Les exploits d’Iberville/08

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C. Darveau (p. 75-80).

VIII

Un plaidoyer.


La capitaine Glen — frappé de paralysie depuis trois ans — avait émigré en Amérique chassé de la mère-patrie par les persécutions religieuses. Glen était catholique, et qui plus est catholique fervent.

Dignement secondé par sa femme, il avait fait de son fils Lewis un brave et bon enfant, aux sentiments nobles et élevés, qui était l’orgueil de sa vieillesse. Mais Lewis, par la carrière qu’il avait embrassée était le plus souvent absent de la famille. Or, une partie de la tendresse que celle-ci ressentait pour le jeune homme s’était reportée sur sa sœur Ellen, une adorable enfant de quinze ans.

Cependant l’éducation de la jeune fille avait été quelque peu négligée par sa mère depuis trois années que le capitaine Glen était cloué sur son lit par la douleur. Alors l’enfant partageait ses jours entre le soin de ses oiseaux et de nombreuses courses dans les champs sous l’égide d’une vieille négresse, sa nourrice.

Lewis connaissait cette lacune dans la vie de sa sœur et s’était promis de s’en servir pour faire accepter Yvonne dans sa famille, comptant sur l’imprévu pour caser le père Kernouët quelque part.

Disons, en passant, que les blessures causées au père d’Yvonne par les sauvages n’étaient pas absolument graves. Quelques soins et un peu de repos à son arrivée à Boston firent retrouver au vieillard à peu près toute sa vigueur d’autrefois.

Madame Glen revit son fils avec une grande joie. Après les premiers épanchements d’une allégresse sans mélange, Lewis, quoiqu’il lui en coutât beaucoup, aborda franchement la question.

— Ma chère mère ! dit-il, je vous apporte un cadeau qui sera reçu par vous avec faveur, je l’espère du moins.

— Un cadeau ? Qu’est-ce donc ? répondit madame Glen étonnée.

— Je me trompe ; ce cadeau est plutôt destiné à Ellen, puisque c’est elle qui en retirera tout le profit ; mais j’ai besoin de votre consentement pour le lui présenter.

— Dis vite alors ! s’écria la jeune fille assistant à l’entrevue qui avait lieu dans le parloir d’une jolie maison entre cour et jardin.

— Ma mère, vous avez déploré bien souvent devant moi l’absence d’une institutrice convenable, qui vous permit de faire compléter l’éducation d’Ellen qui en a grand besoin.

— Oh ! le méchant ! fit la jeune fille avec une moue charmante.

— Je l’ai déploré comme vous, reprit Lewis en souriant à sa sœur, et je comprends votre répugnance à confier ce sujet intéressant à des mains profanes, à des fanatiques en jupons de l’espèce de ceux qui ont ici le monopole de l’enseignement. Eh bien ! ma mère, je crois pouvoir combler cette lacune.

— Explique-toi…

— Et chose étonnante, cette perle des institutrices que je vous offre, je l’ai trouvée chez les sauvages.

— Chez les sauvages ?

Oh ! rassurez-vous : elle n’en a ni le sang, ni la couleur, ni l’éducation.

— Voyons ! quelle est cette plaisanterie ?

— Je ne plaisante pas, ma mère, écoutez-moi plutôt.

J’étais chargé par le gouverneur Andros, comme vous le savez, de me rendre dans le pays de nos alliés, les cinq nations, pour leur porter des armes et renouveler alliance avec eux.

Je vous fais grâce du récit de mes exploits qui, du reste, ont été fort pacifiques.

À peine arrivé parmi les sauvages, j’appris qu’ils étaient de retour d’une expédition vers Montréal, qu’ils avaient ravagé je ne sais combien de villages, massacré toute une population et qu’ils avaient ramené des prisonniers. Un de mes soldats m’apprit même, qu’il avait aperçu parmi ceux-ci une jeune fille d’une grande distinction et d’une rare beauté.

Je me la fis amener, en dépit de la répugnance du chef de la tribu, et vous l’avouerai-je ? je constatai que le soldat ne m’avait rien exagéré. Cette jeune fille me frappa réellement par son air de distinction et la grâce de toute sa personne.

— Quel embrasement ! interrompit Ellen d’un air mutin.

Le jeune homme rougit, mais il continua :

— Cette jeune fille m’apprit qu’elle avait été fait prisonnière avec son père à Lachine, près de Montréal, que le chef voulait la forcer à l’épouser…

— Pas dégoûté, le chef ! interrompit de nouveau Ellen.

— Bref, sur son refus, il la menaçait de faire mourir son père dans la torture, et déjà le supplice était commencé quand mon arrivée seule avait suspendu les tourments.

— Est-ce cette jeune fille ?…

— Un moment, ma mère, laissez-moi finir mon récit.

Je résolus de la sauver, avec son père, cette jeune fille, et comme j’avais remarqué l’admiration du chef sauvage pour une de mes armes, je la lui offris en échange de ses prisonniers, ajoutant qu’à son refus, je rompais les négociations.

Avec une facilité qui m’étonna d’abord, il consentit à toutes mes propositions ; mais une tentative qu’il a faite pendant notre voyage de retour pour reprendre sa proie, m’a convaincu ensuite qu’il n’avait agi qu’avec une arrière-pensée.

Quoiqu’il en soit, j’ai réussi à amener ces pauvres gens à Boston, et c’est cette jeune fille, en effet, que je vous propose comme institutrice d’Ellen.

— Mais quelle garantie d’honnêteté peut-elle me fournir ? Je ne puis prendre ainsi une inconnue qui…

— Oh ! mère, je t’en prie ! ne refuse pas de donner asile à cette infortunée ! dit Ellen en prenant la vieille femme par le cou pour l’embrasser.

— Du reste, ma mère, reprit Lewis, je ne vous demande pas de la prendre sans vous édifier sur ses mérites. Consentez à la recevoir, questionnez-là, faites lui subir le plus sévère examen. Franchement, je crois qu’il lui suffira de se montrer pour faire votre conquête.

— Dans tous les cas, je constate qu’elle a fait la tienne.

— Ma mère, vous qui m’avez appris la bonté, me ferez-vous un crime de me montrer sensible au malheur ? répliqua Lewis, tout en rougissant.

— Non, mon enfant. Seulement je ne voudrais pas te voir pousser ce beau sentiment jusqu’à l’exagération. C’est sans doute un devoir de secourir les malheureux ; mais il ne faut pas leur prodiguer ses bienfaits sans savoir s’ils en sont dignes.

— Est-elle bien plus vieille que moi, cette jeune fille ? demanda Ellen.

— Deux ou trois ans à peine.

— Mes enfants, je ne puis prendre une décision aussi grave, reprit madame Glen, sans consulter votre père. Ou est-elle, ta protégée ?

— Avec son père, au « William King Hotel. »

— Je rejoins votre père. Lewis, restes-tu à diner avec nous ?

— Non, ma mère ; le service m’appelle à l’Hôtel-de-Ville où je dois rendre compte de ma mission.

Le jeune officier quitta sa mère et sa sœur, mais celle-ci eut le temps de lui glisser à l’oreille :

— Dis à ta protégée que j’ai hâte de la connaître et que je l’aimerai bien !

Lewis répondit à ces bonnes paroles de sa sœur en déposant un baiser sur ses cheveux cendrés, quitta la maison et se dirigea vers le centre de la ville.