Les erreurs de l’Église en droit naturel et canonique sur le mariage et le divorce/02

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II


D’ailleurs, son plus grand écrivain, saint Thomas, lui a donné la plus parfaite définition possible du mariage comme institution sociale et religieuse, mais elle a fini par la repousser, voulant faire l’institution exclusivement sienne.[1]

Saint Thomas dit du mariage : In quantum est officium naturæ, statuitur jure naturali ; in quantum est officium communitatis, statuitur jure civili ; in quantum est sacramentum, statuitur jure divino. (En tant qu’institution de nature il ressort du droit naturel ; en tant qu’institution de la communauté il ressort du droit civil ; en tant que sacrement il ressort du droit divin).

Voilà le bon sens en droit canon, bon sens que l’Église a finalement repoussé au concile de Trente où elle a décidé que le contrat ne pouvait être séparé du sacrement, ou mieux encore : que le contrat se fondait dans le sacrement, était absorbé par lui. Si le concile lui-même n’a pas dit cela en termes explicites, toutes les interprétations qu’ont données les canonistes de ses décrets, et surtout toutes les définitions subséquentes des papes parlant au monde catholique, ont décidé précisément ce que l’on vient de lire. L’Église s’emparait par là définitivement de l’institution qu’elle faisait ainsi ressortir du seul droit ecclésiastique, la soustrayant complètement à l’autorité du pouvoir civil. Et pourtant s’il est quelque chose de certain en droit et en saine philosophie des choses, c’est-à-dire en simple justice non contrôlée et déviée par le dogme, c’est que le mariage ne peut dépendre que de l’État, puisqu’il est fondamentalement de droit naturel et que l’État seul peut régler et imposer la solution des cas difficiles. En quoi cela empêche-t-il ceux qui y reconnaissent un sacrement de faire consacrer leur union par l’Église ? Mais de ce que celle-ci a voulu faire exclusivement religieuse une institution essentiellement sociale et civile suit-il qu’il faille annuler l’élément laïque de l’institution pour lui faire plaisir ?

Sur aucune question l’Église n’a montré plus d’incompétence et de déraison que sur celle du mariage, allant jusqu’à tomber dans les contradictions les plus étonnantes sur la question même du sacrement ; donnant d’abord le prêtre comme ministre du sacrement en lui faisant donner la bénédiction aux époux et lui faisant prononcer le conjungo ; et depuis le XVIe siècle affirmant au contraire qu’il n’est plus ministre de rien du tout !

Pie ix a même cru devoir taxer d’ignorance ceux qui prétendent que le mariage est une institution de pur droit naturel et civil. Dans son allocution consistoriale du 22 septembre 1852, voici comment il s’exprime :

« Ceux qui ne veulent voir dans le mariage qu’un contrat civil bouleversent ainsi avec une extrême ignorance son institution et sa nature au mépris de la puissance qui appartient à l’Église sur tout sacrement. »

Eh bien, n’en déplaise au pape et à ceux qu’il dirige, c’est chez les docteurs en droit canon et non chez les juristes civils que l’ignorance se trouve. Le juriste civil admet et n’empêche en rien la superposition du sacrement au contrat que le seul consentement des conjoints produit. Il n’est pas contestable, au moins pour les esprits non faussés par la théologie, que le consentement mutuel, donc le contrat, précède le sacrement ; précède la cérémonie où, selon les canonistes, le sacrement se produit. Il a certainement été question d’alliance, de mariage, de contrat par consentement mutuel entre les futurs conjoints avant la cérémonie devant l’officier civil ou le prêtre. Le sacrement n’intervient qu’après les arrangements définitifs qu’a produits le consentement réciproque des futurs époux. Il se superpose au contrat mais ne l’absorbe pas puisque le contrat lui est nécessairement antérieur. On ne conçoit pas en vérité comment les ecclésiastiques se rendent aussi peu compte du côté pratique des choses, de la succession nécessaire des faits. Sur toutes les questions de droit leur esprit semble être dans un brouillard qui les empêche de voir nettement les choses. Ils décident tout à coup, — après avoir pratiqué le contraire pendant des siècles, — que le mariage n’est pas légitime sans la présence d’un prêtre et que là seulement, quoique les conjoints produisent le sacrement par eux-mêmes, le dit sacrement peut se produire. Point de prêtre présent, point de sacrement, tout en affirmant bien que le prêtre n’est pas ministre du sacrement ! Ils ne se comprennent donc pas eux-mêmes ou ils veulent tromper. Eh bien ! le consentement est souvent donné des mois et même des années avant la production du sacrement qui ne peut clairement être antérieure à la cérémonie publique du mariage devant le prêtre. Or tout ce qui constitue essentiellement le contrat : projets, échange de paroles, ratification d’alliance, constatation légale de l’alliance par le notaire, puis par l’officier civil, précède forcément ce qui constitue le sacrement. Le mariage est donc, par sa nature et par son essence, et par la seule succession des faits, une pure institution de droit naturel et civil. Ne pas voir cela c’est ne rien comprendre à la question. Les juristes civils ont donc pleinement le droit de renvoyer à Pie ix et à ses conseillers leur très audacieuse affirmation d’ignorance chez ceux qui savent mieux et voient plus juste que Pie ix, et ses conseillers et son Église.

Autrefois, quand le monde entier était confessé par l’Église dans la personne de ses prêtres, personne ne se rendait compte du faux fondamental de ses prétentions. Aujourd’hui que les hommes rejettent graduellement loin d’eux le boisseau sous lequel elle éteignait les intelligences, on voit et comprend enfin ses nombreuses erreurs en droit naturel et civil sur la question du mariage, et le temps est arrivé où il faut qu’elle cède au savoir supérieur laïque. Je sais bien que pareil mot met les violents du catholicisme en fureur, mais les fureurs de la foi aveugle ne peuvent plus prévaloir contre le bon sens depuis que le raisonnement du bûcher est mort et enterré. Les définitions de Pothier sur le mariage sont péremptoires, supérieures à tout ce que le droit canon a pu imaginer pour s’emparer d’une institution essentiellement sociale et civile. Et on ne lui répond que par de purs sophismes ecclésiastiques que nous allons voir se succéder en nombre formidable.

  1. Ce n’est qu’au xiie siècle que le nombre de sacrements a été porté à sept et fixé définitivement au ive concile de Latran, en 1215. Pour Tertullien il n’y avait que deux sacrements. Chrysostome aussi ne parle que de deux sacrements. Saint Augustin dit que Jésus n’a institué que deux sacrements : le baptême et l’eucharistie. Néanmoins il parle ailleurs de l’extrême-onction, de l’ordination, du mariage, comme de vrais sacrements, mais il ne les fait pas remonter à Jésus. Malgré ce dernier point de vue de saint Augustin, saint Isidore de Séville, au viie siècle, ne reconnaît encore que deux sacrements : le baptême et la communion. Au viiie siècle saint Jean Damascène n’en connaît pas davantage. Même chose au ixe siècle avec Raban Maur et Paschase Ratbert. Au xie siècle Bérenger, évêque de Tours, ne parle encore que de deux sacrements. Néanmoins Godefroy, abbé de Vendôme, parle alors de cinq sacrements principaux : le baptême, l’ordination, la communion, la confirmation et l’extrême-onction. Le mariage n’est pas encore admis comme sacrement régulier. La pénitence non plus. C’est Pierre Lombard qui définit le premier, au xiie siècle, sept sacrements. Avec le ive concile de Latran et saint Thomas, au xiiie siècle, la classification des sept sacrements devient définitive.