Les erreurs de l’Église en droit naturel et canonique sur le mariage et le divorce/28

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XXVIII


5o  L’entrée dans les ordres après la célébration du mariage mais avant sa consommation.

Ici l’Église s’est mise plusieurs fois en contradiction avec elle-même dans l’application de sa législation et dans sa législation elle-même ! Les ordres sacrés, ou les vœux monastiques solennels, n’ont été déclarés empêchements dirimants qu’au concile de Vienne en 1311, mais on les considérait comme tels depuis plus de deux siècles. C’est au commencement du XIIe siècle qu’on introduit cet empêchement dans la pratique ordinaire. Néanmoins Gratien, au même temps, combat fortement cette pratique dans son Decretum. Alexandre III, à la fin du même siècle, décide néanmoins que l’ecclésiastique encore dans les ordres mineurs peut conserver sa femme, mais qu’une fois dans les ordres majeurs il doit la renvoyer. « Le mariage contracté par un prêtre n’est pas un mariage. »

Cette décision, erronée en droit naturel puisqu’elle faisait passer le dogme avant la justice due à la femme que l’on abandonnait, a réglé la jurisprudence ecclésiastique pour l’avenir.[1]

Eh bien ! voilà une nullité de mariage que le législateur civil ne peut clairement reconnaître comme légitime. Même en droit canonique on ne conçoit pas que l’Église ait pu décréter la rectitude de pareille nullité puisqu’elle a accepté, ratifié, adopté l’axiome du droit romain que ce n’est pas la consommation qui fait le mariage mais le seul consentement des époux. En droit canon les conjoints devaient se regarder comme irrévocablement liés dès que la création du lien matrimonial par leur consentement était confirmée par la réception du sacrement. Et l’Église a beau dire aujourd’hui, se mettant ainsi en pleine contradiction avec sa pratique d’autrefois, que le contrat et le sacrement ne font qu’un, que celui-ci emporte celui-là, elle n’est pas dans la vérité des choses, puisque le consentement est souvent donné bien longtemps avant la réception du sacrement. Puisqu’autrefois le sacrement ratifiait le consentement, le rapport de l’un à l’autre n’a pas changé de nature parce qu’il a plu à l’Église de déplacer son sacrement et de le faire passer de la bénédiction du prêtre à l’acte même de la cérémonie conséquence du consentement des conjoints qui reçoivent le sacrement on ne sait comment. Pour conserver sa suprématie sur le contrat l’Église a modifié le fond et la forme de son sacrement, mais le législateur ne saurait reconnaître la rectitude de ces petites volte-faces ecclésiastiques. Si le législateur reconnaissait cette nullité canonique il confirmerait l’acte d’injustice commis envers la femme abandonnée. Or il n’a pas le même mobile que l’Église pour commettre des injustices. Celle-ci est condamnée à en commettre par son dogme, qui prime à ses yeux ses obligations de justice envers les parties, mais en législation on ne peut reconnaître que le principe de justice. Et quand le dogme se met en conflit avec la notion de la justice envers les parties le législateur n’a clairement qu’à sourire de l’outrecuidante prétention puisque la justice est au-dessus de tout dans le monde, au-dessus de l’Église et de ses dogmes, et est la seule base possible de la législation.

Mais l’Église a mieux fait encore. Non seulement elle a donné la préséance à son sacrement de l’ordre sur son sacrement de mariage, mais son droit canon décide que le vœu solennel « annule le mariage à contracter et rompt et dissout le mariage contracté mais non consommé ». Pourtant le vœu solennel n’est pas un sacrement et le mariage en est un. J’avais donc raison de dire un peu plus haut que le mariage n’est plus considéré, depuis que le sacrement est déplacé, ou produit par les conjoints, que comme un pauvre petit sacrement laïque qui n’a aucune importance par lui-même puisque le vœu solennel, qui ne constitue un sacrement à aucun point de vue, le rompt et dissout. Cela montre quel bon marché fait l’Église de ses propres formules quand la question de sa suprématie est en jeu. Le vœu solennel plus puissant qu’un sacrement qui remonte, nous dit-on placidement, à Jésus et à Dieu lui-même par la création de l’homme et de la femme ? Dans cette donnée le sacrement de mariage est le plus ancien et le plus solennel de tous les sacrements par son origine et sa consécration subséquente. Eh bien ! l’orgueil ecclésiastique a décidé que ce sacrement ne tenait pas devant le vœu solennel, pas plus que devant la prêtrise ! Et ces bons naïfs dans leur orgueil de caste exigent que l’on se mette à genoux devant leurs décisions !

Et ici encore l’Église s’est mise en contradiction avec elle-même. Elle déclare depuis 8 ou 10 siècles que le sacrement de l’ordre dissout le mariage non consommé ! Mais il n’en était pas ainsi auparavant. Pendant huit siècles le mariage n’était jamais dissous par l’ordination. Le concile in Trullo ordonnait sans doute de déposer les évêques mariés subséquemment à leur ordination, mais quand on ordonnait évêque un homme marié il devait garder sa femme. Cinq siècles plus tard Alexandre iii décide le contraire.

Cette cause de nullité était donc coupable à tous les points de vue puisqu’elle rendait inférieur à un simple acte personnel un sacrement que l’on assure être si sublime par son origine, puisqu’elle brisait un contrat solennellement consenti et ratifié, et puisqu’enfin elle rendait la femme victime d’une injustice par la violation certainement coupable en bonne théologie d’un engagement indissoluble en droit canon. Et elle devenait une immoralité quand elle rejetait la femme dans la dissolution des mœurs, ce qui arrivait fréquemment. Elle était la conséquence de cette arrogance ecclésiastique qui ne veut jamais tenir compte non seulement d’un droit sacré mais de ses propres règles quand elles se trouvent en conflit avec le principe de la souveraineté de l’Église en tout ordre de choses et d’idées.

En un mot, l’Église, sur cette question, préfère son dogme à la justice. Le législateur, lui, préfère la justice au dogme. Lequel des deux montre le plus de conscience ?.

Je sais bien que depuis le concile de Trente on exige le consentement de la femme qui doit alors entrer dans un couvent. En fait on a même imposé la règle avant qu’elle n’eût été formellement décrétée par le concile. Mais pourquoi le concile a-t-il dû la décréter ? Parce qu’on violait sans cesse le principe de justice envers la femme. Pendant plus de cinq siècles — tant l’Église se montre empressée de corriger ses abus — le correctif du consentement de la femme était loin d’être regardé comme essentiel par les officiaux et ils traitaient la pauvre femme en paria, croyant faire plaisir à Jésus-Christ en lui donnant un prêtre de plus. Le plaisir restait-il sans mélange quand celui qui avait abandonné sa femme devenait concubinaire ?

Enfin, même aujourd’hui, quel droit a-t-on d’exiger que la femme entre dans un couvent parce que son mari veut se faire prêtre ? — Mais son conseiltement est nécessaire. — Ce consentement est-il vraiment libre quand on lui représente au confessionnal que si elle ne consent pas à sa propre séquestration le salut de son mari et peut-être le sien propre seront compromis ; quand on lui affirme au nom de Dieu que toutes considérations doivent céder devant le désir de son mari de se faire prêtre ? Mais quand on se passait de son consentement le cas n’était-il pas bien autrement cruel ? Si les pauvres femmes abandonnées avaient toujours eu affaire à des confesseurs sensés et éclairés, partant toujours, dans leurs décisions, du principe de justice envers les parties, les faits d’injustice eussent sans doute été beaucoup plus rares. Mais dans les temps de pouvoir absolu de l’Église où la puissance civile n’osait pas intervenir pour lui donner les leçons qu’elle méritait si souvent, et où les confesseurs étaient si déplorablement incompétents, les fidèles étaient victimes à tout instant ou de l’ignorance, ou du fanatisme, ou de l’arbitraire individuel. Voyons ! Quel fond pouvait-on faire en toute franchise sur les sentiments et les notions de conscience d’un homme qui vivait dans la violation permanente de ses propres règles par le concubinage ? Il violait audacieusement sa plus étroite obligation : il ne connaissait rien du droit canon, puisqu’on n’avait pas même de séminaires de théologie pour le lui enseigner, et il faut toujours croire que toutes ses décisions au confessionnal étaient nécessairement justes, éclairées, consciencieuses ! Il faut croire que malgré son ignorance il ne se trompait jamais !

Le confessionnal exige des hommes de très grandes lumières, de jugement très sûr et de caractère et de mœurs irréprochables ; des hommes presque impeccables. Combien possède-t-on, même aujourd’hui où le clergé est bien plus éclairé qu’autrefois, de confesseurs réunissant bona fide toutes ces conditions ? Et combien en trouvait-on quand les prêtres étaient ignorants et débauchés comme les ont peints le cardinal Jacques de Vitry, le cardinal Pierre d’Ailly, les évêques Clémengis et Théodorie de Niem, l’évêque Alvare Pelage et les prédicateurs Maillard, Menot, Jean Clérée et tant d’autres, surtout ceux des conciles de Constance et de Trente.

  1. Cinquante ans après la publication des décrets de Grégoire VII et 56 ans avant la décision d’Alexandre III, le premier concile de Latran, convoqué par Calixte II en 1123, décrète la supériorité du célibat sur le mariage. Huit ans plus tard, Innocent II décrète au concile de Reims de 1131 que la simple prononciation d’un vœu monastique rend le mariage nul. C’était une singulière application du principe de l’indissolubilité de l’union conjugale. En se faisant moine, même sans entrer dans les ordres, un homme pouvait, sous cette décision, abandonner sa femme. La décision fit du bruit et les moines de Chartres eurent l’idée de demander à Saint Bernard comment le principe de l’indissolubilité du mariage pouvait se concilier avec le décret d’Innocent II au concile de Reims. Saint Bernard répond que sa logique ne va pas jusque là (Lea, Hist. du célibat ecclésiastique). C’était, on en conviendra, très agréablement se moquer d’un pape et d’un concile. Et le moqueur est entré d’emblée au paradis ! Ne perdons donc pas courage !

    Et précisément alors parut le Decretum de Gratien où celui-ci redresse les papes et les conciles ignorants du temps précisément sur cette question de la supériorité du célibat sur le mariage et aussi sur celle de l’annulation d’un mariage par la simple prononciation d’un vœu monastique. Gratien établit que les opinions de Calixte II et d’Innocent II ne sont pas soutenables et qu’un diacre — et non pas seulement un moine ou un simple clerc qui ne sont pas dans les ordres — peut légitimement abandonner le ministère pour se marier, vu que le sacrement de mariage a tant de force qu’aucun vœu antérieur ne saurait l’annuler. (Comment. in Con., i, dist. 27. Cité par Lea, Hist. du célibat ecclés., p. 317). On voit que Saint Bernard n’avait pas tort en disant que sa logique n’allait pas jusqu’à concilier les opinions d’Innocent II et de Calixte II avec le principe de l’indissolubilité. On ne regardait donc pas comme vrai alors qu’un vœu postérieur au mariage le rendit nul. Au xe siècle, le mariage d’un prêtre était encore regardé comme valide puisque le concile d’Augsbourg de 952 l’admet comme tel. Mais l’opinion la plus favorable au principe de l’omnipotence du prêtre finit par prévaloir avec le décret d’Alexandre III.