.

Plusieurs mois s’étaient écoulés, nous étions déjà près de la fin de mai, nous travaillions toujours, sans qu’il fût question de rien, et je commençais à penser qu’il n’avait d’autre but que de s’occuper, et qu’il ne songeait pas sérieusement à l’exécution de ses extravagans projets. Je fus bientôt désabusé. Un jour, où le beau-tems nous avait engagés à sortir, nous nous arrêtames sous des érables. qui formaient une espèce de bosquet.

Comme il faisait très-chaud, et que le chemin que nous avions fait sur le penchant de la montagne, quoique peu long, était très-pénible, je proposai à mon compagnon de s’asseoir et de nous reposer un moment : il accepta. Nous nous trouvions presqu’à l’extrémité de la montagne, et sur son flanc droit, par rapport à l’Alsace, ayant à nos pieds une sombre vallée que de noirs sapins nous cachaient en partie : un peu sur notre droite, cette vallée se partageait en plusieurs branches, et dans le prolongement des deux principales, nous apercevions les maisons de deux petits villages, qui semblaient se perdre dans un abîme. Sur notre gauche, nous pouvions voir une partie de l’Alsace, et jusqu’au bassin de Fribourg.

J’avais croisé mes bras sur ma poitrine, et je promenais mes regards tristement sur tous ces objets. Mon compagnon paraissait les considérer avec plus d’attention encore, et nous gardions le silence. Voilà Colmar ! s’écria-t-il tout-à-coup : je ne me trompe pas, et se levant avec fureur : ah ! ville maudite, ta perte est jurée. — Par qui donc ? lui dis-je, presqu’en riant. Par moi, répondit-il ; j’ai aussi quelque puissance ; il est tems que je l’exerce. Et me serrant le bras fortement : voulez-vous me seconder ? — Pour vous seconder, il faudrait que je fûsse mieux instruit de vos projets. — Ils sont simples mes projets ; je veux faire ma volonté, et malheur à qui pourra la gêner.

Vous pouvez m’être utile, en me secondant, et être utile à vous-même tant que vous m’obéirez. Je sens en moi tout ce qu’il faut pour commander aux autres. Dans un moment d’indignation je ne pus m’empêcher de lui dire : oui, vous auriez, je crois, tout ce qu’il faut pour faire leur malheur. Mais…… Il me regarda avec un sourire ironique, et me répondit : vous ai-je annoncé que c’était pour les rendre heureux que je veux les subjuguer ! Peut-être un jour pourrai-je, aussi bien qu’un autre, laisser en paix ceux qui me seront soumis, et veiller même à leur bonheur ; mais je les tiens quittes d’une reconnaissance qu’ils ne m’accorderaient pas. Je le ferai quand cela sera utile à mon autorité. — Eh ! quel droit avez-vous de penser à subjuguer les autres ? — Le desir ardent de la domination que les événemens viennent de développer dans tous les cœurs, mais auquel il n’appartient qu’à des âmes fortes de se livrer.

Il est facile de vous faire un droit semblable, mais il est peut-être plus difficile de se créer des moyens pour en jouir. Il me montra sa tête et son cœur, puis, après un moment de silence : écoutez, me dit-il, je vois bien que vous ne goûtez pas mes projets ; cependant, si je vous les développais davantage, ils vous conviendraient peut-être.

Après avoir détruit il faut réédifier : ne voyez donc dans mes projets qu’un moyen de rétablir un ordre de choses auquel vous paraissez tenir. Si vous réfléchissez bien, vous n’hésiterez pas à me seconder.

Cet homme me parlait avec un air d’assurance qui, à mesure qu’il s’expliquait, diminuait malgré moi l’idée d’extravagance que ma raison attachait à tous ses discours ; mais quand il me présenta son plan comme réparateur des maux de la révolution, je me laissai aller à l’écouter avec plus de connaissance. J’aurais presque voulu croire à ses succès, et j’oubliais qu’il n’avait parlé que de destruction, et que ce n’était qu’en doublant les maux de mon pays qu’il pensait à les réparer. En y réfléchissant je fus presque honteux du sentiment que j’éprouvais ; mais je ne pus m’empêcher de lui faire de nouvelles questions ; et je pris, peut-être malgré moi, un ton de crédulité qui lui inspira plus de confiance.

Ne crois pas, me dit-il, que je me sois borné au travail intérieur que nous avons fait ; depuis que j’ai séparé mon logement du tien, j’ai passé plus d’une nuit dehors. J’ai eu des conférences avec des gens dignes de me servir et qui sont prêts à le faire au premier signal. Colmar seul en referme plusieurs dans son sein, et soit par moi-même, soit par quelques-uns de ceux dont je suis le plus sûr, je me suis préparé au moins un agent dans chacun des villages que tu vois à nos pieds. Notre premier exploit, et celui qui bientôt doit me donner une armée sera de mettre cette province au pillage et pour rendre la chose plus sûre et plus facile, il faut d’abord l’incendier ; il faut la mettre dans un état qui écarte ce qu’on appelle les honnêtes gens, et qui ne laisse de ressources aux autres que ce pillage, auquel ils se trouveront trop heureux de se livrer ; et si je parviens à l’organiser sous ma direction, je ne vois point de bornes à ma puissance. Des prodigue vus ou non, mais certifiés, auxquels des feux lancés la nuit du haut de ces montagnes serviront de fondement, appuieront des menaces de vengeances célestes que quelques-uns de mes affidés feront circuler, pour rendre plus effrayante la catastrophe que je prépare, et ménager, s’il est possible, à mon autorité, l’appui d’idées surnaturelles, dont je pourrai tirer parti tôt ou tard suivant les circonstances. Quand tout sera prêt, un signal donné de cette montagne décidera du sort de presque tout ce que tu vois, et une nuit me suffira peut-être pour anéantir ce que tant d’hommes n’ont pu édifier qu’en plusieurs siècles. Ils verront ces insensés, si l’on méprise impunément l’homme qui a l’âme assez forte pour faire tout servir à sa vengeance.

Je vois là, lui dis-je, un grand moyen de vous venger du passé ; mais je ne vois pas le fruit que vous en pouvez retirer pour l’avenir.

N’est-ce pas déjà beaucoup que de faire du mal à ses ennemis ? les vôtres n’ont pas eu d’autre systême, et vous voyez ce qu’il en est arrivé. D’ailleurs il m’est facile de prévoir ce que je pourrai faire de gens sans asyle, déplacés, incertains sur ce qu’ils deviendront : c’est de cette retraite ignorée maintenant qu’ils attendront leur salut, et je parviendrai peut-être à leur faire regarder cette montagne comme un nouvel Horeb, ou un nouveau Sinaï. Le pillage est le droit d’opprimer à quelques-uns, de l’effroi à quelques autres, des calamités sans nombre à la multitude ; avec cela on peut mener les hommes.

Je restais confondu des conceptions de cet homme ; que je ne pouvais m’empêcher de regarder comme aussi extraordinaire que son projet paraissait extravagant. Cependant la crainte qu’il n’eût quelques moyens pour l’exécuter, au moins en partie, me faisait frémir ; secondé par quelques autres furieux semblables à lui, en bien peu de tems il pouvait causer de grands malheurs. Comme il me l’avait dit lui-même, il est si facile de détruire ! Il me semblait déjà voir tout ce beau pays, en proie aux flammes et au pillage. Il me semblait que ce crime allait retomber sur moi-même, et que j’en serais complice si je ne travaillais pas à l’empêcher.

Nous nous étions levés, nous regagnions lentement notre retraite en silence, et livrés tous deux à des réflexions bien différentes. Tandis qu’il formait, sans doute, des vœux pour l’accomplissement de ses desseins, je demandais au ciel, de m’inspirer ce qu’il fallait faire pour les prévenir. Je ne voyais d’autres moyens que d’en donner avis aux autorités qui gouvernaient la province, à ces mêmes autorités qui m’avaient proscrit, et à qui c’était en quelque sorte me dénoncer moi-même.

J’éprouvai le combat intérieur le plus cruel ; remettre mon existence à la merci de semblables gens m’effrayait ; mais ce qui me révoltait le plus peut-être, c’était l’idée d’avoir recours à eux pour opérer quelque bien.

Cependant le danger public l’emporta bientôt dans mon esprit sur mes dangers personnels, et surmonta ma répugnance ; j’étais décidé à tout dire à Georges, ou si la surveillance qu’exerçait sur nous mon compagnon ne me permettait de lui parler seul, j’étais bien résolu à m’échapper dès que je le pourrais, pour aller moi-même faire la dénonciation. Je ne me flattais point que cette démarche pût me valoir quelque bienveillance ; mais j’étais suffisamment récompensé par la perspective des désastres que j’allais éviter à tant de gens, dont un grand nombre méritaient mon estime, et dont les autres excitaient plutôt ma pitié que ma haîne.

Je roulais ces pensées dans mon esprit, lorsque mon compagnon me fit remarquer des nuages qui s’amoncelaient et qui semblaient nous préparer un violent orage. Nous étions encore assez loin de l’entrée du souterrain, et nous pressames notre marche autant que la difficulté du chemin pouvait le permettre. Il y avait déjà longtems qu’il faisait des éclairs, le tonnerre ne tarda pas à s’y joindre, et avant que nous fussions arrivés dans la grande ruine, une pluie mêlée de grêle avait déjà commencé, ce qui nous décida à nous y arrêter. Nous nous mimes à l’abri dans la grande salle, mais nous n’y fumes pas longtems sans effroi.

L’orage avait redoublé, il était accompagné du vent le plus impétueux, qui, à chaque instant, semblait prêt à renverser sur nous les restes de Kœnigsbourg. Les nuées étaient si basses que la montagne gênait leur marche, et les sillonnait pour ainsi dire. Cette résistance augmentait l’effet de la tempête ; nous croyons sentir la terre trembler sous nos pieds ; des feux qui se succédaient avec une rapidité étonnante, nous éblouissaient, tandis que nous étions étourdis par le bruit affreux des coups de tonnerre qui, répétés par les échos, ne cessait un seul instant de se faire entendre ; enfin nous étions au milieu de tous les élémens déchaînés. Nous ne pouvions pas nous parler, à peine pouvions-nous nous voir ; mais un coup de tonnerre plus violent que les autres nous effraya sans doute ; car, sans nous rien dire, nous courumes ensemble vers la vieille tour, comme si nous n’avions vu de salut que dans notre demeure souterraine ; notre espérance fut cruellement déçue. Nous étions près d’arriver, lorsque le vent soufflant avec plus de force qu’auparavant, renversa les restes de murailles de cette vieille tour qui, tombant sur la ruine qui couvrait l’espèce de corridor par lequel nous pénétrions dans le souterrain, la firent écrouler elle-même. En un instant tout fut bouleversé, et notre porte d’entrée entièrement écrasée et ensevelie sous un monceau de débris qui la couvrent encore, et qu’il était bien au-dessus de nos forces de pouvoir jamais déblayer.

Nous restames immobiles pendant plusieurs minutes, n’osant plus avancer, et ne pouvant nous résoudre à retourner sur nos pas ; mais la grêle qui nous blessait la figure ne nous permit pas de rester longtems dans cette espèce de stupeur ; nous fimes quelques pas en avant, un court examen nous assura que toute issue nous était fermée pour pénétrer dans notre retraite ; et mouillés déjà jusqu’aux os nous regagnames l’asyle que nous venions de quitter.

L’orage continuait toujours et semblait même s’accroître à chaque instant ; à chaque instant aussi la ruine semblait prête à s’écrouler sur nous ; il ne fallait pas moins que la pluie qui tombait à torrens pour nous y retenir. Je regardai un instant mon compagnon, il était pâle ; je pensai à la conversation que j’avais eue avec lui, et je crus voir sur sa figure l’effet de la colère céleste. Je concevais à peine cette idée, qu’un éclair, comme il n’en avait pas encore fait, me força de baisser les yeux ; en même tems, pour ainsi dire, j’entendis tomber des pierres qui paraissaient être lancées autour de moi ; un coup de tonnerre épouvantable fit retentir toute la ruine ; j’étais étourdi, j’étouffais, et je fus obligé de me laisser tomber. Ce ne fut qu’au bout de quelques minutes que je me sentis la force de me relever ; je jetai mes regards autour de moi, et j’aperçus le maître d’école étendu par terre, ne donnant aucun signe de vie. J’allai à lui, je l’appelai inutilement, il avait tellement perdu connaissance que je le crus mort. En l’examinant de plus près, je ne doutai plus qu’il n’eût été frappé de la foudre, mais en portant la main sur son cœur, je crus m’apercevoir qu’il respirait encore. Je m’empressai de le soulever ; je l’assis contre la muraille, je lui frappai dans les mains, j’allais chercher dans la cour de l’eau que je lui jetai à la figure ; enfin je mis en usage tout ce que je crus propre à le faire revenir. Ce ne fut qu’après beaucoup de tems et de soins que je lui vis faire quelques mouvemens, et j’éprouvai la plus grande satisfaction en espérant de sauver cet homme dont, une heure auparavant, l’existence me faisait pour ainsi dire horreur.

Il ne tarda pas à revenir entièrement à lui, mais ce fut pour jeter des cris de douleur ; il me repoussait, comme s’il avait craint qu’en le touchant je n’augmentasse ses maux. Je le questionnai et n’obtins aucune réponse satisfaisante ; il avait recouvré la parole, et tout annonçait un délire causé par des souffrances insupportables. J’en eus bientôt reconnu la cause ; outre plusieurs fortes contusions, il avait les deux jambes fracassées. Cette certitude me fit frémir. Comment soulager cet infortuné, dans la situation où nous nous trouvions ? Le malheureux s’évanouissait à chaque instant, et je n’avais pour le faire revenir, que l’eau de la pluie que je ramassais dans le creux de ma main, c’était pour se plaindre et quelquefois blasphémer ; le ciel, le tonnerre, moi-même, tout était l’objet de ses imprécations.

L’orage cessa cependant, et dans l’affreux embarras où je me trouvais, je voulus m’assurer encore s’il ne me restait plus aucune espérance de pénétrer dans le souterrain, dans cette triste demeure, qui, grâce à mon sort, devenait pour moi un objet de regret. L’examen que je fis, ne servit qu’à me convaincre que toute issue était fermée sans ressources, et je revins tristement auprès du blessé, dont l’état semblait annoncer une fin prochaine. Il le sentait bien lui-même, et s’effrayait de ce qu’il ne pouvait pas être secouru. Plusieurs fois il me proposa d’aller au village chercher un mauvais chirurgien qui y habitait, et cette proposition me jeta dans une nouvelle perplexité. Peut-être cette démarche pouvait lui sauver la vie ; et pourtant je ne pouvais le faire sans courir à des dangers certains pour moi, et en préparer pour lui-même. D’un autre côté, je ne croyais pas qu’il y eût de remède à ses maux ; et il me semblait que c’était m’exposer en pure perte. Après un combat assez long entre la prudence et l’humanité, celle-ci l’emporta ; je dis au maître d’école que j’allais chercher du secours à Orschweiler.

Cette résolution, qu’il venait de solliciter, lui causa le plus grand effroi : Quoi ! vous m’abandonnez, me dit-il, d’une voix à demi-éteinte ! Ah ! ne me laissez pas seul… Ces ruines sont affreuses… Un moment après il me priait de courir au village, et puis me suppliait bien vîte de rester dès que je faisais le moindre mouvement pour m’en aller. Je ne savais à quoi me résoudre ; à la pitié m’arrêta, et le même sentiment semblait m’engager à partir. La crainte de la mort perçait dans tout ce qui échappait au malade. Ce malheureux qui, le soir même, parlait si froidement de détruire, tremblait à l’idée de sa destruction.

La nuit s’approchait, et à mesure que le jour baissait, je voyais ses terreurs s’augmenter. Les évanouissemens étaient toujours fréquens, et chaque fois qu’il sentait l’affaiblissement qui les prècédait, il m’appelait, me tendait la main, me disait de ne pas l’abandonner. Et quand il reprenait un peu de force, il me questionnait avec inquiétude sur son état ; il m’engageait à lui tâter le pouls ; quelquefois il faisait un effort pour me montrer du courage, et il lui échappait quelques témoignages de mépris pour la mort et pour ses suites ; mais un trait de pusillanimité démentait bientôt cette fanfaronnade. Ce combat entre l’orgueil et le cri de sa conscience se renouvelait sans cesse ; il tombait dans des contradictions perpétuelles. On reconnaissait l’homme qui n’avait jamais voulu placer son bonheur et ses espérances au-delà de sa vie, qui devait tout perdre en la perdant ; et les angoisses du doute ajoutaient au regret du passé l’inquiétude de l’avenir.

Nous étions déjà dans les plus épaisses ténèbres, et nous n’avions aucun moyen de nous procurer de la lumière, ni de faire du feu. Quelle pénible nuit se préparait pour moi ! Le moribond, après beaucoup d’incertitudes m’avait supplié de ne pas le quitter ; je n’osais pas prendre une résolution par moi-même, il semblait que ses desirs m’étaient devenus sacrés. Je ne pouvais cependant rien faire pour lui, que de chercher à le consoler ; tâche si difficile à remplir auprès d’un mourant qui ne trouve pas en lui-même l’appui de cette consolation ; et avec cet infortuné je ne pouvais pas même invoquer cette douce résignation qu’inspire une conscience pure, et qui seule peut faire surmonter à la nature l’horreur de nos derniers momens.

Je ne saurais peindre ce que j’éprouvai pendant cette nuit terrible ; j’avais été plusieurs fois sur le point de périr moi-même bien misérablement, et j’avais été peut-être moins cruellement affecté. À chaque cri de ce malheureux, qui retentissait dans la voûte, je croyais entendre la voix du crime qui appelait les furies ; et l’obscurité qui nous environnait rendait plus horribles encore les tableaux que créait mon imagination. De tems en tems je me rapprochais du malade, je lui parlais ; souvent il ne me répondait que par des plaintes ; souvent aussi il me demandait ce qu’il m’était impossible de lui donner : il semblait me reprocher mon impuissance : et si je cessais de parler, il m’appelait bientôt, étendait la main pour savoir si je n’étais pas trop loin de lui. À chaque instant il voulait changer de place ; et si je lui aidais à se remuer un peu, il ne tardait pas à se trouver plus mal encore. C’est ainsi que s’écoula cette triste nuit qui, vu la saison, ne dura guère que cinq ou six heures, et qui me parut un siècle.

Le crépuscule éclaira enfin la cour de la ruine ; j’en avertis le maître d’école ; ce qui parut lui faire plaisir. Il était un peu plus tranquille ; et je lui proposai encore d’aller chercher le chirurgien, car je ne comptais pas ce jour-là sur la visite de Georges, qui nous avait annoncé la surveille qu’il serait plusieurs jours sans venir. Soit que la lumière rendît un peu de courage au malade, soit que son mal lui laissât plus de liberté d’esprit, il ne s’effraya plus de rester seul et il approuva mon projet, comme l’unique moyen qui pût contribuer à le sauver.

Sans réfléchir davantage sur ce qui pouvait en arriver, je me mis en chemin. Je n’avais que des idées confuses sur ce que j’allais faire ; et quand je voulais les débrouiller, je ne pouvais me défendre de concevoir un peu d’inquiétude sur les suites de ma démarche ; mais j’étais résolu à la tenter et pour éviter même d’éprouver quelque incertitude, je cherchai à me distraire par d’autres pensées.

J’arrivai vers le milieu de la montagne au lever du soleil ; la campagne encore humide de la pluie de la veille, en réfléchissant les rayons, qui brillaient sur toute sa surface, ce coup-d’œil ravissant contrastait trop avec la nuit que je venais de passer et les dispositions de mon esprit, pour ne pas produire sur moi un grand effet. Mon âme fatiguée par tant de cruelles sensations n’éprouva plus que de la tristesse, et bientôt se livra à cette mélancolie qu’on peut appeler le sommeil du malheur.

La vue du village, dont je me trouvais déjà assez près, me rappela à moi-même ; je m’occupai sérieusement de la manière dont j’allais me présenter chez le chirurgien. J’aurais bien voulu trouver quelque moyen pour appeler Georges et Henriette, sans que personne de leur maison s’en aperçût ; mais c’était celle d’Orschweiler où je pouvais être le plus aisément reconnu ; à moins de compter qu’un heureux hasard me fît rencontrer un des deux enfans, la prudence me défendait de m’y présenter.

Je pris donc la résolution d’aller directement chez l’homme que je venais chercher. Je n’en avais jamais entendu parler, et il était possible que je lui fusse aussi absolument étranger. Mais pour arriver chez lui il fallait traverser une bonne partie du village ; et en considérant mes vêtemens, il me semblait que je pourrais manquer de paraître bien extraordinaire, et d’attirer l’attention du tous ceux qui me rencontraient ; cette réflexion ralentissait ma marche, et je n’avançais qu’en regardant autour de moi avec inquiétude. Pour prendre un chemin plus détourné je devais traverser le cimetière ; j’étais sur le point d’y entrer lorsque j’aperçus, par-dessus la palissade, quelqu’un à genoux et qui priait. J’étais près de prendre une autre route, mais cet acte religieux m’inspira un sentiment de vénération qui me fit porter les yeux avec une sorte d’attendrissement sur celui qui le remplissait : je crus le reconnaître, je l’examinai davantage, et je fus convaincu que c’était Georges. Cette rencontre était si heureuse pour moi, l’occupation dans laquelle je le trouvais avait quelque chose de si imposant, que je m’approchai de lui avec une espèce de respect ; je marchais lentement, et ne faisais pas de bruit, en sorte qu’il ne m’entendit pas, et ne tourna pas la tête. Je m’arrêtai à quelque distance comme si j’avais craint de le troubler. Il était devant une tombe couverte d’herbes, et quelques mots prononcés à demi-voix m’auraient appris que c’était la tombe de sa mère, si je ne m’en étais pas déjà douté. Voici ce que je recueillis de sa prière : Ma bonne mère, toi que j’aimais tant, toi qui était si bonne, qui dois être si heureuse !…… on veut que je m’éloigne de ces lieux où tu reposes, je ne t’oublierai pas pour cela…… pour cela n’oublie pas ton fils…… je reviendrai souvent te prier…… quant tu vivais, tu écoutais toujours ma prière… Oh ! que j’aurais besoin que tu vécusse encore !…… Veille sur moi, veille sur ma sœur, protége mon père, notre bon maître, qui est si malheureux… Ces dernières paroles m’émurent au point que je ne pus retenir une exclamation que Georges entendit ; il tourna la tête, et fut presque effrayé en me voyant. Je courus à lui, et ce ne fut qu’après avoir parlé quelques momens que je lui persuadai que c’était bien moi. Et où allez-vous ? me demanda-t-il. Je lui racontai tout ce que j’avais éprouvé la veille, en ajoutant qu’il fallait sans perdre de tems conduire le chirurgien à la ruine, que je l’en chargeais, et que j’allais m’en retourner tout de suite. Il rêva un moment. Cela ne se peut pas ainsi, me dit-il, il ne faut pas que ce chirurgien vous voie ; d’ailleurs vous ne savez pas que je ne demeure plus ici ; j’allais aujourd’hui pour en causer avec vous ; je voudrais bien que vous ne remontiez plus là-haut. Il n’y a plus personne dans notre maison d’ici, venez-vous y cacher ; je vais faire ce que vous me dites, puis je reviendrai vous y trouver, et nous verrons alors le parti qu’il faudra prendre. Comme nous pouvions à chaque instant être aperçus par les passans, il me pressa de me décider promptement, je n’avais pas de raisons pour avoir moins de confiance en lui que je n’en avais jusques-là ; et je n’hésitai pas à suivre ses conseils. Nous entrames par une porte de derrière, et sans prendre le tems de m’instruire de rien ; il me quitta pour aller au secours du maître d’école.

Je passai la plus grande partie de la journée ainsi seul, et incertain sur ce que j’allais devenir. La ruine ne m’offrait plus de retraite, et je ne devinais pas les ressources que Georges pourrait me procurer. Je voyais que son père avait abandonné Orschweiler ; mais il ne m’en avait pas expliqué la raison, et ne m’avait rien dit sur ce qu’il était devenu. La maison me semblait à-peu-près dans l’était où je l’avais vue la dernière fois que j’y étais venu ; tout y annonçait plutôt une absence qu’un abandon.

La chambre où je me trouvais avait une fenêtre qui donnait sur la principale rue du village, les volets étaient fermés, mais plusieurs fentes permettaient de regarder à travers, et je pouvais voir toutes les personnes qui passaient ; je les entendais parler, ces mouvemens, auxquels je n’étais plus accoutumé m’étonnaient, et m’occupaient autant que si je n’eusse jamais rien entendu de semblable. J’étais comme un voyageur qui, après avoir long-tems parcouru des contrées désertes, aperçoit devant lui un pays habité.

Je passai une partie de la journée dans cette situation ; je n’étais pas toujours sans inquiétude ; je craignais que le père de Georges, ou quelque autre personne de la maison ne vînt, et chaque fois qu’un passant s’approchait de la porte de la rue, il me semblait toujours l’entendre ouvrir ; et j’étais tenté de fuir par celle qui donnait dans le jardin. On ne sait à quel point l’homme devient inquiet et même pusillanime, dès qu’il s’est décidé à faire des démarches extraordinaires pour sauver sa vie ; plus elle lui coûte de privations, plus elle lui semble précieuse, et plus il est disposé à s’en imposer encore. Qui ne connaît d’ailleurs l’empire de la situation ? le même qui affronta des bataillons au milieu d’un combat, tremble souvent à l’aspect de l’assassin qu’il voit entrer chez lui armé d’un misérable couteau.

Georges revint vers deux heures après midi ; il me raconta qu’il avait conduit le chirurgien à la ruine, qu’ils avaient trouvé le maître d’école encore vivant, mais hors d’état d’être transporté ; qu’ils l’avaient établi dans la pièce au-dessus de la salle où je l’avais laissé ; qu’il lui avait formé une petite loge avec des branches, pour que les mouches et l’humidité de la nuit l’incommodassent moins ; que le chirurgien, qui était un excellent homme, n’avait pas voulu le quitter, qu’il l’avait chargé (lui Georges) de lui envoyer un de ses amis dont la discrétion lui était connue ; ce qu’il avait fait bien vîte pour revenir auprès de moi.

Et qu’allons-nous faire maintenant, lui dis-je ? il ne faut plus penser à retourner se cacher dans les ruines du Kœnigsbourg. — Non, sans doute, j’ai tout visité, tout visité ! tout est sans-dessus dessous ; d’ailleurs nous demeurons si loin à présent ! — Où demeurez-vous donc ? Il baissa la tête d’un air embarrassé et me répondit en balbutiant : Oh ! mon bon maître si vous saviez… — Quoi donc ? — Nous demeurons à Kestenholz. — À Kestenholz. ! — Oui, il y a huit jours ; je n’avais pas osé vous le dire. — Et pourquoi cela ? — C’est que…… C’est que cela m’éloignait bien de vous ; avant de vous en parler, je voulais être sûr que cela ne vous fît point de peine, et j’attendais mon grand-papa. — Cette maison où nous sommes ne sera donc plus habitée ? — Elle ne tardera pas à l’être ; mon père y reviendra, j’espère, mais il faut que mon grand-papa arrive. — Tu l’attends donc bientôt ? — Peut-être demain, peut-être aujourd’hui. Comme il va être content ! Oh ! s’il n’avait pas été bien malade, il y a longtems qu’il serait ici.

Je questionnai encore Georges sur la situation de leur nouvelle demeure, sur ceux de qui ils la tenaient ; mais je n’en obtins que des réponses vagues, et en insistant, je paraissais l’embarrasser et presque le fâcher ; il finit par détourner mon attention sur le parti que nous allions prendre pour le soir même. Mon grand-papa va arriver, me dit-il encore, c’est sûr. Je crois qu’il faut que vous veniez avec moi à Kestenholz. — À Kestenholz, mon ami ! mais tu n’y penses pas ? — Laissez-moi faire ; nous ne partirons d’ici qu’à la nuit ; mon père qui a pris beaucoup de confiance en moi depuis quelque tems, m’a chargé de différentes choses qui doivent me faire rentrer fort tard. La maison où nous habitons est si vaste je sais bien où je pourrai vous cacher ; nous aurons bien soin de vous, Henriette et moi. Cela nous sera plus facile que si vous restiez ici ; d’ailleurs ce ne sera que pour une nuit peut-être ; je ne doute pas que mon grand-papa n’arrive demain.

Tout cela me paraissait bien hasardé. Il sera trop tard, pour toi, repliquai-je ; et puis, je suis si connu dans ce village : comment espères-tu que j’y puisse être bien caché ? Il chercha à me rassurer, à me prouver qu’il n’y avait aucun danger, et depuis six mois j’avais trop l’habitude de céder à ses conseils, pour résister longtems. Seulement je lui demandais si je ne pouvais pas rester dans la maison où nous étions, jusqu’à l’arrivée de son grand-papa ; mais il me représenta que d’un moment à l’autre son père pouvait y venir, et que je n’y serais vraiment pas en sûreté. Je lui représentai à mon tour qu’il ferait mieux de partir le premier, parce qu’il arriverait de jour ; qu’il pourrait revenir au-devant de moi dans un endroit dont nous conviendrons, après avoir eu le tems de prendre des mesures pour me recevoir. Il consentit à ce dernier arrangement. Je calculai qu’il me fallait une heure et demie pour me rendre d’Orschweiler à Kestenholz, et je lui donnai rendez-vous une heure et demie après la nuit tombée, moment où je pourrais partir. Nos conventions ainsi faites et après m’avoir encore donnée de nouvelles raisons d’espérance, Georges me quitta, me laissant dans cette espèce d’émotion qu’on éprouve quand on se croit à la veille d’un changement d’existence.

Je ne sais quel sentiment me domina le plus pendant les cinq ou six heures qui s’écoulèrent jusqu’à la nuit. Je la desirais, et cependant son approche me causait une certaine inquiétude. L’espérance de revoir bientôt le lieu que j’affectionnais le plus sur la terre, me transportait ; mais l’idée d’y rentrer clandestinement me serrait le cœur. J’allais me trouver à côté de ma demeure chérie, mais elle était sans doute dans les mains d’un autre, ou abandonnée, peut-être détruite, et ne pouvait plus être pour moi qu’un objet de regret.

C’est dans cette disposition que je me mis en chemin, avec les précautions que pourrait prendre le malheureux qui médite un crime. J’évitai les deux villages qui se trouvaient sur ma route, et jusques-là je ne fis aucune rencontre fâcheuse.

Plus j’approchais de Kestenholz, et plus j’étais agité ; je reconnus quelques-unes de mes propriétés, je traversai plusieurs endroits où je m’étais promené mille fois ; je ne faisais plus un pas qui ne me rappelât quelques momens de mon bonheur passé. J’étais déjà fort près du village, lorsque j’entendis marcher, je crus que c’était Georges, et je continuai d’avancer. Malgré l’obscurité, je vis bientôt que je me trompais ; mais j’étais trop près pour reculer, et la moindre hésitation pouvant faire naître quelques soupçons, je passai tranquillement auprès de l’inconnu qui s’arrêta pour me demander l’heure qu’il était. Quel fut mon embarras lorsque je reconnus la voix d’un de mes anciens domestiques ! Je lui répondis en balbutiant ; ne m’ayant pas compris, il me questionna une seconde fois, en revenant sur ses pas pour se rapprocher de moi. Je me crus découvert et j’allais peut-être faire quelque maladresse, lorsque Georges, qui ne m’avait pas oublié, et qui m’attendait dans cet endroit même, accourut à nous comme il avait entendu la demande qu’on venait de me faire, il y répondit et je le laissai causant avec le questionneur, à qui il fit un conte pour justifier le hasard qui le faisait trouver là à une heure indue.

J’étais déjà entré dans le village lorsqu’il me rejoignit. Où vas-tu me conduire ? lui demandai-je. — Suivez moi seulement.

Quel fut mon étonnement, lorsque je le vis s’arrêter précisément devant la porte de ma maison. C’est là ; me dit-il. — Ici ! répondis-je, avec surprise. — Ici même. — Je vous expliquerai tout cela ; attendez un moment ; je vais voir si Henriette fait bien le guet, et si vous pouvez entrer. Je m’appuyai contre un des piliers de la porte ; et je ne saurais expliquer ce qui se passait en moi. Je tombai dans une profonde rêverie, dont je fus tiré par Henriette, que son frère m’envoyait pour me dire qu’il allait venir me chercher dans quelques instans et de ne pas m’impatienter. Henriette, qui ne m’avait pas vu depuis plusieurs jours me fit mille questions, et sur ma santé, et sur ce qui m’avait fait quitter la ruine. Je lui répondais, lorsqu’on ouvrit une fenêtre qui se trouvait très-près de nous. On nous avait déjà vus avant que nous eussions pensé à nous éloigner ; et la personne qui avait ouvert cette fenêtre demanda à Henriette quel était cet homme avec qui elle causait. Henriette qui reconnut la voix de son père, fut d’abord un peu effrayée ; mais elle se remit promptement, et avec une présence d’esprit étonnant pour son âge, elle répondit : Mon père ! c’est un pauvre qui n’a pas soupé et qui ne sait où coucher cette nuit.

Je m’étais appuyé sur mon bâton, le dos courbé, et gardant le silence ; je craignis qu’en m’en-allant, cela ne me rendît suspect, et je restai dans la même position. Henriette embarrassée sans doute ne disait rien non plus, et le père m’adressant la parole : Veux-tu bien t’en aller, me ditil ; à cette heure-ci je ne souffre pas de vagabonds à ma porte. Je ne pus m’empêcher de faire un mouvement d’indignation, qu’il ne remarqua pas. C’était devant ma maison qu’on me traitait de vagabond, et qu’il m’était défendu de m’arrêter. Je fis quelques pas pour m’éloigner, mais Henriette, par un sentiment peu raisonné, se jeta au-devant de moi, en criant à son père presqu’en pleurant : Ah ! si vous saviez ! (Elle se reprit). Il est bien vieux, il est si tard ! Je tremblais qu’elle ne m’attirât quelque question, qui aurait rendu mon silence ou ma réponse également dangereux. L’on ne daigna pas s’abaisser jusques-là. Sans doute, il est tard, reprit-il, tu devrais être déjà couchée ; je suis bon, moi ; si cet homme ne sait où aller, mets-le dans l’écurie ; en fermant bien la porte sur lui, entends-tu ? Il s’éloigna un moment de la fenêtre, et s’y remit en disant : Tiens ! tiens, voilà pour son souper ; et il jeta un morceau de pain noir, qui tomba sur mon épaule et alla rouler par terre à quelques pas de moi. Je ne pus m’empêcher de tressaillir, et malgré l’obscurité mes yeux s’attachèrent sur ce pain, qu’un usurpateur orgueilleux venait de me jeter si dédaigneusement : une pierre lancée contre mon cœur m’aurait fait moins de mal. Je restais anéanti ; mais Henriette profitant de ce que son père venait de lui dire, ramassa promptement le pain, et m’entraîna dans la cour. Non, ce ne sera pas dans l’écurie que vous resterez, me dit-elle en pleurant, lorsque nous fumes un peu éloignés. Ô mon bon maître ! Ô mon père !… mais aussi il ne peut pas savoir…… — Ne pleure pas, chère Henriette, un seul mot de toi m’a déjà fait tout oublier ; donne-moi ce pain que tu as ramassé, je veux le garder comme un monument : que de choses me dit ce morceau de pain !

Georges arrivait dans le moment auprès de nous : Venez vîte me dit-il ! Il me prit par la main sans rien ajouter, et me conduisit dans une chambre qu’il me dit être la sienne ! Il m’assura que personne n’y entrait que lui, et que je n’avais rien à craindre. Il m’apporta de quoi souper ; mais j’étais tellement harassé des fatigues de la nuit précédente, et des inquiétudes de la journée que je venais de passer, qu’il me fut impossible de manger ; je me couchai bien vîte dans le lit de Georges, qu’il avait préparé pour moi, et que j’acceptai comme on accepte le bienfait d’un ami. Il s’en était fait un par terre, et il me sembla que je m’endormais plus paisiblement en songeant qu’il était près de moi.

Il faisait déjà grand jour lorsque je me réveillai le lendemain matin ; dans le premier moment je ne me souvins pas de ce qui m’était arrivé la veille, et je cherchai à reconnaître les lieux où je me trouvais ; il me semblait qu’ils ne m’étaient pas étrangers, mais j’avais peine à m’arrêter aux pensées confuses que je concevais. Peu-à-peu elles se débrouillèrent ; je considérais le plafond, les fenêtres, les murs même, et tout me rappellait quelque souvenir. Je n’avais jamais habité cette chambre, mais j’y étais entré si souvent, qu’il m’était impossible d’être bien longtems incertain. Mes regards, en parcourant ainsi tout les objets, tombèrent sur Georges, qui étendu sur un matelas, dormait encore d’un tranquille et profond sommeil. Cette vue acheva de fixer mes idées. Je l’examinai avec une douce complaisance ; son teint était frais, sa respiration facile, il dormait du sommeil de l’innocence. Après m’être occupé de lui quelque moment, ma nouvelle situation m’occupa à son tour. J’étais dans ma maison ; mais je n’y pouvais disposer de rien, pas même de ma liberté ; malgré cela j’éprouvai ce sentiment singulier qui répand un charme indéfinissable sur les lieux qui nous ont vu naître, ou que nous avons longtems habités.

Je ne pus m’empêcher de me lever pour aller regarder par une ouverture que j’aperçus aux volets de la fenêtre. Je savais qu’elle donnait sur le jardin, et ce jardin avait fait mes délices. Dieux, que vis-je ! tout était bouleversé. Les arbres que j’avais plantés étaient coupés, la terre seule restait, et tout ce que j’avais créé n’existait plus.

Une larme humecta malgré moi mes paupières, je retournai sur mon lit accablé de ce que j’avais vu, et comme si je venais d’éprouver une perte nouvelle.

J’avais fait un peu de bruit, et Georges se réveilla. Ses premiers regards se portèrent sur moi, et ses premières paroles furent pour me demander comment je me trouvais. Je lui dis ce qui m’était arrivé. Oh ! il y a déjà longtems que cela est fait, me dit-il, ce n’est pas nous, soyez-en bien sûr.

Je le questionnais sur la demeure de son père dans cette maison, et comment et pourquoi il en jouissait. Quand vous saurez tout, me répondit-il, vous ne nous en voudrez pas ; c’est bien mon père qui l’a achetée ; mais elle n’est pas à lui ; laissez, laissez venir mon grand-papa, et nous serons peut-être tous contens. S’il pouvait donc arriver aujourd’hui ! Il me fut impossible d’en savoir davantage. En causant, Georges s’était levé, et il me quitta en me recommandant de ne pas faire de bruit.

Je restai livré à mes réflexions qui étaient encore bien tristes, malgré l’espérance que Georges me donnait. Au bout d’une demi-heure, peut-être, il revint en m’apportant à déjeûner. Ne vous étonnez pas, me dit-il d’un air affligé, si vous entendez beaucoup de bruit dans la maison, je suis obligé de vous cacher ailleurs. Mon père donne une fête ; plus de trente personnes de la ville de Schelestadt doivent y venir, et il est possible que d’un moment à l’autre on ait besoin de ma chambre ; mais je peux vous mettre en sûreté dans un cabinet où vous serez aussi bien qu’ici.

Je ne témoignai pas à Georges tout ce que j’éprouvais en l’écoutant. Me trouver témoin d’une fête chez moi, donnée peut-être à mes dépens, et être obligé de me cacher aux yeux de ceux qui en profitaient ! J’avais de la peine à supporter cette idée, et je regrettais sincèrement de n’être plus dans la ruine, éloigné de tous les humains.

Georges me dit de le suivre sans perdre de tems ; je ne pouvais plus avoir de volonté, et je ne me permis pas même des réflexions que je ne savais sur quoi appuyer. Il me conduisait dans un cabinet qui était au-dessus de la plus grande salle de la maison ; il me dit que deux motifs l’avaient engagé à me choisir ce refuge ; le premier, parce qu’il savait qu’on ne viendrait pas m’y chercher ; le second, parce que je serais à même d’entendre tout ce qui se dirait pendant le dîner, qui se ferait précisément au-dessous de moi : il supposait que j’y trouverais un sujet de récréation.

J’étais loin d’avoir la même idée ; cependant un peu de curiosité me fit goûter son arrangement. Je lui demandai pourquoi il ne m’avait rien dit la veille de cette nombreuse assemblée. Il me répondit qu’il n’en avait entendu parler que comme d’une chose encore éloignée ; et qu’il se croyait sûr que son grand-père arriverait auparavant et dérangerait ce projet. On n’en est déjà pas si content dans le village, ajouta-t-il ; je viens d’en entendre parler à des gens qui vous regrettent, je l’ai bien vu, et qui blâment mon père. Mais vous l’excuserez, mon bon maître ; peut-être un jour tout cela se réparera. Il me quitta bien vîte, comme s’il avait craint de m’en trop dire, ou de me voir témoigner de l’humeur sur la conduite de son père.

J’attendis avec une espèce d’impatience l’arrivée de cette compagnie qu’il venait de m’annoncer. Ma situation me paraissait bien plus extraordinaire qu’elle ne l’avait jamais été dans les ruines de Kœnigsbourg, et comme, de quelque manière que ce fût, elle ne pouvait manquer aussi de m’inspirer un genre d’inquiétude que je n’avais pas encore éprouvé. Fortement occupé, tantôt par des craintes, tantôt par l’espérance, le tems s’écoula assez rapidement.

J’entendis beaucoup de bruit dans toute la maison ; et je ne doutai plus de l’arrivée des convives. On vient bientôt établir des tables dans la grande salle, et quelques heures après la compagnie s’y établit elle-même. Si j’avais pu voir ce spectacle, et que j’eusse été dans d’autres dispositions, j’aurais trouvé sans doute, beaucoup de remarques plaisantes à faire ; ce festin était donné aux autorités de Kestenholz ; cet assemblage de quelques personnes qui avaient reçu de l’éducation, et d’un grand nombre d’artisans, de paysans même, où se trouvaient aussi quelques femmes, devaient nécessairement former une scène très-burlesque.

Je ne voyais rien, mais j’entendais facilement. On fut assez long-tems, à ce que je compris, à se mettre à table ; tout avait été disposé sans ordre et sans prévoyance, et les nombreux convives, eurent beaucoup de peine à trouver à se placer tous. Enfin, il me parut que l’embarras avait cessé, et quelques momens de silence, ou des phrases très-courtes succédèrent au brouhaha dont l’appartement avait retenti. Peu-à-peu cependant on parla davantage ; on rit d’abord assez doucement, puis les éclats commencèrent. On se portait des santés, on en portait à la république à qui l’on devait le bon dîner que l’on faisait ; enfin la joie me parut sans bornes.

Georges et Henriette ne me négligeait pas ; ils venaient tour-à-tour m’apporter quelque chose et me raconter ce qui se passait. Ils m’avaient servi un dîner comme je n’en avais pas fait depuis longtems ; mais il me fut presque impossible d’y toucher, rien ne m’avait inspiré un semblable dégoût.

Je n’entendais plus au-dessous de moi que le bruit confus de trente personnes qui criaient tous à-la-fois ; j’en étais presque étourdi, et l’impossibilité de rien distinguer faisait que je n’écoutais plus. Tout-à-coup deux voix terribles prenant le dessus, firent taire le reste de l’assemblée. Il me sembla qu’on se disputait, et Georges vient tout effrayé m’en apprendre la cause. La querelle s’était élevée entre son père et un municipal de Kestenholz, et au sujet de ma maison. Le municipal, échauffé par le vin, après une discussion sur les biens confisqués, digne de deux orateurs, avait conclu que ces biens appartenaient à tout le monde, ou qu’il y avait de l’injustice d’en dépouiller les anciens propriétaires ; qui, au reste, valaient mieux que les nouveaux, avait-il ajouté. Il n’en avait pas fallu davantage, pour enflammer la colère d’un homme déjà à demi-ivre. Dans le premier moment, tous les spectateurs se contentèrent d’écouter les invectives que les deux champions se prodiguaient ; mais quelques esprits conciliants, ayant voulu se mêler de la dispute pour l’apaiser, ils ne firent que la rendre générale. Chacun alors donna son avis, et l’assemblée fut bientôt divisée en deux partis. On s’en tint assez longtems aux paroles et aux juremens, mais à-la-fin on en vint aux gestes ; les plus emportés se levèrent de table ; la confusion devint horrible. Georges, inquiet pour son père, me quitta pour aller voir ce qui se passait. Le bruit redoubla ; j’entendis jeter des plats, casser des meubles, et les cris aigus de quelques femmes effrayées, perçaient à travers tout ce fracas.

Il cessa tout-à-coup, ou plutôt il s’éloigna ; tout le monde sortit de la salle et je ne distinguai que dans le lointain une espèce de tumulte, qui ne parvenait que sourdement jusqu’à moi. J’attendais avec inquiétude la fin de cette aventure, lorsque ma porte s’ouvrit tout-à-coup, et je vis entrer le père de Georges, pâle, échevelé, la terreur peinte sur la figure. En m’apercevant, il s’arrêta pétrifié, et comme s’il avait trouvé un nouveau sujet d’effroi ; j’éprouvais moi-même au moins de la surprise. Après m’avoir considéré un instant, il s’écria : Je suis perdu ! grand Dieu, je suis perdu ! avec l’accent et l’air d’un homme qui a la tête absolument égarée.

Je me remis promptement, et supposant qu’il n’était venu se réfugier là que parce qu’il était poursuivi, je courus vîte fermer la porte, et revenant à lui, je le pris par la main en l’engageant à se rassurer. Il me regardait, et semblait ne pouvoir pas concevoir comment je me trouvais là : Il tremblait et n’osait me parler. Rassurez-vous, lui dis-je ; autrefois, quand vous veniez me voir dans cette même maison, je ne vous faisais pas peur. Il était hors d’état de sentir toute l’étendue de ce reproche ; je me gardai bien d’y rien ajouter ; la pitié avait déjà étouffé les autres sentimens que ce malheureux pouvait m’inspirer. Je lui demandai l’explication de ce qui venait de lui arriver ; mais il cherchait lui-même à s’expliquer la rencontre qu’il faisait, et je fus assez longtems à en obtenir une réponse satisfaisante. Je compris enfin que sa querelle, dont j’avais entendu le commencement, s’était continuée hors de la maison, qu’une partie des habitans du village y avaient pris part, qu’ils s’étaient bornés d’abord à lui reprocher la fortune qu’il avait acquise, mais qu’ils l’avaient bientôt menacé de l’en punir, en joignant de près l’effet aux paroles, qu’il avait eu beaucoup de peine à s’échapper de leurs mains, et à venir se réfugier dans ce cabinet, tandis que quelques amis tâchaient de calmer ces furieux. Leurs efforts n’eurent pas de succès, car nous ne tardames pas à entendre ouvrir les portes avec violence, et le bruit des pas d’une multitude qui courait çà et là dans la maison, nous prouva qu’on y faisait des recherches. On frappa doucement à notre porte, que j’avais barricadé en dedans ; c’était Georges, qui en m’appelant me fit reconnaître sa voix. J’allai ouvrir, il était avec sa sœur, et tous deux se précipitèrent à mes pieds. Sauvez mon père, me dit Georges ; il n’y a que vous qui puissiez le sauver. Mon premier mouvement fut de lui demander ce qu’il fallait faire, et de lui dire que j’étais prêt.

Je prononçai ce peu de mots avec une espèce d’enthousiasme. La démarche de Georges, de cet enfant, qui n’avait écouté que l’impulsion de son cœur, m’élevait à mes propres yeux ; je lui savais gré de n’avoir pas désespéré de ma générosité, et de n’avoir pas craint de me proposer des dangers pour en éviter à l’auteur de ses jours. Venez, me dit-il, venez au-devant d’eux, vous les arrêterez j’en suis sûr. Je n’hésitai pas, mais avant de le suivre je jetai un regard sur son père ; il était consterné, il voulait parler, peut-être même s’opposer à ma résolution, mais le malheur qu’on a mérité détruit toute énergie ; je le vis faire un effort, je le vis balbutier quelques mots, et il retomba bientôt comme accablé sous le poids de cette honte qui détruit tous les effets du repentir.

Je m’avançai vers cette tourbe furieuse qui montait déjà l’escalier. Il serait difficile de décrire l’effet que ma vue produisit sur elle. Si c’est moi que vous cherchez, m’écriai-je, me voilà. Ceux qui se trouvaient le plus près de moi restèrent immobiles ; les autres se pressaient pour se rapprocher, s’élevaient sur leurs pieds pour me voir, et tous, gardant le silence, semblaient attendre ce qu’allait produire un évènement qui leur paraissait presque miraculeux. Je voulais sur-tout les écarter du cabinet où j’avais laissé le père de Georges ; et sans m’arrêter davantage, je descendis l’escalier entraînant avec moi cette foule incertaine sur ce qu’elle devait penser ; et qui dans le premier moment sembla m’être plus favorable que contraire. Lorsque nous fumes dans la cour, je fus même entouré des principaux habitans du village, qui me témoignèrent une grande satisfaction de me revoir ; ce fut quelque tems à qui me ferait le plus de prévenances. J’y répondis affectueusement, quoique je n’ignorasse pas que plusieurs de ceux qui me caressaient, avaient trempé dans ma dénonciation, et même dans le pillage de ma maison. La manière dont je m’étais présenté en avait imposé à tout le monde, mais ce mouvement d’exaltation passé, la réflexion nous refroidit tous. On se souvint que j’étais proscrit, j’y pensai moi-même, et incertains les uns et les autres sur notre conduite, l’embarras commençait à percer dans tout ce que nous disions, lorsqu’un homme, que j’ai su depuis être de Schelestadt, entra dans la cour suivi de plusieurs gendarmes. Il me connaissait et ne fut pas peu surpris du spectacle qui frappa ses regards. Après avoir hésité un moment, il s’avança vers moi en disant, je ne m’étonne plus de ce qui se passe ; voilà le chef de l’insurrection : gendarmes, exécutez la loi.

Ce peuple, qui un instant avait été presqu’à mes pieds, resta aussi stupéfait qu’à mon apparition ; personne ne pensa à démentir l’accusation qui servait de prétexte à celui qui me faisait arrêter ; lorsque les gendarmes m’eurent saisi, l’intérêt que j’avais paru inspirer se changea en curiosité, et plusieurs me suivirent comme la populace suit un criminel. De mon côté je ne pensai pas à rien dire pour ma défense ; je le regardai comme inutile ? on n’avait pas oublié que j’étais proscrit, et c’en était assez pour assurer la perte de ma liberté.

On me conduisit d’abord à la maison d’arrêt du village, et là on décida que je serais mené à Colmar. Voilà donc, me disais-je à moi-même, le fruit de huit mois de privations et d’ennui. Je pensai en même tems que c’était pour le père de Georges que je m’étais sacrifié, et cette idée en m’élevant l’ame me donna plus de force pour supporter mon sort.

Pendant ce tems-là Georges et Henriette étaient restés auprès de leur père ; mais ils surent bientôt ce qui se passait, et c’était à eux qu’il appartenait d’être mes avocats. Ils accoururent à la maison d’arrêts ; et s’adressant au municipal, ils lui expliquèrent comment je m’étais trouvé là, et que bien loin d’avoir part à cette espèce d’émeute, je ne m’étais pas montré que pour l’appaiser. Le municipal les écouta gravement, et conclut bientôt, comme je l’avais prévu, que sans ce motif il en avait bien d’autres pour m’arrêter. Ces pauvres enfans étaient au désespoir ; ils parlaient de ma bonté, du bien que je faisais quand j’étais riche, de mon dévouement pour sauver leur père : hélas ! ils ne savaient pas qu’il n’est point de vertu pour celui qu’on veut trouver coupable. Le municipal, fatigué de leur importunité, dit aux gendarmes de ne pas différer mon départ ; puis il dit à Georges et à sa sœur d’aller auprès de leur père, qu’on veillerait à sa sûreté, parce qu’il était juste qu’il jouît tranquillement de ce qu’il avait acquis selon les lois. Les phrases du municipal ne produisirent aucun effet sur eux, et il ne parvint pas à les renvoyer. Tantôt ils le suppliaient, tantôt ils lui disaient des injures ; mais quand on amena la charette qui devait servir à mon voyage, ils se jettèrent à ses genoux, et il ne fallait pas moins que toute l’insensibilité de cet homme pour ne pas être ému.

Le municipal les repoussa durement ; je m’avançais alors vers la voiture ; je m’arrêtai malgré mes gardes, j’appelai les deux enfans, ils se jetèrent dans mes bras, je les serrai contre mon cœur, et l’on fut un instant sans oser m’en séparer. Adieu, mes amis, leur dis-je, il faut que mon sort s’accomplisse ; souvenez-vous de votre vieux maître, sa mémoire ne peut être que satisfaisante pour vous, puisqu’elle vous rappellera une bonne action. — Nous ne vous quitterons pas, me répondaient-ils. Non, jamais ! nous vous suivrons. — Allez retrouver votre père, vous lui devez vos soins. — Il n’a pas besoin de nous. C’est lui, c’est nous qui sommes causes… — Un gendarme s’approcha de moi et me dit que je les faisais attendre. Les caresses des deux enfans avaient amolli mon courage, je ne pouvais pas me décider à les quitter, mes larmes coulaient malgré moi. Les spectateurs même semblaient attendris par cette scène, mais le municipal vint la terminer en ordonnant aux gendarmes de me forcer à monter si je tardais encore à le faire. L’indignation fit taire un moment la sensibilité ; j’éloignai de moi les deux enfans, et je m’élançai pour ainsi dire vers la charette, mais ils s’étaient attachés à mes habits, je les entraînai et je fus encore obligé de m’arrêter. Ils semblaient que leur résistance épuisait mes forces. Je les pris encore une fois dans mes bras, et l’on fut obligé d’employer la violence pour mettre fin à ce pénible adieu.

Nous étions déjà hors du village, que j’entendais encore les cris des deux enfans qu’on avait retenus, pour les empêcher de suivre le cortège qui m’accompagnait. Ces cris me déchiraient le cœur, et je fus soulagé lorsque je cessai des les entendre. Notre voyage se passa sans rien d’extraordinaire. Il était tard lorsque nous arrivames à Colmar, et ne voulant déranger personne, on me fit passer la nuit dans une cour de la prison.

J’étais accoutumé depuis longtems au mal-aise, et je le supportai patiemment. On me logea le lendemain avec plusieurs autres compagnons d’infortunes ; à peine y fus-je établi que la porte s’ouvrit, et je vis entrer Henriette. Elle me dit qu’elle avait obtenu du geolier, non-seulement de me voir, mais encore de me servir ; et qu’elle resterait dans la prison. Cette nouvelle marque d’attachement me consola un moment de tous mes maux. Mais je ne pus m’empêcher de demander à Henriette pourquoi Georges n’était pas venu avec elle, et comment son père avait consenti à son absence. Oh ! mon père, me dit-elle, il est bien changé depuis hier, et quand à George s il n’a pas pu venir, mais soyez sûr qu’il ne vous oublie pas.

J’acceptai les soins d’Henriette, le concierge de la prison ne pouvant être insensible à un si beau dévouement, consentit à la loger chez lui ; elle venait passer presque toute la journée près de moi, faisant ma consolation et l’admiration des infortunés dont je partageais la demeure.

Quatre jours s’écoulèrent ainsi ; soit oubli, soit par quelque autre raison, on ne m’avait pas interrogé, et l’on ne paraissait pas s’occuper de mon affaire. Malgré la présence continuelle d’Henriette je pensais souvent à Georges, et sa sœur ayant bien pu venir, je m’étonnais d’être si longtems sans la voir. J’avais encore questionné Henriette à ce sujet ; elle m’avait toujours répondue qu’elle était sûre qu’il se portait bien et qu’il ne m’oubliait pas. Elle me l’assurait avec ce ton mystérieux qui accompagne la discrétion de l’enfance, et je ne doutai pas que Georges ne fut occupé à faire quelques démarches qu’il croyait utiles à ma délivrance, et qu’il lui avait recommandé de me cacher. Je ne tardai pas à en avoir la preuve.

Le cinquième jour de ma détention, le geolier, qui me traitait avec beaucoup d’égards, vint m’appeler. Je crus que j’allais comparaître devant le tribunal révolutionnaire, je le suivis ; il me conduisit dans son logement, m’introduisit dans une chambre particulière où je trouvai Georges qui m’attendait ; il n’était pas seul ; et aux transports que mon arrivée excita, je ne pus méconnaître ce bon Hermann, ce vieux serviteur qui m’était annoncé depuis si longtems. Il se jeta presqu’à mes pieds, me baisant les mains, me les serrant, et n’ayant pas la force de parler. Le respect retenait en quelque sorte l’expression du sentiment ; mais le serviteur qui venait consoler mon infortune était à mes yeux un ami, et je me précipitai dans ses bras en lui donnant ce qu’il méritait si bien. Georges ne disait rien, il semblait craindre de dérober à son grand-père quelques momens de mon attention. Ce premier mouvement d’effusion passé, je m’occupai aussi de lui ; je le trouvai pâle, abattu, et j’appris par Hermann qu’il avait été à Béford à pied, pour l’avertir qu’il n’avait pas un instant à perdre pour venir à mon secours. Il avait craint qu’une lettre n’arrivât pas assez tôt ou assez sûrement, et n’avait voulu s’en fier qu’à lui-même.

Il y avait plusieurs années que je n’avais vu Hermann, et j’avais peine à le reconnaître tant il était changé. Il ne me raconta que des chagrins et de longues maladies en étaient cause ; et dans le moment même sa santé était si chancelante qu’il avait fallu une circonstance aussi urgente pour le forcer à faire ce voyage, qu’il projetait depuis cinq mois sans avoir la force de l’exécuter.

Il cessa bientôt de me parler de lui, pour s’occuper de moi. Il avait habité autrefois Colmar ; il se trouvait avoir des connaissances parmi les révolutionnaires. Il avait déjà vu et sollicité plusieurs personnes qui jouissaient d’une certaine influence ; il ajouta qu’il venait de découvrir quel avait été mon dénonciateur, et que cela seul lui donna beaucoup d’espérance. Il m’apprit que c’était ce maître d’école que j’avais laissé mourant dans la ruine, qui ne me connaîssait pas avant notre rencontre, mais qui, ayant su qu’il existait dans son voisinage un homme riche qui commençait à exciter l’envie, s’était empressé de mettre à profit ce moyen de nuire et de causer du désordre. Depuis il s’était vu proscrit lui-même ; et lorsqu’on n’avait pas des ennemis particuliers, cette circonstance pouvait être d’une grande ressource. Aussi fournit-elle à ceux qui voulurent me servir un prétexte pour me faire acquitter de toute accusation. Je ne m’appesantirai pas sur ce procès ; le tableau de la justice révolutionnaire a déjà été fait assez souvent : Hermann me trouva des amis, et je cessai d’être coupable.

Pendant le procès, Georges était allé à Kœnigsbourg. Il avait vu le maître d’école et il en avait obtenu par un écrit un désaveu de son accusation ; quoiqu’il ne fût pas revêtu de toutes les formalités requises, comme on voulait me sauver, on le trouva suffisant. Le maître d’école, en le donnant, y avais mis la condition que j’irais le voir, dès que je serais en liberté. Georges avait donné sa parole, que je regardai comme sacrée. Aussi dès que je fus sorti de prison je ne perdis pas un moment pour la remplir. D’autant plus qu’il n’y avait pas un moment à perdre si je voulais trouver ce misérable encore vivant, et quoique attristé par la perspective de cette visite, j’éprouvais un charme mélancolique en pensant que j’allais revoir l’asile de mon infortune.

Je me mis en route avec Hermann, Georges et Henriette, qui ne m’avaient pas quittés et avaient continué de me servir pendant ma détention. Nous nous arrêtames à Orschweiler chez le père de ces deux enfans, qui nous y attendait. Lorsque j’entrai, il vint à moi d’un air embarrassé, la confusion était peinte sur sa figure, il balbutia des excuses. Je lui pris la main en lui montrant ses enfans, comme pour lui dire qu’il n’avait pas besoin d’autre justification, et que leur présence devait le rassurer. Il se remit bientôt, et il nous accompagna à la montagne. Le chirurgien que nous avions averti, vint aussi avec nous ; quelques heures avant il avait quitté le malade, et nous dit qu’il était très-mal. On l’avait toujours laissé dans la ruine, parce qu’il n’avait jamais été transportable, et le chirurgien et deux de ses amis l’avaient servi avec une assiduité, et une discrétion qui prouvaient combien au milieu de tant de désordres politiques, il existait encore d’humanité.

Après une heure de marche, nous arrivames à la porte de Kœnisbourg. Je ne pus y entrer sans éprouver la plus violente émotion ; je m’appuyais sur Georges, je tenais Henriette par la main, je les rapprochais de moi, il me semblait que je ne pouvais pénétrer dans ces ruines que sous leur protection ; et les souvenirs que je trouvais dans tout ce que je voyais resserraient encore le lien qui m’attachait à eux pour la vie.

Nous restames quelques momens dans la cour, tandis que le chirurgien alla voir dans quel était se trouvait le malade, et le prévenir de notre arrivée. Nous gardions tous le silence ; nous étions tous dans ce profond recueillement qui précède un acte de religion ; il annonçait bien la scène qui se préparait.

Le chirurgien revint nous dire que nous pouvions monter, quoique le maître d’école eût à peine sa connaissance. Nous demeurions immobiles ; et il fut obligé de répéter son avertissement ; nous montames, mais lentement et avec cette hésitation qu’on témoigne malgré soi en remplissant un devoir pénible. Hermann était pensif, Henriette tremblait, Georges me regardait avec un air d’inquiétude, son père était pâle, et j’étais moi-même profondément affecté. Nous arrivames enfin auprès du malade, que je trouvai plus défiguré qu’il ne me l’avait paru le jour où je le rencontrai dans les catacombes. Son aspect me causa un mouvement d’horreur, et je détournai les yeux malgré moi ; mais ce fut pour les porter sur tout ce qui m’entourait. Pour se faire une idée de ce spectacle, qu’on se représente quatre murailles décrépites, d’une hauteur inégale, qui autrefois renfermaient une chambre, maintenant sans autre plafond que le ciel, sans autre parquet que la poussière que le tems avait amassée sur la voûte qui lui servait de plancher. Dans un coin de cette pièce, on avait construit une cabane, dans laquelle gissait presque étendu par terre, le moribond ; quelques pierres répandues çà et là servaient de siéges et de table, et composaient tout l’ameublement : tout était misère et destruction ; on aurait cru voir un effet de la justice céleste dans ce malheureux, qui après avoir tant projeté de détruire, n’était entouré que de ruines à ses derniers momens.

Il me reconnut et m’appela. Je m’assis sur une pierre auprès de son grabat, Hermann en fit autant à quelque distance de moi. Georges et Henriette, entraînés par un sentiment religieux se mirent à genoux ; leur père et les deux autres personnes qui étaient avec nous, restèrent debout ; nous attendions tous en silence ce que le malade allait dire ; et lui-même semblait attendre qu’il pût rassembler assez de force pour s’exprimer ; mais ces efforts furent vains, il luttait déjà contre la mort, et tout ce qu’il put faire, fut de balbutier les mots de crainte… de doute… de néant… d’avenir, qui étaient toujours suivis et précédés de convulsions. La foudre en tombant le jour où elle l’avait blessé, avait laissé sur la muraille une raie noire, il me la montra ; puis ses yeux se détournèrent avec une sorte d’effroi. Il me serra la main, et il articula assez distinctement : Qu’il est cruel de douter ! Je profitai de ce moment pour lui offrir quelque consolation ; il m’entendit bien ; il secoua la tête, et ses convulsions redoublèrent. Sa raison se perdit entièrement ; nous ne fumes plus témoins que d’une pénible agonie, et une heure après il expira.

Le chirurgien se chargea de rendre les derniers devoirs aux restes de ce malheureux, et nous quittames la ruine, cruellement fatigués de ce terrible spectacle, et affectés chacun selon les dispositions de notre cœur. En descendant la montagne, je demandai à Georges si c’était la première personne qu’il eût vue mourir. Hélas ! me répondit-il, j’ai vu mourir ma mère ; mais elle était si calme que c’était nous qu’elle consolait ; elle nous disait cependant qu’elle nous regretait bien, mais qu’elle se résignait ; elle avait été si bonne toute sa vie que la mort ne l’effrayait pas.

Pleins d’idées funèbres, nous poursuivîmes notre route tristement et presque sans nous parler ; cependant elles se dissipèrent peu-à-peu, et lorsque j’arrivai auprès du village d’Orschweiler, je commençai à m’occuper de ce que j’allais devenir. Il était tard, et le père de Georges m’offrit pour ce jour-là un logement que j’acceptai. Dès que nous fumes établis dans sa maison, j’appelai Hermann, qui lui-même paraissait vouloir me parler, et je le questionnai sur le parti qu’il me conseillait de prendre. Mes biens me paraissaient dilapidés, j’en voyais une partie dans les mains du père de ces enfans à qui je devais tout ; et je cherchais à deviner la conduite qu’il allait tenir. Lisez, me dit Hermann, en me remettant un paquet, voilà la meilleure explication que je puisse vous donner. J’ouvris ce paquet. Il contenait des lettres de Georges à Hermann ; leur style était digne d’un enfant de douze ans, mais les sentimens qu’elles contenaient auraient fait honneur à tous les âges. J’appris par cette correspondance qu’Hermann avait été bien souvent sollicité par son petit-fils de venir à mon secours ; et comme il me l’avait dit, sa santé ne le lui avait pas permis de tout l’hiver.

Au moment où mes biens avaient été mis en vente, Georges avait redoublé ses sollicitations, pour un projet important qu’il avait à lui communiquer. Hermann étant toujours dans l’impossibilité de venir, il lui mandait quelque tems après, que ne pouvant mieux faire, il avait engagé son père à employer de l’argent que leur mère leur avait laissé pour racheter ma maison de Kestenholz et la partie de mes biens à laquelle il me savait le plus attaché. Il ajoutait qu’Henriette partageait ses intentions, qu’il n’osait pas expliquer tout à leur père. C’est vous, mon grand-papa, disait-il, qui saurez que ce bien n’est acheté que pour son véritable maître ; que je le lui ferai rendre quand cela se pourra ; et en attendant je tâcherai que les revenus ne soient pas perdus pour lui. Voilà le resumé de dix lettres bien bisarres par la manière dont elles étaient écrites, mais que je ne pus lire sans éprouver un nouvel attendrissement et une nouvelle admiration pour la vertu de ces deux enfans. Hermann avait joint au paquet l’acte de vente, et celui de renonciation revêtus de toutes les formes qui pouvaient les rendre légaux ; et je me trouvais par-là rentrer sans obstacles dans une bonne partie de ma fortune. Je courus à Georges, à Henriette ; je les embrassai, sans pouvoir leur dire la cause de mon attendrissement ; et lorsqu’ils me comprirent, ils me parurent plus satisfaits du plaisir que j’éprouvais, que vains d’une belle action, qu’ils avaient l’air de trouver toute naturelle. Je pris la main de leur père, il osa serrer la mienne, il me balbutia encore quelques excuses sur le passé ; je ne lui parlai que de la renonciation pour laquelle sa volonté avait été nécessaire ; je l’en remerciai, et je tâchai de lui faire oublier ce qui aurait pu lui rendre ma présence pénible. Nous passames la soirée, sinon très-gaîment, au moins très-satisfaits.

Plus mes malheurs avaient été grands, plus je trouvai de charmes dans le bien-être que je venais de recouvrer, mais il y aurait toujours manqué quelque chose, si je m’étais privé de la société de mes deux petits amis. Je les demandai à leur pére, je leur demandai à eux-mêmes s’ils voulaient demeurer avec moi, et je ne trouvai aucune opposition à cet arrangement, qui m’a fait jouir de tout le bonheur qu’il m’est possible de goûter encore. Le caractère de ces deux enfans ne s’est pas démenti, et ma plus chère occupation est de cultiver les heureuses et sur-tout les vertueuses dispositions qu’ils ont reçues de la nature. Je vois chaque jour mes soins récompensés par leur amitié, et par le plaisir qu’ils semblent prendre à recevoir mes leçons. La perte de leur père a été le seul chagrin qu’ils ayent éprouvé depuis notre réunion ; dès ce moment je les ai entièrement adoptés ; ce sont mes héritiers, mes enfans, jamais il n’y en eut de plus chéris. Chaque semaine, lorsque le tems le permet, nous allons nous promener à la ruine ; j’y trouve toujours de nouveaux sujets de les aimer, et eux y trouvent le souvenir d’une bonne action, si propre à donner le desir d’en faire d’autres.

Ils sont nés vertueux ; la fortune que je leur prépare, les goûts que je leur inspire, les feront vivre dans une honnête médiocrité, et j’espère qu’ils vivront heureux !

Fin du Tome second et dernier.
  1. Ceci tient sans doute à la vieille erreur qui a fait regarder le vieux de la montagne comme un chef de voleurs, tandis que c’était un prince assez puissant.
    (Note du rédacteur.)